« Mode de circulation de l’immense majorité des romans dans le corps social » (Queffélec-Dumasy, 1989, p. 119), le feuilleton, au xixe siècle, contribue massivement à l’élaboration et à la diffusion, auprès d’un public toujours plus large, d’un imaginaire commun dans lequel nous baignons encore aujourd’hui. Désireux d’offrir à des « lecteurs avides de nouveauté un merveilleux spécifiquement moderne » (Anselmini, 2010, p. 17), les feuilletonistes populaires du xixe siècle explorent des imaginaires nouveaux, plus aptes à correspondre aux aspirations et aux préoccupations d’une société post-révolutionnaire et industrielle. À cet égard, pour cet article, je propose de suivre la définition du merveilleux de Julie Anselmini : « On appellera […] merveilleux l’ensemble des objets, événements ou êtres dont l’existence ou l’action s’écartent de normes familières au personnage et/ou lecteur, et dont le spectacle ou la représentation frappent le personnage et/ou le lecteur d’un étonnement mêlé d’admiration. » (Ibid., p. 12)
Les ouvrages des feuilletonistes, cependant, portent aussi la marque d’un imaginaire plus ancien : un vieux fonds populaire, hérité des contes de la veillée, qu’ils réactivent auprès d’un public toujours sensible aux anciennes catégories du merveilleux.
Cette question du merveilleux travaille singulièrement le romancier Paul Féval. Dans un « Rapport sur le progrès des lettres (Romans) », où il passe en revue les défis auxquels sont confrontés les romanciers de son époque, il montre la difficulté de contenter un public nouveau et sans cesse élargi, « lecteurs enfants » qui « dédaignent l’ancien merveilleux » et qui « veulent que Ma-Mère-l’Oie leur radote ses histoires sérieusement » (Féval, 1868, p. 45). « Le vrai », cependant, « ne suffit pas à l’imagination qui naît : il faut le merveilleux » (ibid.). Un merveilleux qui n’est plus celui des contes de fées, situés dans un monde et un temps indéfini, « où l’enchantement va de soi et où la magie est la règle » (Caillois, 1990, p. 284), mais le merveilleux moderne et « sérieux » des drames urbains1, tissé de crimes et de mystères, situé dans un univers qui leur est familier, mais déréalisé et fantasmé, hérité du roman gothique (Queffélec-Dumasy, 2014). Le romancier, qui a pourtant largement contribué à façonner le genre2, ne cache pas sa préférence pour un autre merveilleux : le merveilleux « poétique3 » des traditions bretonnes, pleines de charme et de mystère.
Né à Rennes en 1816, l’auteur du célèbre Bossu (1857) a en effet été bercé, dans son enfance, par les récits traditionnels de sa province natale, et c’est d’abord comme conteur breton que le futur feuilletonniste s’est révélé au public, avant le succès retentissant des Mystères de Londres (1844), en publiant des contes et légendes de son pays. Devenu un romancier populaire incontournable, le Rennais n’oublie pas la verve de ses débuts, et continue, à côté de ses succès urbains ou historiques, d’exploiter une matière bretonne qui lui permet de se distinguer et de se singulariser. C’est en effet dans ce qu’on n’appelle pas encore le folklore breton, qui a durablement marqué et façonné son imaginaire, que le romancier, lecteur attentif de Souvestre et de La Villemarqué, puise la matière à des romans inscrits dans la géographie bretonne, émaillés de légendes et de croyances superstitieuses.
Les Belles-de-nuit, La Fée des Grèves, L’Homme de Fer, Le Poisson d’or… nombreux sont les romans bretons de Féval qui portent le nom d’un être surnaturel. Parmi l’abondance de figures légendaires qui peuplent son œuvre, c’est à trois de ces personnages éponymes que nous avons choisi de nous intéresser ici : la Femme blanche des marais, les Belles-de-Nuit et la Fée des Grèves. Ces figures féminines, liées à la fois à l’eau et à l’Autre Monde, ont pour point commun d’apparaître, dans chacun des ouvrages qui leur est dédié, dans un récit ou une chanson populaire, raconté ou chanté par un des personnages, et repris ensuite comme leitmotiv. Elles ne se contentent pas, cependant, d’être de simples motifs poétiques ou pittoresques, puisqu’elles prennent une part active à l’intrigue, qu’elles précipitent vers son accomplissement.
Il s’agira de démêler, dans ces figures éponymes, ce qui relève de la tradition populaire ou de la littérature, et par-là même, de révéler le processus de complexification ou d’hybridation auquel elles ont été soumises. Nous verrons ainsi comment Féval retravaille ces figures héritées du merveilleux traditionnel pour créer un climat de mystère propice à l’instauration d’un merveilleux moderne.
Des figures légendaires
Pour désigner ces croyances surnaturelles et les récits qui leur sont associées, nous avons choisi le terme de légende, qui est celui utilisé par Féval dans ses trois récits : La Femme blanche des marais (Féval, 1844), Les Belles-de-nuit (Féval, 1850) et La Fée des Grèves (Féval, 1851), même si ce dernier, comme la plupart des écrivains de son époque, ne distingue guère la « légende » du « conte », la « tradition » de la « mythologie ». Dans la Fée des Grèves, il emploie ainsi de manière indifférenciée les termes d’« histoire », de « légende » et de « conte » (Féval, 1851, t. I, p. 71, 79 et 266) pour désigner le récit dans lequel apparaît la fée, qu’il présente par ailleurs comme la « mythologie du pays » (ibid., p. 80). Il se contente, bien souvent, des mots plus vagues de « tradition », « récit » et « histoire ». C’est en effet pour nous le terme qui recouvre le mieux les traditions que Féval exploite dans ses romans bretons.
