L’imaginaire ou la profondeur du banal. Amour, mythe et métaphore

  • The Imaginary or the Banality’s Profoundness. Love, Myth and Metaphor

DOI : 10.35562/iris.893

Résumés

Existe-t-il véritablement, du point de vue cognitif et épistémologique, une distance insurmontable entre grandes et petites mythologies, entre les récits fondateurs sur lesquels reposent nos références culturelles et littéraires et toutes ces métaphores qui façonnent et orientent en profondeur nos expressions langagières et les objets qui nous entourent et qui, elles aussi, racontent une histoire ? Si aucune société ne peut vivre sans mythes, nul ne saurait vivre ni signifier sans métaphore. Et si Œdipe ou Philoctète sont des signifiants lourds de sens capables de générer une pléiade de configurations poétiques sans cesse renouvelées, Levi’s, Coca-Cola ou Apple ne sont pas moins, bien qu’à une dimension et à un degré différent, des noms qui se sont progressivement érigés au statut de mythes contemporains grâce à une habile stratégie où image et récit fondateur se renforcent et se légitiment réciproquement. En tant que force qui harmonise (sans les exclure mutuellement) l’ordre et le désordre, le chaos et le cosmos, la symétrie et la dissymétrie, la Loi et la dimension de la fête et du jeu, Apollon et Dionysos, la vie intérieure et l’expérience du monde ; bref, en tant que principe médiateur et réunificateur de l’univers, de la forme et du sens, la métaphore est ainsi l’un des noms possibles de l’imaginaire. L’autre nom, c’est évidemment l’Amour. En effet, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, l’amour, en tant que construction à partir d’une image-écran médiatrice, est toujours une quête du sens, un acte de signification, c’est-à-dire un processus dynamique mettant en relation les éléments disjoints du monde et de notre expérience.

From a cognitive and epistemological perspective, does an insurmountable distance really exist between big and small mythologies, between founding narratives on which our cultural and literary references are based, all of the metaphors that fashion and orient the depth of our linguistic expression, and the objects that surround us, which, in their own way, tell a story? A society cannot live without myths; nor would one know how to live or to signify without metaphors. If Oedipus or Philoctetus are heavily loaded with meaning and capable of generating a constellation of constantly renewing poetic configurations, Levi’s, Coca-Cola or Apple do no less. Despite being at a different dimension and degree, these names have been progressively built up to the status of contemporary myths by way of a clever strategy in which image and founding story provide reciprocal reinforcement and legitimization. As a harmonizing force (without mutual exclusivity) of order and disorder, of chaos and cosmos, of symmetry and asymmetry, of the Law and the dimension of party and play, of Apollo and Dionysus, of interior life and the experience of the world, in short, as a mediating and reunifying principle of the universe, of form, and of meaning, metaphor is one possible name for the imaginary. Its other name is, obviously, Love. In fact, from the Middle Ages to contemporary times, love, as a construction growing forth from a mediating image-screen, has always been a quest for meaning, an act of signification, a dynamic process connecting the fractal elements of our world and of our experience.

Plan

Texte

« Ne sai conment il l’en membra
Quant por m’amor a mon ombre a
Jeté son anel enz ou puis.
Or ne li doi je, ne ne puis,
Plus vëer lo don de m’amor! »
Jean Renart
(Le Lai de l’ombre, 1983, v. 921-925)

« Myths provide ways of comprehending experience; they give order to our lives. Like metaphors, myths are necessary for making sense of what goes on around us. All cultures have myths, and people cannot function without myth any more that they can function without metaphor. »
George Lakoff & Mark Johnson
(Metaphors We Live By, 2003, p. 185-186)

L’amour, l’imaginaire et la connaissance

Repenser les théories et imaginaires de l’imaginaire en reconnaissant à la fois l’héritage fondateur de Gilbert Durand et de ses successives réélaborations ainsi que la pertinence épistémique des études sur l’imaginaire pour la compréhension de notre monde contemporain : voilà un défi dont la séduction n’a d’égale que la terreur qu’il inspire et qui ne saurait être atténuée qu’en circonscrivant l’illimité (et l’étrangeté) de ce vaste champ théorique à une dimension qui nous est un peu plus familière mais non moins complexe — l’amour. Ou, plus exactement, l’amour comme construction médiatisée par l’image, c’est-à-dire l’amour comme imaginaire. Pour cela, je vous propose un bref détour par le Moyen Âge. Non pas parce que le Moyen Âge, comme on l’a souvent et abusivement dit, aurait inventé l’amour, mais plutôt parce qu’il a su unir au cœur de cette nouvelle langue syncrétique de la fiction qu’est le roman, la trajectoire individuelle du héros à l’expérience amoureuse, soudant ainsi, de façon insolite, identité, quête du sens et amour. Dans cette perspective, ce dont le Moyen Âge a eu l’intuition géniale (intuition qui a fortement influencé la culture occidentale) c’est que l’amour ne saurait se réduire ni à l’histoire de la rencontre entre deux corps, ni à celle de son absence figurée dans la dimension purement spirituelle de l’Éros : la réalité de l’amour, comme le suggère brillamment Giorgio Agamben dans son essai Stanze. La parola e il fantasma nella cultura occidentale de 1977, réside dans son irréalité intrinsèque, c’est-à-dire dans sa nature fantasmatique. « Ce n’est que dans la culture médiévale », affirme le critique italien, « que le fantasme émerge au premier plan comme origine de l’objet de désir et que l’espace réservé à l’Éros se déplace de la vision vers la fantaisie » (Agamben, 2007, p. 146, je traduis). Fruit de la capacité imaginative du cerveau, selon la théorie humorale héritée de l’Antiquité, le fantasme, compris aussi bien au sens aristotélicien qu’augustinien1, est une puissance créatrice de formes2 qui, bien qu’illusoires, ne sont pas moins ressenties et tenues pour vrai par l’homme. Au cœur du fantasme, l’image devient ainsi une instance médiatrice qui configure et reconfigure incessamment notre rapport au monde et à l’objet de nos désirs. Ou, pour le dire plus clairement, c’est l’image, en tant que signifiant du désir, qui transforme le monde qui nous entoure en objet désirable qui s’offre alors à la connaissance. Par ce biais, l’imaginaire (en tant que transformation dynamique des produits de l’imagination en une structure signifiante) se trouve ainsi érigé en processus cognitif. Il n’est donc pas étonnant que le Moyen Âge ait conçu l’accès à la connaissance comme un parcours spéculatif, c’est-à-dire un parcours à travers des images projetées de miroirs en miroirs (les yeux, l’eau, le discours, etc.), la multiplication des médiations ne conduisant pas nécessairement, suivant une logique purement platonicienne, à une dégradation d’un archétype transcendant, mais, au contraire, à une constante modélisation de l’objet de désir sans laquelle nul savoir n’est possible.

