Je remercie Julia C. Braunmiller pour l’inspiration de cet article, Myrtille Puiseux pour sa relecture et les examinateurs anonymes de la revue pour leurs suggestions. Je suis particulièrement reconnaissante à Marc Pichard pour sa lecture attentive et ses conseils.
Introduction
Dans une décision rendue le 27 juin 2023 dans l’affaire Nurcan Bayraktar contre la Turquie, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a estimé que les dispositions du droit turc instituant un délai de viduité étaient contraires à la Convention européenne des droits de l’homme1. Selon le Code civil turc, une femme divorcée devait observer un délai de trois cents jours avant de pouvoir contracter un nouveau mariage. Dans l’affaire portée devant la CEDH, une femme divorcée cherchait à obtenir une dispense de ce délai sans présenter au tribunal aux affaires familiales de certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Sa demande a été refusée en vertu de l’article 132 du Code civil turc, lequel disposait que le tribunal pouvait lever ce délai s’il était avéré que la femme en question n’était pas enceinte. La CEDH a considéré que ce refus, en l’absence d’examen médical, portait atteinte au droit au respect de la vie privée, y compris au droit à l’épanouissement personnel et à l’autonomie.
En outre, la Cour a critiqué la motivation du jugement du tribunal aux affaires familiales turc, lequel affirmait :
« on ne saurait [comparer] la puissance [physique] d’un homme avec celle d’une femme, mais, par la sensibilité et les émotions qui la caractérisent dans son rôle de mère, la femme est beaucoup plus forte que l’homme […] la capacité de donner naissance est propre à la femme2 »
Pour la CEDH, cette décision s’appuyait sur des stéréotypes de genre qui entravaient la réalisation de l’égalité entre les sexes, un objectif majeur des États membres du Conseil de l’Europe. De plus, pour la Cour, ces stéréotypes semblaient être en contradiction avec les normes internationales en matière d’égalité entre les sexes. Bien que la Cour européenne ait adopté une position prudente dans sa formulation3, elle a néanmoins conclu à une violation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui garantit le droit au respect de la vie privée, ainsi qu’à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 12, qui protège le droit au mariage.
En France, un délai de viduité similaire a été intégré au Code civil de 1804, aux articles 228 et 296. Ces articles, désormais abrogés, prévoyaient un délai de dix mois avant qu’une femme puisse se remarier après la dissolution de son précédent mariage4. Le délai de viduité était une disposition légale distincte des clauses de viduité, lesquelles sont des conditions insérées dans un testament ou une donation visant à priver un conjoint du bénéfice d’une libéralité en cas de remariage5. Le terme « viduité » vient du latin vacuitas, dérivé de vacuus, signifiant « vide ». Il évoque le vide laissé par le conjoint décédé, en particulier auprès des veuves6. Cette étymologie reflète les origines historiques du délai de viduité, initialement imposé aux femmes veuves après le décès de leur mari. Le terme « délai de viduité » a cependant subsisté pour désigner à la fois le délai imposé à la suite de la mort du conjoint et celui imposé à la suite d’un divorce.
Alors que ce délai a été aboli en Belgique dès 19607 et en Espagne en 19818, il est resté en vigueur en France jusqu’au 1er janvier 2005. Dans plusieurs pays à travers le monde, comme l’Uruguay9 et le Japon10, des lois continuent d’imposer un délai de viduité aux femmes avant le remariage. De même, dans certaines anciennes colonies françaises, comme le Gabon et le Niger, où le Code napoléonien de 1804 a été imposé11, un délai de viduité demeure en vigueur12. Ces dispositions législatives ont cependant été amendées13 pour permettre certaines dérogations par rapport à leurs versions d’origine14. À la lumière de la persistance de ces dispositions dans certains pays, il est important d’examiner les origines historiques du délai de viduité en droit français et ses conséquences sur les inégalités de genre.
Le délai de viduité s’inscrit dans une longue tradition juridique remontant à l’époque romaine. En droit romain, les premières mentions d’un délai de viduité remonteraient à la période royale15, où il était alors un temps de deuil imposé. D’une période de tolérance du célibat avant l’application des sanctions issues des lois caducaires pendant l’ère classique, le délai a évolué à un délai formel sous peine de sanctions civiles durant le Bas-Empire romain16. Durant le Moyen Âge, la doctrine du droit canonique, bien que défavorable aux secondes unions, a choisi de ne pas imposer de délai précis pour le remariage des veuves. Des décrétales papales — notamment celles d’Alexandre III, Urbain III et Innocent III — ont réaffirmé l’absence de délai obligatoire pour les veuves17 afin, d’après certains commentateurs, qu’elles ne puissent pas mener « dans l’attente, une vie de désordre »18. À la Renaissance, sous le règne de François II, l’Édit des secondes noces a étendu le délai de viduité à l’ensemble du royaume. Cette mesure a été inspirée par les lois romaines Feminae et Hac edictali lege du Bas-Empire19. Elle a été motivée, également, par des considérations successorales à la suite d’un scandale impliquant Catherine d’Aligre, une veuve de haute noblesse, qui s’était remariée avec un homme jeune, entraînant une importante donation au détriment des enfants de son premier mariage20. Au terme des délibérations parlementaires pour la rédaction du premier Code civil des Français, un délai de viduité de dix mois a été incorporé à celui-ci21.
Ce délai, adopté en 1804, est resté en vigueur en France pendant plus de deux cents ans. L’adoption de la Loi no 2004-439 du 26 mai 2004 a conduit à la suppression définitive du délai de viduité du Code civil22. Dans un rapport fait au nom de la commission des lois, un député a expliqué que l’abrogation de ces dispositions était « motivée par leur obsolescence et la discrimination qu’elles constituent à l’égard des femmes »23. Cette mesure a été jugée discriminante en ce qu’elle établissait une différence de traitement entre les femmes et les hommes mais c’est la reconnaissance de sa désuétude qui a permis sa disparition. Cette section de la réforme que porte la loi du 26 mai a été peu discutée, peu débattue et peu commentée24. Cette révision des empêchements au remariage ne représentait pas l’une des principales mesures de cette réforme du divorce25. Si peu discutée, l’abrogation du délai de viduité a conduit à un oubli législatif : la contravention associée dans le Code pénal n’a été supprimée qu’en 201726. Comme l’a remarqué Françoise Gaspard, « [c]ette réforme s’est faite sans bruit, sans qu’un mouvement la revendique, au détour d’un débat parlementaire. Il s’agissait de prendre acte des progrès de la science »27.
