Imaginaire technologique, typologie, innovation, rénovation

  • Technological Imaginary, Typology, Innovation, Renovation

DOI : 10.35562/iris.2125

Résumés

L’imaginaire est inséparable, depuis la Préhistoire, des artefacts techniques, de leurs formes, fonctions et usages. Les typologies de Gilbert Durand peuvent aider à mieux comprendre les différentes technologies, leur succès, leurs effets, etc. Ne peut‑on pas aller plus loin en cherchant dans l’imaginaire une des clés de l’innovation technologique aujourd’hui, ce qui permettrait une rénovation anthropologique des outils théoriques ?

The imaginary has been inseparable, since prehistoric times, from technical artefacs, their forms, functions and uses. Gilbert Durand’s typologies can help to understand better the different technologies, their success, their effects, etc. Can we not go further by looking in the imaginary for one of the keys to technological innovation today which would allow an anthropological renovation of theoretical tools?

Plan

Texte

L’imaginaire ne se limite pas à nourrir le psychisme individuel de croyances et de représentations, de symboles et de mythes. Il vient s’inscrire aussi dans la culture matérielle de l’individu ou des sociétés. Les sociétés traditionnelles, où les individus sont fortement dépendants des normes collectives, ont développé des imaginaires symboliques communs (images de leurs dieux, de leurs actions, de leurs pouvoirs de guérison ou de salut, etc.), et ont matérialisé cet imaginaire dans leur milieu culturel. L’habitat, ses formes, sa décoration, les outils, les parures et masques, les travaux agraires ou métallurgiques sont façonnés par les besoins et l’efficacité, mais deviennent aussi des externalisations de réalités symboliques portées par les croyances.

En effet, l’imaginaire objective des contenus symboliques, les partage, les transmet et les renouvelle dans et par la sphère matérielle du monde commun construit. Cette greffe de l’imaginaire sur le monde extérieur permet de comprendre combien il est aussi fondamentalement performatif, c’est-à-dire conduit à induire des actes, actions, comportements. Si certaines conduites de type technique suivent une procédure contraignante, dictée par la seule nécessité rationnelle de réussir l’action utile, bien des actes et actions (dans la sphère du sport ou des loisirs, par exemple) naissent comme expressions de désirs ou de rêves personnels.

Il apparaît bien ainsi que l’approche anthropologique de l’imaginaire contribue à mieux faire comprendre les vécus subjectifs des individus au travail, les formes de valorisation et d’idéalisation (ou de leurs contraires) des objets techniques, mais aussi les signes, symboles et mythes qui sont matérialisés dans la culture externe qui les relaie pour aménager, élaborer, transformer le milieu de vie. Les usages, les désirs en rapport avec des objets dépendent aussi de la capacité de ces objets à activer, faire partager et transmettre des images et des archétypes, au-delà de leur utilité ou leurs performances. Automobile, train, avion, appareil photo, téléphone portable1, Internet constituent dans l’environnement quotidien des outils ou machines qui ont impulsé des révolutions techniques mais dont la réception et l’usage ne peuvent être ramenés à la seule commodité pratique. Ils ont aussi été investis d’imaginaires puissants et complexes qui expliquent leur appropriation, leur valorisation et parfois leur idolâtrie.

Les théories de l’imaginaire, portées par la filiation de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand, ont intégré, à côté des œuvres d’art, la culture technique, ont reconnu la force symbolique de leurs formes et fonctions, mais sans leur consacrer d’études systématiques. La place croissante des nouvelles technologies et le poids de l’innovation technologique dans les sociétés contemporaines ne peuvent qu’encourager à reprendre ces orientations et acquis, à les systématiser, à les prolonger, à s’appuyer sur elles pour approfondir ou renouveler les modèles méthodologiques et épistémologiques des Structures anthropologiques de l’imaginaire2.

Imaginaires des techniques

La charge d’imaginaire des objets techniques a été notée depuis longtemps par les préhistoriens et historiens. Dès la Préhistoire, comme l’a montré André Leroi-Gourhan (1965), la fabrication des outils témoigne de ce que les objets ne doivent pas leurs formes seulement à leur fonction pratique mais aussi à des traditions de représentation symbolique et sacrée (voir aussi les travaux de Lewis Mumford). La fabrication d’objets utiles se réduit rarement à une simple fonctionnalité, matériaux, formes, usages rituels rajoutant aux objets des finitions, des apparences, des décorations qui renvoient à d’autres dimensions que la finalité matérielle.