Que l’on se souvienne de cet admirable passage des Confessions3 (XIII, 15) où saint Augustin place sur le même plan symbolique, lexical et conceptuel le vêtement (pellis) qui recouvre le corps de l’homme après la Chute4 et le parchemin (pellis) de la Parole divine qui désormais se déroule sous les cieux, cachant la face devenue transcendante, invisible et ineffable du verbum aeternum. Ce texte-parchemin se présente sous la forme d’un récit soumis à l’empire du temps (« syllabis temporum ») dont la résistance et l’opacité ne peuvent être percées qu’à travers l’activité exégétique ; d’un récit qui devient, en somme, l’emblème de toutes ces médiations (l’énigme perçue dans les nuages — aenigmate nubium, par exemple) qui se projettent dans le miroir du ciel comme une image (per speculum caeli) que seule la fin des temps effacera pour céder la place à l’immanence au sens comme pleine Présence. L’impératif de l’image (qu’elle soit image textuelle, image mentale du fantasme ou image iconographique), de la modélisation de la relation à l’autre et au savoir par le biais de l’image, inscrit ainsi clairement l’accès à la Connaissance dans une dynamique (de l’) imaginaire.

Au commencement était l’image : le primat du signifiant

Le primat de l’image comme structure dynamique qui préside à la Connaissance est toutefois loin de se limiter à la sphère du sacré. La version du célèbre Roman de la Rose composée par Guillaume de Lorris dans la première moitié du xiiie siècle nous offre, par exemple, trois modèles apparemment antagoniques du régime de l’image : alors que l’Amant s’apprête à entrer dans le Jardin de Déduit qui abrite l’objet du désir, une enceinte lui montre, sous forme de figures peintes, les puissances négatives qui menacent ce paradis terrestre qu’est l’idéal courtois et dont il doit s’éloigner pour connaître l’Amour : Haine, Félonie, Vileté, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse. Franchissant le mur, il rencontre Belle Oiseuse qui se regarde au miroir et lui indique la voie vers la Fontaine d’Amour qui n’est autre que le « miroer perilleus » (éd. F. Lecoy, 1973, v. 1571) de la Fontaine de Narcisse. Ce scénario mythico-allégorique ne prétend pas seulement dénoncer les pièges de l’image5, Guillaume de Lorris prenant d’ailleurs le soin de préciser que c’est grâce à la propriété des deux cristaux qu’il possède que ce miroir magique a le pouvoir de montrer « senz coverture » (v. 1557) toutes les choses qui l’entourent. Dans cet objet — où s’accordent les connaissances catoptriques de l’Antiquité et du Moyen Âge —, l’Amant peut ainsi observer la véritable nature — ou la véritable essence — de ce microcosme qu’est le Jardin de Déduit, saisir à la fois l’infiniment petit et le multiple, la partie et le tout, toutes les roses et celle qui lui est destinée. Là encore, l’accès à la Connaissance (de soi, de l’Autre, de l’Amour) implique un cheminement, aux contours initiatiques, à travers un espace saturé d’images ou, plus exactement, à travers un espace structuré par des sous-ensembles cohérents d’images attirées les unes vers les autres par des schèmes communs et réunies autour de ce que G. Durand nommait des « bassins sémantiques » (1996, p. 79-130) culturellement marqués.

Les romans de Tristan nous offrent un autre exemple particulièrement éloquent de cette nature fantasmatique du désir au sein duquel l’amour est constamment médiatisé par l’image. À défaut de pouvoir posséder l’Autre interdit du désir (Iseut la Blonde), c’est-à-dire d’accéder à la pleine Présence, au Réel, l’amour se construit sur fond de vide et d’absence colmaté par une série de simulacres imagétiques qui dédoublent l’Autre à l’infini. Aussi, dans la version dite « courtoise » de Thomas d’Angleterre, Tristan se marie-t-il avec Iseut-aux-blanches-mains, double spéculaire en tout point parfait de la Reine, et se met à sculpter une image (au sens médiéval du terme, c’est-à-dire une statue) de la vraie Iseut avec laquelle il entame un dialogue lui permettant (sous forme d’analepse narrative condensée) de reconfigurer son passé et son identité6 :

Et les deliz des granz amors
E les travaus et lor dolurs
E lor paignes et lor ahans
Recorde a l’himage Tristrans.
(ms. Turin, v. 1-4)

Por iço fist ceste image
Que dire li voet son corage
Son bon penser et sa fole errur,
Sa paigne, sa joie d’amor.
(ms. Turin, v. 45-48)7

La fin tragique du récit — exemple achevé de cette trajectoire mortelle du signifiant (variante du retour du refoulé freudien) dont parlait Jacques Lacan (1956, p. 1-44) à propos de La lettre volée8 — prouve à quel point vivre uniquement sous le régime de l’image comme éternel substitut du Réel (nous ne sommes pas très loin, remarquons-le, des questions que pose actuellement la construction d’un rapport à prédominance virtuelle à autrui et au monde, via les réseaux numériques) peut conduire à toutes sortes de distorsions des signes et du sens débouchant sur la mort. La scène finale du mensonge funeste d’Iseut-aux-blanches-mains au sujet de la couleur des voiles9 révèle que celui qui vit dans et par le simulacre, meurt par le simulacre. Elle nous apprend également, dans la lignée de la distinction platonicienne entre eikôn (la transposition de l’essence permettant d’accéder à la connaissance des choses invisibles) et eidôlon (la copie de l’apparence sensible progressivement réduite au statut de simulacre, d’illusion, de fantasme10), que toutes les images ne sont pas équivalentes ; que leur nature, leur valeur ainsi que le regard que l’on porte sur elles ont de sérieuses implications aussi bien du point de vue épistémologique que du point de vue culturel et anthropologique : que l’on songe, par exemple, aux tensions entre l’iconoclastie qui, depuis la philosophie grecque, irrigue l’Occident, et l’immense pouvoir médiateur conféré à l’image suite à la rupture introduite par le paradigme chrétien de l’Incarnation11 et à l’influence exercée par l’Église orientale12. Une tension qui est loin d’être résolue et qui structure même, en partie, notre imaginaire contemporain, vu qu’elle se manifeste aussi bien au cœur des débats actuels sur les religions que sur le terrain, tout profane mais à fortes répercussions théoriques et pratiques, qui oppose les détracteurs d’un monde moderne et post-moderne soumis à l’empire aveuglant de l’image, de la culture visuelle et numérique comme emblème du simulacre et de l’affaiblissement d’une dynamique du symbole consubstantielle à l’image mythopoétique13, et ceux qui, au contraire, voient se dessiner au sein de cette nouvelle culture numérique de nouveaux processus cognitifs de représentation et de symbolisation conduisant à un nouveau rapport au monde et au langage, ainsi que de nouvelles formes de connaissance.

