Klüver et la découverte des « form constants »
En 1928 est publié à Londres, dans la collection « Psyche Miniatures », un livre d’Heinrich Klüver, Mescal: The ‘Divine’ Plant and Its Psychological Effects. Dans sa préface, le directeur de collection MacDonald Critchley soulignait d’abord l’originalité du travail de Klüver, « the only monograph in English on the subject » (Klüver, 1966, p. 3)2, le sujet étant à l’origine l’étude psychologique des symptômes de l’intoxication à la mescaline, nommé par lui en anglais dans le texte « the ivresse peyotline » (ibid.). Mais le futur président de la Fédération mondiale de neurologie soulignait surtout la nouveauté d’un concept élaboré par Klüver pour définir le caractère des hallucinations visuelles provoquées par la mescaline : les form constants. Klüver montrait que, malgré leur diversité luxuriante et leur aspect apparemment indescriptible — leur « indescribableness » —, ces hallucinations visuelles peuvent se réduire à un certain nombre de constantes géométriques qu’il va catégoriser.
Le concept de form constant énoncé en 1928 va jusqu’à aujourd’hui connaître une extraordinaire productivité. Ces patterns géométriques produites par le cerveau se retrouvent, par exemple, aussi bien dans l’étude de Jean Petitot, parue en 2008, des modèles mathématiques et physiques de la neurogéométrie de la vision, aussi bien dans la célèbre hypothèse sur l’origine de l’art paléolithique en 1988 émise par James D. Lewis-Williams et Thomas A. Dowson dans Current Anthropology, aussi bien dans les travaux de l’anthropologue Gerardo Reichel-Dolmatoff sur l’identité des patterns géométriques dans l’art et les hallucinations au yagué d’Indiens amazoniens, aussi bien dans les observations d’Oliver Sacks sur sa propre migraine et les patterns géométriques de l’art zapotèque à Oaxaca. Surtout, Richard Cytowic identifie les percepts synesthésiques visuels aux form constants qui, à leur tour, viennent fasciner des artistes synesthètes comme Carol Steen et Marcia Smilack. Comme l’avait pressenti Klüver, les form constants apportent une contribution singulière aux recherches sur l’imaginaire humain par l’accent porté sur l’origine neurologique des grands symboles.
Quatre des cinq chapitres du livre de 1928 commencent par une citation de Baudelaire. Non sans humour, le chapitre conclusif s’ouvre sur l’exergue : « Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l’esprit pêle-mêle […]. » (Klüver, p. 56) En 1966, les Presses de l’Université de Chicago publient ce qui constitue depuis le livre de référence de Klüver, Mescal and Mechanisms of Hallucinations. Ce livre est constitué par la réédition du livre de 1928, auquel est ajouté en seconde partie un texte essentiel de 1942, « Mechanisms of Hallucinations », qui était paru comme chapitre de Studies in Personality, publié par Q. McNemar et M. A. Merrill. Ce livre de 1966, introduit par une nouvelle et importante préface de l’auteur, commence de nouveau par une citation de Baudelaire en exergue générale : « Il y a une espèce d’unité dans la variété qui me permettra de rédiger sans trop de peine cette monographie de l’ivresse […]. »
Avant de partir pour la Californie en 1923 pour un voyage qui se transforme en départ définitif, Heinrich Klüver, né en 1897, avait au cours d’études de psychologie à l’université de Berlin, puis à celle de Hambourg, travaillé trois ans avec l’un des créateurs de la Gestalt Psychologie, Max Wertheimer. Il est le premier des psychologues influencés par la Gestalt à venir aux États-Unis, bien avant Max Wertheimer, Wolfgang Köhler, Kurt Koffka. En 1924, il obtient à Standford un PhD sur les phénomènes eidétiques dans le domaine qu’il avait étudié en Allemagne, celui de l’imagerie mentale chez les enfants. Chercheur spécialisé dans l’image eidétique, il se tourne, une fois installé en 1926 à l’université de Chicago, vers l’étude des hallucinations visuelles par usage de la mescaline. Dans son deuxième chapitre, « Mescal visions » en 1928, Klüver rappelle l’état des études et expérimentations faites par Kurt Beringer, Alexandre Rouhier, Alwyn Knauer et William Maloney. Ses propres travaux sont d’ailleurs parallèles, voire en concurrence directe avec ceux de Beringer à Heidelberg. Klüver mentionne mais de manière quelque peu ambiguë qu’en 1927, l’année précédant son propre livre, Beringer avait publié des observations importantes sur le phénomène. Klüver se limite en effet à énoncer les conditions limites de l’expérimentation : « Beringer qui travaillait dans la clinique psychiatrique d’Heidelberg utilisait principalement des docteurs et des étudiants en médecine comme sujets d’expérimentation. Six d’entre eux étaient des femmes3. » (1966, p. 13)
