Introduction
CONTRAIGNABLE, adj. (Jurisprudence) se dit de celui qui peut être forcé par quelque voie de droit à donner ou faire quelque chose. L’obligé peut être contraignable par différentes voies, savoir, par saisie et exécution de ses meubles, par saisie-réelle de ses immeubles, même par corps, c’est-à-dire par emprisonnement de sa part, ce qui dépend de la qualité du titre et de l’obligé. Les femmes ne sont point contraignables par corps, si ce n’est qu’elles soient marchandes publiques, ou pour stellionat procédant de leur fait. Quand on dit qu’un obligé est contraignable par les voies de droit, on entend par là toutes les contraintes qui peuvent être exercées contre lui. Voyez ci-après Contrainte. (A)1.
L’article de l’Encyclopédie d’Antoine-Gaspard Boucher d’Argis, sur l’adjectif « contraignable », montre que l’irresponsabilité et l’incapacité juridique des femmes ne sont pas totales dans le cas de celles exerçant la profession de marchandes publiques, et doivent donc être nuancées. Il y a des particularités juridiques fondées sur le sexe dans le cadre du commerce. Ainsi, sont contraignables les femmes coupables de stellionat2. Le stellionat désigne une « manœuvre frauduleuse qui consiste à vendre un bien dont on sait ne pas être propriétaire, à vendre un même bien à plusieurs personnes, à présenter comme libre un bien hypothéqué ou à minorer les hypothèques qui grèvent un bien »3. Le statut de marchande publique, qui se retrouve partout en Europe depuis le Moyen Âge avec quelques nuances, définit l’activité d’une femme dans le commerce qui doit être publique et connue du mari4. Pour être reconnue marchande publique, l’activité de l’épouse doit être différente de celle du mari, sans quoi la femme est considérée comme préposée à l’époux. Dans ce dernier cas qui peut relever d’une fiction juridique genrée, l’épouse n’est pas une marchande publique, mais une collaboratrice, une « fille de boutique » aidant son mari5. À l’inverse, le statut de marchande publique permet à la femme de vendre, d’acheter, de signer des contrats et tout ce qui a trait à son activité.
La qualité de marchande est une particularité dans le droit au sein duquel l’incapacité juridique des femmes, éternelles mineures devant être sous l’autorité d’un homme – père, mari, frère, oncle –, est présente dès la Renaissance. Cette spécificité marque ainsi une détérioration de leur situation vis-à-vis du droit par rapport à l’époque médiévale6. C’est la faiblesse physique et psychologique de la femme à travers l’image de l’imbecillitas sexus qui justifie ce modèle en matière de droit. Cette puissance juridique, qui s’exerce sur les corps et les biens, est propre à chaque lieu et peut varier selon les cas. Ainsi, c’est la somme des entraves faites aux femmes qui forme une incapacité totale, d’où l’intérêt d’interroger une catégorie d’actrices en particulier. Certaines régions sont régies par le droit écrit – héritage du droit romain –, par opposition au droit coutumier qui s’applique schématiquement au nord d’une ligne La Rochelle-Genève. Toutefois, les pays au sud de cette ligne ne sont pas tous régis par les mêmes règles et traditions romaines. Celles-ci semblent plus strictes au bord de la Méditerranée, plus romaine pourrait-on dire, par rapport à la côte Atlantique qui peut être qualifiée de plus coutumière7. Les femmes, en pays de droit coutumier, s’émancipent de la puissance paternelle lorsqu’elles se marient et, une fois devenues veuves, conservent cette indépendance. En pays de droit écrit, les enfants restent sous la domination paternelle, sauf acte volontaire d’émancipation. Les filles célibataires possèdent en théorie dans les pays de coutumes une capacité juridique totale, alors qu’elles demeurent en pays de droit écrit sous l’autorité du père, tout comme leur frère. Une fois mariées, elles passent sous l’autorité de l’époux, en « puissance du mari », qui peut envoyer son épouse au couvent et si besoin la « corriger » en usant de violence physique. Le mari doit donner son accord afin que sa femme puisse passer un contrat, accepter une donation, ester ou témoigner en justice, et disposer de son bien librement. Une fois veuves, les femmes sont émancipées de la puissance paternelle et maritale, détiennent une capacité juridique et ont la possibilité d’administrer leurs biens8. Néanmoins, les veuves peuvent se retrouver en difficulté lorsqu’il n’y a pas, ou peu, de biens9.
