Introduction
D’entrée de jeu, il n’est pas inintéressant de signaler que la « contre-rhétorique » (Glissant, 2010, p. 24) de Glissant s’apparente organiquement à l’heuristique, en ce que la « rhétorique a bien une fonction de découverte » (Reboul, 2001, p. 10), pour revisiter l’histoire de la Traite négrière dans l’intention de permettre à sa littérature d’en démêler le mystère. C’est ainsi, à notre avis, que l’écrivain réussit à conclure un pacte entre la rhétorique1 et la littérature, pacte changeant la donne anthropologique dans l’aire des Caraïbes. C’est ainsi aussi que se profile le projet littéraire glissantien, projet ayant trait à l’historiographie, à l’archéologie, à l’ethnologie et dont l’une des questions fondamentales est annoncée depuis le premier roman de notre auteur, La Lézarde : « Comment comprendre cet homme [antillais] ? » (Glissant, 1958, p. 152) Il s’agira, dans l’esprit de Glissant, d’aller au-delà de « cette sérénité de surface [qui] cache un trouble profond » (Glissant, 1981, p. 74), aux « profondeurs » (Glissant, 1997a, p. 85) de l’histoire de l’esclavage, en cela que « les phénomènes de l’esclavage, de cet esclavage-ci, ne seront jamais vus, ni visibles, ni perceptibles, ni compréhensibles par les seules méthodes de la pensée objective, qui est dégagée de toute implication, mais à partir aussi de points d’exposition particuliers, où le risque de la compréhension […] engage et force à affronter l’obscur et le différé » (Glissant, 2007, p. 41‑42), pour « attaquer dans un absolu de silence » (Glissant, 1994a, p. 37), connaître « l’une et l’autre face des choses » (Glissant, 1994, p. 134) et, partant, analyser et appréhender, via une modalité poétique, sa situation existentielle, culturelle, voire géopolitique, analyse et appréhension qui s’avèrent être autant complexes que déroutantes. Telle est donc l’assise sur laquelle fonctionnent les liaisons dialectiques qui se tissent entre la rhétorique et la poétique de Glissant. Liaisons dialectiques privilégiant l’investigation archéologique comme méthode heuristique permettant au romancier de percer les secrets du réel antillais et de récuser toute forme de folklorisation. C’est la particularité de cette heuristique qui est menée dans le Discours antillais : « La misère de nos pays n’est pas seulement présente, patente. Elle comporte une dimension d’histoire (d’histoire non évidente) dont le seul réalisme ne rend pas compte. C’est pourquoi les ouvrages dont je parle sombrent souvent dans une folklorisation simplifiée qui annihile leur effort d’investigation. » (Glissant, 1981, p. 198)
C’est dans le sens de cette remise en question de la folklorisation, voire du fakelore, et dans l’esprit de cette heuristique qui procède à une coupure épistémologique avec la systématisation culturelle et la standardisation critique que s’inscrit notre analyse rhétorique de la littérature glissantienne. Ce sont aux structures souterraines, c’est-à-dire aux soubassements rhétoriques, organiquement liés aux visées des genres oratoires de l’œuvre romanesque de Glissant que nous voudrions surtout prêter attention dans le présent travail. C’est donc en partant de là que notre étude herméneutique, en ceci que « la rhétorique […] n’est plus un art qui vise à produire, elle est une théorie qui vise à comprendre » (Reboul, 2001, p. 9), se propose d’interroger2 le fonctionnement de l’intentionnalité profonde régissant les récits enchevêtrés de ses romans et mise à contribution en vue de combattre le fakelore et toutes propensions folklorisatrices, lesquels s’avèrent être à en croire l’écrivain des signes de dépersonnalisation, et, partant, d’aliénation.
En quel sens la rhétorique adoubant la littérature glissantienne s’articule-t-elle à l’heuristique ainsi qu’à l’historiographie pour clouer au pilori toutes sortes de folklorisation et descendre en flammes les forces hégémoniques ? Quelles en seraient les retombées esthétiques et géoculturelles autant sur les Antillais que sur la « totalité-Terre » (Glissant, 1990, p. 45) ?
Rhétorique et heuristique : l’épidictique et le judiciaire au service de l’historiographie insulaire
Il est important de rappeler que le genre judiciaire propre à la rhétorique de Glissant est mis en œuvre dans l’intention non seulement d’intenter un procès contre les colonialistes, mais aussi, et par-dessus tout, de dénoncer l’oubli dont sont victimes les Antillais. Il s’agit dès lors de retracer toutes les péripéties de l’histoire des Nègres, raflés sur le continent africain et transbordés vers le Nouveau Monde. C’est dans ce sens que le narrateur revient, dans Tout-Monde, autant sur la manière dont l’Antillais subit les contrecoups de l’oubli que sur l’importance capitale de la mémorisation de son passé :
Ce que je voulais, c’est l’oubli, monsieur. On m’a oubliée, tellement que je pèse à peine sur terre. Ce qui me retient sur la terre, c’est que plus je vais, plus je songe. Le poids de mémoire grandit pour moi, c’est ma manière de vieillir. On m’oublie, mais moi je n’oublie pas. (Glissant, 1993, p. 245)
L’on arrive ici au point d’intersection qui lie le judiciaire3 à l’épidictique4. C’est là un dénominateur commun aux deux genres : la réactivation de la mémoire collective de l’auditoire insulaire, qui, une fois replacée dans la logique du procès, ne peut que permettre aux Antillais de se figurer les souffrances auxquelles leurs ancêtres étaient séculairement en proie, et corrélativement, de prendre conscience de la situation de dépendance et d’aliénation au sein de laquelle ils s’engluent. C’est ce que l’auteur s’emploie à souligner dans Tout-Monde par la bouche de l’un de ses personnages : « LA MÉMOIRE. — “Hep ! Camarade. On fait du sur place”. » (Ibid., p. 362) La réanimation de leur mémoire collective, une fois inscrite dans la perspective de l’éloquence épidictique, ne leur saurait être que bénéfique à maints égards. Pour le moins, elle autorise les Antillais à se représenter et à magnifier leur patrimoine culturel. C’est ainsi que l’écrivain martiniquais s’empêche de se borner aux structures superficielles et folkloriques de la culture, de l’histoire et de l’existence de ses compatriotes et s’emploie à sonder leurs structures souterraines, car « [comme] toujours, la folklorisation est la couverture en surface de ce qui baratte dans les profonds. Un faux-semblant » (Glissant, 2010, p. 17-18). Ce fragment du Tout-Monde met en scène les péripéties de leur Histoire et évoque les rudes épreuves auxquels les Nègres traités étaient confrontés :
