Introduction
Lire, traduire et publier Proust en Pologne populaire est devenu possible en 1956. C’est alors que la principale maison d’édition polonaise de l’époque, Państwowy Instytut Wydawniczy (littéralement : Institut d’édition d’État), entreprend la réédition de la traduction polonaise, effectuée et publiée avant 1939, des cinq premiers tomes d’À la Recherche du temps perdu. Elle charge également deux traducteurs de mener à bien celle des deux derniers. En 1960, les lecteurs polonais non francophones – car il ne faut pas oublier que certains lisaient Proust en français – disposent enfin de la version intégrale d’À la Recherche du temps perdu1. L’histoire de la traduction de Proust en polonais fait écho à celle de la Pologne. La totalité de la Recherche avait été traduite avant 1939 par Tadeusz Boy-Żeleński, médecin, écrivain, critique littéraire, journaliste et traducteur infatigable de littérature française en polonais2. Alors que les cinq premiers tomes paraissent entre 1937 et 1939, les manuscrits de celle des deux derniers disparaissent dans un incendie au moment de la prise de Lviv par les troupes soviétiques en 1939. Le traducteur, lui, est fusillé en 1941 par un Einsatzgruppe, en même temps que plusieurs professeurs de l’Université de Lviv et leurs familles, dans le cadre d’un programme systématique d’extermination des élites polonaises.
On pourrait croire qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans une Pologne en cours de stalinisation accélérée – un pays où l’on parle une langue dans laquelle À la recherche du temps perdu n’est même pas encore intégralement disponible –, la question de la réédition de la traduction existante, tout comme celle de la retraduction des deux derniers tomes, ne devrait tout simplement pas se poser. Il est d’ailleurs significatif qu’un ouvrage consacré à la réception polonaise de Proust après 1945 ne voie le jour qu’en 20193, comme si le sujet, faute de matière, n’avait pas trouvé preneur. Du reste, dans les milieux révolutionnaires la question de Proust a été réglée vers 1930, comme le montre Jean-Pierre Morel4, et dans la France d’après-guerre Proust n’est guère en odeur de sainteté auprès de la « gauche progressiste », qui multiplie critiques esthétiques et idéologico-politiques à son égard jusque dans les années 1950, rappelle Jeanyves Guérin5. Pourtant la question de savoir si l’œuvre de Proust a sa place dans la nouvelle Pologne est bien posée par des intellectuels6. Un recueil d’articles rédigés entre 1945 et 1947 par Paweł Hertz, pour différentes revues, puis recueillis en volume sous le titre Notatnik obserwatora [Carnet de notes d’un observateur], publié en 19487, donne un aperçu du débat. Né à Varsovie en 1918, cet auteur issu d’un milieu aisé et cultivé, familier des grandes villes européennes et de leurs musées, critique littéraire et poète, n’a jamais caché – avant la guerre – son anticommunisme. Déporté en Sibérie en 1939, libéré en 1941, mais demeuré en URSS jusqu’en 1945, il revient en Pologne et rejoint aussitôt la rédaction de l’hebdomadaire Kuźnica [littéralement : la forge], la plus marxiste des revues qui viennent tout juste d’être créées. Czesław Miłosz s’inspirera du personnage pour écrire La Prise du pouvoir (1953), roman dont le héros est un opportuniste dénué de scrupules. Carnet de notes d’un observateur est donc un objet curieux : une tentative de réconcilier Proust avec le marxisme-léninisme, par un anticommuniste converti en communiste orthodoxe, qui publiera une traduction polonaise de Jean Santeuil en 1969. Un ouvrage récent consacré à la réception de Proust en Pologne à partir de 1945 consacre une dizaine de pages au Carnet de Paweł Hertz pour souligner à juste titre que ce dernier s’engage personnellement dans la défense de l’œuvre proustienne tout en tentant de réconcilier celle-ci avec l’idéologie du moment. Cet article se propose de dépasser la seule dimension stratégique ou pédagogique de cette entreprise, pour mettre en lumière la manière dont Hertz fait de Proust une figure centrale d’une lutte plus souterraine, qui se lit entre les lignes : celle qui oppose l’oubli programmé à la mémoire littéraire, l’uniformité idéologique à la singularité du style, le roman normatif à l’art de la réminiscence.