Dans le contexte d’Ancien Régime, les pratiques féminines quotidiennes du commerce, souvent invisibles ou difficilement prouvables, notamment lors d’actions en justice, rencontrent une législation provençale qui illustre bien souvent la domination juridique que subissent les femmes10. Si celles-ci travaillent, leur reconnaissance en tant que marchande pose question, comme en témoignent pour la Provence les procès faisant état du droit de posséder en propre des bénéfices, ou encore de celui d’acquérir ou de conserver une boutique après le décès du mari. Il s’agit ainsi de mettre en exergue l’autonomie plus ou moins grande des femmes par rapport aux hommes dans le commerce phocéen, les possibilités dont elles disposent dans leurs affaires par rapport au droit, ou à l’inverse les obstacles qu’elles rencontrent notamment concernant leurs ressources matérielles. Ainsi, la réflexion porte sur les usages sociaux du droit et sa jurisprudence dans un contexte marchand afin de déterminer si les femmes bénéficient ou non d’un cadre juridique propice à leurs affaires, et comment elles s’adaptent à ces structures légales qui appliquent une distinction entre homme et femme au sein du commerce11. L’inscription des femmes marchandes dans un cadre légal suppose de réfléchir aux singularités du territoire étudié sur le plan du droit pour saisir d’éventuelles différences régionales dans des ensembles loin d’être homogènes.
À ce titre, l’essor économique de Marseille, dont les activités se mondialisent aux xviie et xviiie siècles, invite à analyser les particularités juridiques provençales à l’égard des femmes impliquées dans le commerce12. Au xviie siècle, le commerce de la cité phocéenne est principalement méditerranéen. L’édit d’affranchissement du port de 1669 qui implique l’instauration d’un monopole du commerce avec les Échelles du Levant, marque le dynamisme de la cité et la volonté royale de développer cette place marchande13. Au xviiie siècle, Marseille compte parmi les plus grands ports du royaume, notamment grâce au commerce colonial, comme Nantes, Bordeaux, ou le site de Rouen et du Havre. L’originalité du commerce marseillais au xviiie siècle réside dans une croissance quantitative et qualitative, notamment à l’échelle mondiale. En matière de droit, le particularisme marseillais est de relever du droit écrit, ce qui permet des comparaisons à l’échelle régionale et internationale.
L’historiographie a mis en exergue l’intérêt d’établir des liens entre l’histoire économique et le droit. L’établissement de cette relation est d’autant plus important que l’inscription sociale des femmes diffère dans une Europe organisée en ordres14. Dès lors, les rapports entre le droit et la jurisprudence appliqués aux femmes marchandes et la hiérarchie sociale sont essentiels à comprendre comme le souligne Laurence Fontaine : l’» on peut penser que les décisions, les contradictions du droit leur ont permis d’exploiter des espaces de liberté et d’élargir les horizons de pensée. »15 Les recherches en histoire du genre portant à la fois sur l’histoire du droit et l’histoire économique sont désormais assez nombreuses, même si les comparaisons entre le nord et le sud de l’Europe demeurent plus rares16. À ce titre, si la grande majorité des ports étudiés dans l’historiographie se situe sur la façade atlantique ou bien en Europe du Nord-Ouest, Marseille, en tant que port méditerranéen et lieu privilégié du commerce provençal, se distingue par ses particularités. En matière juridique, cela signifie analyser un espace régi par le droit écrit17. Il a longtemps été dit que l’Europe du Nord-Ouest fournirait plus d’indépendance économique aux femmes, à l’inverse du Sud. En réalité, il s’agit moins d’une opposition binaire que de différences régionales qui ne relèvent pas uniquement du droit. Par ailleurs, plusieurs travaux ont mis en exergue la particularité des cités portuaires où les hommes sont fréquemment absents, ce qui donne la possibilité aux femmes d’assumer un certain nombre de responsabilités18.