Comme le rappelle Jean Balcou, l’étymologie du mot légende, du latin legenda, « choses qui doivent être lues », qui désigne un récit de vie de saint lu à voix haute dans les monastères, permet de « ramener la légende à son fondement : elle est toujours à lire à partir d’un lieu précis, d’un personnage précis, héros ou saint, d’un événement historique », et ainsi de « la démarquer du conte dont le propre est de se dérouler partout et nulle part, dans le pays neutre de la nature humaine » (Balcou, 2002, p. 10). Tandis que « le conte est impersonnel ; […] il parle de pays étranges, de héros fictifs, d’aventures extraordinaires dont on se divertit sans trop y croire », la légende, rappelle Anatole Le Braz, est un « produit local [qu’]on a vu germer, croître, s’épanouir » (Le Braz, 1996, p. 80). La caractéristique première de la légende est ainsi son ancrage historique et géographique (Belmont, 1986, p. 40). Les légendes de notre corpus s’enracinent dans des lieux précisément nommés et localisés, que ce soit la baie du Mont-Saint-Michel où erre la Fée des Grèves ou les marais de l’Oust, hantés par les Belles-de-nuit et la Femme blanche des marais. Cette dernière se tient à un endroit précis du marais, le périlleux gouffre de Trémeulé où elle attire les chalands avant de les engloutir, à l’endroit où s’est noyée la belle Ermengarde de Malestroit dont elle est le fantôme, à la fin du xve siècle. Sa légende se trouve ainsi doublement ancrée, dans l’espace et dans le temps.
Le deuxième critère, qui explique d’ailleurs la transmission écrite de la légende, est sa prétention à dire le vrai, alors même qu’elle fait intervenir des êtres ou des événements surnaturels. Pour Pedro Cordoba, le rapport à la vérité est ainsi le critère déterminant pour distinguer la légende, qui se présente comme une vérité testimoniale ou historique, du mythe, qui énonce une vérité atemporelle sur le monde, et du conte, qui relève de la fiction et ne prétend pas à la vérité (Cordoba, 1984). De fait, note Josiane Bru, « la légende se veut témoignage et la volonté d’expliquer ou de convaincre de la réalité d’un fait motive sa transmission » (Bru, 2010). La Femme blanche, les Belles-de-nuit et la Fée des Grèves sont ainsi des figures étiologiques qui permettent aux gens du pays d’expliquer le brouillard mystérieux qui enveloppe le marais4 ou les sables mouvants des grèves. Objets de croyance et de dévotion populaire, elles sont craintes par les paysans ou les pêcheurs bretons qui redoutent leur rencontre nocturne.
Constituée en Glaubenssage « légende de croyance, de foi » (Tenèze, 1975, p. 55), la légende fait en effet appel à la croyance, à l’adhésion de l’auditeur, à qui elle est présentée comme une « histoire arrivée » (Postic, 2000, p. 20) dans un cadre réel, à des gens connus par tous, que l’on peut nommer. Dans les récits de Féval, ces récits prennent le plus souvent place dans un lieu de sociabilité populaire très ritualisé, la veillée, qui voit chacun exposer son point de vue, pour remettre en question ou, au contraire, témoigner de son expérience avec le surnaturel. C’est le cas dans la Fée des Grèves, où l’histoire, contée par un métayer, qui met en scène la Fée des Grèves, est suivie d’un débat animé sur son existence : le témoignage du petit Jeannin, qui l’a vue, emporte l’adhésion de l’assemblée (Féval, 1851, t. I, p. 89). Ce procédé, qui sera utilisé par le folkloriste François-Marie Luzel (Luzel, 1879), met en effet en valeur une autre des caractéristiques essentielles de la légende, qui est son élaboration collective. Linda Dégh fait du « legend process » (le procédé par lequel les légendes se créent, s’élaborent, se transforment, se cristallisent), avec le « legend conduit » (la voie par laquelle se transmettent des matériaux potentiellement légendaires) le critère fondamental de la légende (Dégh & Váznonyi, 1976, p. 281-304). La légende est ainsi, ajoute Le Braz, et c’est notre dernier critère, « perpétuellement en voie de formation et de transformation : elle est vivante », au contraire du conte, qu’on « se répète d’âge en âge, sans en changer la substance ni même les termes, un peu comme une leçon : [qui] a quelque chose d’absolu et de définitif » (Le Braz, 1996, p. 80). Récit sans cesse renouvelé et réinventé par les conteurs, la légende, plus facilement que le conte5, se laisse ainsi remodeler par le romancier pour l’adapter aux enjeux du roman moderne.
Cette constante métamorphose de la légende, qui contraste avec le caractère figé et achevé du conte, s’explique par un rapport différent au surnaturel : alors que le conte fait intervenir un surnaturel accepté, qui n’a nul besoin d’être justifié auprès de l’auditeur, la légende décrit l’intervention, parfois brutale, du surnaturel, dans un cadre réel et quotidien ; un surnaturel qui ne va pas de soi, mais interroge, puisqu’il remet en question l’ordre naturel du monde. Cette caractéristique fait de la légende un dispositif narratif favorable à l’instauration du fantastique, défini par Pierre-Georges Castex comme « l’intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (Castex, 1987, p. 8), provoquant chez le personnage un trouble violent de façon à le communiquer au lecteur (Anselmini, 2010, p. 14). « Genre caractéristique de la modernité » (ibid., p. 23), comme le rappelle Paule Petitier dans son article sur ce « merveilleux couleur de temps » (Petitier, 2015), le fantastique n’est, au xixe siècle, guère distingué du merveilleux traditionnel, qu’il embrasse. Cette nouvelle terminologie manifeste surtout un changement de point de vue sur le surnaturel, envisagé « sous l’angle de la subjectivité qui le crée », et non plus « comme une surréalité objective — donnée comme telle par la religion — ou une surréalité de convention (telle la fable ou les contes de fées) » (ibid.). Dans l’Avant-Propos de ses Légendes rustiques (1858), George Sand parle ainsi des croyances superstitieuses des paysans comme d’un « monde fantastique » (Sand, 2000, p. 18). Pour Jean-François Dutertre, le recueil de George Sand participe à l’élaboration d’un fantastique nouveau, qui puise dans les traditions populaires (Dutertre, 1993, p. 19) ; c’est le fantastique des romans de Féval, qui use des superstitions des personnages pour créer une atmosphère inquiétante ou poétique.