Proust entre Hitler et Staline
De la période qui nous intéresse, les historiens de la littérature et des idées proposent des visions, certes non diamétralement opposées, mais nuancées quant au degré de l’emprise idéologique sur la vie intellectuelle et artistique. Il est certain que le Congrès des écrivains de Szczeciń, en janvier 1949, marque le début d’un âge obscur qui se prolongera jusqu’au dégel polonais en octobre 1956. Jusqu’en 1949, en revanche, on observe un foisonnement de revues qui sont le lieu d’un débat. Toutes posent des questions semblables : quelles formes littéraires pourront prendre en charge les expériences de la guerre ? quelles formes pourront contribuer à l’édification d’un monde meilleur, voire idéal ? que faire, enfin, des œuvres d’avant la guerre ? En d’autres mots : quels livres doivent figurer sur les rayonnages des bibliothèques de la nouvelle Pologne ? Il va sans dire que le débat se déroule sous les auspices de la critique marxiste. Le spectre des réponses pourtant, d’une revue à une autre, est relativement large et, au sein d’une même revue, la ligne n’est pas toujours parfaitement claire8.
Certes, Proust n’est pas l’objet principal des débats. Cependant, Le Carnet d’un observateur de Paweł Hertz permet de constater qu’il y a bien une campagne anti-proustienne dans la Pologne des années 1945-1948 : si Proust était mieux connu en Pologne, regrette Hertz, « nous ne lirions pas autant d’attaques contre cet écrivain qu’on peut en trouver dans les colonnes de notre presse littéraire de ces deux dernières années9 ». La mention des « attaques » renvoie à une controverse lancée par la revue Kuźnica au sujet de roman réaliste, tout au long de laquelle la revue marxiste défend les grands postulats de Lukács10. Ainsi, lorsqu’on parle de Proust, c’est, la plupart du temps, afin de pointer, outre la prédilection de l’auteur de La Recherche pour les aristocrates et les bourgeois qui s’étiolent, le subjectivisme, le psychologisme et le formalisme qui caractérisent son œuvre. « L’univers de Proust n’intéresse pas le lecteur d’aujourd’hui. C’est un monde raffiné d’aristocrates, un univers de problèmes individuels11 », peut-on lire dans une revue dont la rédaction estime inopportun de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la mort de l’écrivain. Jan Kott, qui se rendra célèbre une vingtaine d’années plus tard par son analyse du « Grand Mécanisme12 » de l’histoire chez Shakespeare, rejette Proust sans appel : « celui qui veut traduire et éditer Proust se comporte tel un homme dans une bibliothèque en feu qui chercherait uniquement à sauver les meilleures productions de sa classe », écrit Kott en 194913. Mais à l’heure de la révolution, il est important de ne pas confondre l’héritage avec le musée et la protection des monuments, explique Kott. Il ne s’agit pas, aujourd’hui, pour les bâtisseurs du Nouveau Monde, de sauvegarder le passé, mais de réaliser leurs objectifs en s’appuyant sur l’expérience historique de l’humanité. Flaubert possède, certes, une bonne technique (rzemiosło), mais l’histoire marxiste de la littérature, affirme Kott, nous a appris à y voir un faux objectivisme et une impartialité seulement de façade. De même, la haine du jeune Gide envers la moralité bourgeoise ne justifie pas la forme de son œuvre. Si, pour Jan Kott, l’œuvre de Proust (et de ses semblables) est à écarter parce qu’elle n’aide pas à construire le futur, pour Kazimierz Wyka, figure majeure des études littéraires polonaises de l’après-guerre, À la recherche du temps perdu ne peut aider à affronter le passé. Dans Pogranicze powieści [Les limites du roman], ouvrage où il se propose de synthétiser les tendances de la prose polonaise de l’immédiat après-guerre, publié en 1948, Wyka constate l’émergence de nouveaux genres, comme le reportage ou le témoignage. Ce phénomène montre, selon Wyka, à quel point les canons de la prose mis au point pendant l’entre-deux-guerres se sont avérés incapables de rendre compte des expériences liées à la guerre et du choc moral qu’elles ont provoqué. Parmi les modèles à ne pas suivre, en premier lieu, figure l’œuvre de Marcel Proust. « Nous rejetons aujourd’hui avec un dégoût total la déviation du roman vers le lyrisme direct, l’éclatement de la construction continue en fragments, apportée par le symbolisme14 », écrit Wyka. Le « psychologisme radical15 » de Proust s’est certes montré « fructueux et enrichissant sur le plan psychologique16 ». Mais, pour le genre romanesque lui-même, il était « dangereux, conduisait au plasma informe, et le fait que ce soit du plasma psychologique et non émotionnel n’y change rien17 ». Le roman doit revenir sur le droit chemin du réalisme.