L’abrogation du délai de viduité a été justifiée par son obsolescence, due aux progrès technologiques, scientifiques et juridiques. Avant ces avancées, le délai avait été délibérément maintenu, considéré comme une nécessité pour éviter la confusion de parts. Par exemple, lors des débats autour de la Loi du 12 juillet 1975, un amendement visant à supprimer le délai de viduité avait été proposé mais le Garde des Sceaux avait alors soutenu : « le délai de viduité est une nécessité »28. Cependant, avec la découverte et la popularisation des tests ADN dans les années 80 et 9029, sa justification principale avait perdu de sa pertinence, puisque ces nouveaux moyens permettaient désormais de déterminer les origines biologiques30. Ce constat soulève la question de savoir si le délai de viduité répondait adéquatement et uniquement à l’objectif de prévenir la confusion de parts. S’il en était ainsi, son maintien jusqu’en 2004 pourrait sembler justifié. Dans le cas contraire, il serait légitime de s’interroger sur sa validité et sa nécessité avant même l’avènement des progrès technologiques et scientifiques permettant d’apporter de nouvelles preuves de paternité.
En 1804, le délai de viduité a été adopté pour deux raisons : prévenir la confusion de parts et « éviter l’indécence du remariage hâtif »31. Plusieurs auteurs ont souligné ce double motif : Henri Estève évoquait le respect des convenances et la clarté de la filiation32, Louis Vallas citait l’objectif de prévention de la confusion de parts et des « convenances sociales [qui] imposent à la veuve de ne point se remarier avec une trop grande précipitation »33, tandis que Paul Matard insistait sur la nécessité de prévenir la confusion de parts et un « outrage aux mœurs et à la décence publique »34. Un arrêt de la Cour de Paris du 13 février 1872 allait également dans ce sens : il énonçait « l’article 228 du Code Civil édicte une prohibition d’Ordre Public basée sur le soin de prévenir les filiation équivoques et sur des raisons de décence publique »35. La question qu’il s’agit de se poser réside donc dans la validité de ces deux justifications et dans leur capacité à légitimer le maintien de cette disposition jusqu’en 2004.
Pour aborder cette problématique, nous examinons l’histoire du délai de viduité par le biais d’une approche critique de genre, afin d’interroger la manière dont ce délai contribue à entériner les inégalités de genre36. Nous analysons les dispositions des articles 228 et 296 du Code civil, leurs différentes modifications entre 1804 et 2004 et la doctrine relative à cet empêchement au remariage. En outre, les travaux et débats parlementaires, la jurisprudence, et des exemples tirés du droit romain sont mobilisés pour démontrer que le délai de viduité est un produit des inégalités de genre ainsi qu’un instrument de légitimation de celles-ci.
Cette étude examine les deux principales justifications du délai de viduité pour évaluer leur pertinence et leur rôle dans le maintien de cette disposition jusqu’en 2004. Dans un premier temps, l’objectif de prévenir les atteintes aux bonnes mœurs se révèle insatisfaisant, car le délai, en étant sexo-spécifique, impose des normes morales uniquement aux veuves et divorcées, renforçant la différence entre les sexes et la domination masculine (I). Dans un second temps, nous examinons de quelle manière l’argument selon lequel le délai de viduité préviendrait la confusion de parts ne suffit pas à justifier le maintien de cette disposition. Il semble, au premier abord, que ce motif fait du délai de viduité un outil juridique permettant d’éviter les conflits de présomptions de paternité. Cependant le délai ne répond pas de manière proportionnée à cet objectif, légitimant par ailleurs la subordination des femmes en les assignant à la maternité (II). En entérinant un ordre moral patriarcal et une « assise biologique » de la différence entre les sexes, le délai de viduité n’est pas une mesure sexo-spécifique justifiée par un objectif rationnel, mais plutôt un instrument de contrôle des femmes et de légitimation de la domination masculine.
I. Prévenir les atteintes aux bonnes mœurs
L’objectif de prévenir les atteintes aux bonnes mœurs a longtemps été invoqué pour justifier l’adoption et le maintien d’un délai de viduité. Cependant, la validité de cet objectif en tant que justification rationnelle mérite d’être examinée. Pour ce faire, nous analysons dans cette partie comment le délai de viduité répondait à ces considérations morales à travers une disposition sexo-spécifique (A), faisant de cette mesure un outil de différenciation des sexes et de perpétuation de la domination masculine (B).
A. Une disposition sexo-spécifique
Le sens attribué à la prévention des atteintes aux bonnes mœurs a évolué au fil de l’histoire du délai de viduité. Cependant, ce motif remonte à la création du délai en droit romain et constituait initialement la seule considération mobilisée pour imposer cet empêchement au remariage. En répondant à cet objectif par une disposition sexo-spécifique, le délai de viduité n’était pas une mesure neutre en termes de genre mais plutôt une disposition qui entérinait des préceptes moraux applicables uniquement aux femmes divorcées ou veuves.
En droit romain, faire preuve de respect dans le veuvage se traduisait par le devoir de pleurer convenablement la perte de son conjoint. Pendant la période royale, le délai de viduité était un temps de deuil imposé aux veuves par respect pour leur défunt mari, temps de deuil nommé Tempus Lugendi, c’est-à-dire le « temps pour les pleurs »37. Une veuve se remariant durant cette période de viduité encourait une peine sévère : l’infamie38, qui frappait son père puisqu’elle-même était considérée comme une mineure juridique39. Il est difficile de déterminer avec certitude le moment exact où cette règle a été consacrée en droit romain. Il semble qu’elle remonterait soit au règne de Romulus (753-716 av. J.-C.), le fondateur et premier roi légendaire de Rome, soit à celui de Numa (716-673 av. J.-C.), son successeur40.