La mise en scène de légendes au sein des œuvres de Féval ne contrevient ainsi pas à la vraisemblance, condition première pour obtenir l’adhésion du lecteur du xixe siècle, tout en satisfaisant l’attirance de ce dernier pour le mystère. La Fée des Grèves et ses sœurs du marais de l’Oust sont en effet des figures propres à susciter le rêve et le mystère. Ce ne sont pas, cependant, de purs produits de la muse populaire, mais des créations romanesques, inspirées de traditions populaires, mêlées à des réminiscences littéraires empruntes de romantisme.
Des figures hybrides
On sait, depuis, entre autres, les travaux de Donatien Laurent et de Fañch Postic, que les collecteurs de traditions orales, au xixe siècle, ne furent pas toujours très respectueux de l’héritage oral qu’ils revendiquaient, qu’ils n’hésitaient pas à arranger, à orner, voire à inventer, à l’aune de leurs goûts et de ceux du public. Joseph Rio prend pour exemple l’invention de la fée bretonne, retravaillée par les littérateurs bretons pour la faire coïncider avec la grande et belle fée de l’imaginaire médiéval et romantique (Rio, 2006). Le chercheur montre qu’avant le xixe siècle, la fée bretonne est espiègle, petite et laide, à l’instar de son équivalent masculin, le korrigan. Françoise Morvan est moins catégorique dans son ouvrage sur les fées des eaux, où elle insiste sur la diversité des fées bretonnes (Morvan, 1999, p. 132). Les contes collectés par Paul Sébillot en Haute-Bretagne mettent ainsi en scène des fées des houles grandes et belles.
Au xixe siècle, sous l’influence de la littérature romantique, la fée bretonne subit une métamorphose et apparaît désormais en grande et belle jeune femme malfaisante — c’est le cas dans les Derniers Bretons de Souvestre (Souvestre, 2013, p. 114). Rio met ainsi en lumière les différentes influences exogènes ou antiques qui affectent la représentation de la fée bretonne : les nymphes et les génies de la mythologie gréco-romaine, les druidesses gauloises inspirées par Velléda, le célèbre personnage de Chateaubriand, assimilées par La Villemarqué aux fées, mais aussi « les fées de Mme Murat6, les fantômes du romantisme allemand, les fées médiévales »…
Ce phénomène d’hybridation se retrouve dans les ouvrages de Féval. Force est de constater que ses recueils de contes, comme les Contes de Bretagne (1844) où figure la Femme blanche des marais, sont, comme le constate d’ailleurs Sébillot, des œuvres littéraires, et non des compilations de contes de paysans (Sébillot, 1880a, p. 233). De même, les trois figures que nous nous proposons d’analyser ici n’appartiennent plus guère au folklore : motifs folkloriques déjà réinventés par les littérateurs bretons, adaptés et modifiés par Féval pour les besoins de l’intrigue, elles sont devenues autres, des figures hybrides, composites, produit d’un travail esthétique et romanesque.
La Femme blanche des marais
Apparue en 1842 dans la nouvelle du même nom7 et reprise dans les Contes de Bretagne (1844), La Femme blanche des marais est une des légendes préférées de Féval qui y fait régulièrement allusion dans ses romans bretons :
C’est, dit-on, une noble châtelaine, madame Ermengarde de Malestroit, qui revient visiter de nuit ses anciens domaines, et glisse, sans radeau ni barque, sur les eaux tranquilles des marais de l’Oust.
Elle est grande, belle, majestueuse. Son corps est souple et ondule gracieusement au souffle de la brise. Sa longue chevelure se déploie et l’entoure comme un vaste manteau.
Les soirs d’automne, quand l’air est calme et chaud, on la voit parfois grandir, grandir et toucher du front les étoiles. Si le vent des nuits se lève, elle se prend à osciller lentement, comme faisait, en sa vie mortelle, madame Ermengarde, lorsqu’elle dansait le menuet du bon duc François de Bretagne.
Puis les plis de sa robe deviennent diaphanes : la lune perce les longs flots de ses cheveux.
Puis encore, si le vent redouble, elle se suspend tremblante à son aile, et monte avec lui vers le firmament. (Féval, 1844, p. 1-2)
Elle se tient, sous la forme d’un épais brouillard, au-dessus du périlleux gouffre de Trémeulé, où, de son vivant, elle entraîna à sa suite les Français qui la poursuivaient. C’est en expiation de ce péché qu’elle « revient chaque nuit planer au-dessus du gouffre qui fut son tombeau » (ibid., p. 39). Depuis, elle protège ceux de sa race (les Malestroit) en entraînant leurs ennemis dans le gouffre.