L’art de la concession
La défense de Proust, entreprise par Paweł Hertz, passe tout d’abord par un agencement subtil des textes au sein du recueil. Carnet d’un observateur comprend vingt-six textes, écrits entre 1945 et 1948 (mis à part les deux premiers, qui datent d’avant 1939), d’abord publiés dans des revues, entre autres l’hebdomadaire Kuźnica18. Les textes sont consacrés à la littérature polonaise, française et, dans une moindre mesure, russe. Tous posent la question de savoir ce qu’il faut garder de la littérature d’avant la guerre ; quelles formes littéraires et quels auteurs ont passé avec succès l’épreuve de la guerre et demeurent lisibles après la confrontation avec l’horreur absolue. À première vue, l’ordre dans lequel les textes s’enchaînent au sein du volume ne semble pas obéir à un projet. Pourtant, le lecteur se rend rapidement compte qu’ils ne sont pas disposés selon un ordre chronologique, ni celui de leur rédaction ni celui de la genèse des œuvres abordées. Il y a donc tout lieu de croire que la composition du volume a été scrupuleusement réfléchie. En effet, le traitement réservé à Proust permet d’y déceler un fil directeur.
Les premières mentions de Proust sonnent comme une condamnation irrévocable. La littérature française et Proust sont abordés dans le septième essai – après un ensemble de textes, critiques, mais indulgents, sur la poésie polonaise de l’entre-deux-guerres –, intitulé « Humanizm czyli próba pisarza » [« L’humanisme ou l’épreuve de l’écrivain »]. Hertz y rend compte de sa lecture d’un volume d’essais de Pavel Antokolski, Испытание временем: статьи19 [L’épreuve du temps], où l’écrivain soviétique répertorie les ouvrages susceptibles de guider les jeunes générations. Inutile de préciser que Proust et les auteurs du « roman psychologique ouest-européen dans son ensemble20 » sont hors-jeu. Antokolski leur impute même « la responsabilité du déclin et de la défaite politique des pays européens21 ». Car
[L]a culture européenne […] doit son crépuscule actuel non seulement à ceux qui ont porté les croix gammées, symboles de ce crépuscule, mais aussi aux intellectuels paresseux qui ne s’intéressent à rien, artistiquement finis et revenus de tout22.