On peut donc essayer de déceler la dimension d’imaginaire des artefacts à différents niveaux : matériaux, formes, fonctions intentionnelles, usages réels. Les deux premières catégories nominales des objets techniques se rapportent plutôt aux substantifs et adjectifs qui désignent des propriétés qui peuvent s’enraciner dans des archétypes, les deux autres catégories relèvent plutôt de l’usage de verbes, liés à l’action, et remontent donc à des schèmes comportementaux, eux-mêmes activés par des programmes réflexes ou pulsionnels.

Tout objet fabriqué génère des imaginaires de plusieurs points de vue :

  • Les matériaux : longtemps, à l’ère préindustrielle, dominent les artefacts fabriqués à partir des éléments naturels (quatre en Occident : terre, eau, air et feu) et les outils issus de la métallurgie, dont les matériaux ont trouvé place très tôt dans des symbolisations dont parlent encore les mythes historiques : âges du fer, bronze, argent, or. On doit à Gaston Bachelard d’avoir thématisé la logique de l’imagination matérielle, les matières élémentaires du cosmos alimentant des types de rêveries éveillées et de symbolisations spécifiques (par exemple Bachelard, 1948). Les stimulations symboliques des quatre éléments réapparaissent dans les objets techniques (voir poteries et céramiques dans les arts anciens) et se déplacent de nos jours vers des matières synthétiques, plastique, aluminium, béton, titane, etc., matrices de nouveaux imaginaires, qui élargissent la gamme des matières et suscitent de nouvelles connotations et valeurs esthétiques. Les couleurs naturelles ou artificielles des objets surdéterminent en partie leurs représentations selon des combinatoires nuancées. Le choix des couleurs dans la technosphère est une composante indispensable dans l’art des designers.

  • Les formes : Gaston Bachelard, dans sa Poétique de l’espace (1957), a établi les puissances oniriques et symboliques des formes géométriques de la nature mais aussi des objets fabriqués par l’homme. Maison et mobilier, par exemple, constituent des microcosmes avec leur topologie de carrés et de ronds, leurs contrastes de clair et d’obscur, leurs variations du grand et du petit, qui activent des rêveries profondes que chacun s’approprie pour nourrir des désirs de bonheur ou des angoisses secrètes (voir le chapitre sur la miniaturisation, Bachelard, 1957). De ce point de vue, la miniaturisation mobilise un imaginaire subtil de mystère et de puissance, sans doute convoqué par l’évolution actuelle des micro- et nanotechnologies (Maestrutti, 2011). La psychanalyse, de son côté, avait déjà mis l’accent de manière souvent réductionniste sur les valeurs sexuelles des formes, féminines pour les creux et phalliques pour les formes longilignes et pointues. La question des genres, masculin et féminin, des composants de la technosphère, qui conduisait à une répartition selon la complémentarité des rôles techniques, comme l’a vu Ivan Illitch (1983), doit sans doute être reposée de nos jours. La neutralisation contemporaine de la sexuation par aspiration dans un conventionnalisme ne signifie sans doute pas son élimination des représentations et projections des usagers de technologie (dans le cas de l’automobile par exemple).