Comme beaucoup d’êtres surnaturels, la nature de cette figure légendaire reste floue8 : « parce que sa mort fut volontaire, et qu’elle sauva ainsi son père au moyen d’un péché » (Féval, 1844, p. 40), elle s’apparente à une âme en peine (en Breton, anaon) qui accomplit son temps de purgatoire sur la terre (Féval, 1866a) ; son nom cependant fait plutôt penser aux dames blanches popularisées par l’opéra-comique de Boieldieu et de Scribe (La Dame blanche, 1825) — elle rappelle, d’ailleurs, une autre Dame Blanche qui, d’après Eugène Herpin, apparaît à Vannes au-dessus de l’étang au Duc : « La Dame Blanche vannetaise est le fantôme d’une belle châtelaine qui, jadis enlevée sur une barque par un seigneur avide de sa main, préféra se noyer que d’appartenir à son ravisseur. » (Herpin, 1894, p. 449)
Il est difficile de déterminer si Féval s’est inspiré d’une authentique tradition locale pour cette légende, qu’il est le seul écrivain à rapporter : François Cadic a publié, au début du xxe siècle, une version de « La dame blanche des marais de l’Oust », « conté par une religieuse de Kermaria », qui est essentiellement une réécriture, si ce n’est une paraphrase, de Féval (Cadic, 2000, p. 343-350). On peut lire aussi, dans les Légendes de Bretagne, par Meyronnet Saint-Marc, le plagiat (versifié) de la légende de la Femme blanche récitée par Chantepie dans le conte de Féval (Meyronnet Saint-Marc, 1879, p. 91-98).
Pour le folkloriste Paul Sébillot, elle est « vraisemblablement d’origine populaire, et elle explique assez clairement l’aspect de l’apparition, et les circonstances physiques qui ont pu lui donner naissance » (Sébillot, 1905, p. 432). Elle correspond d’ailleurs en tout point à la définition qu’il donne des revenants qui hantent les eaux stagnantes « condamnés à des expiations posthumes », dont certains « se montrent seulement au-dessus des étangs et des marais », sur lesquels « ils planent […], ou glissent en effleurant à peine la surface. Leur apparence est souvent celle d’êtres vêtus de robes blanches, aussi indécis que des brouillards » (ibid., p. 431-432).
Féval part donc vraisemblablement d’une croyance populaire, sur laquelle il brode. La légende de la Femme blanche des marais ne forme pas, en effet, le cœur de la nouvelle qui est avant tout un petit récit historique situé au xvie siècle, pendant la guerre de la Ligue, deux siècles après la mort tragique d’Ermengarde de Malestroit. Autour de la légende de la Femme blanche, Féval construit en effet tout un petit roman d’aventures, qui annonce ses feuilletons ultérieurs. Guy de Plélan, un huguenot, s’est emparé du château de Malestroit en l’absence du seigneur des lieux parti au combat. Son épouse, Marguerite, a réussi à s’enfuir avec leur bébé, grâce à un jeune garçon surnommé Chantepie. Capturé par Plélan, ce dernier lui raconte la légende d’Ermengarde de Malestroit qui, depuis sa mort volontaire, vient en aide à ceux de sa race, en attirant leurs ennemis dans le gouffre de Trémeulé. Le huguenot, quoique sceptique, ne peut s’empêcher un mouvement de terreur superstitieuse en écoutant le récit. Enivré, il s’endort, ce qui permet à Chantepie de s’enfuir pour aller chercher son seigneur, après avoir mis Marguerite en sécurité. La cachette, cependant, est découverte et Chantepie, après un certain nombre de péripéties, revient juste à temps pour aider la châtelaine à fuir à nouveau. Au moment où ils embarquent sur le marais, Plélan les aperçoit et une poursuite effrénée s’engage dans le brouillard, assimilé au spectre colossal de la Femme blanche. Après avoir déposé sa maîtresse sur une île, Chantepie entraîne ses poursuivants vers le gouffre de Trémeulé, où ils trouvent la mort, conformément à la légende prophétique racontée par le jeune garçon — « la Femme Blanche a protégé sa race » (Féval, 1844, p. 169), conclut-il. Un nouveau chapitre est ajouté à la légende, qu’à la fin de la nouvelle, le narrateur prétend avoir entendue dans le château édifié par Chantepie.
La Femme blanche réapparaît dans les Belles-de-nuit, ou les Anges de la famille (1849-1850), drame puis roman situé aussi dans les marais de l’Oust, tout près du gouffre où elle entraîne ses ennemis. Si les Malestroit, dont elle était la figure tutélaire, ont disparu, elle semble continuer ce rôle auprès de la famille de Penhoël. Sans cesse évoqué par les personnages qui redoutent le « tournant de la Femme-Blanche », son « fantôme colossal » (Féval, 1849c, p. 56), qui se dresse en hiver au-dessus des marais, semble planer, comme une ombre menaçante, au-dessus du récit et des personnages voués à un sombre destin.
Les Belles-de-nuit
Roman-feuilleton situé à l’époque contemporaine (il commence en 1817), Les Belles-de-nuit, ou les Anges de la famille (1849-1850) met en scène un autre type de revenantes, assimilées elles aussi à la brume des marais : « […] les vapeurs, qui s’élèvent au-dessus des marais, ont un corps et une âme ; ce sont, dit-on, les corps diaphanes et les âmes des pauvres jeunes filles mortes » avant le mariage qui « reviennent pleurer sous les saules des marais » (Féval, 1849a, p. 7). On les aperçoit le soir, « avec leurs longues robes blanches et leurs cheveux dénoués, qui gliss[ent] en gémissant au bord de l’eau » (ibid.).