Ce motif a perduré en droit français bien qu’il ait été modifié. Avec le déclin de l’influence du Christianisme et par conséquent du droit canonique, le deuil était progressivement moins régulé41. Ainsi, le délai de viduité ne régissait plus les modalités du deuil de la veuve, mais visait plutôt à défendre un idéal moral lié au respect dû à la mémoire du mari. Plusieurs indices témoignaient de la persistance de cette exigence morale en droit français, notamment le fait que ce délai ne prenait pas fin à l’accouchement42 et qu’il s’imposait aux veuves qui ne pouvaient plus avoir d’enfants43.
Bien que le délai de viduité remplît toujours un objectif de prévention des atteintes aux bonnes mœurs en droit français, le contenu de ces bonnes mœurs avait évolué. La décence ne dictait plus de « pleurer convenablement » son défunt conjoint mais plutôt de faire preuve de modération et de discrétion à la suite de sa mort ou du divorce. Ardeleanu, dans sa thèse intitulée Du délai de viduité soutenue en 1911, explicitait ainsi cette exigence morale : pour lui, le délai de viduité prescrivait à la veuve de conserver « une certaine retenue, dans les premiers temps de la mort de son mari et ne pas [faire] scandale par la preuve publique et manifeste de son indifférence, ou même de sa joie »44.
Le délai de viduité tel qu’inscrit dans le Code civil de 1804 établissait une norme morale concernant la conduite à tenir dans les mois qui suivent la dissolution d’un mariage, avec pour objectif de protéger la mémoire du conjoint disparu. Cependant, seules les veuves et les divorcées, tant dans le droit romain que français, étaient tenues de respecter ces exigences de décence. Cette nature sexo-spécifique du délai soulève des interrogations quant au caractère inégalitaire des normes qu’il entérinait.
L’adoption d’un délai applicable exclusivement aux femmes implique une exigence de décence qui ne s’appliquait qu’à elles, laissant les hommes libres de transgresser ces mêmes normes morales. Le caractère sexo-spécifique du délai de viduité en faisait un instrument d’imposition d’un ordre moral différencié selon le genre.
En guise de preuve, notons que le législateur a rejeté l’idée d’imposer un délai similaire — bien que plus court — aux hommes. Lors de la rédaction du premier Code civil des Français, le projet soumis à la discussion du Conseil d’État prévoyait un article imposant un délai de viduité de trois mois aux hommes veufs ou divorcés, une disposition qui a fait l’objet de débats. Selon M. Boulay, qui argumentait en faveur de cette mesure, celle-ci permettait de répondre à des considérations de décence. En désaccord, Cambacérès rappelait que ces considérations de décence ne s’appliquaient pas aux hommes car : « n’était-il pas commun de voir un veuf se remarier quarante jours après la mort de sa femme ? Il ne faut pas multiplier les entraves sans aucun profit pour la morale publique ». Bonaparte trancha la question en décidant de s’en remettre aux usages45. Or le remariage des veufs, seulement quelques mois après la mort de leur conjointe, n’était plus l’usage au début du xixe siècle, les remariages avaient lieu souvent plus tardivement46. Pour le premier consul, il n’était donc pas nécessaire d’imposer un délai légal de trois mois car celui-ci aurait été plus « indulgent que l’usage »47. Le délai de viduité de trois cents jours imposé aux femmes a donc été adopté sans disposition similaire applicable aux veufs et aux divorcés.
Précisons que les législateurs du Code civil de 1804 ont, à l’inverse, choisi d’inclure dans ce même Code un délai imposé à tous pour assurer le respect d’autres convenances. Effectivement, selon l’article 297 du premier Code civil des Français, les anciens époux ne pouvaient plus contracter un nouveau mariage dans un délai de trois ans après un divorce par consentement mutuel48. L’objectif de ce délai, pour les rédacteurs du Code, était de prévenir un divorce hâtif pour épouser « l’objet de quelque passion nouvelle »49 et ainsi encourager la « persévérance des époux »50. Ce délai n’a été en vigueur en France que douze ans, entre 1804 et 1816 car le divorce a été aboli en 181651. Par la suite, le 27 juillet 1884, le divorce pour faute a été rétabli et assorti d’un délai de viduité imposé aux femmes uniquement52. Le divorce par consentement mutuel quant à lui a été rétabli par la loi du 11 juillet 1975 qui ne l’a pas assorti d’un délai53.
Il ressort des travaux préparatoires du Code civil que l’imposition d’un délai de viduité sexo-spécifique était délibérée. En cela, le délai de viduité ne constituait pas une condamnation des remariages précoces ou une imposition indifférenciée de normes morales quant à la conduite à adopter après un divorce ou la perte d’un conjoint.
Le délai de viduité instaurait une différence de régime entre les femmes et les hommes quant à la capacité à se remarier à la suite du décès d’un conjoint ou d’un divorce. Il convient d’examiner alors l’ordre moral que le délai de viduité cherchait à protéger afin de démontrer en quoi son contenu, imprégné de stéréotypes de genre, ne permettait pas de justifier rationnellement le maintien de cette disposition.
B. Un outil de contrôle des femmes
Le délai de viduité traduisait en droit des normes morales qui ne s’imposaient qu’aux femmes à la suite de la dissolution d’un mariage. En vertu de cette disposition, seules les divorcées et veuves étaient légalement tenues de faire preuve de respect, pudeur et retenue dans la période initiale de veuvage ou de divorce. Ainsi, en répondant à des considérations morales, le délai de viduité n’intégrait pas une définition neutre en termes de genre des « convenances », mais plutôt un ordre moral patriarcal qui établit une différence et une hiérarchie entre les sexes.