Klüver n’avait pourtant pas hésité non plus à mettre à contribution les membres de son laboratoire pour les expérimentations, mieux même son originalité réside surtout dans l’utilisation alors récente de singes rhésus. Dans la préface de 1966, Klüver montre l’interaction, dans ces expérimentations sur les singes, entre les études sur les effets d’intoxication par la mescaline et les études des effets de lobotomisation des parties de l’amygdale. Ce sont les résultats des lobotomisations de l’amygdale sur les singes, produites en collaboration avec le neurochirurgien Paul Bucy, qui ont conduit à la première célébrité de Klüver avec la production du syndrome appelé Klüver-Bucy, à partir de 1937, mettant en avant le rôle de l’amygdale dans les comportements émotionnels.
Klüver commence par commenter les descriptions des effets visuels de la mescaline, réalisées lors d’expériences sur eux-mêmes par des chercheurs précédents, notamment Knauer et Maloney en 1913. Puis le chapitre « Mescal Visions » inclut un résumé de ses propres expérimentations. La relation vertigineuse de ses hallucinations est la reprise de son article « Mescal Visions and Eidetic Vision » de 1927, dans lequel il décrit son expérimentation des effets de la mescaline, qui eut lieu au Psychological Laboratory de l’université du Minnesota, le 18 octobre 1925, par absorption de poudre de peyotl diluée dans l’eau. Ses commentaires oraux des effets visuels étaient retranscrits par un assistant. Cet article attira l’attention de Charles Kay Ogden et MacDonald Critchley qui lui proposèrent alors d’écrire The ‘Divine’ Plant and Its Psychological Effects, en 1928.
De l’énoncé des form constants à la généralisation du phénomène chez Klüver
Dans ce même chapitre 2, « Mescal Visions », l’auteur énonce sa découverte des form constants :
Jusqu’à présent, l’analyse des documents publiés a produit un certain nombre de formes et d’éléments de forme que l’on doit considérer comme typiques des visions du mescal. Quelle que soit la force des différences inter et intra-individuelles, les enregistrements sont remarquablement uniformes en ce qui concerne l’apparence des formes et des configurations décrites ci-dessus. On peut les appeler formes constantes, ce qui implique qu’un certain nombre d’entre elles apparaissent dans presque toutes les visions mescaliennes et que de nombreuses visions « atypiques » ne sont, après examen approfondi, rien d’autre que des variations de ces formes constantes4. (p. 22)
Quatre grandes sortes de formes géométriques, quatre patterns, nommés depuis les « form constants » de Klüver, qui apparaissent surtout dans les premières phases des périodes hallucinatoires, sont répertoriées par le psychologue5 : 1) les filigranes, grilles, nids d’abeille, damiers (grating, lattice, fretwork, filigree, honeycomb, or chessboard) ; 2) les réseaux et toiles d’araignée (cobweb) ; 3) les tunnels, les cônes (tunnel, funnel, alley, cone, or vessel) ; 4) les spirales (spiral). Ces formes sont rarement vues dans leur plus simple dimension, mais généralement répétées, combinées, formant des mosaïques. Ces formes géométriques sont le plus souvent en mouvement ou en métamorphose, se dupliquent, se multiplient, changent de taille, sont perçues avec des effets de diploplie, de polyopie. Les couleurs, leur brillance, leur texture, le mouvement permanent des formes, la signification qui leur est attribuée, font que le plus souvent la structure géométrique des hallucinations échappe à l’attention. Comme le note Cytowic, le terme même de form constants peut donner la fausse impression que ce qui est perçu serait stationnaire, invariant, « […] alors qu’en fait, les éléments composant une configuration sont très instables, se réorganisent continuellement en un jeu incessant de mouvements concentriques, rotatifs, vibrants et oscillants, par lesquels un type de motif en remplace un autre6 » (2009, p. 63-64). La liste faite par Klüver n’a pas connu de changements importants dans les études qui suivirent. La forme du zigzag s’est plus tard imposée dans la liste sous l’effet des études de la migraine à aura (Podoll & Robinson, 2009).