Il est à nouveau difficile de savoir la part réellement populaire de cette tradition, que Féval reprendra dans deux autres romans bretons, La Sœur des fantômes (1852) et Le Chevalier de Keramour (1876). C’est sans doute, comme la Femme blanche des marais, une vague croyance locale, ornée de réminiscences littéraires, comme celle des willis de la mythologie slave, popularisées par Théophile Gautier dans le ballet Giselle (1841) (Teulet, 2012) et décrites en 1834 par Heinrich Heine dans un article de la Revue des deux mondes :
Les willis sont des fiancées qui sont mortes avant le jour des noces, pauvres jeunes filles qui ne peuvent pas rester tranquilles dans la tombe. Dans leurs cœurs éteints, dans leurs pieds morts reste encore cet amour de la danse qu’elles n’ont pu satisfaire pendant leur vie ; à minuit, elles se lèvent, se rassemblent en troupes sur la grande route, et, malheur au jeune homme qui les rencontre ! Il faut qu’il danse avec elles ; elles l’enlacent avec un désir effréné, et il danse avec elles jusqu’à ce qu’il tombe mort. Parées de leurs habits de noces, des couronnes de fleurs sur la tête, des anneaux étincelants à leur doigts, les willis dansent au clair de lune comme les elfes. Leur figure, quoique d’un blanc de neige, est belle de jeunesse ; elles rient avec une joie si effroyable, elles vous appellent avec tant de séduction, leur air a de si doucettes promesses ! (Heine, 1981, p. 309)
À la différence des willis, les Belles-de-nuit ne dansent pas et n’entraînent pas dans la mort les jeunes gens qu’elles rencontrent, même si les paysans redoutent leur rencontre : « Nos pauvres paysans ont pour elles une tendresse mêlée d’un peu de frayeur. » (Féval, 1862, p. 138-139) Victimes de la noyade, elles évoquent plutôt l’Ophélie de Shakespeare, dont la mort tragique et poétique inspire les peintres de l’époque — Delacroix, en 1844, et Millais, en 1851.
Comme dans la Femme blanche des marais, la légende intervient dans le cours de l’intrigue, cette fois-ci en s’incarnant dans des personnages. Elle est présentée au lecteur sous la forme d’une complainte — soi-disant l’« œuvre de quelque troubadour indigène » (Féval, 1849c, p. 81) — chantée, au début du roman, par les charmantes jumelles Diane et Cyprienne, justement promises, selon un vieux passeur doué de prophétie, au triste destin des Belles-de-nuit. La prophétie se réalise lorsque les deux jeunes filles découvrent les machinations d’aventuriers pour s’emparer du domaine de leur oncle, le vicomte de Penhoël : découvertes, elles sont noyées dans le marais de l’Oust. Revenues sous la forme de Belles-de-nuit, elles viennent en aide à leur famille déchue et tourmentent leurs agresseurs. En réalité, comme l’apprend le lecteur à la quatrième partie, elles ne sont pas mortes, mais ont échappé à la noyade grâce au vieux passeur. Le motif légendaire permet ainsi au romancier de susciter des scènes à la fois mystérieuses et dramatiques, propres au surgissement du fantastique. Il usera du même effet dans un roman qui met en scène une autre figure surnaturelle, liée à l’eau : La Fée des Grèves.
La Fée des Grèves
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on rencontre peu de fées dans les récits de Féval, qui ne les met en scène que dans le Val-aux-fées (1843) et dans la Fée des Grèves (1850). Elles suivent assez bien, cependant, l’évolution, relevée par Rio, de la fée bretonne au xixe siècle, « du korrigan à la fée celtique ». Alors que les trois affreuses vieilles fées du Val-aux-fées rappellent bien, en effet, les korriganes de la tradition bretonne, la transition semble achevée dans la Fée des Grèves (1850), où la fée bretonne s’est définitivement métamorphosée en grande et belle fée romantique. Cette créature aquatique qui hante la baie du Mont-Saint-Michel a gardé, sans doute, quelques traits traditionnels, comme sa faculté à marcher sur la mer9 et son caractère moqueur (Féval, 1851, t. I, p. 194-195), parfois ambivalent10, mais elle est avant tout une création poétique, propre à susciter le rêve, qui rappelle l’« idéal de la femme » célébré, selon Ernest Renan, par le génie celtique : « […] une vision vague, intermédiaire entre l’homme et le monde surnaturel. » (Renan, 1854, p. 478)
La Fée des Grèves apparaît, dans le roman du même, au cours d’un conte de veillée où elle est attrapée par un chevalier breton grâce à des friandises qu’il a jetées sur le rivage11. Car, « une fois prise, la fée fait tout ce qu’on veut et donne tout ce qu’on lui demande12 » (Féval, 1851, t. I, p. 82). Le Breton, qui a fait le pari avec un Normand et un Français d’arriver avant eux au Mont-Saint-Michel, lui demande de l’y faire passer à sec, en droite ligne. La fée monte sur son cheval noir, qui se met à galoper à toute allure sur les sables mouvants et sur la mer, jusqu’au Mont-Saint-Michel, où elle le quitte : après s’être balancée « comme une vapeur aux rayons de la lune », elle « se [jette] tête première dans la mer bleue qui [rend] des étincelles » (ibid., p. 86). Malgré les circonstances dans lesquelles Féval prend soin de placer son récit — au sein d’une veillée paysanne — et le langage populaire affecté par le conteur, un métayer (« Voilà donc qu’est comme ça », « à cause qu’on » [ibid., p. 71], etc.), le conte se ressent de sa réécriture littéraire et romantique. La fée y est une créature essentiellement poétique, qui « descend dans le brouillard, mais […] se laisse aussi glisser le long des rayons de la lune » (ibid., p. 82) ; « assise gracieusement sur le cou [du] cheval », elle « laiss[e] aller au vent la gaze blanche de son voile » (ibid., p. 84). La « course fantastique » (l’adjectif est révélateur) du « cheval noir cou[rant] sur la pointe des lames, [avec] le voile de la fée flottant à la brise nocturne » (ibid., p. 85) emprunte sans doute davantage à la littérature et à l’iconographie romantiques qu’aux récits des conteurs. Cette chevauchée nocturne fait ainsi penser aux représentations de la célèbre ballade de Lénore (1773) de Gottfried August Bürger, qui montrent un spectre emportant sur son cheval noir une blanche jeune fille13.