À Antokolski font écho en France, remarque Hertz, les prises de position d’André Billy23. On constate ainsi au passage que les intellectuels français sont la caution de Moscou. Le propos des deux essais qui suivent est à l’avenant. Hertz y évoque un voyage à Paris à l’été 1939. C’est l’occasion de raconter la fascination que la France a longtemps exercée sur lui. Mais c’est surtout un prétexte pour reconnaître ses égarements. Comme beaucoup d’intellectuels polonais, confesse-t-il, il a admiré la France pour de mauvaises raisons : il y a contemplé avec délectation les descriptions des « symptômes compliqués de la Troisième République24 ». Vivant dans un pays arriéré, par snobisme, reconnaît-il, il a admiré les pays occidentaux et leurs démocraties. Il est désormais clair que les intellectuels français, issus de la bourgeoisie, n’ont pas été en mesure de prévenir la catastrophe, paralysés par la crainte que des « transformations plus ou moins violentes ne détruisent les trésors de la culture qui s’entassaient, inutiles, dans un grand entrepôt d’antiquailles et de babioles, débarras de la France et du monde25 ». Proust est le symbole par excellence de la décadence de ces intellectuels bourgeois, dont Hertz ne se cache pas d’avoir fait partie : avant la guerre, regrette-t-il, « nous vivions tranquillement entre notre chéquier et un livre de Proust26. » Mais si, pendant la guerre, certains Français ont choisi la collaboration (Montherlant, Drieu la Rochelle et Giono27), la grande littérature française a toujours été une littérature militante (Rabelais, Descartes, Voltaire, Lamennais, Zola, Jaurès28). C’est à Roger Garaudy29 d’être ici pris à témoin. En définitive, le parti seul, conclut Hertz, garantit aux intellectuels, en France comme en Pologne, la sauvegarde du patrimoine culturel, une méthode scientifique et la participation active à la reconstruction.
Cependant le discours sur Proust se fait plus nuancé dans la suite du volume. On y découvre un ensemble d’essais consacrés très majoritairement à des auteurs français, qui ne sont sans doute pas les meilleurs exemples de la grande littérature française militante, à laquelle Hertz vient de rendre hommage : Chamfort, Stendhal, Fromentin, Proust, Gide, Julien Benda et Max Jacob. La doxa laisse sa place à un propos bien plus subtil où les mentions des erreurs commises par les écrivains abordés, à un moment ou un autre de leurs parcours, sonnent de plus en plus comme un tribut payé à l’idéologie en vigueur, permettant en contrepartie quelques propos plus libres. Ainsi, Chamfort n’a certes pas compris la nécessité de la Terreur et de la guillotine, mais n’en est pas moins un excellent écrivain qui dit des choses essentielles dans une forme légère30. Certes, Stendhal pèche par son pessimisme et son refus de croire en la possibilité du bonheur, mais la faute en incombe aux structures sociales régissant son époque. Ses romans sont même placés au-dessus de ceux de Balzac, qui ne décrit, affirme Hertz, que la surface des choses et des êtres alors que l’auteur de La Chartreuse de Parme donne à ses personnages une extraordinaire profondeur restituant leur complexité psychique31. L’essai au titre proustien, « Du côté de chez Tourgueniev32 », est un vibrant hommage à l’écrivain russe, mais aussi à Flaubert et, en passant, à Proust, dont l’art romanesque est qualifié de magistral, même si leurs œuvres présentent le défaut de ne parler que de l’individu. Dominique et Les Maîtres d’autrefois sont appelés chefs-d’œuvre et préférés, eux aussi, à l’œuvre de Balzac33. Hertz se voit même obligé de reconnaître que la condition de rentier, qui a encouragé l’introspection, est à l’origine de nombre de chefs-d’œuvre, comme L’Éducation sentimentale et… À la recherche du temps perdu34. Enfin, la puissance contestataire du jeune Gide, justifie qu’on ferme les yeux sur les erreurs de l’auteur de Retour d’URSS35. Les essais intitulés « Odwiedziny u Prousta36 » [« Visite chez Proust »] et « W korkowym pokoju37 » [« Dans la chambre tapissée de liège »], en dix-septième et dix-huitième position, sont, eux, entièrement consacrés à la Recherche, mais désormais Proust est présent dans tous les textes, avec de plus en plus d’insistance. La Recherche reçoit en définitive le titre de « livre le plus extraordinaire depuis Stendhal38 ». Carnet d’un observateur se transforme en défense et illustration du cycle proustien et cette métamorphose, discrète, mais néanmoins radicale, fournit assurément au recueil son fil directeur.
Usages de Proust
Pour ménager à La Recherche une place dans la bibliothèque de la Pologne nouvelle, Paweł Hertz mobilise des arguments variés et pas toujours compatibles.
Il s’efforce ainsi d’abord de montrer que l’œuvre de Proust présente un intérêt du point de vue idéologique. Ne nous offre-t-elle pas un témoignage précieux sur la décomposition de la société qui l’a engendrée ?