Imposer des normes morales différentes aux veuves et aux divorcées par rapport aux veufs et aux divorcés réaffirme la différence entre les sexes. Le délai de viduité reflétait le fait que « nos mœurs, à tort ou à raison, exigent chez la femme une retenue, une pudeur, plus grande que chez l’homme »54. Ce faisant, le délai de viduité visait à empêcher l’expression de sentiments romantiques et joyeux, jugée inappropriée chez une veuve ou divorcée, alors que l’expression de ces mêmes sentiments par un veuf ou divorcé n’était pas condamnée de manière similaire.
Au-delà des sentiments romantiques et joyeux, le délai de viduité cherchait à réguler la sexualité des veuves et divorcées en limitant leur accès au mariage. En effet, la sexualité, en particulier celle des femmes, fait l’objet de régulations morales et juridiques55. En 1981, Rondeau-Rivier expliquait que le délai de viduité pourrait représenter « la survie temporaire de l’obligation de fidélité que les convenances imposaient à la veuve »56. Le délai de viduité, en interdisant aux femmes de se remarier pendant une période donnée, les empêchaient d’avoir des relations sexuelles avec une personne autre que leur ancien conjoint. Les bonnes mœurs exigeaient ainsi non seulement de témoigner du respect envers son précédent mari mais aussi de lui rester « sexuellement fidèle » pendant une période allant au-delà de la dissolution des liens matrimoniaux. Cette perspective rappelle la désapprobation chrétienne du remariage, en contradiction avec l’idéal d’un mariage cum unica et virgine57. Cette désapprobation est explicitée notamment par Tertullien, qui considère qu’il ne peut y avoir qu’« un seul mariage, comme il n’y a qu’un seul Dieu ». Par conséquent, la femme qui se remarie commettrait un adultère58.
En intégrant un ordre moral ainsi différencié dans le Code civil, le délai de viduité réaffirmait la différence entre les sexes. Cette disposition exigeait des femmes qu’elles fassent preuve de pudeur, de retenue et de chasteté, tandis que les hommes étaient libres de contracter un second mariage dès qu’ils le souhaitaient. Plutôt que de se fonder sur les similitudes entre les femmes et les hommes après la dissolution d’un mariage, cette règle mettait en avant la différence59 et en utilisant le genre comme une distinction pertinente pour restreindre ou non la liberté matrimoniale, inscrivait cette différence entre les sexes en droit60.
Comme le soulignait Joan W. Scott dans un article de 1986, le droit, comme d’autres institutions normatives, joue un rôle clé dans la définition et la construction d’une vision binaire et hiérarchisée du genre61. En prescrivant des normes morales applicables uniquement aux femmes, le délai de viduité n’affirmait pas seulement que ces dernières sont différentes des hommes mais également qu’elles leur sont inférieures. Ainsi, le délai de viduité n’était pas seulement un outil de différenciation entre les sexes mais également un outil de domination masculine. Cette disposition établissait une hiérarchie entre les sexes en indiquant que le mari méritait le respect et la fidélité de sa femme au-delà du mariage du fait de son statut, tandis que la femme était tenue de lui témoigner respect et obéissance en tant qu’inférieure.
Les articles 228 et 296 du Code civil obligeaient les femmes à faire preuve de respect envers leur ancien conjoint, car le mari était considéré comme méritant ce respect. Cette idée était visible également dans différentes itérations du délai de viduité en droit romain, qui imposaient qu’une veuve était tenue de respecter la mémoire de son mari après sa mort, s’il était jugé que ce dernier méritait un tel honneur. À cet égard, la Loi des Douze Tables (451-449 av. J.-C.) disposait qu’une veuve devait rester fidèle à la mémoire de son époux pendant l’année suivant son décès sauf si, par exemple, le mari avait été condamné pour « crime de haute trahison » et s’était donné la mort « motivé par les remords que des crimes passés faisaient peser sur sa conscience »62. Ces exceptions démontraient que l’objectif du délai était de permettre à la veuve de pleurer son défunt mari lorsque celui-ci méritait cet honneur, en tant que paterfamilias63. Dans le Code de 1804, le mari conservait un statut supérieur au sein de la famille ce qui pourrait justifier l’imposition d’un comportement spécifique attendu de la veuve ou divorcée. En effet, le mari détenait la puissance paternelle64, c’est-à-dire l’autorité exclusive sur les enfants pendant le mariage (art. 373), le droit de correction (arts. 375 et s.) et la jouissance des biens des enfants durant le mariage (art. 384). La femme, quant à elle, devait obéissance au mari (art. 213) et en tant que mère son rôle se réduisait « principalement à une influence morale et de bon conseil »65.
Le délai de viduité reflétait par conséquent la domination masculine au sein de la famille et renvoyait également à son corollaire : la subordination des femmes. En conditionnant le comportement des femmes à des normes morales et en condamnant les écarts à celles-ci, le délai de viduité rappelait que les mœurs considèrent la femme comme inférieure à l’homme, dévouée à l’entretien de sa famille et tenue de faire les sacrifices nécessaires pour protéger sa réputation et sa mémoire. En cela, le délai de viduité ne se contentait pas d’institutionnaliser une distinction entre les sexes, il instituait également une hiérarchie entre eux. Théophile Huc, dans son ouvrage Commentaire théorique et pratique du Code civil français publié en 1892, expliquait à cet effet :
« L’année de deuil ou de viduité est, en effet, consacrée par les plus anciennes traditions. Mais ces traditions remontent aux époques où la femme était considérée comme tout à fait inférieure à l’homme, obligée à ce titre de porter le deuil de son mari, alors que l’homme était affranchi de semblables exigences »66
Prévenir les atteintes aux bonnes mœurs était un objectif ancien du délai de viduité. Il a parfois, en droit romain, été le seul et principal fondement expliquant l’instauration d’une telle disposition et a perduré avec l’inclusion de celle-ci dans le Code civil. Cependant, ce motif ne permet pas de justifier le maintien du délai de viduité jusqu’en 2004 car son caractère sexo-spécifique traduisait en droit des normes morales patriarcales qui réaffirmaient la différence entre les sexes et la domination masculine.