L’image d’une fée qui erre sur la baie du Mont-Saint-Michel est très poétique. Sébillot considère d’ailleurs cette légende, rapportée à la fin du siècle par Eugène Herpin, comme « fortement teintée de romantisme » (Sébillot, 1905, p. 140). Ce dernier la confond avec une dame blanche :
Quand donc, dans notre mélancolique Bretagne, quand, dans le grisâtre Clos-Poulet, le brouillard arrondit ses vagues cotonneuses et soulève lentement son long voile tissé de blanchâtres molécules que le soleil, tout à coup, vient irradier de ses rayons d’or, « la Dame Blanche » apparaît.
Auprès de nous, dans les solitudes du Mont-Saint-Michel, on la voit, le soir, à marée montante, promenant sur la mobilité des lises et des tangues son impalpable corps de fée, et c’est elle — contait le marquis de Tombelaine, ce pêcheur étrange qui, de son vivant, appartenait déjà au monde de la légende14 — c’est elle, qui saisissant dans ses bras couleur de flot les voyageurs en péril de mer, se laisse glisser avec eux dans l’insondable gouffre de ses sables mouvants. (Herpin, 1894, p. 449)
Dame blanche ou fée ? Dans son roman, Féval fait montre de la même imprécision au sujet de « la Fée des Grèves, la mythologie du pays, l’élément surnaturel si cher aux imaginations bretonnes » :
La Fée des Grèves ! l’être étrange dont le nom revenait toujours dans les épopées rustiques, racontées au coin du foyer.
Le lutin caché dans les grands brouillards.
Le feu follet des nuits d’automne.
L’esprit qui danse parmi la poudre éblouissante des mirages de midi.
Le fantôme qui glisse sur les lises dans les ténèbres de minuit.
La Fée des Grèves ! avec son manteau d’azur et sa couronne d’étoiles ! (Féval, 1851, t. I, p. 80)
« Être étrange », « lutin », « feu follet », « esprit », « fantôme », la fée ne semble entrer dans aucune nomenclature. Contrairement à la Femme blanche des marais ou aux Belles-de-nuit, ce n’est pas une revenante, mais plutôt une fée des eaux (Morvan, 1999), un esprit élémentaire qui incarne les forces de la nature, avec lesquelles elle se confond : elle aime « enfourcher les rayons d’argent de la lune », « bondir en se jouant par-dessus les chênes ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessus les trembles aux feuilles de neige », « ou glisser, plus rapide que l’éclair, sur la grève mouillée, franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu’à ces grottes diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de la mer » (Féval, 1851, t. I, p 186). Elle relève, par ailleurs, de la christianisation des fées des eaux (Morvan, 1999, p. 8-9) : Féval l’assimile à la Vierge Marie (« avec son manteau d’azur et sa couronne d’étoiles » [Féval, 1851, t. I, p. 80]) et, dans une conférence sur les superstitions, lui attribue le rôle que tenait originellement la mère de Dieu dans la légende d’Amel et de Penhor racontée dans la Fée des Grèves15 (ibid., p. 277-285), où elle sauve un enfant et ses parents enlisés dans des sables mouvants. Féval ne fait peut-être que rétablir une ancienne version de la légende, comme le laissent penser les notes de Sébillot :
En Haute-Bretagne, comme presque partout, la Vierge a, par voie de substitution, remplacé les fées protectrices des fontaines […]. Dans les récits populaires, elle prend aussi parfois la place des fées ; mais la plupart du temps, c’est un simple changement de nom : fée ou Vierge chrétienne ont la beauté, la bienveillance, le pouvoir de rendre service, la baguette magique, etc. […] si les paysans avaient à peindre une fée, ils la représenteraient sans doute sous la figure et sous les vêtements de la Sainte-Vierge de leur église. C’est ce que font d’ailleurs plusieurs récits populaires. (Sébillot, 1880b, p. 312)
Ainsi, à rebours de la Dame Blanche pourvoyeuse de mort de Herpin qui, « saisissant dans ses bras couleur de flot les voyageurs en péril de mer, se laisse glisser avec eux dans l’insondable gouffre de ses sables mouvants » (Herpin, 1894, p. 449), Féval en fait une figure salvatrice qui de « sa petite main, sa main de fée, saisit la chevelure de ceux qui vont mourir ; elle les soutient, elle les relève, elle les sauve […]. » (Féval, 1866b) La créature folklorique se voit ainsi sujette à une double métamorphose, romantique et chrétienne.
Comme La Femme blanche des marais et Les Belles-de-nuit, la Fée est d’ailleurs une figure tutélaire qui vient miraculeusement en aide aux personnages du roman, comme le petit Jeannin, qu’elle soutient par les pieds au moment où il va être pendu. À l’instar des Belles-de-nuit incarnées par Diane et Cyprienne, c’est en effet une jeune fille en chair et en os qui se fait passer pour la fée : Reine de Maurever, qu’on croit morte, et qui, de nuit, traverse la baie pour apporter à manger à son père réfugié sur Tombelaine. À la fin du roman, c’est au tour de Jeannin, qui a échangé son costume avec Reine, d’ajouter un chapitre à la légende en étranglant le vilain traître Vincent Gueffès : pour les pêcheurs de la baie, c’est la Fée qui s’est vengée de l’incrédule qui en parlait « trop à son aise » (Féval, 1851, t. II, p. 248-249). La Fée des Grèves, quoique poétisée et christianisée par Féval, a en effet gardé une part de l’ambivalence qui s’attache à la fée populaire et, plus largement, aux êtres surnaturels des traditions bretonnes, qui ont toujours partie liée avec l’Autre Monde.