La typologie faite par Lewis-Williams en 1988 est la seule modification notoire qui énumère non plus quatre mais six classes entoptiques : les grilles et les réseaux, les lignes parallèles, les points et les tâches, les lignes en zigzag, les motifs curvilignes, les filigranes en ligne serpentine. De son côté, dans l’ignorance des travaux de Klüver, le psychiatre et psychanalyste Mardi J. Horowitz, dans la deuxième partie des années 1960, à partir de ses observations cliniques sur les hallucinations visuelles de patients schizophréniques ou de patients souffrant d’effets persistants de consommation de LSD, en est arrivé à des conclusions similaires à celles de Klüver (Horowitz, 1964).
En conclusion du livre de 1928, son auteur proposait d’appliquer la découverte des form constants à d’autres domaines, la psychologie, l’ophtalmologie, la psychiatrie et l’anthropologie. En psychologie, il proposait comme sujet d’études l’extension des form constants aux autres aspects de productions visuelles incluant « […] différents types de daltonisme, les phénomènes entoptiques, les rêves, les illusions, les pseudo-hallucinations, les hallucinations, la synesthésie, la mémoire des sens, la relation entre facteurs périphériques et centraux dans la vision, le rôle des éléments visuels dans la pensée et la psychogénèse de la “signification”8 » (p. 56).
Sa proposition d’extension des form constants à l’anthropologie dès 1928 va s’avérer aussi d’une grande clairvoyance : « L’anthropologue qui étudie l’origine et les variétés des “visions” dans différents domaines ou l’art ornemental de tribus diverses portera un grand intérêt à l’existence de certaines constantes de forme supra-individuelles telles que celles trouvées dans les visions mescaliennes9. » (p. 57) Les travaux de Reichel-Dolmatoff et de Siegel viendront confirmer l’hypothèse de Klüver sur l’origine des motifs géométriques dans l’art de certaines populations d’Amérique.
En 1942, sa conviction est faite et Klüver affirme dorénavant l’identité entre les catégories trouvées dans le domaine particulier de l’hallucination à la mescaline et les nombreuses autres manifestations de productions visuelles induites du cerveau, et potentiellement toutes manifestations entoptiques : « Ces constantes ne sont donc pas spécifiques aux hallucinations, mais représentent des caractéristiques générales10. » (p. 80) Klüver donne de nombreux exemples où l’on observait l’existence de ces formes géométriques en dehors de l’intoxication mescalinienne. Ces formes constantes sont repérables non seulement dans les hallucinations naturelles ou induites, mais dans les perceptions des synesthètes, dans les migraines ophtalmiques, dans l’hypnagogie, l’épilepsie, les expériences de mort imminente, dans tout ce qui va relever par la suite de la vision entoptique : « […] toutes les formes et dessins géométriques caractéristiques des phénomènes induits par la mescaline peuvent, dans des conditions appropriées, être observées de manière entoptique11. » (p. 68)
« Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l’esprit pêle-mêle », Klüver citait avec humour Baudelaire : les noces américaines de la Gestalt Theorie et de l’ivresse peyotline ont permis une avancée majeure de la rationalité dans le domaine de la connaissance des hallucinations, « toute cette jonglerie » — autre citation par Klüver de l’auteur des Paradis artificiels. L’« indescribableness » d’Havelock Ellis est dorénavant réduite à quatre patterns. Klüver ne pouvait pas néanmoins imaginer que son entreprise rationaliste allait dépasser toutes ses prévisions, avec la mise à contribution de sa théorie pour élaborer un modèle physiologico-mathématique de l’origine même des hallucinations visuelles. En neurosychologie, les form constants vont connaître dans le rapprochement fait avec les photismes de la migraine à aura et de la synesthésie un champ majeur d’application.