Le caractère moral du délai de viduité s’est réduit peu à peu au cours du xxe siècle, lorsque des nouvelles possibilités de dérogations ont été progressivement aménagées67. Le recul des considérations morales sous-tendant le délai de viduité a mis davantage en avant un second motif, celui de prévenir la confusion de parts. Cette justification était alors considérée comme le « but principal »68 ou même la « véritable et unique raison d’être »69 du délai.
II. Prévenir la confusion de parts
Après avoir examiné l’objectif de prévenir les atteintes aux bonnes mœurs dans la première partie, nous abordons maintenant le deuxième objectif qui était poursuivi par le délai de viduité : prévenir la confusion de parts. À première vue, ce second motif semble, au contraire du précédent, proposer une justification rationnelle au maintien du délai de viduité. Cependant, le délai de viduité constituait une réponse disproportionnée et inadaptée à cet objectif (A) qui agissait comme un outil d’assignation des femmes à la maternité (B).
A. Une disposition disproportionnée
Le délai de viduité avait pour but de prévenir la confusion de parts, un objectif considéré comme crucial tant en droit romain qu’en droit français. Toutefois, cette disposition se révélait disproportionnée, notamment dans sa durée par rapport à l’objectif visé. De plus, l’objectif même de prévenir la confusion de parts pouvait être remis en question. Ainsi, il devient de plus en plus évident que cette justification qui a permis de maintenir le délai de viduité dans le Code civil pendant plus de deux siècles n’est pas convaincante.
Le délai de viduité prévenait la confusion de parts en contraignant les veuves et les divorcées à attendre dix mois, ou trois cents jours, avant de se remarier puisque le mariage, en droit français, faisait naître une nouvelle présomption de paternité au profit du nouvel époux qui pouvait entrer en conflit avec celle de l’ancien mari. Conformément aux dispositions du Code civil de 1804, la présomption de paternité commençait cent quatre vingts jours après le prononcé du mariage et s’étendait trois cents jours après la dissolution de celui-ci70. En s’abstenant de se remarier pendant cette période, les veuves ou les divorcées évitaient une situation où deux présomptions de paternité pouvaient entrer en conflit.
Prévenir la confusion de parts était considéré comme un enjeu important, justifiant la restriction de la liberté matrimoniale des femmes engendrée par le délai de viduité. Les sanctions, parfois sévères, toujours associées à la violation du délai au cours de l’histoire de celui-ci, témoignaient de l’importance accordée à cet objectif. Par exemple, certains Empereurs romains chrétiens ont promulgué diverses peines patrimoniales pour dissuader les femmes de transgresser ce délai. En 382 ap. J.-C., la Constitution Feminae Quae de Théodose imposait qu’une femme qui se remarierait avant l’expiration du délai de viduité n’avait pas le droit de donner à son nouveau mari plus d’un tiers de ses biens. En outre, elle était elle-même privée du droit d’hériter ab intestat de ses parents au-delà du troisième degré et de bénéficier d’une succession testamentaire de son ancien conjoint71. Ces mesures visaient à condamner fermement la possibilité de confusion de sang, en latin perturbatio sanguinis72, tout en appauvrissant les veuves et les divorcées, ce qui rendait plus difficile la tâche de trouver un époux73.
De même, le droit coutumier en France au xviie siècle a parfois adopté des sanctions similaires. La coutume de Clermont en Argonne et les coutumes de Gorze disposaient par exemple que la veuve perdait sa part d’héritage — le douaire — si elle avait « abusé de son corps ». Des arrêts rendus par le tribunal de Rouen en 1649 et le Parlement de Paris en 1664 ont privé de leurs douaires deux veuves qui s’étaient remariées respectivement vingt cinq jours et trois jours après le décès de leur mari74. Ces peines illustraient l’importance que revêtait alors l’observation du délai de viduité aux yeux du législateur et de certains magistrats.
Ces sanctions n’ont cependant pas été adoptées lors de la codification, malgré des demandes en ce sens de la part de tribunaux de régions du droit écrit75. En 1810, le premier Code pénal de l’Empire français a précisé la question de la sanction associée au non-respect du délai de viduité. L’article 194 de ce Code disposait que l’officier d’état civil qui recevait, avant expiration du délai prescrit par l’article 228, l’acte de mariage d’une femme ayant déjà été mariée était passible d’une amende de seize à trois cents francs. Ainsi, c’était l’officier d’état civil qui prononçait un mariage en violation des empêchements établis dans le Code civil qui encourait une amende, alors que la femme qui se remariait avant l’expiration du délai n’encourait aucune sanction. Dans sa thèse Des Seconds Mariages, Rousseau le déplorait : « l’impunité la plus complète est acquise à la veuve trop prompte à convoler »76.
Toutefois, bien qu’une veuve ou une divorcée pouvait se remarier sans encourir de sanction avant la fin du délai de viduité, cette mesure conservait une importance fondamentale. Le langage employé dans la doctrine le démontrait en associant ce motif de prévenir la confusion de parts à un impératif catégorique : Rousseau parlait de « conjurer ce danger »77, tandis qu’Ardeleanu affirmait que sans ce délai, l’« incertitude eût été éminemment scandaleuse et déplorable »78. Cependant, la question de savoir si le délai constituait une mesure proportionnée par rapport à l’objectif visé se pose.