Ce qu’on percevait tout de suite de cette cale était l’odeur intense de pourriture, qui rappelait assez le relent épais des cases de retirement par où commençaient jadis, et peut-être encore de même aujourd’hui, les initiations des jeunes gens. Bien entendu, Longoué n’était jamais allé avec son corps en Guinée ni au Gabon, il n’avait jamais macéré dans une case de retirement ni subi les épreuves préparatoires, mais sa mémoire était globale et, tout aussi bien qu’il se trouvait dans cette cale, aussi vrai était-il qu’il avait désintégré son âme d’adolescent dans l’étouffement de ces cases du temps de jadis. (Glissant, 1993, p. 105)
Remonter le cours du temps afin d’identifier les failles chronologiques qui ont privé les Antillais d’une continuité historique est, pour le romancier et son auditoire, une urgence existentielle et anthropologique qui fonctionne en écho avec la combinatoire oratoire judiciaire-délibérative. Cette continuité historique — dont le déclic n’est autre que la Traite négrière —, que l’écrivain tente de rétablir, à travers les récits de ses romans, constitue le centre névralgique de toute culture et de toute identité, comme le suggère l’auteur par la bouche de Mathieu Béluse dans le Quatrième Siècle (1964) :
Ah, tu as raison, papa ! Si on allait d’ici jusqu’à Grand-Rivière, tout au long du chemin la raison ne te quitterait pas. Mais regarde-moi, je vois qu’il raconte le marché et puis en arrière le bateau et en arrière encore la maison là-bas et en arrière encore le parc à entassements et en arrière encore je devine ce qui était, mais je vois qu’il a oublié la mer. Non. Pas oublié. Il ne comprenait pas la mer, ce qu’on attend sur la mer, il n’a même pas entendu Louise il s’est seulement levé pour lui donner une feuille à manger, il n’a jamais su que la terre sur l’horizon de la Pointe est la même qu’ici la souffrance pareille, il s’enfonce dans les bois et dès ce moment-là nous sommes pris dans la ratière nous tous. (Glissant, 1997b, p. 141)
Ainsi, l’espace temporel du passé des Antillais constitue bel et bien un lieu de rencontre, voire de brassage oratoire entre l’impulsion judiciaire d’un côté, et l’épidictique de l’autre. Autant dire que la relation de la véritable histoire du surgissement du peuple antillais profite aussi bien à l’auteur, en tant qu’accusateur s’efforçant de descendre en flamme la monopolisation de l’Histoire de la part des Occidentaux qu’à l’écrivain, comme défenseur s’employant à plaider la cause antillaise, tout en autorisant son auditoire à recouvrer sa mémoire collective et à exprimer son antillanité. Le romancier caribéen se livre ainsi à la narration du temps passé dans le but de permettre à son auditoire caribéen de se remémorer la véritable histoire antillaise, sans laquelle celui-ci n’est pas à même de glorifier son antillanité, ni de cultiver son identité. Cette narration remémorative n’est pas sans faire le procès des oppresseurs. C’est que, comme l’a bien montré Crevier, « [les] discours dans le genre Démonstratif ne sont souvent […] qu’un tissu de Narrations accompagnées des réflexions & des sentimens qui conviennent à la chose » (Kibédi Varga, 2002, p. 77). De ce point de vue, la narration dans les romans glissantiens relève aussi bien de l’éloquence épidictique que de l’impulsion judiciaire et constitue corollairement un maillon fort du brassage de ces deux genres. C’est sous ce double signe (celui de l’épidictique et du judicaire) qu’on peut replacer le passage suivant :
Qui est-ce qui leur aurait donné la chaux pour marquer l’endroit ? Alors toi tu dis : « Ils ont oublié ! » Mais ce n’est pas avant toi qu’ils savaient, c’était déjà bien avant Béluse et bien avant Longoué. Le bateau de l’arrivage n’était pas le premier bateau. Parce que si Longoué a marronné dès la première heure, c’est on peut dire qu’il n’a pas pris la peine de connaître le bas, il est entré tout d’un coup dans le passé qui était debout à côté de lui ; c’est pourquoi je l’appelle le premier. Il a rattrapé en une soirée les années amassées depuis le jour où en débarqua devant La Pointe ; et il est devenu le premier. C’est pourquoi le bateau est le bateau de l’arrivage. Mais les autres étaient là, qui avaient supporté avant lui. Ceux qu’on débarquait en foule pour remplacer les exterminés, mais aussi les exterminés eux-mêmes qui ne pouvaient supposer que ceux-là seraient amenés pour les remplacer. (Glissant, 1997b, p. 169)
Sous cet angle, raconter les faits passés de l’Histoire des transbordés et, en même temps, les actes criminels des conquérants, dont les Nègres déportés sont victimes, est d’autant plus fonctionnel que cela a une incidence directe sur le réel de la communauté antillaise, dans la mesure où la relation de cette histoire taraudante serait caduque si elle ne débouchait pas sur la continuité historique dont on a déjà parlé, c’est-à-dire si le passé n’arrivait pas à se joindre au présent des Caribéens. D’ailleurs, le procès que le romancier intente contre les passeurs de chair humaine, depuis l’Afrique vers l’archipel des Caraïbes, serait inutile si elle ne conduisait pas la communauté antillaise à reconstruire son identité et à glorifier son insularité, et ce, en se démarquant définitivement de ce que Glissant appelle « son folklore aliéné » dans le Discours antillais : « C’est d’ailleurs une tactique généralisée de dépersonnalisation : confondre un peuple et son folklore aliéné dans une même immobilité. » (Glissant, 1981, p. 405) C’est dans cette optique que ces passages, repérés respectivement dans Mahagony (1987) et la Case du commandeur (1981), reviennent, tour à tour, sur le lien viscéral qui unit l’éloquence épidictique à l’impulsion judiciaire :
Il me semble en ce temps, la légèreté n’était pas d’herbage. Je n’avais pas encore supporté le poids de nuit des grands plants, où était plantée la case du commandeur. C’est vrai que les navires ne traversaient plus nos nuits. Mais la légèreté venait d’un vent des mornes qui s’était dégagé de Malendure, qui n’avait pas encore buté dans les cités aménagées. Aménagées pour le malheur des jeunes vagabonds chômeurs à quarante pour cent. Voyez-vous cette légèreté alentour, prenez-la dans vos mains, elle est pour disparaître. Je ne veux pas me rappeler. Mathieu revient, le temps d’antan tombe dans le jour d’aujourd’hui. (Glissant, 1987, p. 183)
Le madras des mots était tissé au passé. La litanie nous tombait dessus, comme actionnée par une pompe installée dans hier ou dans tout-à-l’heure-là. Ces passés rivés dans l’instant présent (et dont nous n’avions pas encore appris qu’ils pouvaient être simples ou composés) nous confirmaient qu’il était inutile de chercher l’origine de cette femme sans nom ; qu’il y avait des prédestinées apparues aux lisières de la nuit et qu’il fallait écouter sans fin pendant qu’elles vous expliquaient le maintenant avec les mots du jadis. (Glissant, 1997c, p. 78)