Form constants et synesthésie
Klüver avait déjà mentionné les productions visuelles synesthésiques comme relevant de la théorie des form constants. Il revient à Cytowic d’avoir fait entrer la théorie klüverienne dans le champ des études synesthésiques. À la question, que voient les synesthètes ? — dans le cas bien sûr d’une synesthésie déclenchant une production visuelle —, la réponse, écrit-il, est non pas une image élaborée, mais tout au contraire des formes géométriques, lignes, spirales, zigzags, formes en treillis, formes mouvantes aux couleurs également mouvantes : « Les perceptions synesthésiques ne vont jamais au-delà de ce niveau élémentaire et sans ajout. Si elles le faisaient, elles ne seraient plus des synesthésies, mais des hallucinations bien formées ou des images mentales figuratives du genre de celles que nous avons tous dans le rêve éveillé12. » (Cytowic, 1993, p. 77) Cytowic souligne la similarité entre les form constants et les photismes synesthésiques, et de même la similarité entre l’image synesthésique et d’autres comme celles de l’aura de la migraine, celles des hallucinations hypnagogiques. De son côté, Carol Steen s’est livrée à un travail de comparaison et de recensement des photismes visuels dans des discussions avec des synesthètes :
Que voient les synesthètes ? […] Nous voyons des formes simples, abstraites, biomorphiques, des couleurs lumineuses brillantes et mouvantes. Nous convenons qu’indépendamment du déclencheur synesthésique, parfois les couleurs sont translucides comme dans une brume de fumée ou de brouillard ; parfois, elles sont denses avec un poids qui se ressent presque physiquement. Les formes sont douces, existent dans l’espace et sont en trois dimensions mais ne projettent aucune ombre13. (2008, p. 19)
Dans son étude sur l’art de Steen, Cytowic rappelle l’étonnement de celle-ci quand elle découvre la similarité entre les form constants klüveriennes et ses propres configurations synesthésiques :
Quant aux formes, Carol s’étonnait de constater que les form constants de Klüver représentaient déjà nombre des configurations qu’elle voit : « cercles, lignes brisées, lignes droites parallèles, lignes courbes parallèles et zigzags ». Elle ne voit pas les formes de treillis ou de grille, mais fait l’expérience de « formes presque géométriques qui se rapprochent des sphères, des cercles, des pyramides, des triangles, et des carrés — mais pas de cubes »14. (2009, p. 178)
Steen faisait une carrière d’artiste plasticienne, peintre et sculptrice marquée par le courant minimaliste, quand par hasard, en 1993, elle entendit à la National Public Radio un interview de Cytowic expliquant ce qu’était la synesthésie, comme le neuropsychologue le rappelle en première page de son Wednesday Is Indigo Blue. Cet événement — la révélation de sa personnalité cachée aux autres et en grande partie à elle-même — va radicalement changer sa vie et son œuvre. Steen prend pleinement conscience de son rapport ambigu à un phénomène qui la dépassait, qu’elle ne pouvait nommer, qu’elle utilisait ou évitait dans l’acte de peindre sans en avoir une conscience nette. Une deuxième période de son œuvre commence où elle fait de la synesthésie et de sa représentation visuelle et plastique — un certain nombre de travaux sont des sculptures — l’enjeu d’un travail pionnier dans l’histoire des arts et des sciences. La découverte de motifs klüveriens dans son œuvre de la première période a constitué un moment marquant dans sa vie de plasticienne. Elle s’en explique dans le chapitre « Synesthesia and the Artistic Process » de l’Oxford Handbook of Synesthesia. Alors qu’elle cherchait dans un espace de rangement une œuvre ancienne à envoyer pour une exposition, elle redécouvre « une délicate sculpture en bois, légère, couverte d’un goudron, en forme de virgule, de 30 pouces de longueur et 12 pouces de hauteur, qu’elle avait créée quand elle était dans la quarantaine15 » (2013, p. 674) :