Les traités juridiques ont beaucoup été utilisés pour étudier les possibilités dont disposaient les femmes, mais ce n’est que récemment que l’on s’est intéressé à l’effet réel de ces traités, alors que la nécessité de recourir à des sources de la pratique pour écrire l’histoire des femmes est attestée depuis plusieurs années19. Les enjeux juridiques pour les femmes dans le commerce peuvent être analysés par le biais de factums, des mémoires d’avocats rédigés à l’occasion de procès, ainsi qu’à travers des arrêts rendus à la suite de différends entre deux parties. En plus des éléments juridiques et de leur discussion, l’intérêt des factums et des arrêts réside dans leur propension à fournir une multitude de détails quant à la vie des marchandes, dont des témoignages. Si le secret des affaires implique pour certaines sources une limite dans les informations transmises, les factums exposent des éléments de contextualisation de la vie des femmes marchandes propres à nourrir les analyses du présent travail. Ce corpus rend ainsi possible la confrontation entre les pratiques marchandes quotidiennes des femmes et les cadres juridiques en vigueur qui régissent leurs actions. Dans la perspective de ces agencements juridiques et matrimoniaux, nombre de cas de femmes marchandes sont repérables dans les factums qui sont des documents rédigés et publiés en plusieurs exemplaires par les parties lors d’une instance judiciaire. Il s’agit donc d’un mémoire contenant les détails du procès – avec en en-tête les noms des protagonistes et les enjeux de l’affaire – et les éléments de droit qui s’y réfèrent, ce qui implique une connaissance fine du droit d’Ancien Régime. L’ensemble mêle les faits à proprement parler, le droit et la jurisprudence afin d’être diffusé publiquement pour attacher à sa cause l’opinion publique, mais aussi transmis aux juges pour les influencer dans le sens des parties concernées. Le factum reprend l’affaire en exposant les causes du conflit puis propose une lecture à la faveur de son client ce qui, au-delà des références jurisprudentielles, laisse place à l’interprétation. Il convient toutefois de noter que ces sources entrent en partie dans une catégorie fictionnelle au sens où il s’agit de la construction d’un récit20. La fin du xviiie siècle peut être qualifiée d’âge d’or des factums – avec une facilité d’impression qui permet une large diffusion – après une période de généralisation au xviie siècle21. C’est en effet à cette période que le factum se répand, concernant davantage d’individus, en particulier pour des affaires médiatisées pour lesquelles les tirages s’élèvent à plusieurs milliers d’exemplaires22.
Plusieurs factums conservés à la Bibliothèque Universitaire de droit d’Aix-en-Provence offrent la possibilité d’avoir des explications précises autour de cas qui mettent en tension le droit et ses applications23. La source, qui se veut descriptive et explicative, abreuve le lecteur par sa nature même de détails sur les relations interpersonnelles, les logiques hiérarchiques ou encore les différentes activités de travail. Ces sources invitent également à se demander ce qu’elles représentent statistiquement. Les cas évoqués sont issus de recueils d’arrêts : s’agit-il, dans ces recueils, des cas les plus typiques qui sont compilés et représentés par un ou deux cas qui servent d’exemple – cela signifierait donc que la question se pose souvent –, ou bien à l’inverse s’agit-il d’affaires particulièrement singulières – cela impliquerait cette fois qu’il est question de situations rares24 ? Notre corpus pour cette étude se compose de 21 recueils – chacun pouvant contenir plus d’une dizaine d’affaires – pour 24 cas. Les recherches ont été menées sur presque une centaine de recueils principalement à partir de la bibliothèque numérique patrimoniale d’Aix-Marseille Université, Odyssée25. Il n’y a en effet que peu de cas concernant des femmes, et les procès relatifs à des marchandes sont d’autant plus rares qu’une majorité d’affaires porte sur des enjeux d’héritage ou de dot hors du champ du commerce. Compte tenu de la pauvreté documentaire, l’analyse ne repose pas sur des catégories économiques spécifiques (marchande, négociante, etc.), mais interroge l’ensemble des cas concernant des femmes.
À cela s’ajoutent quelques statuts et règlements des communautés de métiers conservés dans différents fonds d’archives26. Ces documents donnent à voir la distinction qui s’opère entre homme et femme, en particulier dans le droit d’accéder ou non à la corporation.
À travers l’étude de cette documentation, l’objectif est tout d’abord de comprendre les distinctions juridiques entre les femmes et les hommes dans le domaine commercial, notamment en ce qui concerne leur capacité à exercer le commerce et leur rôle au sein des corporations. Une fois cela établi, il conviendra de s’interroger sur le droit des épouses à disposer des bénéfices de leur travail, et plus largement sur leurs rapports aux biens en lien avec leurs affaires, en particulier dans le cadre du couple.