À ce stade de l’analyse de la combinatoire oratoire judiciaire-épidictique dont s’arme la rhétorique sous-jacente à l’œuvre romanesque glissantienne, il importe de signaler que si l’impulsion judiciaire est l’avers de l’intention épidictique, celle-ci renforce le judiciaire, dans le sens où le genre épidictique contient en soi une part de procès. Et comme « le genre démonstratif est à la fois celui de la louange et du blâme » (2002, p. 55), selon Áron Kibédi Varga, ni la reviviscence de la mémoire collective des insulaires, ni la glorification de l’identité antillaise, ni encore l’exaltation du paysage archipélique ne peuvent se réaliser sans que le romancier ne se rappelle les événements poignants de l’Histoire et, corrélativement, sans qu’il discrédite la barbarie des esclavagistes. Kibédi Varga cite l’ouvrage de rhétorique de l’avocat du xviie siècle Sieur Le Gras (1671), réservant une analyse pertinente « à la forme de la louange ou du blâme » : « Elle consiste à élever ou à abaisser, agrandir, ou amoindrir les choses. Si on loüe, il faut agrandir les vertus & les belles actions, & amoindrir les vices, & donner d’autres noms aux choses qui ont quelque défaut. Et si on blâme il faut agrandir ce qui est déjà vicieux, & amoindrir ce qui pourroit recevoir quelque louange, & luy donner aussi un autre nom. » (Kibédi Varga, 2002, p. 54) C’est justement sous ce double signe de la diatribe et du panégyrique qu’on peut réinscrire ce passage puisé dans la Case du commandeur (1981) :
Pythagore Celat claironnait tout un bruit à propos de « nous », sans qu’un quelconque devine ce que cela voulait dire. Nous qui ne devions peut-être jamais jamais fermer, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencions d’entrer dans notre empan de terre ou dans la mer violette alentour (aujourd’hui défunte d’oiseaux, criblée d’une mitraille de goudron) ou dans ces prolongements qui pour nous trament l’au-loin du monde ; qui avions de si folles manières de paraître disséminés ; qui roulions nos moi l’un contre l’autre sans jamais en venir à entabler dans cette ceinture d’îles (ne disons pas dans cette-ci seulement dont la Saint-Martin avait coché le jour de découverte — en Martinique —, comme si avant ce jour n’avait flaqué à sa place de terre qu’un peu de cette mer Caraïbe dont nous ne demandons jamais le pourquoi du nom) ne disons pas même une ombre, comme d’une brousse qui aurait découpé dans l’air l’absence et la nuit où elle dérive, — nous éprouvions pourtant que de ce nous le tas déborderait, qu’une énergie sans fond le limerait, que les moi se noueraient comme des cordes, aussi mal amarrées que les dernières cannes de fin de jour, quand le soleil tombe dans l’exténuement du corps, mais aussi raides et têtues que l’herbe-à-ver quand elle a passé par ta bouche. (Glissant, 1997c, p. 17)
Cette relation dialectique qui se tisse entre le genre judiciaire et l’éloquence épidictique dans l’œuvre romanesque glissantienne se révèle opérante, dans le sens où elle est en mesure de remplir une fonction à la fois salvatrice, curative et prophylactique pour les Antillais. C’est en ce sens que le narrateur pointe dans la Lézarde la victoire du vieux quimboiseur :
Chacun tournait le regard vers la case invisible dans les bois (les jeunes surtout, car les aînés avaient tellement appris à oublier qu’ils ne ressentaient au fond d’eux qu’une sourde inconnue tristesse). Les gens restaient debout, incertains, des frémissements de voix couraient sur la rue. On pouvait dire qu’il avait gagné le combat, le vieux guérisseur, le vieux marron (oui, c’était bien là le moment élu où le passé s’accordait enfin avec la qualité originale du présent) ; et on pouvait penser qu’il n’avait jamais été plus vivant qu’à cette minute, où une foule vibrante encore de cris et d’ardeur s’immobilisait, dans la clarté déclinante des flambeaux, disant : « Il est parti, le vieux nègre ! Papa Longoué cette fois est bien mort. » (Glissant, 1958, p. 217-218)
En dépit des traumatismes auxquels les Nègres déracinés ont été en proie, l’alliance oratoire s’instaurant entre l’impulsion judiciaire et le genre épidictique semble préparer ceux-ci au rassemblement autour de leur histoire et de leur culture, à la cérémonie, si funèbre soit-elle. Bref, le romancier invite ses auditeurs à souscrire à leur mémoire collective réhabilitée, à adhérer aux valeurs de leur antillanité. Prenons à titre d’exemple, dans ce cadre, un passage puisé dans Mahagony :
Je fréquentais en esprit mes commensaux, bien loin à vrai dire du fébrile plaisir de naviguer dans le passé (au demeurant opaque et qui résistait), mais c’était pour en finir avec eux, pour déterminer en quoi ils avaient été jugés indispensables à la narration de mon existence : pour établir ce qui nous dépassait et nous avait été jusque-là indicible. De sorte que ce relais du chroniqueur, que je voulais entreprendre, n’était que manière de le reconnaître, et que si son exploration m’avait longtemps été obscure, c’était par légitime loi. (Glissant, 1987, p. 26-27)
Dès lors, les Caribéens deviennent à même de rêver et d’aspirer à la créativité artistique et à l’inventivité culturelle, loin des forces folklorisantes délibérément aliénantes. C’est cette analyse qui se trouve particulièrement mesurée dans le Discours antillais :
Un autre axe : contre la folklorisation. Le « folklore », soigneusement évidé de signification, présente un double avantage (sans compter le confort « touristique ») pour le système : il entretient l’individu dans l’illusion qu’il se représente, et le distrait de toute autre tentation d’existence collective. (Il permet accessoirement qu’on stigmatise les intellectuels qui dénonceraient la manœuvre de décervelage : ils sont déclarés « coupés du peuples ».) Ce folklore est une pâle contemplation de ce qu’on ne fait plus collectivement, et non pas l’élan non concerté de ce qu’on rêve de faire ni la somme agie de ce que l’on a fait. Il faut vomir le « folklore » (un folklore probant ne se développe qu’à partir d’une mentalité collective non aliénée) et lui opposer dans l’action culturelle des formes concertées de réflexion populaire. (Glissant, 1981, p. 213)
Le narrateur revient, dans le Discours antillais, notamment sur la nécessité d’établir une construction identitaire insulaire ainsi que sur le devoir incombant aux Antillais de promouvoir un projet culturel dégagé de toute tutelle et de tout téléguidage politique. En somme, tout Caribéen doit impérativement apporter sa pierre à l’édifice collectif qui n’est autre que le devenir de l’antillanité, car, selon Glissant, le monument de la culture archipélique est optatif :