Ce fut un moment de révélation pour l’artiste. Il y avait quelque chose de familier dans la forme du morceau qu’elle tenait dans ses mains. Elle vérifia ses ouvrages de référence et, parmi les illustrations de Klüver réalisées 90 ans plus tôt, il y avait une simple ligne en forme de virgule qui ressemblait exactement à celle de cette sculpture. De fait, Steen découvrit des modèles klüveriens dans ses œuvres, partout où elle regardait. Elle comprend maintenant qu’elle a toujours travaillé avec ses perceptions synesthésiques, sans en être consciente. En fait, une compréhension approfondie de l’importance de cette découverte prendrait de nombreuses années16. (Ibid., p. 676)
Parmi les photismes qu’elle observe apparaître dans son champ de vision par effet synesthésique, l’un d’entre eux la fascine particulièrement, le zigzag. Le zigzag de la reproduction ci-jointe représente un photisme apparu lors d’une séance d’acupuncture. Parmi les quatre formes de synesthésies de Steen, en plus du type auditif-visuel (un son déclenchant un effet visuel), existe une synesthésie de type tactile-visuel (le toucher déclenchant un effet visuel). Le photisme du zigzag est encore l’objet d’une sculpture, A Personal Experience, de 1995, en bronze, acier et argent, 10-1/4 x 9-1/2 x 2-1/2 inches. Le zigzag est devenu avec le Migraine Art en Angleterre un photisme souvent représenté, puisque sa figure — comparée aux fortifications de Vauban — est constitutive du scotome de l’aura.
En 2012, Steen a travaillé avec le vidéaste Chad Sikora pour rendre par l’image numérique le mouvement et la brillance de ses perceptions visuelles. Au final, le projet a mis en animation des formes analogues aux form constants telles qu’elles sont perçues par elle, avec trois vidéos d’une trentaine de secondes chacune : Close to Purple Comma, Red-Orange Concentrics, Falling Esmerald Greens18. Les spectacles dans la nature qui se rapprochent le plus de ses visions synesthésiques sont les aurores boréales, écrit-elle, les photos colorisées du télescope de Hubble, les feux d’artifices, les éruptions solaires alors qu’elle recommande la vidéo Viva la vida du groupe Coldplay, réalisée par Mark Romanek, qu’elle considère comme la représentation vidéo la plus proche des effets visuels apparaissant dans une vision synesthésique. Cette collaboration avec un vidéaste est significative d’une tendance actuelle des plasticiens synesthètes, à savoir utiliser les nouvelles technologies pour explorer les perceptions synesthésiques. Marcia Smilack projette un travail avec le néon et David Hockney utilise l’Ipad.
Dans le catalogue Synesthesia: Art and the Mind de l’exposition19 qu’elles organisèrent en 2008, Greta Berman et Carol Steen s’interrogeaient sur l’existence de possibles caractéristiques communes dans la peinture des synesthètes. L’exposition montrait des artistes dont la synesthésie est reconnue : Tom Thomson, Max Gehlsen, Heinrich Hein, Charles E. Burchfield, David Hockney, Joan Mitchell, Marcia Smilack et Carol Steen20. Les deux organisatrices exposaient aussi des œuvres de deux peintres allemands synesthètes, Gehlsen et Hein, auxquels le psychologue Anschütz avait demandé de peindre les photismes apparus dans une écoute musicale. Steen observe dans ces peintures, des « croissants au bord flou, zigzags, stries et lignes similaires à ceux des form constants de Klüver21 » (2008, p. 22). Cette recherche prolongée dans « Synesthesia and the Artistic Process » confirme que les caractéristiques communes aux œuvres de plasticiens synesthètes incluent les formes klüveriennes entre autres thèmes additionnels : « Quiconque regarde des peintures de Van Gogh, Charles Burchfield, Vassily Kandinsky ou David Hockney, par exemple, observera sûrement ces constantes de forme à de multiples reprises22. » (2013, p. 677)
Une autre synesthète artiste entretient avec le zigzag une relation de fascination. Le zigzag est présent dès l’œuvre le Cello Music24, une des premières œuvres de la synesthète devenue photographe, Marcia Smilack, qui préfère le terme de « Reflectionist ». Le zigzag devient l’un des leitmotive de l’œuvre. Les photographies de reflet de Smilack correspondent à ce qui, dans la nature, — et le spectacle des reflets en sont un élément majeur — déclenche chez elle une réaction synesthésique d’un son musical :