Tout le monde sait que [rappelle Hertz, comme s’il s’agissait d’une évidence] la décomposition des constructions classiques de la prose correspond à la décomposition des formes de la vie sociale et économique. À mesure que la bourgeoisie, qui a constitué le terreau presque exclusif des grands talents français de la première moitié du xixe siècle, perd son hégémonie au profit de couches sociales dont l’ancrage dans la culture est plus récent, la prose renonce à montrer la structure du monde et des rapports sociaux comme un enchaînement de causes et d’effets. Elle se tourne vers la digression, la remémoration, le commentaire philosophique39.
Hertz tente de retourner à l’avantage de Proust, ce lieu commun de la critique marxiste-lukácsienne. Si la prose engendrée par une société en décomposition, explique-t-il, se tourne volontiers vers la digression, la remémoration, et le commentaire philosophique, c’est pour mieux – bien mieux que ne le ferait aujourd’hui le roman balzacien – rendre compte des dynamiques sociales de son époque. À l’appui, Hertz cite Henri Lefebvre qui voit dans À la recherche du temps perdu, une excellente satire, des analyses psychologiques perspicaces, fondées sur une analyse juste de la société. Mais selon Hertz, une telle prose n’est pas seulement apte à décrire le déclin du monde bourgeois. Elle est aussi mieux armée pour explorer le monde contemporain, grâce à sa capacité de « peindre avec justesse le conflit caractéristique auquel est exposé l’individu vivant à la frontière de deux époques tant sur le plan social qu’économique40 ». Il faut, conclut Hertz, accepter tout type de prose à partir du moment où elle dit la vérité sur le monde. Mais alors une nouvelle question se pose en point de fuite : qu’adviendra-t-il des œuvres de Proust une fois la transition menée et le monde nouveau mis en place ? Il est possible, avance Hertz, que la forme balzacienne du roman fasse alors retour.
Ailleurs, Hertz avance, afin de sauver Proust, des arguments d’un tout autre ordre, tenant à la fois de l’esthétique et de l’éthique. Il est envisageable que les nouvelles générations d’écrivains parviennent à écrire de la bonne littérature pour les masses et que les techniques romanesques d’autrefois s’avèrent inutiles, concède Hertz. Il est néanmoins indispensable de conserver une mémoire des œuvres du passé pour assurer aux hommes nouveaux du futur la possibilité même de lire des œuvres du passé. Si l’éducation littéraire des nouvelles générations s’arrête à Guerre et paix pour reprendre avec les romans néo-balzaciens rédigés selon « la recette de Jan Kott41 » – faisant ainsi, à quelques détails près, l’impasse sur le « petit réalisme » –, il n’y aura plus de retour en arrière possible : les lecteurs du futur ne seront plus jamais capables de lire ces romans écartés, ni, partant, de comprendre ce que littérature veut dire. Car « [a]ucune période littéraire n’est hermétiquement close et des éléments d’une époque donnée enrichissent et étayent toujours, dans une certaine mesure, celle qui la suit42 ». Hertz retourne ainsi habilement contre les écrivains dans la ligne l’argument de l’élitisme de Proust : ces derniers lisent Proust en cachette, mais veulent priver les masses d’un chaînon essentiel. En témoigne la question que Hertz s’est récemment vu poser lors d’une conversation avec un ami, un critique brillant, « un des leaders de la compagne “proréaliste”43 » : « Pourquoi Conrad et Proust, bien qu’ils ne correspondent pas aux postulats du réalisme, sont-ils de si bons écrivains44 ? » En témoigne aussi le geste de cet autre ami, surpris en train de lire et tentant, en vain, de dissimuler derrière son dos le Journal de Gide. Les livres à la manière de Jan Kott sont certes utiles en ce temps de transition, concède Hertz. Mais lorsque la situation sera stabilisée, lorsque la société des hommes nouveaux aura définitivement remplacé l’Ancien Monde, on ne pourra plus se contenter de ces ouvrages convenus et fabriqués sur mesure. Or, on ne saura plus ni lire ni écrire autrement. L’argument de la continuité de l’héritage vient ainsi télescoper celui de la compatibilité idéologique de la Recherche avec le marxisme : si, dans le premier cas, Proust aide à habiter la transition, dans le deuxième, c’est seulement après la transition qu’on pourra à nouveau apprécier pleinement sa valeur.