  • Les fonctions : les actions entreprises au moyen des objets techniques, machines et réseaux correspondent généralement à des modèles d’action déjà identifiés et symbolisés par les mythes collectifs, conduisant ainsi à faire d’une action technique une sorte d’actualisation mimétique d’un modèle. Les fonctions génériques (soulever, broyer, transporter, creuser, faire couler, etc.) sont caractérisées par l’enchaînement de mécanismes internes et par les actions de mise en route ou d’accompagnement corporel de l’utilisateur. Il existe un imaginaire des mécanismes, longuement étudié par les mécaniciens, qui dévoile des rêveries propres : la roue, la roue dentée, le moteur à explosion, les armes, par leurs agencements et mouvements, suscitent des métaphores, analogies et rêveries puissantes, typiques de l’artisanat et du monde industriel (Perrot, 1980). L’utilisation efficiente de l’objet prend place dans une typologie comme celle des structures durandiennes. Les armes relèvent d’un imaginaire diurne, diaïrétique, en accompagnant des actions violentes, réelles ou simulées (dans le jeu). La maison relève au contraire d’un imaginaire intimiste, mystique, favorisant les situations de régression et de repos, et de bien-être sociétal. L’automobile dans la modernité illustre bien le passage d’un régime à l’autre, elle peut être polarisée dans le sens d’une machine puissante et dangereuse, mais aussi devenir un habitacle quasi domestique, prolongement de l’habitat familial, avant de devenir peut‑être une incarnation de l’automate (la voiture sans conducteur), sous régime cyclique (Monneyron & Thomas, 2005).

  • Les usages et détournements d’usages : chaque objet technique entre dans un ensemble d’habitudes, de rites définissant pendant longtemps les métiers. Chaque métier s’entoure d’un ensemble d’espaces et de temps, de dispositifs matériels (atelier), de costumes, de pratiques sociales d’apprentissages et de collaborations3 formant un paysage et un théâtre (tisserand, forgeron, ouvrier à la chaîne, mineur, etc.), qui ont laissé des traces profondes dans la littérature, dans l’iconographie, surtout depuis les planches de l’Encyclopédie au xviiie siècle. Une forme oblique de l’imaginaire des fonctions vient du détournement des usages, par fractionnement ou segmentation, des propriétés des objets. C’est le cas du bricolage qui réinvente de nouveaux usages pour des formes ou matériaux déconnectés de leur fonction première (Lévi‑Strauss, 1962).

  • Les styles de vie : enfin les objets techniques entrent par leur adoption et leur partage dans des styles de vie, un ethos, qui portent un imaginaire des apparences, des référentiels à la mode. La socialisation des objets et des usages produit des tendances, des modes, qui servent à incarner des valeurs préférentielles d’individus et de groupes, et nourrissent des styles de vie (modes de déplacements) largement exploités par la publicité et le consumérisme4.

L’automobile, une machine à rêver

Cette charge et même surcharge de symbolisation et de mythification de l’objet technique s’est largement vérifiée dans la civilisation industrielle et dans la société de consommation (Baudrillard, 1968). L’automobile est sans doute un des vecteurs d’imaginaire le plus partagé sur la planète et elle cumule une variété d’investissements et d’évolutions des imaginaires (voir déjà Barthes, 1957).

Le succès de l’automobile sur la planète entière, malgré ses coûts, ses dangers et ses nuisances, ne vient pas seulement des facilités de déplacement confortable et rapide qu’elle offre, voire des performances en ingénierie stockées dans son moteur. L’automobile est un véhicule de rêveries autant que de déplacement5. Elle cristallise différents types d’imaginaires qui, emboîtés, permettent de comprendre les valorisations exceptionnelles dont ce véhicule est l’objet.

D’abord la machine elle-même, par ses formes, n’est pas sans convoquer des fantasmes sexuels, largement popularisés par la sémantique commerciale. Elle sollicite des pulsions sexuelles, conjuguées à des mythes magiques de vitesse. Dans le registre mécanique du moteur, la voiture est sans doute un substitut anthropologique du cheval, précédente monture pour se déplacer, et véritable condensateur des postures et conduites ancestrales, en activant dans l’inconscient un couple cavalier-monture. Et l’on peut pressentir combien est tentante la connexion symbolique entre monture et femme, qui vient érotiser aussi bien la course du cheval que la conduite automobile. La voiture mémorise et capitalise donc un ensemble de fantasmes et de mythes de la puissance virile et du rapport sexe-mort.

Quant à la conduite automobile, mythifiée par les courses ou les rallyes, elle joue aussi avec un ethos et une symbolique du nomadisme, de la quête, de l’initiation aux extrêmes, liés aux mythes héroïques des guerriers conquérants et invincibles (réapparus dans la mythologie de l’avion) où l’individu fait corps avec sa carapace. La voiture devient ainsi un artefact technique exceptionnel qui solidarise le cheval, le cavalier et son armure dans une situation d’affrontement au monde, mais sur le mode onirique de l’invulnérabilité et du triomphe.