Mais revenons à Tristan dans la version de Thomas d’Angleterre. Fasciné par l’image-simulacre, le héros est demeuré au seuil de l’imaginaire aussi bien dans sa dimension relationnelle (celle qui permet de reconfigurer constamment l’identité dans son rapport à tout ce qui nous entoure) qu’en tant que quête sans cesse renouvelée du sens au-delà des apparences et d’un engouement médusant et létal face à l’épiderme séducteur des signifiants. En d’autres termes, il est fatalement demeuré au seuil du processus de symbolisation.

Un autre récit du Moyen Âge, aussi bref que fulgurant, nous permet d’approfondir le lien complexe unissant image, imaginaire et construction de l’amour. Il s’agit du Lai de l’ombre de Jean Renart (l’ombre renvoyant à l’image réfléchie dans un miroir) qui nous raconte l’histoire suivante : un chevalier (anonyme), modèle des vertus courtoises, en tout digne d’un Gauvain ou d’un Tristan (modèles intertextuels auxquels le récit fait explicitement référence), s’éprend un beau jour éperdument d’une dame (également anonyme) dont il a entendu vanter la beauté. Retenons pour l’instant cette importante dimension sonore/auditive qui structure le thème bien connu de l’amor de lonh chanté par les troubadours occitans, et tout particulièrement par Jaufré Rudel au xiie siècle, et qui fait de l’amour une question de résonnance, toutes les vertus émanant de la beauté de ce signifiant privilégié du désir qu’est le nom :

Ele [Amour] li a saiete traite
Par mi le cors dusqu’au panon:
La grant biauté et le doz non
D’une dame li mist el cuer.
(v. 128-131)

Arrivé au seuil du château où réside la dame, le chevalier cherche à différer le moment de la rencontre. Non pas par témérité ou par crainte que son amour ne soit pas partagé, mais pour jouir une fois encore de l’image sonore de la dame qui lui est transmise par le récit de ses vertus14 :

Il nel disoit pas tant por rien
Qu’il montast as fossez n’as murs,
Con por savoir se ses eürs
L’avoit encor si haut monté
Qu’il parlassent de [la] bonté
De la dame qu’il va veoir.
(v. 228-233)

Tout comme dans un autre roman du même poète, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, où l’empereur Conrad tombe amoureux de la belle Liénor à travers le récit fictionnel entièrement inventé (au sens poétique d’inventio) par le troubadour Jouglet, Le Lai de l’ombre témoigne qu’avant d’être une histoire de corps et de communion de sentiments, l’amour repose sur la construction narrative de l’image d’autrui. Cette problématique sera développée d’une façon particulièrement éloquente par le texte : déjouant toutes les stratégies discursives mises en œuvre par l’amant (emblèmes d’un discours inopérant et vide de sens, la topique courtoise qu’il met en scène semblant être désormais coupée de la matrice mythique qui lui donnait toute sa force), la dame refuse obstinément l’amour du chevalier. Celui-ci profite alors d’un instant de distraction de la dame pour lui passer une bague au doigt et sceller ainsi perfidement leur union. S’apercevant du stratagème, l’amie commande au chevalier de se rendre auprès d’un puits pour lui restituer la bague. C’est alors que l’amant aperçoit l’ombre (le reflet, l’image) de la dame projetée au fond du puits et qu’il décide, par « mout grant sen » (v. 876), d’offrir la bague à l’image. Stupéfaite et émerveillée par cette ruse, la dame accepte finalement de devenir l’amie du chevalier :

Orainz ert de m’amor si loing
cis hom, et ore en est si pres !
Onques mes devant ne après
n’avint, puis qu’Adam mort la ponme,
si bele cortoisie a honme,
ne sai conment il l’en menbra.
quant por m’amor a mon onbre a
geté son anel enz el puis,
or ne li doi je ne puis
plus veer le don de m’amor.
(v. 916-925)

Dans son intuition géniale sur le pouvoir des dispositifs imagétiques (récit fictionnel ou image au miroir) au service de la construction du sens et des rapports à autrui, Jean Renart nous montre lucidement que l’amour ne surgit ni de l’argumentation logique (empire du logos), ni d’une quelconque mimèsis fictionnelle (la topique courtoise), ni même du hasard ou de la chance (un thème qui parcourt le récit dès le prologue) comme instances qui échappent à l’emprise de la raison : au carrefour de ces trois dimensions, l’amour implique la mise à distance imaginaire de l’Autre et sa reconfiguration par le biais de l’image. Une image qui n’est jamais celle, idolâtre, de la reproduction mimétique, mais une image toujours instable, floue et changeante au contact du Langage et du Réel comme celle que l’amant de Jean Renart aperçoit au fond du puits15. Le passage de l’image à l’imaginaire mis en œuvre par le récit poétique montre que l’amour ne se construit pas à partir de l’union fusionnelle avec l’Autre, tout comme la Connaissance ne se construit pas à partir d’un rapport immanent au monde : il implique sa conversion au statut d’image narrative ou artistique qui lui permet de s’ériger en signifiant du désir et, par conséquent, en objet de connaissance. Cette conversion — autant sémiotique que symbolique — permet d’éviter l’engouement narcissique dans l’image et de construire une arithmétique de l’amour (et du symbole) où l’unité se présente toujours comme unidualité16, c’est-à-dire comme manifestation de l’Un-Différentié, selon un jeu de signifiants cher à J. Lacan, répondant à l’énigme jadis somptueusement formulée par Chrétien de Troyes dans son roman Cligès : « Comment deux cœurs peuvent ne faire qu’un, sans être réunis ensemble17 ? »