I. Les femmes et le droit de faire du commerce à Marseille
Les affaires décrites dans les divers mémoires de justice étudiés concernent principalement des femmes mariées dans la mesure où les structures matrimoniales conditionnent les rapports entre les époux et le règlement des différends dans le cadre du commerce. Beatrice Zucca Micheletto évoque un « modèle culturel issu de l’Ancien Régime » qui pousse à considérer le travail féminin comme moindre par rapport à celui des hommes, et donc à marginaliser l’apport des femmes dans le couple marchand. Le travail féminin, en raison des conditions d’infériorité et de marginalité des femmes, est dévalorisé et les femmes sont perçues comme des collaboratrices du mari sans que ne leur soient reconnues des spécificités propres27. Or, des travaux ont mis en évidence la capacité des femmes à remplacer leur mari absent, notamment en contexte portuaire, ainsi que leur rôle dit de substitution dans les maisons négociantes au profit de leurs enfants encore trop jeunes pour reprendre l’activité du défunt mari28. De plus, l’autonomie des femmes mariées dans le travail n’est pas un fait acquis. Ainsi, il est nécessaire de reconsidérer le rôle des femmes dans le cadre du couple marchand et de comprendre comment le droit le définit29.
A. Être marchande pour les épouses
Un arrêt du 13 mars 1711 expose le cas de la demoiselle Bain de Marseille « qui disait ne s’être obligée que pour le sieur Baume son fils, dans l’achat des marchandises qu’elle avoit fait avec lui30 », qui se qualifie de marchande dans l’acte pour envoyer des marchandises à son mari en Candie. Lorsqu’elle est assignée devant les juges pour le prix de ces marchandises faute de paiement, elle garde sa position de marchande. Ainsi, faire du commerce revient dans ce cas de figure à être une marchande, autrement dit à pouvoir en revendiquer le statut par l’exercice même du commerce. À ce titre, lorsqu’en 1727 la dame Marguerite Olivier, femme du Sieur Louis Degras de Marseille, avocat à la cour, demande à reprendre des billets à ordre, elle explique être sous la puissance de son mari et « qu’elle ne devroit pas même être réputée marchande, si elle avoit geré pour son propre compte ; quelque petit negoce fortuit ne pouvant pas imprimer ce caractere à la femme d’un Avocat »31. Cette stratégie est employée en guise d’échappatoire en niant être une véritable marchande, son mari lui ayant en effet donné procuration pour ses affaires. De plus, Marguerite Olivier argumente que seules les marchandes publiques sont soumises à la loi consulaire – la juridiction consulaire, qui relève du roi, prolonge les lois relatives à la navigation et aux pratiques marchandes – et cherche en cela à échapper à ce statut de marchande publique pour ne pas avoir à payer32. Cela prouve donc qu’il y a une connaissance du droit et de ses contournements possibles. Le factum argüe qu’un si petit commerce ne peut permettre de la considérer comme une marchande publique à part entière : « pour avoir signé quelques Billets à ordre, & fait casuellement quelques actes de commerce »33. Or, les juges ne retiennent pas ces arguments et estiment que les billets n’ont pas été rédigés en qualité de procuratrice du mari. Les juges estiment également qu’il est impossible qu’elle ait pu produire des billets à ordre sans l’aval de son époux. In fine, elle est considérée comme marchande, les juges faisant valoir que « sa qualité de femme d’Avocat n’étant pas exclusive de la qualité de marchande »34. Son activité, aussi modeste soit-elle, lui confère donc ce statut de marchande malgré la réfutation par Marguerite Olivier elle-même qui cherche à se défausser de ce qu’elle doit. L’hypothèse d’un billet à ordre émis en dehors de toute activité commerciale semble peu probable dans la mesure où Marguerite Olivier est notamment décrite pour ses activités marchandes.