Mais l’automobile tient lieu aussi de support et de témoin pour les changements d’imaginaires, servant ainsi de laboratoire à une approche périodique et cyclique des régimes durandiens. C’est probablement le glissement progressif de l’automobile dans un autre régime d’imaginaire qui accompagne aujourd’hui, dans une aire encore limitée de civilisation, sa lente conversion puis régression, à la suite de son interdiction croissante dans les paysages urbains. Dans ce cas, la voiture a tendance à se féminiser dans son usage, à échanger l’archétype du cheval contre celui d’une maison, en devenant un prolongement du foyer domestique : formes adoucies, aménagements et ambiances proches de ceux de l’habitat pour en faire non plus une arme mais un espace intime, centré sur des valeurs de la vie familiale, sociétale, apaisée, véritable exo-maison rassurante. Cette entrée de l’automobile dans un autre paradigme symbolique n’élimine sans doute pas encore la persistance de l’autre, mais les constructeurs sont probablement contraints, pendant un temps, de mener de front deux produits très distincts, en attendant que survienne la voiture robotisée sans conducteur. Quel imaginaire viendra alors relayer les deux autres ? Comment l’automaticité du transport — tel le tapis volant de contes orientaux — pourra‑t‑il nourrir un nouvel imaginaire puissant du déplacement ? Est-ce la fin du mythe de l’automobile qui était en fait une hétéro-mobile ? Ou une ultime métamorphose pour rejoindre un régime cyclique, la polyvalence des projections étant inscrite dans un automate, qui réunit vie et machine ?

Vers une typologie des imaginaires technologiques ?

Nos imaginaires des techniques ne relèvent donc pas seulement de nos représentations subjectives, associées aux fantasmes et fictions, mais s’enracinent dans un trajet anthropologique qui culmine dans les mythes sociaux et collectifs mais prend sa source dans les montages neurobiologiques qui rendent possible des configurations et narrations imaginaires très typées, organisées en langages symboliques. Cette cohérence des milieux techniques, dérivée de leurs affinités symboliques, peut être décrite synchroniquement, dans la mesure où un environnement technique donné est composé, en proportion variable, de ces différents imaginaires de milieux mais aussi de manière diachronique, une époque se caractérisant par des structures dominantes et récessives.

On peut, à titre encore programmatique, esquisser, à la suite de Gilbert Durand, quelques modélisations de représentations des milieux techniques, selon une logique synchronique, en enrichissant le tableau de la classification isotopique des images des Structures anthropologiques de l’imaginaire :

  • un régime intimiste s’appuie sur des images de conciliation, fusion, régression et pourrait correspondre à des artefacts lisses, fluides, à taille humaine ou miniaturisés, par leurs formes, matériaux, fonctions, favorisant des usages conviviaux, en toute sécurité (mobilier, appareils ménagers, réseaux de communications, etc.) ;

  • à l’inverse, un régime diaïrétique, schizomorphe, marqué par des oppositions, tensions, conflits, correspond à des artefacts massifs, dangereux, disproportionnés, bruyants, etc. Une grande partie de la machinerie de l’ère industrielle instaure ainsi un imaginaire héroïque des rapports entre l’ouvrier et la machine (locomotive à vapeur, navire, haut fourneau, etc.) ;

  • enfin, un régime synthétique qui concilie de manière cyclique des tensions contraires correspondrait à des artefacts plus évolués qui intègreraient l’essence surhumaine de la machine dans des dispositifs relationnels, rassurants et humanisés. Rien n’illustrerait mieux cet imaginaire que le monde des automates et des robots, autrement dit des machines artificielles qui simulent le vivant, surtout lorsqu’elles atteignent des échelles miniaturisées et permettent des autorégulations sans heurts. L’automate concilie vie organique et machine, par la simulation ; et la miniaturisation produit une impression de maîtrise (Bachelard), bien que l’information stockée soit étrangère à toute maîtrise et appropriation.