La durée du délai était un enjeu central dans l’appréciation de son caractère proportionné. Cette durée a évolué tout au long de l’histoire de cette disposition en droit romain et en droit français. Par exemple, sous le règne de Gratien et Valentinien (380-382 ap. J.-C.), le délai de viduité auparavant de dix mois a été étendu à une année79. En droit français, entre sa promulgation et son abrogation, la durée du délai de viduité a également subi des ajustements. Initialement, la durée du délai a été fixée à dix mois, durée estimée suffisante compte tenu du fait que dix mois correspondait à la durée maximale d’une gestation. En 1804, le calendrier républicain était encore en vigueur, ce qui signifiait que dix mois pouvaient contenir trois cents, trois cent trois ou trois cent six jours80. Lorsque le calendrier grégorien est remis en vigueur à partir du 1er janvier 1806, le délai de dix mois comprenait trois cent trois à trois cent cinq jours81. En 1907 pour le divorce et en 1919 pour le veuvage, le délai a été abaissé de dix mois à trois cents jours82.
Par ailleurs, le point de départ du délai qui a fait l’objet de débats au cours du xixe siècle a pu contribuer à allonger considérablement sa durée. À partir de 1884, dans les cas de divorce pour faute, le délai ne commençait plus à courir « après le divorce prononcé » mais « après que le divorce sera devenu définitif ». L’hésitation était alors la suivante : le délai commence-t-il à courir à partir du jour du jugement ou du jour de la transcription du jugement sur les registres de l’état civil ? La règle était d’abord incertaine et des interprétations contradictoires ont été proposés par divers tribunaux et circulaires83. En 1899, dans l’affaire de Dame Marie-Eugénie Lucas, le Tribunal civil de la Seine a fixé le point de départ du délai de viduité au jour de la transcription du jugement84, prolongeant ainsi le délai au-delà des dix mois prescrits par la loi. En l’espèce, Dame Lucas a été contrainte d’attendre plus de quinze mois avant de se remarier, en raison du temps nécessaire à l’épuisement des voies de recours et des délais associés85. La question du point de départ du délai de viduité en cas de divorce a été tranchée par le législateur en 190786 afin de mettre fin à cet allongement parfois considérable, qualifié par certains de « véritable cruauté »87, en particulier dans les cas de divorce par conversion du jugement de séparation de corps88.
Toutefois, même contenue à dix mois ou trois cents jours, la durée du délai de viduité restait excessive et disproportionnée au regard de l’objectif de prévention de la confusion de parts. Selon plusieurs auteurs, un délai de quatre mois aurait été suffisant pour atteindre l’objectif visé89. En effet, les règles de présomption de paternité étaient les suivantes : selon les articles 312 et 314 du Code civil, le mari était le père de l’enfant qui nait cent quatre-vingts jours après le début du mariage et jusqu’à trois cents jours après sa dissolution90. Or si une femme se remariait quatre mois (environ cent vingt jours) après la dissolution de son premier mariage, si elle accouchait dans les six premiers mois (soit moins de cent quatre-vingts jours) de son deuxième mariage, la présomption de paternité qui entrait en jeu était celle du premier mari. Si une femme se remariait quatre mois (environ cent vingt jours) après la dissolution de son premier mariage et qu’elle accouchait six mois (cent quatre-vingts jours) après son remariage, l’enfant était présumé du deuxième mari puisque plus de trois cents jours se seraient écoulés depuis la dissolution du premier mariage et plus de cent quatre-vingts jours depuis le début du second mariage91. En articulant le délai de viduité avec les règles de présomption de paternité, il était donc possible de réduire le délai à seulement quatre mois pour prévenir adéquatement la confusion de parts. Ainsi, l’ancrage de la durée du délai de viduité dans la durée maximale estimée d’une gestation ne semble pas correspondre à une restriction minimale et nécessaire de la liberté matrimoniale des femmes pour atteindre un objectif rationnel.
En plus d’être une restriction disproportionnée pour prévenir la confusion de parts, le délai de viduité constituait une mesure préventive — puisque c’était un empêchement dirimant92 — qui répond à un objectif intrinsèquement peu convaincant. Le délai de viduité n’a été abrogé qu’en 2004 en France, lorsque des tests biologiques ont permis de fournir une réponse basée sur les « origines biologiques » aux conflits de présomptions. Jusqu’alors, il était jugé nécessaire d’éviter ces conflits tant qu’une réponse conforme à la « vérité biologique » ne pouvait être garantie, bien qu’une solution juridique aurait pu être envisagée.
Plusieurs auteurs avaient proposé des réponses que le droit pouvait apporter à ces conflits de présomption : les présomptions pourraient se neutraliser mutuellement, nécessitant de trancher la question en fait, en appréciant s’il y a eu une réunion de fait entre les époux ; la présomption incontestable pourrait prévaloir ; ou encore, l’enfant pourrait être autorisé à choisir d’établir un lien de filiation plutôt qu’un autre93. Même si le droit aurait pu concevoir une solution aux conflits de présomptions de paternité, il demeure qu’il pouvait sembler préférable de prévenir de telles situations. Toutefois, l’argument de la restriction de la liberté matrimoniale des femmes uniquement pour des raisons de commodité ou de préférence apparaît, une fois de plus, peu convaincant.
Le délai de viduité avait pour avantage, en creux de cet objectif de prévenir les conflits de présomption, de rechercher une concordance entre le sang et le droit. Comme l’a rappelé le Conseil d’État en 2018, la philosophie des règles d’établissement de la filiation repose « sur la vraisemblance, le sens de la présomption et de la reconnaissance étant de refléter une vérité biologique »94. La tentative de prévenir la confusion de parts en empêchant les femmes de se remarier, et donc d’avoir des relations sexuelles avec un autre homme, visait donc en réalité à faire concorder la présomption de paternité avec des origines biologiques vraisemblables. Cette conception de la filiation ancrait celle-ci dans une « vérité biologique ». Toutefois, cette définition « biologisante » de la filiation naturalisait et figeait les rôles des pères et mères, car elle réaffirmait la différence entre les sexes en mettant l’accent sur la contribution génétique à la procréation dans l’attribution de la paternité. Pourtant, d’autres modes d’établissement de la filiation, comme la possession d’état ou l’adoption, permettent d’établir la filiation sans la faire concorder avec une « vérité biologique ». Renforcer l’attention de l’établissement de la filiation sur la « vérité biologique » réinscrivait en droit la différence entre les sexes, par le biais de rôles procréatifs différenciés par le genre et considérés comme complémentaires.