J’utilise la surface de l’eau pour toile, je me sers du vent pour mes pinceaux et je laisse la période de l’année et le réglage fournir ma palette. Je ne manipule jamais l’eau pour obtenir mes effets […]. Je marche au bord de l’eau et regarde droit devant moi ; je ne regarde pas l’eau directement. Je marche jusqu’à ce que quelque chose dans ma vision périphérique me force à me retourner comme on le fait au son inattendu d’une sirène, bien que dans mon cas, il s’agisse d’une sirène que personne d’autre n’arrive à entendre25. (2012)
Les form constants, l’extension de la notion de vision entoptique et la neurogéométrie
En neuropsychologie, deux évolutions eurent lieu avec, d’une part, l’extension des form constants à toutes les formes dites entoptiques et, d’autre part, l’extension de la définition de vision entoptique. Ronald K. Siegel, qui lui aussi a travaillé sur les hallucinations liées aux psychotropes — en particulier le LSD —, a étudié comment les configurations géométriques hallucinatoires sont prises dans des types de mouvements : rotation, pulsation, explosion, concentrique, vertical, horizontal, oblique. Siegel a contribué à l’extension généralisée des quatre patterns à d’autres domaines des productions visuelles dont il fait une liste récapitulative : « […] endormissement, réveil, insuline, hypoglycémie, délire de fièvre, épilepsie, épisodes psychotiques, syphillis avancée, privation sensorielle, photostimulation, stimulation électrique, vision de cristal, migraine, vertiges et bien sûr diverses intoxications médicamenteuses26. » (1977, p. 132)
Un article de Christopher Tyler en 1978, sobrement intitulé « Some New Entoptic Phenomena », allait pourtant avoir des conséquences épistémologiques considérables, en mettant fin à une longue histoire commençant avec la philosophie présocratique et Alcmaeon de Croton… Sa définition de l’entoptique a pris valeur paradigmatique. La vision entoptique désigne dorénavant tout phénomène produit par le système visuel du cerveau à la suite d’une quelconque stimulation :
Je définirai les « phénomènes entoptiques » (littéralement, « choses perçues dans la vision » — en grec), pour désigner les sensations visuelles dont les caractéristiques découlent de la structure du système visuel. On entend généralement par cette expression les phénomènes provenant de l’intérieur de l’œil, mais c’est inexact, car le terme devrait être alors […] « entophtalmique » (littéralement « dans l’œil » — en grec). Il est donc raisonnable d’étendre l’expression aux phénomènes résultant de la structure du système visuel résultant d’une stimulation spécifique27. (Tyler, 1978)
Pour donner un exemple concret, que l’on prenne du peyotl, ou que plus simplement par une stimulation mécanique l’on appuie fortement sur les globes oculaires, ou que l’on observe les images de réveil ou d’endormissement, on assiste à l’émergence du même type de patterns géométriques. Dans sa Neurogéométrie de la vision, Petitot note que « les sujets observent ainsi de façon spontanée des patterns typiques en forme de tunnel, d’entonnoir, de spirale, de nid d’abeille, de toile d’araignée » (2008, p. 266). C’est dans le domaine des mathématiques qu’allait justement se produire une avancée révolutionnaire dans la connaissance des phénomènes entoptiques. Le travail pionnier de Jack Cowan et G. Bard Ermentrout, intitulé « A Mathematical Theory of Visual Hallucination Patterns » en 1979, à partir des form constants de Klüver, constitue le moment de disruption. Il est continué par des travaux de modélisations physico-mathématiques de Paul C. Bressloff, Jack D. Cowan et Martin Golubitsky, « Geometric Visual Hallucinations, Euclidean Symmetry and the Functional Architecure of Striate Cortex » en 2001, auxquels s’ajoutent en France ceux d’Yves Frégnac et Jean Petitot.