Ailleurs encore Hertz s’efforce de montrer que Proust est le continuateur de Balzac, et non l’auteur d’un cycle romanesque rongé par le psychologisme et le formalisme, le point culminant d’une littérature qui – depuis le milieu du xixe siècle – « cesse d’être l’instrument du progrès, complique et brouille l’image vraie du monde, s’éloigne de la réalité45 ». Son œuvre est bien, n’en déplaise à la critique marxiste, l’aboutissement de l’excellente prose classique française qui commence avec La Princesse de Clèves, passe par les Mémoires de Saint-Simon, les Lettres de Madame de Sévigné et La Comédie humaine pour aboutir à La Recherche. Tout comme Balzac, Proust ne nous apprend-il pas « mille détails sur les mœurs de la fin du xixe et du début du xxe siècle46 » ? Une telle lecture correspond d’ailleurs à la réception polonaise de Proust avant la guerre : dans l’ensemble, à quelques exceptions près, la critique polonaise, y compris le traducteur, a vu dans la Recherche une prose alignée sur la prose réaliste. La traduction de Boy-Żeleński, soit dit en passant, qui ne s’est pas privé de fragmenter la phrase proustienne, a sans doute contribué à gommer l’originalité de l’écriture proustienne et, par conséquent, ses enjeux.
La mémoire de Proust
Les concessions à l’idéologie conduisent Hertz à se prendre les pieds dans le tapis de la critique marxiste-lukácsienne. Mais il y a tout lieu de penser que Hertz ne se préoccupe pas réellement de la cohérence de la vision de la littérature qu’il défend dans son Carnet. Pour sauver Proust, Hertz fait feu de tout bois. Car l’objectif qu’il se fixe n’est sans doute pas de réconcilier À la recherche du temps perdu avec la vision de la littérature qui est en train d’étendre son hégémonie en Pologne. Il n’est même pas exclu que Hertz soit conscient du caractère désespéré de son entreprise. Peut-être, plus modestement et indirectement, son recueil est-il une tentative de greffer Proust en terre polonaise, c’est-à-dire de familiariser les lecteurs polonais avec l’univers et l’art du roman proustiens, pour qu’on ne puisse plus jamais oublier À la recherche du temps perdu ni son auteur. Quitte à attendre des temps meilleurs pour le rééditer et en achever la traduction. Autant dire que le sauvetage du romancier de la mémoire est, lui aussi, affaire de mémoire.
Ainsi, pour sauver Proust, il faut avant tout parler de Proust. Hertz insiste sur l’absence, en Pologne, d’une mémoire de Proust. En effet, la réception de Proust n’a pas réellement eu lieu avant 1939, puisque d’une part la totalité du cycle n’a pas été publiée avant la guerre et, d’autre part, parce que la guerre est venue en interrompre le cours. Proust n’a donc pas eu le temps de prendre en terre polonaise. Hertz s’en étonne même de voir le nom de Proust sur la liste noire des auteurs à oublier : « même chez nous, où la connaissance de sa grande œuvre est au fond si faible47 ». Il y a donc tout lieu de croire que le stalinisme sapera définitivement les chances d’une réception de Proust en Pologne. Lorsque la vie intellectuelle et artistique pourra reprendre son cours normal – si un tel jour advient –, il sera trop tard pour Proust. Telle est, au fond, la grande crainte de Paweł Hertz. Ainsi, le déploiement des arguments idéologiques à tout crin ne doit sans doute pas être compris autrement que comme un prétexte pour – entre deux concessions à la critique marxiste dans la ligne – parler de Proust et agir contre l’oubli total et irréversible qui le menace. Faute de mieux, dans l’immédiat, Hertz se propose de donner à ses lecteurs une « poignée d’informations48 », puisées dans la correspondance