Les milieux techniques se laisseraient donc bien approcher comme supports de différents types d’imaginaires, avec leurs schèmes, affects, symboles, manières de faire et d’être, qui peuvent s’opposer tout en coexistant dans la même société. Sur ces bases on pourrait dégager une sorte de grammaire des milieux techniques en fonction des logiques internes des machines, mais aussi en fonction des conduites qu’elles favorisent.

La périodisation diachronique des imaginaires pourrait permettre aussi de pressentir les imaginaires de demain et donc le type de société technologique que ces imaginaires accompagnent ou rendent possible. Telle est bien la raison pour laquelle les publicitaires, lanceurs de mode et chercheurs en innovation, ont intérêt à tirer profit de théories anthropologiques de l’imaginaire, qui éclairent la perception de ce que l’on convient d’appeler les « signaux faibles ».

S’il est établi qu’à l’échelle d’une aire socioculturelle on observe une montée en puissance cohérente d’un type d’imaginaire, on peut s’attendre, selon la logique de Gilbert Durand, à l’avènement d’un type complémentaire d’imaginaire selon une alternance cyclique. Ainsi société et monde techniques en Occident développé semblent en voie de vivre une régression croissante de régimes héroïques et schizoïdes, typiques de la fin de la modernité (ère de Prométhée), ce qui ne peut que favoriser une actualisation croissante d’éléments mystiques opposés. Il est significatif que les innovations techniques correspondant à cette phase se fassent dans le champ des techniques d’information et de communication (Internet, mobile, etc.), développant des technologies soft, très interactives et fluides, accentuant ainsi les facteurs relationnels et conviviaux (ère d’Hermès). On peut même faire l’hypothèse que le passage de l’ère industrielle à l’âge des communications informatisées pourrait être suivi par une montée en puissance de nouveaux objets alimentant un imaginaire synthétique, triomphant par le recours à des automates, robots et cyborgs, objets qui synthétisent matière et esprit, vie et mort dans une autonomie réversible (ère de Dédale ou du Golem). N’assiste‑t‑on pas déjà à une sorte de renforcement d’un même imaginaire cyclique sous forme de triomphe de l’automate, du numérisé, des objets connectés, des prothèses, de la domotique, des smart cities ? Mais l’imaginaire du cyborg, du robot, n’est-il pas la réactivation — cyclique — d’un imaginaire de l’automate, qui a vu ses premières applications — artisanales — à l’aube de la Renaissance et à l’époque baroque ?

Dans cette prospective historique, faut‑il tabler sur la domination exclusive et totale de la robotique, imaginaire cyclique des automates, qui alimente le grand récit des transhumanistes, ou peut-on pronostiquer de nouveau un retour alternatif à un autre régime, soit à nouveau héroïque, soit plus probablement mystique, comme l’illustre l’écologie radicale verte, qui prône une disqualification des artefacts au profit du naturel ? Mais comment l’homo faber et l’homo consumans vont‑ils se comporter face à l’actualisation possible d’un paradigme vert, contraire à la technologie high tech, puisqu’il est alternatif, anti-technique, ascétique, low and slow, même encore minoritaire ? On serait donc à la veille de fortes incertitudes sur le tempo des mutations à venir, puisque à l’intérieur d’un macrocycle antidualiste entrent en concurrence une structure synthétique (automate, cybernétique, objets connectés) et une structure intimiste et mystique, celle de l’écologie profonde. Une grande prudence s’impose donc aujourd’hui quant à l’innovation inutile, superflue (combien de fonctions hypersophistiquées sur les appareils photos ?) en déphasage avec l’imaginaire récessif (simplicité, sobriété) qui revient, et qui veut dépouiller les objets techniques de leurs mythes industrialisés et récupérés par la technoscience ?

Imaginaires de l’innovation

Les imaginaires n’éclairent pas seulement l’identité et la valorisation des objets techniques, mais interviennent aussi dans les processus de transformation eux-mêmes (complexification ou simplification, nouvelles fonctionnalités, nouveau design, remplacement par une nouvelle génération, substitution d’un modèle obsolète, etc.). Quelles sont les relations entre imaginaire, génération et transformation des objets dont l’innovation est une expression majeure de nos jours ?