Ce réel est virtuel. Il manque à l’antillanité : de passer du vécu commun à la conscience exprimée ; de dépasser la postulation intellectuelle prise en compte par les élites du savoir et de s’ancrer dans l’affirmation collective appuyée sur l’acte des peuples. Notre réel en tant qu’Antillais est optatif. Il ressort de notre vivre naturel, mais n’a été dans nos histoires qu’un « pouvoir-survivre ». (Ibid., p. 422)
L’esthétique du Divers et la défolklorisation de la culture antillaise
Au même titre que Gilles Deleuze — dont la pensée du rhizome sert de référence au phénoménologue antillais dans le développement de sa réflexion de l’identité-rhizome —, Glissant s’en remet à Victor Segalen, à son « esthétique du Divers » (1999, p. 74) dans l’intention de finaliser la poétique de la Relation et d’asseoir, sur des bases solides, sa rhétorique. Cette rhétorique ne perd pas de vue la catégorie de la différence et ne se passe pas, non plus, des cultures qui peuplent la totalité-monde. C’est ce que confirme d’ailleurs le philosophe martiniquais dans Une nouvelle région du monde : « La plupart des pensées de la différence ont estimé celle-ci comme juste ce qui sépare, l’écart, et ce qui au départ convie, le rapport ou l’alliance, et peut-être ce qui relie et relaie et relate aussi, la Relation. Il en est ainsi chez Segalen, l’un des plus généreux fondateurs de la différence, et chez Deleuze, le diffuseur imperceptible. » (Glissant, 2006, p. 99-100)
Tout comme Segalen, Glissant tourne le dos au nombrilisme des civilisations pour embrasser la diversité ethnique et culturelle. C’est à travers cette optique qu’on peut lire dans Tout-Monde : « Signaler de tels rapports qui affinent le souvenir, ce n’est pas ramener toutes choses du monde à l’égocentrique uniformité que vous décidez en vous-mêmes. C’est enrichir la diversité d’une folle équivalence, qui permet de mieux estimer. » (Glissant, 1993, p. 526-527) Dès lors, la diversité s’érige, sous les auspices des divers genres oratoires, en protectrice des différentes cultures et gardienne de leur pérennité : « Car c’est la diversité qui nous protège et, s’il se trouve, nous perpétue » (Glissant, 1997d, p. 157), lira-t-on à ce propos dans Traité du Tout-Monde. C’est là où réside, à en croire Glissant, l’apport indéniable de Segalen, lequel se consacre, en ayant recours à son esthétique du Divers, à écouter l’Autre : « Ainsi, Segalen est exemplaire : d’avoir pleinement essayé d’être l’Autre ; d’avoir accompli le Même » (1997e, p. 90), conclut Glissant dans l’Intention poétique.
Qui plus est, Segalen met en avant une phénoménologie foncièrement basée sur les catégories de la différence et du Divers. L’homme ne peut concevoir son ipséité qu’en la présence de cette dialectique non violente avec autrui, qui n’est autre que le « grand fleuve Diversité » (Segalen, 1973, p. 103) permettant d’« instaurer l’état de clairvoyance, non nihiliste, non destructeur » (Segalen, 1999, p. 80), selon l’expression forgée par Segalen qui ajoute, à bon escient, dans son Essai sur l’exotisme : « C’est par la différence, et dans le divers, que s’exalte l’existence. » (Ibid., p. 92) Dans cette mesure, Glissant fait l’apologie de la poésie de Segalen non pas uniquement parce qu’il est le héraut de la diversité et le chantre de l’esthétique du Divers, mais aussi, et par-dessus tout, parce qu’il s’inscrit en faux contre la littérature colonialiste et s’en prend, ipso facto, à tout exotisme chosificateur et aliénant, s’évertuant à mettre à mal le colonialisme et la propension hégémonique. Et l’écrivain caribéen de rendre hommage, dans Introduction à une poétique du Divers, à Segalen en ces termes :
Un poète comme Victor Segalen, qui était un médecin militaire, qui travaillait sur un aviso militaire, produit, invente, imagine et construit un système de pensée de l’exotisme tel qu’il combat à la fois tout exotisme et toute colonisation […] pour moi Segalen est un poète révolutionnaire. Honneur et respect à Segalen. C’est le premier qui a posé la question de la diversité du monde, qui a combattu l’exotisme comme forme complaisante de la colonisation ; et il était médecin sur un bâtiment militaire. (Glissant, 1996, p. 76-77)
Dans cette lignée, Glissant se réclame de la pensée du Divers et de l’exotisme de Segalen, pour qui « [la] sensation d’exotisme augmente la personnalité, l’enrichit, bien loin de l’étouffer » (Segalen, 1999, p. 67), afin de mettre à l’index toute folklorisation, laquelle relève du phénomène stérilisant de la déculturation ou de celui de l’acculturation qui, l’un comme l’autre, ne peuvent que générer l’appauvrissement culturel, la stagnation — pour ne pas dire la régression — civilisationelle, voire même la réduction et la néantisation identitaires des dominés. Ainsi, la folklorisation culturelle ne peut que verser dans les mécanismes impérialistes de l’aliénation et de la dépersonnalisation, lesquels mécanismes sont le propre de la systématisation colonialiste et/ou néocolonialiste. C’est dans ce sens que l’écrivain créole remet en cause, dans le Discours antillais, toute forme de folklorisation :
Dans le remarquable processus d’aliénation qui a chance de réussir ici, il est notable que la louange du folklore intervient à tous les niveaux (radio, télévision, carnaval, spectacles touristiques), mais d’un folklore soigneusement dépolitisé, c’est-à-dire coupé de toute intrication ou signification globales. […] Toute la politique dépersonnalisante du système vise ainsi à évider de leur signification historique les manifestations de la culture populaire : coupé de son passé signifiant, le folklore est neutralisé, stagne. Donc, il concourt à l’évanouissement collectif. (Glissant, 1981, p. 406-407)
Il n’en demeure pas moins que Glissant rattache étroitement la « création folklorique » à l’éloquence épidictique pour la transmuter en ciment de cohésion collective. Pour lui, elle est une forme de ralliement de la collectivité disséminée en raison de la Traite. « Le folklore contrairement à d’autres formes d’expression, doit nécessairement résulter d’une activité collective » (ibid., p. 170), lira-t-on ainsi dans le Discours antillais. Du coup, l’écrivain antillais recourt à la visée délibérative afin de procéder à la défolklorisation de la culture des colonisés, des asservis ou de ceux qui dépendent organiquement de la métropole occidentale. En d’autres termes, il adresse des recommandations à son auditoire caribéen afin qu’il assume sa responsabilité politique et sociétale, qu’il se penche, en toute conscience et volonté, sur la résolution de ses véritables problèmes ; ceux de l’ostracisme, de l’hétéronomie et de l’allocentrisme. En effet, Glissant met en garde ses compatriotes contre les leurres du folklore, contre l’assimilation et l’aliénation qui en découlent. Le folklore constitue un opium pour la collectivité antillaise et, pour l’écrivain, « [un] peuple qui se politise se défolklorise » (ibid., p. 398), lira-t-on encore une fois dans le Discours antillais. Le penseur antillais met à nu les stéréotypes de l’exotisme réificateur et aliénant autant que les idées creuses et ronronnantes de la littérature et des discours militantistes, car ces idées préconçues et ces faux-semblants ne peuvent qu’aggraver la situation au sein de laquelle s’engluent les dominés et accroître leur misère. Glissant proposera ainsi, dans les Entretiens de Bâton Rouge, à ses auditeurs insulaires de surmonter l’ignorance dans laquelle ils vivotent pour accéder aux voies du « salut terrestre », lequel exige que ceux-ci prennent en charge leur destin et assument pleinement leur responsabilité artistique et culturelle :