Le délai de viduité se révèle ainsi inadapté et excessif dans sa tentative de prévenir la confusion de parts. En renforçant le besoin de prévenir cette « confusion », ou plutôt de possibles écarts entre le sang et le droit, il réitérait la prévalence d’une filiation basée sur une supposée « vérité biologique ». Cette conception de la filiation, enracinée dans des rôles reproductifs genrés, assigne les femmes à la maternité, rôle complémentaire à celui des hommes qui contribuent génétiquement à la procréation. Par conséquent, en agissant comme un dispositif sexo-spécifique ayant pour motif principal de prévenir la confusion de parts, le délai de viduité renforçait et naturalisait la différence entre les sexes.
B. Un outil d’assignation à la maternité
En visant à prévenir la confusion de parts, le délai de viduité subordonnait la liberté matrimoniale des femmes à la maternité. Ainsi, cette disposition entérinait une conception binaire et biologiquement déterminée des différences entre les sexes, contribuant à légitimer la subordination des femmes et à renforcer les inégalités de genre.
Annick Batteur et Laurence Mauger-Vielpeau justifiaient le caractère sexo-spécifique du délai de viduité en le présentant comme une nécessité pour prévenir la confusion de parts, affirmant que cette mesure, « par la nature même des choses, ne s’imposait qu’à la femme »95. Par l’intermédiaire de la formule « par la nature même des choses », ces auteures renvoyaient à la spécificité sexuée de la grossesse et de l’accouchement. L’empêchement que constituait le délai de viduité était donc jugé « très supportable »96 puisqu’il découlait « tout à fait logiquement »97 d’une fonction reproductive assignée aux femmes. Du fait de l’accouchement, il était considéré comme acceptable de restreindre la liberté matrimoniale des femmes, qui portaient « naturellement […] le poids essentiel » de « la sanction des incertitudes de la filiation »98, afin d’établir une paternité ancrée dans une « vérité biologique » et la légitimité des enfants à naître. L’inégalité entre les femmes et les hommes face au droit au remariage était donc perçue comme une conséquence inévitable du fait que les femmes accouchaient.
Cependant, cette restriction au remariage était appliquée sans tenir compte de l’état de grossesse ni de la capacité reproductive effective des femmes. Jusqu’en 1922, le délai ne prenait pas fin après un accouchement99. Ainsi, une veuve qui avait déjà accouché d’un enfant dont le père était son précédent mari restait empêchée de se remarier, même si elle ne pouvait évidemment plus tomber enceinte de son défunt conjoint. Seule sa capacité à être enceinte déterminait son statut et l’étendue de sa liberté matrimoniale, plutôt que le risque de confusion de parts. La réforme de 1922, qui a permis aux femmes d’abréger le délai de viduité après un accouchement semblait alors le détacher d’une assignation forcée à la maternité. Cependant, ce détachement demeurait incomplet car le délai continuait de s’appliquer à de nombreuses situations où l’incapacité des veuves ou des divorcées à porter un enfant de leur précédent mariage n’était pas prise en compte. Les femmes ménopausées ou infertiles étaient soumises au délai de viduité de la même manière que les femmes en âge de procréer. Ainsi, la liberté matrimoniale des femmes était déterminée par leur genre et non par leurs capacités reproductives.
Cette distinction basée sur le genre met en scène la différence entre les sexes, érigeant les différences sexuelles et biologiques assignées aux femmes et aux hommes comme critère d’octroi de droits et de libertés. Le délai de viduité découlait d’une différence, réelle ou supposée, entre les sexes : les femmes, définies par leur capacité à être enceinte, étaient soumises au délai, tandis que les hommes, dépourvus de cette capacité, étaient libres de se remarier à leur guise. Le droit participe ici à la construction du genre, comme l’explique Danièle Lochak :
« Pourtant, c’est le droit et non la nature qui, en divisant les sujets de droit en “hommes” et “femmes”, institutionnalise ainsi la différence des sexes ; c’est le droit qui décide de faire découler des conséquences de l’appartenance à l’un ou l’autre sexe, de faire de cette distinction un critère pertinent pour conférer droits et obligations ou régler certaines situations »100.
Au-delà de faire du genre une condition de restriction de la liberté matrimoniale, le délai de viduité et ses différentes itérations révélaient l’ingérence des normes juridiques dans la liberté reproductive des femmes. À plusieurs reprises en droit romain et en droit français, des conditions de levée ou restriction du délai ont été admises afin d’encourager — et d’assigner — les femmes à la maternité. En ce sens, le délai de viduité permet d’illustrer la « maternalisation » du corps féminin par le droit comme souligné par Mary Joe Frug dans son Postmodern Feminist Legal Manifesto publié en 1992 où elle affirme qu’« [u]n autre sens de “corps féminin” est donc un corps qui est “destiné” à la maternité. Le discours juridique soutient cette signification »101.
En 1922, à la suite de la Première Guerre mondiale, le législateur français a admis que le délai de viduité prenne fin après l’accouchement afin de favoriser les remariages et la natalité102. La raison de l’adoption de cette réforme était la volonté de repeupler le pays après la guerre. C’est dans le but de permettre aux femmes de « remplir leur rôle de mères » que le législateur a consenti à réduire la portée du délai de viduité. Alors que les femmes ne sont ni électrices ni éligibles à la Chambre des députés, le législateur décidait des normes nécessaires ou superflues permettant d’encourager ou de restreindre la liberté reproductive des femmes. Jane Misme, journaliste féministe française, critiquait cette ingérence des législateurs dans son texte intitulé « La maternité est-elle une vocation ? » :
« Mais n’est-il pas étrange que dans la propagande pour la natalité ce soient presque toujours des hommes qui décident de ce qui convient ou ne convient pas aux femmes. Évidemment, ils sont entraînés par une vieille habitude de commander en toutes choses. Si j’étais homme, je me sentirais, je crois, cependant un peu gêné sur ce chapitre »103.