L’œuf ou la poule ? La grammaire générative du mythe

La dynamique de l’image et son rôle dans la construction de l’amour révèlent, en somme, que l’imaginaire est bien, comme le suggérait déjà Henry Corbin dans un tout autre contexte, le lieu de l’intermédialité (un intermundus) par excellence, une sorte d’« hologramme » (selon l’une des définitions durandiennes du mythe [1994, p. 57]) où, à l’instar de ces deux cristaux de la Fontaine d’Amour du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, chaque partie contient et reflète la parcelle et la totalité de l’objet que le récit, dans sa dimension mythopoétique, ne fait, somme toute, que déployer à l’infini. De nombreux autres récits du Moyen Âge explorent cette dimension à la fois médiatrice et matricielle de l’image. Dans Les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coincy (xiiie siècle), par exemple, « c’est à partir de la statue [de la Vierge] que se construit le récit » (Walter, 2013, p. [7]). Ainsi l’image est-elle non seulement un objet de dévotion qui instaure une médiation privilégiée entre l’homme et la sphère divine, mais elle devient également un signifiant à partir duquel émergent et s’organisent tous les éléments constitutifs du récit et de l’imaginaire narratif. On pourrait en dire autant du Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole composé à la même époque par Jean Renart où tout tourne autour d’une image particulièrement puissante, énigmatique et envoûtante — une rose rouge dessinée sur la blanche cuisse de Liénor ; une image dont tous parlent, mais que personne n’a jamais vue et dont on ignore jusqu’à l’existence ; une image fantasmatique qui néanmoins tisse entièrement les fils du roman et dicte les paroles, gestes et silences des personnages.

De par sa structure interne, l’image s’érige en véritable matrice narrative semblable à ces noyaux ou agglomérats archétypaux constitutifs du mythe à partir desquels « l’imagination recrée, régénère, construit de nouvelles histoires » (Thomas, 2011, p. 14). Nous remarquerons d’ailleurs que bien des récits exemplaires que nous avons précédemment évoqués se bâtissent très souvent sur des fragments de mythes archaïques préchrétiens18 et épousent, au-delà d’une simple fonction didactique ou moralisatrice, les contours des mythes étiologiques ou de fondation (origine d’un toponyme, d’une coutume, d’un rituel, etc.). Comme unité multiple relevant de la pensée complexe ou de la raison contradictoire, structure fondatrice, forme autoplastique et créative, concentration de mythologèmes que chaque mythologie actualise dans un contexte linguistique, historique et culturel donné, information virtuelle et logos spermatikos19, l’image (surtout celle qui a une portée symbolique, sans pour autant exclure l’image indicielle ou iconique des sémioticiens qui est loin d’être uniquement une image neutre ou monosémique) n’est jamais une forme vide ou abstraite : toute image est surplus de sens et micro-récit en puissance que le texte poétique explore et oriente en lui donnant une certaine forme discursive sans pour autant en épuiser les virtualités signifiantes. Dans cette perspective, Helder Godinho a raison lorsqu’il parle d’une « narrativité des images » et, plus exactement, lorsqu’il définit la construction de l’image d’autrui dans l’amour comme processus médiatisé par le récit20. Et dans cette perspective, John Scheid et Jesper Svenbro (2014) ont eux aussi raison lorsqu’ils envisagent, à partir des études de Marcel Detienne sur le mythe politico-religieux de l’olivier dans le monde grec et celles de Louis Gernet sur les amalgata (objets de valeur) dans la Grèce archaïque, l’existence d’un mythe dépourvu de toute dimension narrative. Étayant cette hypothèse sur l’analyse de mythes concernant la fondation de certaines cités (Carthage, Alexandrie), l’invention de certains objets (comme la lyre ou le tissu, le collier d’Ériphyle) et les sources narratives construites autour de certains noms propres (celui d’Œdipe occupant le premier plan), les auteurs concluent que « le mythe ne s’incarne pas nécessairement dans ce “récit fabuleux” traditionnellement considéré comme la matière même qui sert à fabriquer du “mythologique”. Il pourrait se condenser en un simple et seul objet qui en constituerait pour ainsi dire le noyau dur, voire même la matrice » (Scheid & Svenbro, 2014, p. 12). C’est ainsi l’activité mytho-logique qui transforme un signifiant premier et relativement stable (objet ou nom propre) — immense réservoir de significations concaténées en associations symboliques préexistantes (ibid., p. 16-17) — en un discours narratif qui se définit, pour ainsi dire, comme une glose du substrat mythique. Le récit mythologique serait ainsi toujours déploiement à l’infini des potentialités signifiantes (parfois contradictoires) déjà contenues dans l’image-mythe d’où émane l’imaginaire d’une culture21.

La question du primat (historique ou ontologique) de l’image-objet/signifiant sur le récit (ou vice-versa) est en réalité aussi stérile que celle qui a durant longtemps fait dériver le mythe d’un rite primordial. Elle creuse et perpétue, en outre, le clivage entre mythos et logos qui culmine certes avec le rationalisme de la période classique et le positivisme du xixe siècle, mais dont le structuralisme et la narratologie sont encore largement tributaires : d’où l’analogie structurale entre le mythe et la langue (chez Claude Lévi-Strauss et Roland Barthes, notamment) et l’attention toute particulière accordée à l’étude de sa syntaxe et de sa grammaire par de nombreux mythologues. Les gestes, les processus morphogénétiques qui gouvernent les sociétés humaines, les objets et leur valeur représentationnelle ou symbolique, ainsi que les récits qui leur confèrent une cohérence interne, c’est-à-dire un sens, sont inévitablement reliés au sein d’une dynamique transformationnelle. Les neurosciences tendent à confirmer cette logique en mettant en évidence le lien symbiotique qui unit la conscience de soi (l’image de soi) et notre capacité à organiser notre expérience sous forme narrative suivant un processus (narratif lui aussi) qui semble également présider à la façon dont nous récupérons les images stockées dans notre mémoire dans l’acte de réminiscence. D’où le fait qu’António Damásio définisse la pulsion de raconter (que le récit soit ou non objet d’une verbalisation) comme un phénomène neurocognitif structurant qui témoigne d’une véritable « obsession du cerveau » (2000, p. 221).