Je considérais alors la plupart des descriptions engagées, militantes, souffrantes, des pays colonisés en lutte, comme aussi folkloriques et vaines que les descriptions paradisiaques produites par la colonisation : dans les deux cas, ce qui était derrière ne venait pas au jour. Si l’on voulait essayer de dessiner ou de deviner des ordres, des désordres, des points, des lignes de projection et de devenir, il fallait aller plus loin, plus à fond que cette sorte de militantisme primaire de l’écriture. (Glissant, 2008, p. 60-61)
Dans cette optique culturelle défolklorisante, Glissant se départit de tout « exotisme touristique » (Glissant, 1997e, p. 92) et se dessaisit de « toute réduction folklorique » (Glissant, 1990, p. 215) pour miser sur la catégorie de l’opacité qui n’est autre que « ce qui protège le Divers » (ibid., p. 75). Il revendique un « Exotisme-Esthétique du Divers » (Glissant, 1997e, p. 91), qui met à distance l’« exotisation » (Glissant, 1981, p. 304) pour préparer le « passage du folklore vécu […] à la conscience […] de la critique et de dépassement : une liberté » (ibid., p. 399). Le penseur caribéen pousse ainsi la réflexion un cran plus loin et considère l’esthétique de Segalen comme « le premier édit d’une véritable poétique de la Relation » (Glissant, 1990, p. 42) qui « accomplit le divers » (Glissant, 2005, p. 37) et qui est à même de préserver toutes les cultures de la totalité-monde « des assimilations, des modes passivement généralisées [et] des habitudes standardisées » (Glissant, 1990, p. 42).
Pour toutes ces raisons, la rhétorique archipélique qui sous-tend les romans de Glissant contribue, en définitive, comme le signale l’auteur dans la Lézarde, à casser « l’image exotique qu’[…] on donne » (Glissant, 1958, p. 43) de « ce pays tellement folklorique et banal » (Glissant, 1993, p. 226), lira-t-on dans Tout-Monde. La systématisation uniformisatrice, sous prétexte de divertir les Antillais, enclenche les mécanismes des pratiques folkloriques qui ne font en réalité que les récupérer entièrement et les détourner de leurs vrais problèmes. L’attitude de Pablo, dans la Lézarde, qui boude la scène folklorique des « combats de coqs », est à cet égard fort révélatrice :
— Et les combats de coqs ?
— Ça, j’y vais. Tout se passe bien ! Entre frères.
— Je suis contre les combats de coqs, dit Pablo.
— Ah ! vous et vos réformes. (Glissant, 1958, p. 35)
Dans Mahagony, le narrateur pointe du doigt le tourisme chosificateur qui se borne aux aspects superficiels de la culture insulaire et aux spécificités apparentes de l’aire tropicale des Antilles au détriment de leur substrat historique et civilisationnel : « Visiteurs, vous avez la possibilité de choisir la date de votre séjour culturel en liaison avec ces événements. Quand votre cargo s’en va, un autre le remplace. Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Fermez la verrière. » (Glissant, 1987, p. 180) Dans Malemort (1975), l’auteur dépeint la situation de misère dans laquelle se trouvent les îles, dont l’économie fonctionne en se basant uniquement sur le secteur touristique, détruisant ainsi l’identité locale et anéantissant toute velléité d’autonomie. Cela se lit tant à travers l’activité commerciale des marchandes itinérantes qu’à travers le déni [de la part des Occidentaux] de l’histoire et de la terre antillaises également, à travers la destruction systématisée de la flore et de la faune insulaires, ce qui rend difficile toute espérance et porte atteinte à toute confiance en un avenir radieux :
Les pacotilleuses vont chercher l’artisanat qu’ici elles revendent sur les quais aux touristes curieux de ces choses de nègres les quimboiseurs peut-être vont consulter les loas (papa Legba ban-moin titac pou chayé a caille), nul ne voit plus Toussaint nul ne voit l’avenir dans l’étendue tourmentée ils ne voient pas touristes chasseurs levant les yeux sur la route au-dessus de Port-au-Prince l’énorme lèpre de l’érosion du déboisement qui mange la grande montagne qui te serre le cœur de toute la misère présente de toutes celles à venir. (Glissant, 1997f, p. 179)
En tout état de cause, Glissant, tout en se rapportant à Segalen, se réclame de la dynamique de la créolisation, laquelle constitue une phase avancée de l’esthétique du Divers et de la poétique de la Relation, dans le sens où elle se focalise davantage sur le caractère imprédictible des échanges culturels entre les différents imaginaires des communautés de la totalité-monde. Rappelons ici que le romancier antillais investit la visée délibérative qui est axée, entre autres, sur les conseils qui tiennent lieu de moralités édifiantes dispensées à l’auditoire à la fois caribéen et occidental. C’est ce qu’il souligne avec insistance dans Traité du Tout-Monde tout en présentant, sous les auspices d’un avenir meilleur pour la totalité-monde, les résultantes impondérables de la créolisation : « L’ouvrage de plus en plus évident de ce que j’ai appelé la créolisation, dépassante, imprévisible, qui est si éloignée des ennuyeuses synthèses, déjà réfutées par Victor Segalen, auxquelles une pensée moralisatrice nous eût conviés. » (Glissant, 1997d, p. 16)
Combattre le fakelore et la dépersonnalisation
Pour déjouer les leurres du fakelore et, subséquemment, renforcer la dimension tellurique, dimension ontologique primordiale et déterminante pour les insulaires, le romancier est conduit à soulever la question des « rhétoriques de l’oralité » (ibid., p. 108). Il s’agissait d’une question consubstantielle ou coextensive à l’esthétique de la terre. Cette question de première importance est mise à contribution dans l’objectif de promouvoir une dialectique de prospective entre l’oral et l’écrit, laquelle « échappe aux systèmes des rhétoriques traditionnelles » (ibid., p. 111), en combattant la folklorisation, impulsant « des poétiques renouvelées » (ibid., p. 109) et misant sur « cette managerie de l’écriture et de l’oralité mêlées, sur quoi de nouveaux circuits se trament, d’expression et de divination » (Glissant, 1996a, p. 271).