Le serpent cosmique de Jeremy Narby et sa tentative de réenchantement du monde à partir des hallucinations de l’ayahuasca se diffusaient alors en Occident, les form constants et hallucinations de phases suivantes étaient prises pour réelles et riches d’enseignement cosmique : « Je me levai, totalement déboussolé et, demandant très sincèrement pardon aux serpents fluorescents. » (Narby, 1995, p. 14) Au même moment pourtant l’entreprise de désenchantement des hallucinations par les modèles physiologico-mathématiques pemettait des connaissances radicalement nouvelles. Il est aujourd’hui reconnu que les photismes sont produits dans le cortex visuel primaire, la zone dite V1, située dans la partie la plus postérieure du lobe occipital du cerveau. La production des figures géométriques est une émergence à partir de l’organisation de ses connexions neurales, son architecture fonctionnelle. Yves Frégnac résume ainsi : « […] La nature logarithmique de la carte rétino-corticale et l’architecture intercolumnaire du cortex visuel primaire occipital (V1) suffisent à rendre compte de la géométrie précise des formes constantes […] les mécanismes corticaux qui génèrent des hallucinations visuelles géométriques sont étroitement liés à ceux utilisés pour traiter les contours, les contours, les surfaces et les textures28. » (2003, p. 90-91)
Si dans les hallucinations de Narby, version new age des form constants de Klüver, la nature est encore un temple où le serpent cosmique profère entre des vivants piliers, l’entreprise neurogéométrique, édifiée à l’opposé sur des mathématiques ardues, peut néanmoins aussi jouer avec des images symboliques. Frégnac construit ainsi une analogie entre la vision entoptique et la caverne platonicienne de V1 :
Imaginons Socrate face à une vitre creusée dans le roc de la caverne et absorbé par la vue (à travers la fenêtre) du monde extérieur sans se soucier de l’environnement immédiat de la salle de la caverne. Imaginons aussi que, derrière Socrate, un feu brillant brûle en quelque sorte et projette des ombres d’objets dans la caverne sur les murs environnants. Considérons que la lumière de l’extérieur (l’entrée sensorielle) s’estompe et que maintenant le verre de la fenêtre reflète l’intérieur de la caverne. Les ombres provenant du feu intérieur (notre cerveau) seront perçues comme si elles venaient de l’extérieur de la fenêtre des sens.
Les mathématiciens proposent une vision similaire29. (Ibid., p. 92)
Form constant, anthropologie et externalisation
Siegel reprenait aussi un autre domaine de réflexion de Klüver, celui de l’application des form constants à l’anthropologie. Ses études de terrains effectuées chez les Huichols de la Sierra Madre lui confirment la similarité entre les descriptions faites par les Huichols des effets visuels à la suite de l’absorption de peyotl et les patterns géométriques omniprésents dans leur art, en particulier textile. La restitution graphique des formes entoptiques perçues lors de ces hallucinations, dans les patterns géométriques de l’art de ces populations, prend le nom d’externalisation. Un autre scientifique d’origine allemande, l’anthropologue colombien Gerardo Reichel-Dolmatoff, par ses recherches chez les Tucanos, Indiens d’Amazonie colombienne, a montré l’homologie et le lien de cause à effet entre les formes hallucinatoires obtenues à la suite d’absorption du yagé et les patterns géométriques récurrents trouvés sur les peintures corporelles, les céramiques, les murs, les tissus avec des motifs en spirale, en zigzag, avec des lignes parallèles, des cercles concentriques. Chez Siegel en laboratoire, comme dans ses études chez les Huichols, chez Reichel-Dolmatoff (Beyond the Milky Way: Hallucinations and Imagery of the Tucanos Indians, 1978) avec les Tucanos, se retrouve une même division du temps hallucinatoire en trois périodes qui correspondent à des types d’images. La première phase est toujours le moment klüverien par excellence. Le paradigme neurologique de Lewis-Williams et Dowson va reposer sur la combinaison entre les form constants klüveriennes, six au lieu de quatre, et sur ces trois périodes du temps des hallucinations pour expliquer l’origine de l’art pariétal au Paléolithique supérieur30.