Le changement technologique peut prendre deux formes principales, si l’on excepte le hasard6 :

  • Une évolution immanente, spontanée, comme par nécessité intérieure. Peut-on aller jusqu’à penser à une sorte d’autogénération de cette finalité interne de l’objet ? Plusieurs indices peuvent être repérés : Gaston Bachelard voit dans l’image de l’objet une sorte de stylisation eidétique attestée par les êtres vivants (l’image esthétisée de l’oiseau le débarrasse de ses accessoires pour ne retenir que le schème du vol) ; Gilbert Simondon opte pour une individuation de l’objet technique par dialectique interne-externe, qui rapproche ses transformations d’une biogenèse naturelle. Même si ces processus d’évolution n’apparaissent clairement que rétroactivement, on peut faire l’hypothèse d’une loi d’évolution nécessaire, même dialectique, d’individuation des objets techniques, ouvrant sur une sorte d’évolutionnisme des êtres techniques qui serait analogue à celui des êtres vivants. Elle s’imposerait à l’ingénieur comme une forme inclinante quoique non nécessitante. Elle pourrait être une forme de sélection favorable à l’accompagnement symbolique et poétique des artefacts (Simondon, 1964). Enfin, Adolf Portmann suppose même que la nature elle-même produit des formes non réductibles à l’adaptation mais atteignant une sorte de beauté sans fin. Pourquoi l’évolution des objets techniques n’imiterait‑elle pas cette esthétique a-téléologique de la vie (Portmann, 1948) ?

  • D’autre part, l’innovation peut consister en une évolution intentionnelle, contrôlée, passant par des décisions, les unes dictées par la technoscience des performances et de la productivité, les autres prenant en compte les motivations non rationnelles et non fonctionnelles. Cette approche multifactorielle de la conception, non réductible à des critères mathématico-formels, a été progressivement adoptée par les milieux de l’innovation sous la pression de l’éco-techno-socio-conception, qui cherche à rendre les nouveaux produits techniques compatibles avec l’écologie et le développement durable7.

Ne faut‑il pas introduire alors une contrainte supplémentaire : l’imago ou l’icono-conception ? Autrement dit, faire évoluer les objets techniques ne demande‑t‑il pas une prise en compte croissante des dimensions des imaginaires (de l’esthétique au mythique) précédemment évoquées ? Et ne faut‑il pas développer chez les concepteurs et designers une culture des imaginaires pour leur faire prendre conscience de la complexité anthropologique des objets techniques8 ? L’imaginaire des objets, réseaux et systèmes permet de mieux comprendre la nature feuilletée et complexe de la technique, en montrant combien l’imagination ne se rajoute pas comme un supplément d’âme mais comme une force et forme de représentation globale des objets. Le choix de telle ou telle technique apparaît ainsi en interaction avec un imaginaire isomorphe, ce qui signifie d’abord que la technique a besoin d’un imaginaire réceptif pour qu’elle soit appropriée, adoptée et même désirée ; et à rebours pour faciliter l’adoption d’une technique ou améliorer son insertion dans la société, il faut rechercher des conditions favorables du côté de l’imaginaire.

Une telle proposition peut entraîner la tentation d’agir sur l’imaginaire en le modelant pour l’adapter à la réception de la technique. Par là les recherches sur l’imaginaire dotent les concepteurs et industriels d’un paramètre supplémentaire pour la réussite de leurs projets, mais aussi peuvent conduire à modeler l’imaginaire pour favoriser la réussite technique et économique. Dans ce cas les imagologies pourraient devenir un moyen rusé pour conditionner les pratiques sociales. Par là l’imagalogie touche finalement à des questions éthiques et politiques qui elles-mêmes sollicitent un imaginaire propre.