de Proust ou dans les travaux d’autres auteurs (Léon-Pierre Quint, Élisabeth de Clermont-Tonnerre). Le lecteur non initié peut ainsi, grâce au Carnet, commencer à nouer des liens avec Swann, Oriane de Guermantes, Mme Verdurin, Charlus, Robert de Saint-Loup, Charles Morel, Vinteuil, Elstir et Bergotte, dont Hertz propose des portraits rapides en évoquant quelques épisodes précis les impliquant. Il peut aussi entrevoir leurs modèles comme Charles Haas, Edmond de Polignac, Robert de Montesquiou, Mme Strauss, la comtesse Greffulhe, Mme Aubernon, Mme Arman de Caillavet, Laura Heyman. Cependant Hertz sait bien que la recherche de clés est une méthode dépassée : « Il n’y a aucun intérêt pour nous à savoir qui a servi de modèle pour tel ou tel personnage49 ». Ce dont il s’agit, c’est de donner aux lecteurs polonais le goût de Proust et de créer une mémoire de Proust, car – pour avoir lu Proust ? – Hertz sait qu’on n’aime vraiment qu’au travers des souvenirs. Ainsi pour aimer Proust, il faut pouvoir se souvenir de Proust. L’essai s’achève par une citation de la dernière phrase de l’épisode de la mort de Bergotte (dans la traduction de Boy-Żeleński), qui éclaire sans doute la manière dont Hertz envisage le sauvetage de Proust :
On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection50.
Le grand écrivain possède le don de la résurrection. Bergotte n’est pas mort à jamais. De même, Proust n’est sans doute pas mort à jamais dans la Pologne stalinienne. Mais pour qu’il ressuscite, il faut que le souvenir existe. Paweł Hertz s’y emploie.
Le dernier texte du volume, « Dziennik Paryski » (« Journal parisien ») relate un voyage à Paris effectué par Hertz en 1946. Dans cette ville, qu’il dit aimer autant que sa ville natale, Hertz se rend avec, dans sa poche, un guide Baedecker, identique à celui qu’il avait acheté en vue de son voyage à l’été 1939. Une fois à Paris, il se rend pourtant compte que le guide n’est plus actuel. Tant mieux, se dit-il, et décide alors d’errer dans les rues en laissant libre cours aux souvenirs. Une telle expérience n’est guère possible à Varsovie, note-t-il en passant, car là-bas, il « n’y a plus de rues51. » Il achète Les Plaisirs et les jours à un bouquiniste, il flâne sur l’île Saint-Louis. Mais la séquence la plus longue de ce journal de voyage miniature, d’une vingtaine de pages au total, est occupée par le récit de la visite d’une exposition consacrée aux frères Goncourt52. Le point d’orgue de ce texte, et sans doute du recueil d’essais tout entier, se trouve dans ces quelques lignes où Hertz décrit l’émotion intense qui s’empare de lui face à deux pièces exposées :
Dans une petite vitrine de longs gants noirs ayant appartenu à Yvette Guilbert. Qui chez nous aurait l’idée de conserver une paire de gants usés ayant appartenu à une chanteuse ? Chez nous où même le souvenir des êtres meurt plus vite que ces êtres eux-mêmes, où nous ne savons déjà plus grand-chose sur le passé proche ?
Dans une autre vitrine, une lettre du jeune Proust. Je me penche au-dessus, afin de déchiffrer les premiers mots, mais l’écriture est si illisible que j’y renonce. Je me déplace dans cette exposition comme dans le cercle enchanté du temps et je sais que je n’y trouverai rien qui n’appartienne au laps de temps compris entre les dates de naissance et de mort des Goncourt. C’est pourtant la France – de Louis-Philippe, en passant par la Deuxième République, le Second-Empire jusqu’à la fin du xixe siècle. Une France incomplète, la France de la bohème, de la bourgeoisie et de la finance. Mais dans cette France, comme dans un miroir, nous voyons aujourd’hui le tout53.