S’agissant de l’élite, elle joue pleinement le rôle qui lui est programmé par les dominants, lequel rôle est générateur de sclérose et d’étiolement de la société antillaise, c’est-à-dire qu’il consiste à présenter cette société en offrande aux exploiteurs mercantilistes, comme le signale Glissant en ces termes : « Il faut tout immobiliser, pour tout exploiter ; l’élite est chargée de “pratiquer” cet immobilisme. » (Glissant, 1981, p. 400-401) Lequel immobilisme est sans doute le corrélat du fakelore et de l’aliénation, comme l’a bien montré notre auteur : « Ainsi, là où le peuple n’a pas les moyens (sociaux ni culturels), les élites, qui devraient prendre en charge les relais techniques temporaires, c’est-à-dire dessiner pour un temps historique donné les raisons de passer du folklore à la conscience, sont ici précisément la fraction de la collectivité dont la fonction est d’être ici à la fois aliénée et aliénante. » (Ibid., p. 404)
Pour toutes ces raisons, on assiste à l’effritement de la société insulaire qui, elle, cède à la consommation passive et succombe à l’imitation aveugle et réductrice. Elle perd subséquemment tout repère pour être à la merci de la manipulation des békés ou des mulâtres. C’est ce que l’écrivain s’attache à pointer dans le Discours antillais : « La néantisation ? Doctrine officielle de l’assimilation “économique”. Triomphe du système de change (fonds publics-bénéfices privés) et production-prétexte. Békés et mulâtres comme commis privilégiés du tertiaire. » (Glissant, 1981, p. 157)
Le bilan est on ne peut plus négatif. Face aux colonialistes, les Antillais se révèlent des gens désarmés, c’est-à-dire dépourvus de toute autonomie, de toute conscience, voire de toute volonté de prendre en main leur vie. Ils sont pris au piège impérialiste et, par conséquent, ils sont dépersonnalisés. Le constat de Glissant est à cet égard très révélateur :
L’exploitation des colonies de ce type exige la dépersonnalisation. Au stade servile, il s’agit de déraciner mentalement l’esclave, après l’avoir déporté. Il s’agit ensuite de persuader l’Antillais qu’il est autre (de l’empêcher de se représenter). C’est en première instance l’entreprise impérialiste qui décide de tout mettre en œuvre, d’abord pour couper l’esclave de son ancienne culture (les traits de cultures deviennent survivances), ensuite pour couper l’Antillais de sa vérité (les traits de culture deviennent ornement folklorique). Le lieu commun de ces deux opérations est l’absence (soigneusement épaissie) d’une histoire. (Ibid., p. 400)
Signalons ici que le romancier, en accusateur cette fois-ci, se dresse contre la naïveté et la sottise de ses auditeurs caribéens qui se laissent facilement leurrer par la systématisation colonisatrice aliénante. Le passage suivant constitue ainsi une diatribe acerbe lancée contre la transparence et la folklorisation que sécrètent les systèmes colonialistes :
Non pas seulement de friselis tiède enroulé autour des villas, au détour ombré de la route coloniale, mais au loin ce travail de verdure gonflé de hauts et qui à mesure s’est éclairci de brûlis en brûlis jusqu’à la côte (comme si la conscience trop lourde épaisse amarrée à sa nuit girant dans la nuit vers combien de pays arrachés combien de pays rêvés à la fin préférait se perdre, doucement se perdre dans la bonne sottise et le renoncement où chacun sombrerait sachant qu’il sombre et préférant cette clarté sotte douce à l’empan de minuit qu’il eût fallu accepter de traverser pour se connaître vraiment). (Glissant, 1997f, p. 169)
Ce processus d’auto-connaissance et d’auto-découverte n’est pas sans remonter le cours du temps, ni sans descendre aux tréfonds des sites infernaux de la Traite négrière. C’est que le romancier caribéen incite ses auditeurs, les Antillais, à se défaire des chaînes colonialistes, à s’affranchir des pièges impérialistes pour pouvoir remonter le fil de leur histoire, celle de la dissémination. L’auditoire antillais, à en croire l’écrivain qui tâche, par le truchement de Malemort (1975), de lui communiquer des vérités historiques terrifiantes, doit saisir l’occasion et rompre avec la clarté aveuglante de la mondialisation, avec les pensées des systèmes néocapitalistes, non seulement pour récupérer leur mémoire collective et maîtriser le « continuum » (Glissant, 1990, p. 235) de leur histoire, mais encore pour avoir leur mot à dire concernant leur présent et leur « devenir » (Glissant, 1993, p. 324).