Qu’il s’agisse de l’imaginaire de la substance — l’eau, la terre, le feu, le nid — cher à Gaston Bachelard ou de l’imaginaire du Guide Bleu, du Tour de France et du plastique scruté dans les Mythologies du quotidien par R. Barthes (1957) et, plus récemment (2009), par ces Nouvelles Mythologies proposées par Jérôme Garcin (2007) s’ouvrant à la culture visuelle et numérique (le Speed-dating, « le blog », le GPS, le phénomène Google, le SMS, le Digicode, etc.), remarquons finalement que l’imaginaire n’émerge jamais de l’objet pris de façon isolée : il réside toujours dans la dimension multi-relationnelle entre tous les éléments d’un système. En mettant en évidence le processus d’organisation qui permet de classer les images en grandes constellations dynamiques unies par un principe de vases communicants, l’apport décisif de G. Durand aux études sur l’imaginaire fut justement celui d’en montrer la nature systémique. Roman Jakobson se plaisait à citer les mots du peintre George Braque : « Je ne crois pas aux choses, mais à la relation entre les choses. » (1963, p. 8) Cette dimension relationnelle et systémique de l’imaginaire implique ainsi un constant mouvement de va‑et‑vient entre l’image (qu’elle soit l’image-duplication de la représentation mimétique, image-fiction, image-symbole ou image-archétype selon la typologie établie par Jean-Jacques Wunenburger22) et le récit qui la reconfigure discursivement et l’érige en objet de désir. Une histoire d’amour donc, vécue comme une incessante quête de la cohérence et du sens. Et ce qui est vrai pour les grandes mythologies l’est aussi pour les petites mythologies (distinction dont la pertinence est d’ailleurs contestable23). Car si Œdipe ou Philoctète sont des signifiants lourds de sens capables de générer une pléiade de récits mythologiques, Levi’s, Coca-Cola ou Apple ne sont pas moins, bien qu’à une autre dimension et à un moindre degré poétique, des noms qui se sont progressivement érigés au statut de mythes contemporains24 grâce à une habile stratégie où image et récit fondateur se renforcent et se légitiment réciproquement.

Le cas de Apple est particulièrement intéressant. En effet, si cette pomme croquée sur la droite, aux couleurs inversées de l’arc-en-ciel jusqu’en 1998 puis en monochrome, renvoie, de façon iconique, à la marque et au célèbre Macintosh (apple signifiant « pomme », ce produit, lancé en 1984, étant une variété de pommes), elle n’est pas moins une image saturée de couches symboliques qui forment une chaîne cohérente de signification créant une identité mythique de profondeur. La pomme évoque l’anecdote autour de Newton et donc la dialectique entre l’imagination, le hasard et le travail de recherche au cœur des découvertes scientifiques qui révolutionnent notre vision du monde. Mais elle fait surtout miroiter le mythe génésiaque des origines où la transgression — qui est à la source de toute évolution — est intimement liée à l’entrée dans l’ordre du temps et de la mort, à la liberté et à l’accès à la Connaissance. Cette image n’est glosée par aucun récit de type étiologique, mais elle se dédouble, en revanche, dans les récits biographiques (ou pseudo-biographiques) sur Steve Jobs dont la trajectoire (d’un garage de Cupertino à San Francisco au début de l’année 1976 à sa mort en 2011, en passant par sa démission en 1985 suite à un violent conflit avec John Sculley, la chute de Apple, son errance de dix ans suivie de son retour apothéotique à l’espace des origines en 1996 et d’une fulgurante renaissance de la marque) est digne d’un héros épique qui s’érige même au rang des héros fondateurs et civilisateurs. On peut certes rétorquer, avec raison d’ailleurs, que la rhétorique manipulatrice du storytelling ne saurait posséder la profondeur mythopoétique du récit littéraire et que l’image numérique, rendant en grande partie caduque « l’ancienne hiérarchie métaphysique entre image iconique et image idolâtrique » (Wunenburger, 2002, p. 257) dans la mesure où elle simule et recrée le réel (au lieu de l’imiter), tend à appauvrir l’expérience multi-sensorielle du monde et à désincarner ou à désincorporer (ibid., p. 259) notre relation aux objets esthétiques et à autrui. Elle n’est pas moins un exemple paradigmatique de la prégnance du mythe sur l’imaginaire contemporain et sa capacité à transformer une chose ou un simple signifiant en un objet irrésistible et tyrannique du désir, et le monde profane de l’utilitas en un univers où règne une atmosphère proche du sacré. Que l’on songe à tous ces adeptes qui ne jurent que par Apple comme mode de vie, de penser et d’être au monde ; qui partagent les mêmes rites langagiers et les même croyances diffusées massivement sur les réseaux numériques ; qui fréquentent religieusement les rituels de lancements de nouveaux produits dans ces temples érigés à la gloire de la marque : les immenses Apple Store de New York, Paris, Tokyo, l’Apple Expo en France ou le Macworld Conference & Expo à Boston, New York et San Francisco, etc.

L’amour : métaphore de l’imaginaire et imaginaire de la métaphore

De Jean Renart à Steve Jobs, du Roman de la Rose à la représentation d’une tentatrice pomme croquée, ces brèves réflexions montrent bien que l’imaginaire participe d’une dynamique qui creuse sans cesse le sens, qui introduit les principes de différence et de profondeur poétique au sein même des gestes les plus répétitifs de la banalité quotidienne. Il définit, en d’autres termes, la dimension à la fois phénoménologique, discursive et herméneutique qui permet « d’arracher l’image à son statut dégradé et marginal pour la réhabiliter comme instance médiatrice entre le sensible et l’intellectuel » (Wunenburger, 2002, p. 25). Si l’image (comme micro-récit en puissance) et la densité sémantique qu’elle abrite est donc membrane médiatrice et polymorphe qui modèle et reconfigure incessamment notre rapport au monde et au sens, elle est également, de par sa nature plastique et esthétique, ce qui permet de transformer ce monde en un vaste objet de désir, la dimension amoureuse ou érotique de ce rapport constituant la doublure isomorphique de cette quête du sens et de la connaissance.

Si l’activité imaginative se loge partout ; si elle agit en amont et en aval aussi bien de l’activité artistique, du rêve comme de l’activité rationnelle et scientifique, la légitimité des études sur l’imaginaire devrait naturellement se fonder sur l’inter- ou la transdisciplinarité de leur approche, de leur démarche et des champs d’application qu’elles permettent d’explorer et de relier. Vingt ans passés sur la publication du recueil d’essais intitulé Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés (1996), il est donc urgent de relancer le défi posé par G. Durand en héritier du « nouvel esprit scientifique » bachelardien, et d’approfondir cette nouvelle « épistémologie du signifié » (Durand, 1996, p. 45-78), lourde d’implications théoriques et pratiques, que les sciences humaines ont parfois — et paradoxalement — plus de mal à envisager que les sciences dites exactes. Or, malgré les problèmes insolubles posés par certaines postures théoriques et épistémologiques parfois inconciliables (c’est-à-dire par des imaginaires scientifiques et des visions du monde radicalement distincts les uns des autres), ce dialogue reste néanmoins possible, ne serait-ce que parce que très souvent nous disons la même chose dans une langue ou une terminologie différente. Je me limiterai à un seul exemple particulièrement éloquent.