De même que les empereurs romains promulguaient des lois caducaires pour pénaliser les célibataires et encourager la natalité afin de repeupler Rome104, le législateur français de l’entre-deux-guerres modulait l’étendue de la liberté matrimoniale des femmes en fonction des « besoins reproductifs » de l’État. Bien que ces besoins permissent d’admettre des dérogations au délai de viduité, ils conditionnaient toujours les droits des femmes à la maternité.
En 1928, la loi relative aux seconds mariages aménageait de nouvelles dérogations permettant de mettre fin au délai de viduité. Un sénateur expliquait ainsi l’esprit de la réforme : « nous nous sommes inspirés d’une pensée généreuse qui s’est manifestée dans notre législation, surtout depuis la guerre, avec la diminution de la natalité »105. Cette réforme donnait entre autres le pouvoir au juge civil du tribunal compétent pour la célébration du mariage de raccourcir le délai, à la demande simple des intéressés, si les circonstances montraient qu’il n’y avait pas eu cohabitation entre les époux depuis trois cents jours106. L’adoption de cette loi avait donné lieu à un vif débat au Sénat. Les défendeurs de la réforme affirmaient que celle-ci ne portait pas atteinte au délai mais au contraire l’améliorait en le « purifi[ant] par les exceptions »107. Un sénateur, qui essayait de rassurer ses collègues inquiets par la portée de la proposition, expliquait que ce n’était :
« pas de plein droit que la femme pourra se remarier avant les dix mois, il faudra qu’elle aille devant le président du tribunal, qu’elle apporte ses justifications, que ce magistrat, puisse au besoin procéder à une enquête »108.
La décision d’abréger ou mettre un terme au délai restait donc entre les mains des magistrats. Le sénateur Vallier le rappelait d’ailleurs pendant le débat : « quoi de plus humain, et en même temps, messieurs, quoi de plus juridique ? […] Le président du Tribunal sera juge »109. Or pour les dix-huit années qui suivront cette réforme, les magistrats français resteront tous des hommes110. Ce n’est qu’en 1946 que Charlotte Béquignon-Lagarde est devenue la première femme magistrate en France111. La décision d’abréger ou non le délai de viduité d’une veuve ou d’une femme divorcée restait donc dans les mains des hommes qui, comme le dénonçait Jane Misme, « décid[ai]ent de ce qui convient ou ne convient pas aux femmes »112.
Le délai de viduité était un instrument qui faisait de la maternité, à travers le prisme du genre et des politiques natalistes de l’État, le critère déterminant de la liberté matrimoniale des femmes. Par ce mécanisme, la maternité, définie comme un marqueur de la « réalité biologique » de la différence entre les sexes, était utilisée pour justifier et légitimer les inégalités entre les sexes.
Conclusion
L’analyse des motifs ayant conduit à l’adoption et au maintien du délai de viduité montre que la persistance des objectifs de prévention des atteintes aux bonnes mœurs et de la confusion des parts ne justifie pas rationnellement le maintien de cette disposition dans le Code civil français jusqu’en 2004. En tant que disposition sexo-spécifique imprégnée de normes morales, le délai de viduité est un outil disproportionné de contrôle des femmes et d’assignation de celles-ci à la maternité. Ainsi, le délai de viduité en plus d’attribuer des droits inégaux, se révèle être un instrument de légitimation de la domination masculine.
En rejetant les justifications du maintien du délai de viduité, il apparaît que la réforme de 2004, aurait dû être motivée non pas par l’obsolescence du dispositif, mais par la remise en cause d’une disposition injustifiée et discriminante. Cependant, l’abrogation du délai de viduité n’a pas été inscrite à l’agenda féministe en France et n’a pas fait partie des revendications de ces mouvements. Malgré le soutien exprimé par certaines féministes dans la presse du xxe siècle aux travaux législatifs visant à réduire ou à abolir le délai de viduité113, aucun engagement féministe direct n’a soutenu les efforts derrière l’abrogation du délai en 2004. Ce silence contraste avec l’engagement des mouvements féministes dans d’autres pays, tels que la Belgique, où la suppression du délai de viduité en 1960 a été le fruit de l’action de Georgette Ciselet, parlementaire et militante féministe114.
En abrogeant le délai de viduité en tant que mesure discriminante qui institutionnalisait la différence et la hiérarchie entre les sexes, le législateur aurait pu prendre position pour l’abolition des stéréotypes de genre dans le droit de la famille et la lutte contre le processus d’assignation des femmes à la maternité. Au contraire, en mettant en avant les progrès scientifiques qui rendent la disposition désuète, la suppression du délai de viduité en France — et les discours contemporains qui la racontent en omettant son caractère patriarcal115 — ne remet pas en question son bien-fondé. Sans remise en question de l’ancrage de cette restriction à la liberté matrimoniale dans la différence sexuée, la réforme de 2004 lie à nouveau la condition juridique des femmes à la maternité en admettant l’abrogation au gré des progrès scientifiques qui permettent de maintenir la primauté des origines biologiques dans l’établissement de la filiation.
Selon la Cour Européenne des Droits de l’Homme116 et plusieurs initiatives pour l’égalité entre les sexes à l’échelle internationale117, le délai de viduité est désormais reconnu comme une disposition discriminante envers les femmes. L’analyse par une approche critique de genre de cette règle permet d’éclairer ce constat en démontrant que l’historicisation du délai révèle clairement ses présupposés et effets genrés. Remettre en question le bien-fondé du délai de viduité, dans les pays où celui-ci est toujours en vigueur, en soulignant la façon dont ce dispositif ne peut pas être rationnellement justifié et permet de légitimer les inégalités entre les sexes, ouvrira la voie pour adopter des réformes qui profitent réellement au statut juridique des femmes.