S’inscrivant dans une dynamique défolklorisante, le théâtre importe beaucoup pour le griot et dramaturge caribéen, en ce sens que la théâtralisation de la rafle des esclaves sur le continent africain ainsi que de leur transbordement vers le Nouveau Monde, celui des Plantations, où ils étaient confrontés à de dures épreuves, permet aux Antillais de se prémunir contre les formes de folklorisation, c’est-à-dire d’aliénation culturelle. C’est ce que pointe Glissant dans le Discours antillais : « L’expression “théâtrale” est […] nécessaire. (a) Dans son aspect critique : pour contribuer à la liquidation des représentations aliénées. (b) Dans son aspect dynamique : pour contribuer à l’opération fondamentale par laquelle un peuple échappe à la limitation de l’expression folklorique, à quoi on le réduit. » (Glissant, 1981, p. 405‑406) Par ailleurs, cette expression littéraire théâtrale acquiert une importance cruciale : elle constitue un levier incontournable à l’élaboration d’une conscience collective chez une communauté déportée dans l’archipel des Caraïbes pour être domestiquée et exploitée : « Le théâtre est l’acte par lequel la conscience collective se voit, et par conséquent se dépasse. En son commencement, il n’est pas de nation sans théâtre. » (Ibid., p. 396) Glissant ajoute dans le Discours antillais :
On peut aider volontairement à passer du folklore vécu à la conscience représentée. Notre thèse (évidente) est que le peuple antillais ne naît pas « inconsciemment à la conscience de lui-même », comme l’eût fait (c’est ce que j’appelais l’harmonie) un peuple qui se serait constitué dans des temps anciens. Nous naissons à la souffrance, c’est notre modernité. C’est l’effort volontaire vers la conscience d’elle-même qui donne lieu à la collectivité. Le théâtre devra figurer ce lieu, signifier cet effort. (Ibid., p. 409)
Rappelons ici que le romancier caribéen s’évertue, à grand renfort de preuves puisées dans le contexte des Antilles dépendantes de l’Occident, à désamorcer le mécanisme de l’hégémonie qui impacte cette aire archipélique. Le romancier porte un regard particulier sur la mascarade des élections, instrumentalisées en modèles de récupération des Antillais. C’est dans cette optique que le narrateur évoque, dans la Case du commandeur (1981), la folklorisation aliénante qui résulte des élections, taxées de dérision carnavalesque :
Le pays était comme éclairé de ces ardeurs de l’après-guerre. C’était là une occasion de monter vraiment sur les mornes, de sonder le temps qui s’y était amassé, de regarder sur la mer vers ces autres îles dont nous ne supposions même pas comment leurs habitants les peuplaient. Mais nous avons choisi au lieu de cela, surexcités d’espace, de courir en imagination, et par consentement de tous, au loin de cette mer et de ses couis de terre. Marie Celat répondait à Mathieu : Nous sommes tous en rupture. Que voulait-elle supposer ? Sans doute que nous savions et que nous ne savions pas reconnaître ce trou qui nous séparait de tant d’obscurs réduits de la naissance et que nous tâchions pourtant de remplir de combien de roches, sans compter les cris poussés vers la terre quand dévalions nos vidés de Carnaval ou d’élection. Pourtant nous étions loin d’élire cette fille sage et la plus mesurée en maîtresse de la parole. (Glissant, 1997c, p. 147)
Somme toute, les Antillais vivent « [en] marge du carnaval des élections » (ibid., p. 150), puisque ces dernières sont folklorisées et vidées de leur sens, c’est-à-dire qu’elles ne sont effectuées que pour accentuer la dépendance des autochtones. En un mot, ces élections font partie des organes de domination qui profitent aux colonialistes au détriment des dominés. Si opérationnalité ou efficience il y a, elle ne saurait verser que dans le moule d’une systématisation chosificatrice. C’est bien pourquoi l’auteur réfute en bloc, dans la Lézarde, par la bouche de l’un de ses personnages, les élections dans l’aire archipélique : « — Non, non, la semence est jetée, d’autres viendront après nous, qui seront plus savants, mieux organisés. Je ne crois pas beaucoup à ces élections. Avons-nous choisi de voter ? Sur ce mode-là, précisément ? Non. À dire vrai, je suis contre toute cette politique de bulletins. Et le fond, l’âme, la nécessité ? » (Glissant, 1958, p. 150)
Qui plus est, ces élections ne répondent nullement aux règles du jeu démocratique, ni ne respectent les valeurs des droits de l’homme, du fait qu’elles sont viciées et qu’elles sont toujours au service des pouvoirs en place. Dans cette optique, l’auteur estime que tout est falsifié dans l’aire archipélique antillaise. Le narrateur revient, dans la Lézarde, sur le trucage des élections dans les Antilles :
— Tu sais, les élections approchent. S’il y a des troubles, ils enverront la vraie police. Fusils, mitrailleuses, casques.
— Et l’autre perspective ? S’il n’y a pas de troubles, agent de mon cœur, ils feront élire qui ils voudront. Urnes truquées bulletins préparés, mots qui votent.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tu es la force du peuple, Tigamba.
La lumière dans les yeux de Pablo. Alphonse sourit tristement. Et de plus, tu te moques de moi.
— Mais non, mais non. Tout se passera bien. (Ibid., p. 35)
Il faut remarquer à ce stade d’analyse que l’écrivain martiniquais conçoit le Parlement International des Écrivains au prisme de sa philosophie et de sa poétique de la Relation, lesquelles cultivent un échange civilisationnel entre les différents lieux. C’est là encore une fois une modalité de combattre l’unidimensionnel, le monolithisme et « le nomadisme en flèche » (Glissant, 1990, p. 24) dont les répercussions sont désastreuses. Autrement dit, le Parlement International des Écrivains, avant d’être une organisation sujette à la dissolution, est un espace de révolte que les hommes de lettres aménagent dans l’objectif de lutter contre toutes sortes de domination, d’inégalité et d’injustice. Il s’agit d’une mouvance libératrice de tout paternalisme culturel ainsi que de toutes formes de réductionnisme, de fakelore et de marginalisation. On peut ainsi avancer que le Parlement International des Écrivains s’inscrit dès lors dans l’esprit du nomadisme circulaire dont la « fonction est de garantir par cette circularité la survie d’un groupe » (ibid.). Écoutons, dans cette optique, l’analyse pertinente de Glissant qui s’attache à porter, dans l’Imaginaire des langues, un éclairage sur la spécificité de l’itinéraire différent que le Parlement devrait emprunter, itinéraire indissolublement associé à l’esthétique du chaos-monde. Ce Parlement, en tant que mouvance de révolte culturelle pacifique, doit s’élever contre toute pensée systématique, contre toute forme de fakelore, et évacuer en même temps tous les stéréotypes maintenant le déséquilibre, se radicalisant de plus en plus entre le centre occidental et les périphéries :
Du point de vue des logistiques et des productions d’idées, il ne faut pas non plus faire comme si les anciens centres n’existaient pas. Strasbourg, foyer européen, importe à tous. Les anciens centres ont leur force traditionnelle et ce serait du folklore que de s’enfermer dans des isolements qui méconnaîtraient leur participation nécessaire. Seulement, il ne faut plus les considérer comme des centres : il faut les considérer des éléments participants. Il est vrai aussi que les écrivains sont encore dépendants de ces centres, puisque là sont les maisons d’édition, les circuits de distribution, ces pôles de résonnance et d’illustration des œuvres. Mais on ne leur confère plus une légitimité en tant que pôles et c’est la chose importante. (Glissant, 2010, p. 50)
Conclusion
Nous avons tenté dans ce travail de donner son plein sens à la rhétorique sous-tendant l’ethnopoétique antillaise, qui transparaît au fil de l’œuvre glissantienne. Une telle rhétorique condense de nombreuses dimensions ayant trait aussi bien à l’ethnologie et à l’historiographie qu’à l’heuristique et à l’anthropologie.