Par ailleurs, si la présence des femmes dans la boutique est identifiable ainsi que les activités qu’elles y mènent, leur statut juridique reste soumis à d’autres conditions que la simple pratique du commerce. Autrement dit, mener des activités de commerce pour une femme ne signifie pas être reconnue dans la législation provençale comme marchande à part entière. Dans un mémoire au sujet d’un héritage, un capitaine de vaisseau marchand, le Sieur Larchier, tient un magasin de regraterie, dans lequel son épouse, la demoiselle Massis, vend toutes sortes de denrées35. Ce petit commerce s’inscrit pleinement dans une logique conjugale, mais le statut de la femme n’est pas spécifié, si ce n’est à la voir comme une fille de boutique. Il est cependant précisé que « La Demoiselle Massis n’étoit point héritière pure & simple, elle étoit comme on vient de le dire, grévée de substitution en faveur de ses enfans ; son devoir étoit donc de faire procéder à un inventaire, sinon juridique, du moins domestique, pour constater l’importance de la succession »36. Autrement dit, la demoiselle Massis doit transmettre à sa mort l’héritage de son défunt mari à ses enfants. Ainsi, l’épouse n’est pas une marchande possédant en propre un magasin, mais aide son mari dans la boutique. Sylvie Steinberg a développé le concept de « substitution » afin de qualifier les veuves qui reprennent les activités du défunt mari dans la perspective de les transmettre aux enfants, et donc de perpétuer une famille37. Ces femmes, une fois veuves, se substituent à la puissance paternelle et leur statut juridique permet une indépendance et de multiples possibilités d’action, ce qui explique que l’on trouve plusieurs veuves à la tête de commerce, même lorsque les enfants sont en âge de gérer des affaires38. Or, pour l’avocat de la partie adverse, la demoiselle Massis s’empara du magasin de regrattière afin d’en jouir comme si elle en était la seule héritière : « La fayance fabriquée, étoit toujours transportée dans le magasin de la mere, & vendue par elle & pour son compte. »39 Quelques années avant sa mort, le Sieur Larchier avait en effet pris en location une fabrique de faïence dont les biens qui en sortaient étaient apportés dans un second magasin. Ayant le même métier que son mari, son épouse ne pouvait être considérée comme marchande publique – du moins pas sans une séparation des biens – et à la mort de celui-ci, la demoiselle Massis n’est visiblement pas décrite comme marchande bien qu’ayant une activité dans le commerce, ce qui pourrait renvoyer à la question de la substitution. Autrement dit, la demoiselle Massis, qui n’était pas reconnue comme marchande du temps de son mari, ne ferait que garder la boutique pour ses enfants sans se voir assigner le statut de marchande.
B. Les femmes marchandes et les règlementations des corporations
La place du droit dans le quotidien des marchandes s’observe également, en dehors du cadre conjugal, dans la complexité de leur intégration au sein du monde corporatif qui oscille entre rejet et acceptation40. Les corporations, véritables « compartiments socio-juridiques », règlementent une partie du commerce et relèvent du droit41. « Il existe des variations locales quant à l’inclusion ou l’exclusion des femmes des corporations. »42 À Nantes, par exemple, l’absence de corporations féminines indique que les femmes, bien avant que la révolution industrielle ne vienne dévaloriser leur travail, ne vivaient pas dans cet âge d’or souvent fantasmé.43. D’autres études ont exposé l’influence des corporations, notamment par l’analyse de l’incorporation des femmes, des enfants et particulièrement des filles vis-à-vis des garçons44. La thèse du déclin de la présence des femmes dans les corporations, initiée par Alice Clark, a été remise en question par Angela Groppi « qui a proposé l’image d’un “mouvement en accordéon” caractérisé par des phases d’inclusion et d’exclusion, liées avant tout à la situation économique »45. Jusqu’à présent, l’historiographie française reste moins développée sur cette thématique des corporations que les productions anglophones ou italiennes46. L’étude des archives phocéennes montre que les Marseillaises font l’objet de statuts spécifiques dans les divers règlements retrouvés, pour intégrer une communauté et s’y faire inscrire, dans le cas des veuves pour reprendre la boutique du mari, et enfin au sujet des filles de maîtres.
Si Louis XIV, et avec lui Colbert, décident d’ouvrir progressivement aux femmes l’accès à toutes les corporations afin notamment d’obtenir davantage de rentrées fiscales, les interactions entre les femmes et les communautés de métiers à Marseille n’ont laissé que peu de traces, parfois très brèves, en dehors des divers règlements et statuts. Un document unique fait état du nombre de maîtres et de maîtresses à Marseille pour l’année 176547. Ainsi, on dénombre en 1765 à Marseille un ensemble de 68 arts, métiers et corps, dont 15 avec des veuves et trois avec des maîtresses. La part des 3,4 % de femmes est faible en comparaison des hommes qui représentent 96,6 % des effectifs. Cette différence s’accentue lorsqu’on ne sélectionne que les métiers corporés avec 3 % de femmes pour 97 % d’hommes. Pourtant, la lecture des statuts et règlements de 1719 du corps des maîtres marchands gantiers, parfumeurs et peaussiers de la ville de Marseille révèle qu’aucune barrière explicite n’empêchait l’intégration des femmes, et que leur admission y était même juridiquement encadrée48.