Cette idée de l’origine des formes de l’art premier comme externalisation des patterns géométriques de la première phase hallucinatoire trouve un auditeur attentif en la personne d’Oliver Sacks, le neurologe essayiste, auteur de L’odeur du si bemol. L’univers des hallucinations, qui comprend un chapitre aux accents biographiques intitulé dans la version anglaise « Pattern: Visual Migraines ». Relatant sa migraine à aura, une expérience personnelle depuis l’enfance, il se réfère à Klüver :
[…] les hallucinations géométriques simples éventuellement déclenchées par les drogues hallucinogènes étaient analogues à celles auxquelles la migraine et maintes autres pathologies sont associées ; à ses yeux, ces formes géométriques ne dépendaient ni de la mémoire, ni de l’expérience personnelle, ni du désir, ni de l’imagination : elles faisaient partie intégrante de l’architecture des systèmes visuels cérébraux31. » (2016, p. 158)
Dans son Oaxaca Journal, récit de voyage dans cet état du Mexique, il est confronté à l’art zapotèque, caractérisé par des modèles géométriques obsédants fondés sur la ligne brisée, le zigzag, que ce soit dans l’architecture, le textile ou la vannerie. Cette confrontation est l’objet de considérations sur l’universalité de certains patterns, que l’on retrouve aussi bien dans le scotome de la migraine à aura que dans l’architecture zapotèque, et dans virtuellement toute culture ancienne : « Il semble y avoir eu, tout au long de l’histoire humaine, un besoin d’externaliser, de faire de l’art à partir de ces expériences intérieures, depuis les motifs décoratifs des peintures rupestres préhistoriques jusqu’à l’art psychédélique des années 196032. » (2002, p. 132) La visite du palais de Mitla provoque un moment d’enthousiasme devant la similarité entre les motifs architecturaux et les phosphènes de la migraine à aura : « Les figures géométriques qui nous entourent me poussent à parler des formes constantes neurologiques, hallucinations géométriques en nids d’abeilles, toiles d’araignées, réseaux de treillis, spirales ou entonnoirs qui peuvent apparaître lors de malnutrition, privation sensorielle ou intoxication, aussi bien que dans la migraine33. » (Ibid., p. 109) L’hypothèse de l’origine de l’art premier dans les visions entoptiques est à nouveau suggérée, « […] la notion de formes constantes hallucinatoires universelles, un fondement neurologique possible de l’art géométrique34 » (ibid.).
Si les form constants de la vision entoptique prennent une telle amplitude de champ, néanmoins la compréhension des circuits neuraux dans le cas d’une synesthésie visuelle entre les déclencheurs sensoriels et la zone productrice des photismes en reste encore aux hypothèses. Les études sont d’autant plus complexes que les déclencheurs (triggers) sont variés. Les quatre autres sens, certes avec des fréquences différentes, peuvent déclencher des effets visuels. Non seulement la synesthésie se présente aujourd’hui comme un immense terrain pour programmes de recherches, plus récemment en génomique, mais les études actuelles tendent à montrer que la synesthésie n’est pas un phénomène neurologique marginal, qu’elle pourait être au cœur de la compréhension des processus physiologiques à l’œuvre dans l’esprit humain. C’est le sens de la conclusion de « From Molecules to Metaphor: Outlooks on Synesthesia Research » de Vilayanur S. Ramachandran :
[…] rares sont ceux qui ne seraient pas d’accord sur le fait que les études sur la synesthésie menées au cours de la dernière décennie nous ont emmenés dans un voyage […] allant depuis les gènes (affectant les récepteurs S2a, peut-être) à l’anatomie (par exemple, les gyri, fusiforme et angulaire) à la psychophysique (ségrégation de texture / effets de contraste / mouvement apparent / l’effet McCollough / l’interférence de Stroop) jusqu’à la métaphore. Elles suggèrent que la synesthésie, loin d’être un phénomène marginal au sens où on l’entendit […], peut nous donner des indices essentiels pour comprendre certains des mécanismes physiologiques sous-jacents à certains des aspects les plus insaisissables et les plus précieux de l’esprit humain35. (2013, p. 1016-1017)