Ayant une conscience aigüe des dommages immensurables que son peuple subit, en raison de la folklorisation culturelle, comme il le reconnaît lui-même en ces termes : « Je suis d’une communauté que l’on accule à son folklore ; à qui toutes productions sauf la folklorique sont interdites. La littérature ne peut pas “fonctionner” dans un simple retour à des sources orales folklorisées. » (Glissant, 1981, p. 262) Glissant médite « un nouveau rapport entre histoire et littérature » (ibid., p. 142) et exige une « historisation […] prise en compte par […] la communauté » (ibid., p. 96). Corrélativement, son ethnopoétique se veut en effet libre et libératrice, en ceci qu’elle procède à la fois à la déstructuration des structures culturelles standardisantes et à la restructuration d’une culture réduite au silence et vouée au fakelore. C’est ce que l’écrivain développe, de manière raisonnée et éclairante, dans le Discours antillais : « […] l’ouvrage littéraire […] a fonction de désacralisation, fonction d’hérésie, d’analyse intellectuelle, qui est de démonter les rouages d’un système donné, de mettre à nu les mécanismes cachés, de démystifier. Il a aussi une fonction de sacralisation, fonction de rassemblement de la communauté autour de ses mythes, de ses croyances, de son imaginaire. » (Ibid., p. 192)
Dans ce contexte, il importe de rappeler que le penseur antillais rejette en bloc ce qu’il appelle significativement « le processus de départementalisation d’un peuple démuni » (ibid., p. 249). Il récuse cette « idéologie d’assimilation à l’Autre » (ibid., p. 364), dépersonnalisation et assimilation constituant les causes de l’aliénation des Antillais ainsi que de leur aveuglement sur la réalité de cette aliénation dont ils sont l’objet : « Les gens alentour n’imagineraient pas ce qui barattait là par-dessous. Il y avait trop d’à-plat de confort pour qu’on soupçonne les balans de magie sans magie qui tournaient sous l’apparence des existences. Le pays, c’était comme Artémise, agonisait, en marge des splendeurs plates et des dérélictions du pays nouveau » (Glissant, 1993, p. 592), lira-t-on à ce propos dans Tout-Monde.
Avant de communiquer son projet politique à ces lecteurs, Glissant s’emploie à dresser un réquisitoire complet et enflammé tout autant contre l’insouciance des dominés que contre les systèmes colonialistes, décidément folklorisants et dépersonnalisants, comme il le souligne dans le Discours antillais :
Du mythe persistant des « Isles » paradisiaques à la fausse semblance des Départements d’Outre-Mer, il semblait que le destin des Antilles de langue française fût de se trouver toujours en porte-à-faux sur leur réalité. Comme s’il n’était jamais donné à ces pays de rejoindre leur nature vraie, paralysés qu’ils étaient par leur éparpillement géographique et aussi par une des formes les plus pernicieuses de colonisation : celle par quoi on assimile une communauté. (Glissant, 1981, p. 15)
Au demeurant, il nous faut dire brièvement ici comment la rhétorique de Glissant arme l’esthétique romanesque de la visée délibérative, l’autorisant ainsi à se délester de toutes sortes de fakelore et à véhiculer un projet politique propre aux Antillais. C’est sous cet angle que l’analyse de Michèle Aquien et de Georg Molinié revêt une portée considérable : « Le genre délibératif […] est défini par une matière du discours : le caractère opportun ou inopportun d’une décision à prendre, de la part de particuliers ou de corps constitués, touchant aussi bien les positions idéologiques, que la morale et ses enjeux les plus concrets dans l’action. » (Aquien & Molinié, 1996, p. 116) Somme toute, le romancier s’emploie, par le truchement de son écriture et depuis les tribunes du Parlement International des Écrivains, à combattre — et exhorte ses concitoyens à le faire — aussi bien l’assimilation et les mesures paternalistes occidentales que l’irresponsabilité et le laisser-aller de ces derniers, en les invitant à embrasser les valeurs citoyennes comme l’union, la solidarité et l’assomption de la responsabilité et, partant, à passer à l’acte civilisateur dans leur aire insulaire. Ainsi peuvent-ils entrer en créolisation avec les imaginaires et les cultures de la totalité-terre. C’est ainsi qu’on peut se représenter l’esthétique de la nouvelle région du monde glissantienne, laquelle s’inscrit immanquablement aux antipodes de la mondialisation, c’est-à-dire de toute modélisation civilisationnelle et artistique. C’est ainsi également que s’opère et se concrétise la politique que distille la poétique de la mondialité. Il s’agit ici de convoquer les citoyens de la totalité-terre à manifester densément leur présence, chacun dans son propre lieu, à y vivre pleinement, à contribuer consciencieusement à la créativité culturelle et à participer aux actions sociétales. En bref, il incombe à l’écrivain et à l’artiste d’évacuer de leur création artistique toute propension folklorique, souvent standardisante, assimilationniste, voire réificatrice. C’est ce à quoi Glissant fait allusion dans le Discours antillais :
La manifestation folklorique n’est donc jamais donnée dans une politique de soi, ce qui la dévitalise. Par récurrence, l’« artiste », obligé de s’en remettre aux circuits en place ou pressé d’en profiter, dépolitise son art (c’est-à-dire : rature toute expression ou toute visée susceptibles de lui interdire l’accès à ces circuits — on voit que cette dépolitisation n’est pas un choix idéologique, en ce cas jamais possible, mais une amputation qui s’apparente à l’autocastration) et, entré dans les circuits, à son tour se folklorise. (Glissant, 1981, p. 405)