[…] les Femmes & Filles qui ont presentement Boutique ouverte en cette Ville, de Marchand, Gantier, Parfumeur & peaussier, continueront à l’avenir de faire ledit Métier, sans pouvoir être troublées, ni inquietées leur vie durant, dans l’exercice dudit Mêtier, en contribuant par elles comme les autres Maîtres aux Charges de leur Corps & Communauté, & sans qu’elles soient obligées à autre chose qu’à ladite inscription sur le Registre des Syndics49.
Au sein de cette corporation, les femmes payent autant de charges que leurs homologues masculins. La vie des femmes au sein de la corporation n’est donc pas entravée par les statuts et règlements.
Les statuts précisent toutefois que les femmes et les filles ne pourront plus à l’avenir être admises à la maîtrise dans la mesure où elles ne possèdent pas « la force ni l’expérience pour faire ledit métier »50. S’opère dès lors une restriction de l’accès des femmes à cette corporation à l’appui d’un argument qui ne fait sens que dans une logique d’exclusion. En effet, si les femmes déjà en place ainsi que celles ayant exercé dans ce corps de métier par le passé ont eu la force et l’expérience nécessaires pour être intégrées, il semble difficilement concevable que cela ne soit plus le cas. Ainsi, d’autres intégrations sont plus complexes voire impossibles, compte tenu du statut des femmes – veuve ou non – ainsi que de leur savoir-faire.
Un autre moyen pour les femmes d’intégrer une corporation est le veuvage. La reconnaissance des veuves comme remplaçantes des maîtres invite à envisager le rôle des femmes comme un travail à part entière au sein des corporations51. En effet, les statuts et règlements des corporations marseillaises mentionnent – à l’exception des deux corps que sont les fabricants de bas et les portefaix – le cas des veuves de maîtres52. Pour les veuves, poursuivre l’activité du mari est le signe d’une collaboration dans l’atelier ou la boutique du vivant de ce dernier. Lorsqu’elles reprennent le commerce, les femmes endossent aussi le rôle du pater familias pour mener à bien la vie familiale, assurer la succession filiale, et avoir une autonomie dans les affaires qu’il s’avère dès lors nécessaire de contrôler, mais aussi parfois de protéger53. Dans le cadre de l’accès à la boutique, les veuves ont la possibilité de maintenir l’activité sous le contrôle d’un maître devant marquer de son poinçon les pièces produites à l’image de Marianne Maneille, veuve de Jean Silbert maître orfèvre. Cette dernière, précise-t-on, doit tenir un registre des achats de matériaux et des ventes54. Les raisons invoquées par les juges du tribunal de la monnaie pour reprendre au plus vite l’activité du défunt mari sont les enfants à nourrir qui suscitent « beaucoup dambarras »55 et « il importe a la supliante pour pouvoir faire subsister et entretenir la famille de jouir de cette faculté et prerogative »56. Le contrôle exercé sur ces veuves se retrouve y compris physiquement au sein de la boutique lorsque Louise Constant, veuve de Guillaume Vallier maître orfèvre de Marseille, doit, dans le cadre de sa demande pour tenir boutique après le décès de son mari, afficher de façon la plus visible qui soit dans sa boutique le règlement qui porte sur les veuves57.