En relisant tout récemment l’ouvrage, désormais classique, publié en 1980 par George Lakoff et Mark Johnson — Metaphors We Live By25 —, j’ai été frappé par les nombreuses affinités entre l’approche holistique et cognitive de la métaphore chez ces deux chercheurs nord-américains et la conception durandienne de l’imaginaire. Remarquons tout d’abord l’existence d’une certaine parenté sur le plan épistémologique : tout comme G. Durand fonde ses « structures anthropologiques de l’imaginaire » (1993) en rupture face au paradigme classique de l’imagination délirante (la « folle du logis » de Malebranche, maîtresse d’erreur et de fausseté selon Pascal), au positivisme desséchant qui avait frappé les sciences sociales et humaines à partir du xixe siècle et au non-sens d’une sémiotique obnubilée par l’arbitraire du signifiant (Durand, 1996, p. 78), G. Lakoff et M. Johnson (2003, p. 195-209 et 243-246) placent leur vision de la métaphore (comme processus cognitif et un système conceptuel qui modèle notre perception du monde et structure aussi bien la pensée que le langage et les actions) aux antipodes de l’objectivisme logocentrique de la philosophie occidentale, et surtout aux antipodes de la philosophie analytique de tradition anglo-saxonne et du néo-rationalisme de la linguistique moderne (avec Chomsky notamment)26. Pour eux, la métaphore ne saurait se réduire à une affaire de mots ou d’ornement rhétorique. Il s’agit, comme l’imaginaire chez G. Durand, d’une structure qui s’appuie sur des fondements à la fois culturels et neurobiologiques, la réflexologie comme point de départ de la « trajectoire anthropologique » durandienne n’étant d’ailleurs pas sans affinités avec le primat de l’expérience physique et corporelle du monde sous-jacente, chez G. Lakoff et M. Johnson, à la manière dont nous conceptualisons et verbalisons nos sentiments et notre rapport à l’espace et au temps. Tout comme l’image dont nous parlions plus haut, la métaphore est instance médiatrice entre le sensible et l’intellectuel exerçant son influence aussi bien sur le plan de la perception et des motivations (conscientes ou inconscientes) que sur celui de la pensée abstraite, des croyances ou des routines du quotidien.

Lorsque les auteurs parlent du pouvoir de la métaphore (comme phénomène naturel et neuronal constitutif d’une « anatomie de l’imagination » [Lakoff & Johnson, 2003, p. 251]), les concepts deviennent complètement interchangeables : loin d’être neutre ou objectif, le discours scientifique est, selon G. Lakoff et M. Johnson, chargé de métaphores (d’où la possibilité de l’étudier du point de vue de l’imaginaire) ; les grandes transformations culturelles et épistémiques d’une civilisation donnée sont mesurables, ajoutent-ils, à l’émergence ou à l’effacement de certaines structures métaphoriques (« Le temps c’est de l’argent », par exemple) : une idée qui rejoint nettement les trois tropismes évoqués par G. Durand et les trois grandes familles de mythes sur lesquelles ils débouchent (mythes finissants, mythes dominants, mythes naissants). Personne ni aucune culture ou société ne peut se passer du mythe comme elles ne sauraient vivre sans métaphores : en donnant forme, sens et cohérence au monde et à notre expérience, la métaphore acquiert, pour les chercheurs nord-américains, une dimension clairement identitaire et culturelle et devient analogue au mythe, comme ils le soulignent d’ailleurs très nettement dans l’un des passages les plus marquants de l’ouvrage que nous avons cité en exergue. Dans la postface à l’édition de 2003 où ils développent la question des fondements neurologiques de la pensée métaphorique, les auteurs distinguent (p. 257) encore les métaphores primaires (universelles) des métaphores secondaires (sociales, culturelles, idéologiques, personnelles) — ce qui s’applique tout aussi bien à l’imaginaire —, la définition qu’ils donnent des images-schéma (p. 253) comme images « primitives » qui structurent toutes ces « images riches » (c’est-à-dire sémantiquement denses) modelant notre expérience dans toutes ses dimensions, coïncidant parfaitement avec les définitions les plus orthodoxes de l’image archétypale. Remarquons finalement que, tout comme l’imaginaire est pensée du complexe que seule une approche systémique peut véritablement explorer, la métaphore apparaît à G. Lakoff et M. Johnson comme une troisième voie27 qui opère la synthèse entre le mythe occidental de l’objectivisme et la peur de la métaphore qui le hante, et le mythe romantique et post-révolution industrielle de la subjectivité. Après ce long chassé-croisé, les chemins de l’imaginaire et de la linguistique cognitive ne pouvaient qu’en venir à se (con)fondre, la métaphore devenant, à la fin de l’ouvrage, l’espace privilégié où la raison s’unit à l’imagination, c’est-à-dire le lieu (commun) d’une imaginative rationality28 (p. 193).

En tant que force qui harmonise (sans les exclure mutuellement) l’ordre et désordre, le chaos et le cosmos, la symétrie et la dissymétrie, la Loi et la dimension de la fête et du jeu, Apollon et Dionysos, la vie intérieure et l’expérience du monde ; bref, en tant que principe médiateur et réunificateur de l’univers, de la forme et du sens, la métaphore est ainsi l’un des noms possibles de l’imaginaire. L’autre nom, c’est évidemment l’Amour. En effet, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, l’amour, en tant que construction à partir d’une image-écran médiatrice, est toujours une quête du sens, un acte de signification, c’est-à-dire un processus dynamique mettant en relation les éléments disjoints du monde et de notre expérience. Dante l’avait parfaitement compris lorsqu’à la fin de la Divine Comédie, cherchant, en parfait géomètre, à mesurer l’incommensurable circonférence de l’univers et à résoudre le nœud gordien qui unit l’image au cercle29, découvre que c’est l’Amour (divin) — cet amour « che move il sole e l’altre stelle », suivant le vers sur lequel se clôt la Divine Comédie (Paradiso, v. 145) — qui constitue l’élan vital, la seule et véritable force d’agrégation de la Création qui transforme le mouvement entropique conduisant à l’émiettement du Sens et de la Forme Universelle (Paradis, v. 91) en une dynamique unifiante qui relie les feuillets du Livre de l’Univers au sein d’un système désormais cohérent, structuré et lisible :

Nel suo profondo vidi che s’interna,
legato con amore in un volume,
ciò che per l’universo si squaderna:
sustanze e accidenti e lor costume
quasi conflati insieme, per tal modo
che ciò ch’i dico è un semplice lume
30.
(Paradiso, XXXIII, v. 85-90)