Au seuil de l’Autre Monde
« Le seuil », rappelle le mythologue Mircea Eliade, « est à la fois la borne, la frontière qui distingue et oppose deux mondes, et lieu paradoxal où ces mondes se communiquent, où peut s’effectuer le passage du monde profane au monde sacré » (Eliade, 1965, p. 24). La campagne bretonne — la lande, surtout — est remplie de ces seuils que franchit la nuit, malgré lui, le paysan attardé :
Tout était illusion, tout était mensonge ; le vent chargé d’âmes errantes chantait à ses oreilles des sarcasmes ou des plaintes ; les démons riaient dans les ténèbres de la forêt. Il avait passé, sans le savoir, le seuil du domaine de Satan. (Féval, 1852, t. I, p. 70)
Le marais de l’Oust, « tombeau » (Féval, 1844, p. 39) de la Femme blanche et des Belles-de-nuit qui le hantent, est aussi un seuil, équivoque, entre vie et mort, terre et eau, sans cesse changeant, tantôt sec, tantôt inondé, terriblement dangereux dans les périodes de déris ou de crue. On a besoin pour le traverser d’un passeur. Benoît Haligan, dans les Belles-de-nuit, qui a tout l’air d’un passeur vers l’Autre Monde et les paysans qui empruntent son bac récitent d’ailleurs leurs prières tout le long du trajet :
C’était un grand vieillard, maigre et osseux, dont les yeux hagards avaient quelque chose d’inspiré. […] On ne savait trop s’il était bon chrétien, ou serviteur du méchant esprit, mais il inspirait une grande confiance et une crainte plus grande encore. Quand les bonnes gens revenaient de Redon, après la brune, et qu’il leur fallait passer le bac à Port-Corbeau, la peur les prenait une demi-heure à l’avance, et tout le long du chemin, par prudence, ils récitaient leurs meilleures prières. (Féval, 1849c, p. 91)
De fait, tout évoque la mort dans ces marais, où le numineux se présente sous l’aspect d’un mystère effrayant et fascinant qui éveille le sentiment du sacré décrit par Rudolf Otto (Otto, 1969) :
En ces lieux tristes et consacrés par les terreurs populaires, tout parle à l’âme un langage mystérieux et surnaturel. Sous ces grands saules chevelus, les pâles vierges qu’on nomme les belles-de-nuit passent et repassent. La Femme-Blanche laisse flotter au vent ses longs voiles, blafards comme le suaire des morts… (Féval, 1850, t. V, p. 47)
Si les Belles-de-nuit sont inoffensives — quoiqu’elles soient « parfois sévères pour les méchants et pour ceux qui ne donnent pas le pain aux malheureux » (Féval, 1862, p. 138) —, la Femme blanche des marais fait penser, avec ses voiles « blafards comme le suaire des morts », qui désignent le brouillard avec lequel elle perd ses ennemis et les broie dans le gouffre, aux lavandières de la nuit. Ces dernières sont, dans une chanson rapportée par Féval dans le Joli Château, les « épouses des morts » dont elles tordent les suaires. Liées à l’eau, ces lavandières chanteuses s’apparentent à des sirènes d’eau douce : leur étreinte mortelle entraine dans la mort le passant attardé, étourdi par leur chant. S’il en réchappe, celui qui a été mêlé à ces événements surnaturels n’en sort pas indemne ; les paysans de Bécherel attribuent ainsi la mélancolie d’Arthur de Plougaz aux lavandières dont il aurait tordu le linge à rebours.
C’est aussi sur un seuil : le seuil de la porte, que l’on dépose « la part des Belles-de-nuit » (ibid., p. 132 et 139) et la « part de la bonne fée » (Féval, 1851, t. I, p. 88). L’offrande rappelle les nombreux rites qui, selon Mircea Eliade, « accompagnent le passage du seuil domestique » : « C’est sur le seuil qu’on offre des sacrifices aux divinités gardiennes. » Le seuil, en effet, « a ses “gardiens” : dieux et esprits qui défendent l’entrée aussi bien à la malveillance des hommes qu’aux puissances démoniaques et pestilentielles » (Eliade, 1965, p. 24). Gardienne qui protège le seuil, la Fée des Grèves relève aussi de l’imaginaire de la mort : « Chacun sait bien que quand on la rencontre en mauvais état de péché mortel, on ne voit pas le soleil levant le lendemain ! » (Féval, 1851, t. II, p. 31) Comme la Femme blanche des marais, autre gardienne, qui « s’est vengée plus d’une fois cruellement des incrédules » (Féval, 1844, p. 3), elle punit durement ceux qui mettent en doute son existence : « Il est notoire que la fée des grèves n’aime pas les sceptiques. Il est connu que la fée des grèves étrangle volontiers dans un coin ceux qu’elle n’aime pas. Les fées sont du reste presque toutes comme cela, les fées bretonnes surtout. » (Féval, 1851, t. II, p. 245)
La fée, en effet, appartient à la grève, lieu de passage dangereux et incertain, entre terre et mer, vie et mort, à la fois profane et sacré, chrétien et païen, où les moines du Mont-Saint-Michel « au péril de la mer » disputent aux forces occultes qui y règnent la vie et l’âme des imprudents qui s’y aventurent. Le danger y est souterrain, tapi derrière un « perfide repos » (ibid., t. I, p. 214) ; la grève, explique Féval, « plate en apparence », a « des endroits où la tangue cède d’une manière presque insensible, mais suffisante pour attirer le flot » : « C’est là un des principaux dangers des lises ou sables mouvants que détrempent les lacs souterrains. » (Ibid., p. 213) La mer, invisible et silencieuse, y est bien plus dangereuse et mortelle que le « flux fougueux et bruyant qui a lieu sur les côtes », dont « le mouvement, le fracas, la colère » sont « des avertissements » (ibid., p. 214). Ici, la mer est synonyme de mort : « […] comme elle va vite ! la mer, la mort ! Comme elle court, invisible, là-bas ! » (Ibid., t. II, p. 217) Ainsi, beaucoup se font surprendre par la marée sur cette grève qui est, malgré sa beauté, un « large sépulcre » (ibid., t. I, p. 190).