Il convient également d’interroger la place des filles de maîtres qui sont mentionnées dans 18 des 26 règlements recensés pour ce travail58 Ces filles constituent, dans les règlements où elles apparaissent, un moyen d’accéder à la maîtrise pour les hommes qui les épousent si ces derniers ont des compétences dans le corps. Par ailleurs, cinq règlements exposent que les filles de maîtres ont la possibilité de reprendre la boutique – à l’image des veuves. L’ensemble des conditions à respecter s’inscrit dans une logique d’aide et de survie, et signale dans le même temps les capacités qui sont reconnues à ces filles pour tenir boutique. L’expérience acquise par ces filles est ainsi vérifiée par des maîtres jurés dans les statuts et règlements de 1642 pour le corps des « marchands et ouvriers composant les cinq Arts de la Soye, contenant les Maîtres Passementiers, Teinturiers, Mouliniers, Ouvriers en draps de Soye à la grande Naveté & Cardeurs à Soye »59. Il est donc « deffendu aux Femmes & Filles qui ont fait Aprentissage des susdits Métiers, dresser ou faire dresser aucuns Métiers que au préalable, ils n’ayent fait foi aux Maîtres Jurés en bonne & dûe forme de leur Aprentissage »60. Les statuts et les règlements des corporations marseillaises conservés accordent également un droit d’accès à la maîtrise pour cinq d’entre eux61. Les modalités d’intégration du corps peuvent varier entre les hommes et les femmes. Ainsi, dans le cas des cordonniers : « ii. Le Chef-d’œuvre pour homme sera une paire de soulier & une paire d’escarpin à l’usage du temps, & fait suivant les règles de l’art. Si l’Aspirant veut avoir la faculté de faire des bottes, il sera tenu d’en faire pour son Chef-d’œuvre une paire des fortes ou des molles à son choix, auquel cas il ne sera obligé que de faire une paire de souliers ou d’escarpins. iii. Le Chef-d’œuvre pour femmes, sera une paire de souliers & une paire de pantoufles, & les mêmes règles seront observées tant dans ce Chef-d’œuvre que dans celui pour hommes. »62 Toutefois, les corporations ne demandent pas systématiquement la réalisation d’un chef-d’œuvre pour les enfants de maîtres. En 1697, l’article viii du règlement des maîtres barbiers, perruquiers, baigneurs et étuvistes précise que « les Enfans de Maître seront néanmoins exempts de faire lesdits Chef-d’œuvres, & ne payeront que vingt-cinq livres. »63 La possibilité que le terme « enfans » intègre les filles de maîtres demeure en suspens dans la mesure où l’article xviii précise que « les Fils de Maitres, & ceux qui auront épousé une fille d’un des Maitres, seront reçus en faisant une simple expérience, & ne payeront que la moitié des honoraires, ou droits que les autres Aspirant payent »64.
Le droit, et plus largement les règlementations du commerce, opèrent une distinction entre les hommes et les femmes qui défavorise ces dernières. Ce n’est pas le travail des femmes qui est remis en cause, mais la difficulté à lui conférer une reconnaissance pleine, que ce soit en termes de statut, de visibilité ou de légitimité économique.
II. Le droit, les biens et les bénéfices
Dans le cadre de la question des biens dans le couple, le régime de la communauté s’applique dans les pays coutumiers, sauf en Normandie et à Reims, et le régime dotal se retrouve en Aquitaine, en Languedoc et en Provence65. Dans le Midi, le mari dispose de la dot, mais ne peut l’aliéner ou l’hypothéquer sans le consentement de l’épouse afin de laisser à celle-ci en cas de veuvage une somme pour survivre. L’une des particularités juridiques propres à la Provence est l’opposition de deux principes : la présomption de dotalité des biens de l’épouse qui domine le xviie siècle, et la présomption de paraphernalité des biens de l’épouse qui domine le xviiie siècle. Soit, avec la présomption de dotalité, tous les biens en propres de la femme sont dans la dot, soit, avec la présomption de paraphernalité, les biens en propre de la femme, y compris à venir, qui ne sont pas dans la dot restent en son pouvoir, ce qui revient à un régime de stricte séparation des biens. Au xviie siècle, on veut protéger les biens de l’épouse en les rendant dotaux. Le fait qu’en Provence, au xviiie siècle, ce qui prévaut – sauf contrat – est le régime des biens paraphernaux implique que la situation après mariage est la même qu’avant66. Les femmes peuvent ainsi, particulièrement au xviiie siècle, disposer de leurs biens paraphernaux sans un droit de regard du mari.