Dystopies techniques

Si l’imaginaire est structuré et cohérent et même prévisible dans ses modifications culturelles, il peut aussi connaître des déstructurations, des scléroses, des obsessions et des délires. Henri Bergson (1932) a bien noté le risque de nos sociétés modernes à être emportées par une frénésie, c’est-à-dire par des processus de radicalisation continue dans la même direction des mêmes tendances, empêchant dès lors les alternances cycliques9. On peut aussi se demander si les blocages du développement sociotechnique de certaines sociétés non européennes ne signalent pas une pathologie des images, incapables d’investir positivement des milieux techniques. Le caractère à bien des égards réfractaire à la modernité de sociétés traditionnelles à forte pression fondamentaliste, telles certaines formes de l’Islam, pourrait ainsi devenir un symptôme de son imaginaire, non seulement monopolarisé, mais rebelle à une évolution des tendances, bloquées dans un immobilisme réificateur des images. Si l’imaginaire peut donc aider à comprendre les mondes techniques et leurs évolutions, ces dernières et leur contraire, des blocages technophobes et hostiles à l’innovation deviennent des signes de l’imaginaire d’une société. Les questions du développement — ou du sous-développement — matériel d’une société ne relèvent donc plus seulement de leurs seules infrastructures économiques et techniques mais de leurs imaginaires, de leurs symboles et mythes, et de leurs structures psychiques profondes.

En conclusion, les créateurs d’imaginaire sont sans doute les premiers et les mieux informés des structures et dynamismes des imaginaires, aussi bien culturels qu’universels. De sorte que les industries de l’imaginaire (divertissement, cinéma de science-fiction, fantasy, etc.) deviennent une sorte de laboratoire des imaginaires culturels, dont les œuvres forment un vivier enrichi d’archétypes, de symboles et de mythes. Ceux‑ci ne peuvent rester contenus dans les seules marges des industries du divertissement, car ils sont dépourvus de frontières entre jeu et sérieux. Les imaginaires une fois appropriés, intériorisés, introjectés par un individu contaminent l’ensemble de sa conscience imaginative et de son inconscient, et risquent de rejaillir sur toutes ses relations au monde et aux autres. L’imaginaire, libéré par les jeux vidéo, ne peut rester enfermé dans le seul tête-à-tête entre le joueur et sa machine, mais vient par capillarité se propager dans l’ensemble des images rencontrées dans son milieu social. Les biens marchands, les objets techniques sont réceptifs à ces surdéterminations positives ou négatives, les mythes ne restent pas enfermés dans la relation ludique. L’imaginaire des objets artificiels traverse et organise l’ensemble des psychismes et va rejaillir sur les conduites et dans les usages des objets de notre technosphère.

Bibliographie

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Stiegler Bernard, 2004, De la misère symbolique, Paris, Galilée.

Tristan Frédérick & Thomas Jacques, 1990, Le Livre d’or du compagnonnage, Paris, J.‑C. Godefroy.

Notes

1 Voir nos articles : « La télé fait monde », Le Nouvel Observateur, hors-série, Vivre branché, juin-juillet 2006, p. 50 et suiv. et « Le jetable », Le Nouvel Observateur, hors-série, Mythologies d’aujourdhui, juillet-août 2004, p. 80 et suiv. Retour au texte

2 Cet ouvrage de Gilbert Durand, paru pour la première fois en 1961, dont la douzième édition est parue en 2016, invoque clairement dans son programme les travaux sur les techniques. Retour au texte

3 Sur les rituels et symboliques du compagnonnage, voir Tristan & Thomas (1990). Retour au texte

4 Voir Stéphane Hugon et la société Eranos (cité dans Caroline Goulard, 2010, p. 3). Voir aussi les recherches sur les « signaux faibles » de l’innovation sociale dont les objets techniques sont souvent l’avant-garde, ainsi que la sociologie des styles technophiles du CEAQ et de Michel Maffesoli. Retour au texte

5 Voir « Automobile », Les Cahiers de médiologie, no 12, 2001, dont notre approche : « L’autoéthique, une utopie ? », ibid., p. 87 et suiv. ; et aussi Monneyron & Thomas (2006). Retour au texte

6 Voir la question disputée de la sérendipité dans les sciences. Retour au texte

7 Sur l’éco-conception, voir entre autres Aït-El-Hadj & Boly (2013). Retour au texte

8 Ce que fait précisément la chaire « Modélisations de l’imaginaire, innovation et création » de Rennes 2 et Télécom-ParisTech, sous la direction de Pierre Musso. Retour au texte

9 Sur une approche critique des techniques, voir Stiegler (2004). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaire technologique, typologie, innovation, rénovation », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2125

Auteur

Jean-Jacques Wunenburger

Institut de recherches philosophiques de Lyon 3

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