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Notes

1 Selon la théorie augustinienne, le fantasme (phantasma, phantasticum hominis) apparaît comme une image illusoire imprimée dans l’esprit humain par une force souvent démoniaque et dont la puissance est si grande que ces formes prennent, pour le rêveur par exemple, l’apparence de vrais corps (Sol., II, XX, 34 ; De Trinitate, II, 3 ; VIII, VI, 9 ; De Civitatis Dei, XVIII, 18, XX, 19 ; Confessiones, VI, 13). Cette conception sera reprise par le célèbre Canon Episcopi (circa 900), par saint Thomas d’Aquin (Summa Theologiae, III, q. CXIV, IV) ainsi que par toute la tradition théologique et philosophique au moins jusqu’au xve siècle, permettant notamment à l’Église de nier tout fondement réel à la métamorphose. Voir, à ce sujet, l’article de Harf-Lancner (1985, p. 208-226). Retour au texte

2 Voir, par exemple, le Philosophia mundi (PL 172, 39-102) du chartrain Guillaume de Conches cité par Agamben (2007, p. 141-142). Retour au texte

3 Texte établi et traduit par P. de Labriolle en 1954. Retour au texte

4 Le motif de la parure comme emblème de l’image médiatrice, comme voile qui circonscrit de son enveloppe le corps et lui donne une forme, s’inscrit dans une longue tradition rhétorique qui, bien qu’issue de l’Antiquité (Horace, Retorica ad Herennium, IV, 6, 9 ; notion d’intextum chez Quintilien et de textere chez Cicéron, Orator, LXX, 235, par exemple), connaîtra un remarquable développement dans la tradition philosophique et allégorique du Haut Moyen Âge (l’image du « voile diaphane de la fiction » dans le Commentarii in somnium Scipionis de Macrobe [I, 2], la commune substance langagière et rhétorique entre le corps de la Dame et sa parure dans le De nuptiis Philologiae et Mercurii [voir, notamment, liv. V, « De Rhetorica »] de Martianus Capella), ainsi qu’au xiie siècle sous l’impulsion d’Alain de Lille et de nombreux penseurs de l’École de Chartres qui approfondissent considérablement, au sein de l’allégorèse, les ressources et les enjeux poétiques, exégétiques et cognitifs de la rhétorique de l’integumentum. Voir, à ce sujet, Wolf-Bonvin (1989, p. 100-109 ; 1998), Scheid & Svenbro (2003) et Wright (2009). Retour au texte

5 Remarquons, à cet égard, que l’histoire de Narcisse ne nous prévient pas spécifiquement contre les dangers de l’identification mimétique, mais contre ceux d’une déréliction identitaire où le sujet se voit comme un Autre au lieu de contempler, à travers le miroir, comme le faisait probablement Oiseuse, la profondeur de l’être et l’énigme du temps. L’immobilité contemplative d’Oiseuse est d’ailleurs, dans cette perspective, radicalement différente de l’engouement spéculaire de Narcisse dont le nom — narkè — signifie, en grec, engourdissement, torpeur, paralysie. Retour au texte

6 Nous retrouvons, par ce biais, l’importante question ricœurienne des rapports entre le récit et le temps, ainsi que toute la problématique liée à la construction narrative de l’identité (Temps et récit ; Soi-même comme un autre) dont les études sur l’imaginaire ne sauraient faire l’économie. Retour au texte

7 « Les plaisirs des grands amours, / leurs tourments et leurs douleurs, / leurs peines et leurs souffrances, / Tristan les rappelle à l’image » ; « C’est pour cela qu’il fit cette statue, / parce qu’il voulait lui dire ses sentiments, / ses bonnes pensées et son trouble insensé, / sa peine, sa joie d’amour » (Tristan et Yseut. Les poèmes français, 1989). Retour au texte

8 Par ce biais, J. Lacan démontrait à quel point toutes les « incidences imaginaires » de notre expérience, du « plus intime de l’organisme humain » jusqu’à l’ordre de la fiction, sont reliées par une « chaîne symbolique » qui leur donne consistance et cohérence et, par conséquent, un sens. Retour au texte

9 Mortellement blessé, Tristan attend que la Reine Iseut vienne à nouveau le guérir. La voile blanche (vérité du récit) devrait annoncer sa présence sur le navire et la voile noire (mensonge de l’autre Iseut) son absence, cette alternance symbolique au niveau des couleurs faisant miroiter l’alternance cyclique qui structure et configure, en-deçà ou au-delà des récits, le mythe tristanien. Retour au texte

10 Voir, à ce sujet, l’excellente mise au point de Saïd (1987, p. 309-330), ainsi que les remarques de Wunenburger (2001, p. 99 et suiv.). Retour au texte

11 Voir Leupin (1994). Retour au texte

12 Voir, à ce sujet, l’intéressant ouvrage de Goody (2006). Pour le Moyen Âge, je renvoie aux travaux de Baschet & Schmitt (1996), Lemoine (2006) et Boulnois (2008). Retour au texte

13 Que cette image d’ailleurs soit verbale ou plastique ; qu’elle émane du rêve, de l’art, de la tradition orale ou du discours scientifique, comme le notait déjà G. Bachelard. Retour au texte

14 Cette dimension sonore joue un rôle crucial au sein de l’imaginaire de la renommée dans son rapport à la construction de l’identité héroïque au Moyen Âge et bien au-delà. Chrétien de Troyes met particulièrement bien en scène sa dynamique et ses enjeux narratifs et symboliques dans le Conte du Graal lorsqu’il insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que les chevaliers vaincus par le héros doivent se rendre auprès du roi Arthur afin de lui raconter leur histoire, suite à quoi ils sont pleinement intégrés dans l’univers de la cour. Cette distance (temporelle et spatiale) entre l’acte héroïque et sa narrativisation n’est pas seulement motivée par un désir d’amplification narcissique de l’image du héros dont le nom se propage dans l’espace textuel, la renommée traduisant, en quelque sorte, une répétition à l’infini du signifiant nominal : il signifie le passage d’une action (emblème d’une matière narrative à l’état brut) à un récit identitaire structuré, la transformation du « réel » en un univers symbolique, de l’image en l’imaginaire, du discours en fiction poétique. On comprend dès lors pourquoi Chrétien prend soin de nous renseigner, dans ce contexte, sur une étrange coutume (que l’on retrouve, par ailleurs, dans des textes latins du Moyen Âge, notamment dans Arthur et Gorlagon : voir P. Walter, 2007) selon laquelle le roi Arthur refuse de manger avant d’avoir écouté un récit d’aventure. L’univers de la cour semble ainsi désigner l’espace par excellence d’une conversion symbolique, fonctionnelle et fictionnelle de la parole, l’identité du héros ainsi que la survie même de la souveraineté arthurienne dépendant étroitement d’un récit médiateur. Dans la fameuse épopée portugaise de Luís de Camões, Os Lusíadas (1572), le terme fama (ou ses dérivés) — la renommée — apparaît près de 70 fois : présentée souvent comme antithèse de la renommée des Anciens (matière troyenne, modèle d’Alexandre, etc.), la Fama est ainsi mouvement d’autonomisation et dynamique identitaire qui structure en profondeur l’imaginaire collectif bâti autour du personnage de Vasco da Gama. Voir, à ce sujet, Godinho (1981, p. 33-54). Retour au texte