C’est d’ailleurs un lieu hanté par l’Aanon, les âmes en peine16. « Chacun sait bien que les trépassés ont congé la veille des grandes fêtes gardées […] aux vigiles de Pâques, de la Pentecôte et de la Noël », apprend-t-on dans La Tour du Loup (Féval, 1878, p. 261). Autour du Mont-Saint-Michel, c’est le jour de la fête des morts que les disparus ensevelis sous la grève se donnent rendez-vous :
Les gens de la rive disent que le deuxième jour de novembre, le lendemain de la Toussaint, un brouillard blanc se lève à la tombée de la nuit. C’est la fête des morts. Ce brouillard blanc est fait avec les âmes de ceux qui dorment sous les tangues. Et comme ces âmes sont innombrables, le brouillard s’étend sur toute la baie, enveloppant dans ces plis funèbres Tombelène et le Mont-Saint-Michel.
Au matin, des plaintes courent dans cette brume animée ; ceux qui passent sur la rive entendent :
— Dans un an ! Dans un an !
Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vous pour l’année suivante. On se signe. L’aube naît. La grande tombe se rouvre, le brouillard a disparu. (Féval, 1851, t. I, p. 190-191)
Ce brouillard est, aux dires de Féval, qui lui consacre l’un des chapitres les plus hallucinatoires et fantasmatiques du roman, le plus terrible de tous les dangers des grèves (ibid., t. II, p. 214). Perdu dans « une sorte de barrière mouvante, possédant à peine la transparence d’un verre dépoli » (ibid.), où « le son s’égare, s’étouffe et meurt » (ibid., t. II, p. 216), le voyageur égaré ne peut plus se fier à son œil ni à son ouïe. Le seul bruit qu’il entend, c’est « la cloche du Mont sonnant la détresse », avant que le sable ne lui apporte le bruit de la mer qui monte, et avec elle, la mort, « cachée derrière l’inconnu, au fond de ces espaces mystérieux et voilés » (ibid., p. 216-217). D’étranges illusions viennent alors au voyageur pris de fièvre, qui croit être le jour heureux de son mariage (ibid., p. 217-219), avant que le rêve ne laisse place au cauchemar :
Il y a dans la brume des éclats de rire lointains. Des gémissements leur répondent.
Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui semblent l’appel des victimes d’hier à la victime d’aujourd’hui. Et ne voyez-vous pas ici, — ici, — ces danseurs pâles qui mènent à l’entour leur ronde insensée ?
Les bras enlacés, les cheveux au vent, des lambeaux de linceuls qui flottent, des yeux profonds et vides […]. (Ibid., p. 219-220)
On retrouve les êtres mystérieux qui hantent la campagne bretonne : les lutins qui dansent en rond, les Belles-de-nuit aux cheveux flottants et les lavandières qui lavent les suaires… C’est que l’Autre Monde se dévoile sur ces grèves, où « tout revêt un cachet fantastique » (ibid., t. I, p. 206) : « La grève, comme un magique miroir, trahit alors les secrets d’un monde qui n’est pas le monde des hommes » (t. I, p. 208) : un monde habité par la mort, mais aussi éminemment poétique.
Conclusion
Les légendes, qui donnent à penser qu’un monde inconnu se cache derrière les apparences, sont, de fait, comme le rappelle Christian Chelebourg, une « invitation à la poésie » (Chelebourg, 2006, p. 6) :
Le surnaturel est pour l’imagination l’une des sources de rêveries les plus fructueuses. Il poétise la vie en nous suggérant sans cesse que quelque chose de plus grand, de plus puissant, de plus beau ou de plus inquiétant, se cache derrière le voile de la nature sensible, que le visible n’est pas tout, que la froide raison échoue à expliquer des pans entiers de notre réalité. (Ibid., p. 5)
C’est d’ailleurs au nom de la poésie que, dans une conférence sur les superstitions, Féval plaide pour ces « ces gracieuses traditions bien inoffensives, bien pures » (Féval, 1866b), menacées par l’arrivée des chemins de fer qui « allongent terriblement les faubourgs de Paris » (Féval, 1849b, p. 8). De fait, il appréhende le jour où le progrès aura chassé la poésie et où les romanciers n’auront plus, selon l’expression de Barbey d’Aurevilly au début de l’Ensorcelée, « un pauvre bout de lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes » (Barbey d’Aurevilly, 2017, p. 114). En attendant, supplie-t-il ses auditrices, « laissez les fées aux grandes roches pensives, les lutins aux nuits sans réverbères, la légende aux crédules foyers » (Féval, 1866b). « Priez messieurs vos maris, ajoute-t-il, d’être cléments envers cette poésie qui ne sait rien, et de ne point enseigner trop cruellement aux larges sentiers de nos landes les mœurs des alentours de leur Bourse. » (Ibid.) C’est en effet en Bretagne, et dans ses antiques traditions, que l’écrivain conservateur trouve encore, mais pour peu de temps redoute-t-il, les valeurs de l’Ancien Régime et le noble désintéressement qui caractérise ses personnages, aux antipodes de tout ce qu’il rejette dans la modernité.
Loin d’être de simples éléments de couleur locale, les légendes, arrangées et retravaillées par Féval servent ainsi un projet narratif, esthétique et idéologique, où la revalorisation et la réhabilitation des mœurs traditionnelles, de la langue régionale et des « folles croyances » (Weber, 2011, p. 45) si poétiques des Bretons l’aident à réenchanter un monde désespérément matérialiste, dominé par l’industrialisation, la rationalisation et le pouvoir de l’argent.