L’étonnement ému de l’auteur face à la paire de gants usés d’Yvette Guilbert renvoie bien sûr à la destruction totale dont a été victime la Pologne. Elle pointe la différence radicale entre le sort de la Pologne, dont la capitale ne possède plus de rues, et celui de la France où des objets dérisoires ont survécu à la tourmente. Il n’y a pourtant aucune amertume dans la remarque de Hertz. Car c’est bien en termes proustiens que Hertz envisage son expérience du temps. Le « cercle enchanté du temps » n’est pas sans évoquer le « fil des heures » qu’« [u]n homme qui dort tient en cercle autour de lui », ou les « évocations tournoyantes et confuses54 » qui s’emparent du dormeur réveillé peu après qu’il a éteint sa bougie. Or, l’épreuve du cercle enchanté du temps, n’est pas uniquement enfermement et aliénation chez Proust. Bien au contraire : elle met la mémoire en mouvement. Il faut ici relire la fin de la première séquence de la Recherche, qui éclaire assurément les lignes citées ci-dessus de Paweł Hertz :
Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté55.
Voilà sans doute les raisons profondes de la fascination pour Proust d’un intellectuel polonais, condamné à vivre au pays des hommes nouveaux, où le souvenir des êtres meurt plus vite que les êtres eux-mêmes. La guerre et le stalinisme sont des expériences de la destruction et de l’oubli, de l’oubli comme conséquence de la destruction, mais aussi de l’oubli organisé par un pouvoir qui construit une mémoire à son service. C’est pourquoi elles n’invalident nullement l’art proustien du roman. Elles en confirment, bien au contraire, l’actualité brûlante, car elles rendent plus pertinent que jamais, un art de la mémoire, permettant de maintenir vivant le souvenir des disparus, qu’ils soient hommes, mondes ou livres56. Mieux encore : la mémoire proustienne, qui valorise le détail insignifiant et s’abandonne au hasard des réminiscences est très exactement le contraire de la mémoire officielle, instrumentalisée et manipulée, qui sélectionne soigneusement ce qu’elle veut commémorer et le célèbre en grande pompe.
Document passionnant sur l’état d’esprit d’un intellectuel polonais dans la Pologne de l’immédiat après-guerre, Carnet d’un observateur témoigne également de la place centrale, dans ce contexte, de la culture française. Mais une lecture attentive montre qu’il ne s’agit pas d’un simple document. La référence à Proust régit l’organisation du recueil, qui, au premier abord, se présente comme une juxtaposition de textes, mais qui obéit en vérité à un plan savant. Proust, d’abord renié, reprend toute sa place et les enjeux de son art du roman gagnent en puissance à la faveur de circonstances historiques qui semblaient le condamner. Il n’est pas interdit d’imaginer que l’agencement du recueil fait écho, selon un mouvement inversement proportionnel, à l’étreinte de l’étau totalitaire. Plus celui-ci se resserre, plus le roman proustien confirme sa pertinence. En 1957, un critique écrira que le roman proustien est l’exact opposé du réalisme socialiste. Le problème posé par Proust sous le stalinisme n’était pas que Proust ne correspondait pas aux exigences de réalisme socialiste. C’est le réalisme socialiste qui s’est construit contre Proust :
Ces oppositions diamétrales ne sont pas le fait du hasard, parce que, d’une certaine manière, le réalisme socialiste a été une réaction contre Proust, ou plutôt, pour être plus précis, à la littérature qui s’est développée après Proust. L’influence de Proust peut se comparer seulement à celle de Balzac57.
Cette remarque souligne que le réalisme socialiste ne s’est pas seulement construit en ignorant Proust, mais qu’il s’est structuré contre lui, en rejetant délibérément sa poétique du temps, de la mémoire et de la subjectivité. Loin d’un simple écart esthétique, cette opposition marque une rupture entre deux visions irréconciliables de la littérature et de son rapport au réel. Elle montre aussi, en creux, à quel point l’œuvre de Proust constitue un contre-modèle puissant, capable de mettre en crise les fondements mêmes de la littérature normative et idéologique.