15 Le poème insiste sur la nature changeante et trouble de l’image qui miroite à la surface de l’eau : « L’anel prent et vers li tent : / “Tenez, fet il, ma douce amie ! / Puis que ma dame n’en veut mie, / vous le prendrez bien sanz meslee.” / L’aigue s’est un petit troublee / au cheoir que l’aniaus fist. » (v. 894-899) Retour au texte

16 Concept que j’emprunte à E. Morin qui insiste sur la nature dialogique du mythe comme double de la pensée rationnelle (1986, p. 175-176) ; une dimension que l’on retrouve également dans l’idée de chaosmos chère à J. Joyce. Retour au texte

17 « Comant dui cuer a un se tienent / Sanz ce qu’ansanble ne parvienent. » (1982) Retour au texte

18 C’est ce que démontre P. Walter dans ses nombreuses études de mythologie comparée sur la littérature du Moyen Âge. Retour au texte

19 À travers ces concepts opératoires, nous reconnaîtrons aisément les grands courants de pensée sur le mythe qui ont traversé le xxe siècle, de M. Éliade à J.-J. Wunenburger, en passant par C. G. Jung, G. Durand, E. Morin, J. Hillman, G. Deleuze ou M. Maffesoli. Voir, à ce sujet, l’excellente synthèse déjà citée de J. Thomas (2011), ainsi que l’ouvrage qu’il a dirigé en 1998. Retour au texte

20 « […] le corps en soi ne devient aimable que quand il gagne une signification donnée par le récit qu’on a entendu ou par le récit que l’amant se crée lui-même de la personne qu’il va aimer après avoir acquis cette signification […]. Mais, dans tous ces cas, le corps n’est aimé qu’après avoir été médiatisé et c’est dans cette médiatisation qu’il acquiert le caractère aimable. » (Godinho, 2013, p. 60) Retour au texte

21 D’où la conclusion de J. Scheid et J. Svenbro : « C’est grâce à l’agrégat mythique qu’on peut découvrir les possibilités offertes par l’imaginaire, c’est grâce à lui qu’on peut explorer cet imaginaire de façon inédite, c’est grâce à lui que, sans cesse, on peut “inventer” la culture. » (2014, p. 217) Ce qui est vrai pour le récit mythologique classique l’est aussi pour tout autre récit poétique : que l’on songe, par exemple, à la célèbre et puissante image des trois gouttes de sang sur la neige dans Le Conte du Graal (Perceval) de Chrétien de Troyes, ou encore à la vaste fresque romanesque qui se développe à partir du motif du Graal inventé par Chrétien dans ce même poème et constitue une véritable mythologie du Graal. Retour au texte

22 Voir Philosophie des images (2001, p. 3-52), ainsi que la synthèse « Image et image primordiale » parue dans l’ouvrage dirigé par D. Chauvin, A. Siganos et P. Walter (2005, p. 193-204). Retour au texte

23 Voir les pertinentes remarques de Boyer (2010, p. 63-74). Retour au texte

24 À ce sujet, je renvoie notamment aux travaux de Watin-Augouard (2006) et Lewi (2009). Retour au texte

25 La traduction française de cet essai est parue en 1986 aux Éditions de Minuit sous le titre Les Métaphores dans la vie quotidienne. Retour au texte

26 Cette conception de la métaphore n’est pas entièrement nouvelle : rappelons que déjà Nietzsche avait signalé (notamment dans La Naissance de la tragédie de 1872, ses Theoretische Studien de 1873 et Le Gai Savoir de 1882) que les tropes et les figures de rhétorique ne sauraient se réduire à de simples ornements discursifs, constituant plutôt l’essence même du langage, et que les processus symboliques à travers lesquels la pensée construit ses représentations relèvent d’une véritable structure fictionnelle, d’une poétisation qui imprègne toute création de l’esprit humain, y compris la science. Voir, à ce sujet, les réflexions de Lamy (2015, p. 521-540). Retour au texte

27 Voir « The Third Choice: An Experientialist Synthesis » dans Lakoff & Johnson (2003, p. 192-194). Retour au texte

28 Revisitant les grands paradigmes contemporains où s’affrontent, au sein de l’activité cognitive et herméneutique, la pensée métaphorique (c’est-à-dire « le démon de l’analogie » associé au spectre de la déviance et de la transgression) et la discursivité logico-formelle qui, de longue date, préside à la pensée rationnelle (J. Bouveresse, U. Eco, G. Bachelard, P. Ricœur, etc.), J.-J. Wunenburger défend lui aussi ce principe de la non-contradiction fondée sur une « épistémologie croisée » où toute pensée est fondamentalement impure (2008, p. 223-236). À la suite d’Aristote qui soulignait déjà les vertus poïétiques de la métaphore et de G. Lakoff et M. Johnson qui insistent sur les fondements icono-logiques de souche métaphorique aussi bien du langage ordinaire que de la pensée conceptuelle nous invitant ainsi à dépasser le clivage traditionnel entre objectivisme et subjectivisme, pensée abstraite, appréhension du réel et pensée symbolique, J.-J. Wunenburger insiste ainsi sur la fonction heuristique de la métaphore (vive) qui associe, au sein d’une théorie de la connaissance, raison et imaginaire, c’est-à-dire univers symbolique et logique formelle. À ce sujet, voir aussi les réflexions développées par le même auteur dans La Vie des images (2002, p. 91 et suiv.). Retour au texte

29 « Veder voleva come si convenne / l’imago al cerchio e come vi s’indova » (Paradiso, XXXIII, v. 133-138). Retour au texte

30 « Dans la profondeur je vis que se recueille, / liés avec amour en un volume, / ce qui dans l’univers se dissémine : / accidents, substances et leurs modalités / comme fondues ensemble, en sorte / que ce que j’en dis est simple lueur. » Retour au texte

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Référence électronique

Carlos F. Clamote Carreto, « L’imaginaire ou la profondeur du banal. Amour, mythe et métaphore », IRIS [En ligne], 39 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=893

Auteur

Carlos F. Clamote Carreto

Faculté des sciences sociales et humaines, Université nouvelle de Lisbonne, IELT (Institut d’études de littérature et tradition)
ccarreto[at]fcsh.unl.pt

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