A. La possession des biens et l’engagement de la responsabilité du mari
Le Parlement de Provence, qui s’inspire ponctuellement du droit coutumier et notamment celui de la Coutume de Paris, décrète que les marchandes mariées – peu importe sous quel régime matrimonial – engagent leur mari dans leurs actes de commerce67. En effet, le mari est engagé sur les dettes contractées par sa femme puisqu’il assume également les bénéfices de celle-ci. Le mari est le seul administrateur des biens du couple, y compris de la dot de l’épouse68. La femme peut se passer de l’accord – tacite – du mari dans le seul cas où il y a une séparation de biens, ce que les lois de l’Ancien Régime permettent lors de la rédaction du contrat de mariage69. En Provence, la rédaction d’un contrat – qu’il soit privé ou non – avant le mariage est laissée à la libre appréciation des époux et de leur famille. La seule obligation quant à la nature du contrat est le respect de la loi ou de la coutume70. Jacques Poumarède souligne que nombre de Provençaux tentaient d’échapper aux contraintes de l’administration et de la fiscalité en signant des « conventions matrimoniales sous-seing privé », voire se dispensaient volontairement de contrat afin de bénéficier d’une stricte séparation des biens71.
La question de la possession des biens dans le cadre du régime matrimonial implique la responsabilité du mari lorsque son épouse est marchande publique comme dans cet arrêt du Parlement de Provence daté du 5 juillet 1776 – sans aucune précision sur la date des faits – : « Arrêt V. Le mari connoissant le commerce de sa femme, mariée sous une constitution générale est censé l’autoriser par son silence, & est tenu même par corps des obligations qu’elle contracte »72. En l’espèce, des fabricants d’indiennes – des toiles de coton peintes ou imprimées fabriquées d’abord en Inde puis dans les manufactures européennes, et utilisées dans l’habillement ou la décoration – d’Aix, les sieurs Ginoux, livrent de la marchandise à la femme de Gaspard Barlatier, ménager de Trets, mais ne sont pas entièrement payés. Afin de récupérer le reste de la somme, ils se pourvoient devant le Lieutenant d’Aix contre le mari, Barlatier. Mais celui-ci explique qu’il ne vit pas avec sa femme et n’a pas connaissance de son commerce. Or, le principe veut que « le mari qui connoissoit le commerce de sa femme, étoit valablement obligé, & contractoit les mêmes engagemens. Ce principe, utile à la bonne foi du commerce, à la sûreté publique, adopté dans les coutumes, est suivi en Provence »73. En effet, dans le cadre du mariage, même lorsqu’une femme a une activité différente de celle de son mari, elle l’oblige malgré tout dans ses dettes puisque celui-ci peut bénéficier des rentrées d’argent liées au commerce de son épouse. En Provence – mais aussi en Normandie et dans la coutume de Paris –, la séparation des biens libère le mari de cette responsabilité et la femme se retrouve seule pour assumer ses dettes74. C’est donc ici la solution de la loi coutumière qui est adoptée au détriment du droit écrit puisque celui-ci ne dit rien sur ce point et que le droit provençal s’inspire au besoin du droit coutumier75. Le cas des marchandes est particulier et l’enjeu réside ici dans la séparation ou non de corps entre le mari et sa femme. Bien que les liens du mariage soient indissolubles, il est possible de séparer un couple par deux manières76. Tout d’abord la séparation de biens, autrement dit d’un point de vue patrimonial, ce qui permet aux femmes, notamment marchandes, de protéger leurs biens ou d’établir une stratégie de protection des biens du couple dans le cadre d’une fausse séparation. L’autre type de séparation, dit de corps, vise à protéger la femme des violences de l’époux en établissant une division physique du couple dans deux domiciles. Dans le cas présent, il est prouvé « par les certificats des Consuls & du Curé, que Barlatier vivoit avec sa femme, n’ayant qu’une même habitation, un même ménage »77. Sur ce point, Barlatier s’en défend à l’aide d’autres certificats et le mémoire précise que le couple était séparé depuis plusieurs années et que le mari était dans l’impossibilité de connaître les affaires de sa femme. Finalement, ce sont les sieurs Ginoux qui permettent de trancher l’affaire. Ils apportent en effet un livre de commerce prouvant que Barlatier a reçu des marchandises et donné des acomptes pour les livraisons aux sieurs Ginoux. Ainsi, « Barlatier fût condamné au paiement de la somme de 1502 liv. pour reste & entier paiement des marchandises livrées à son épouse, avec intérêts tels que de droit, & contrainte par corps. »78
Maître Janety, dans le Journal du palais, rapporte un cas similaire qui ajoute un élément supplémentaire à la réflexion autour de la possession des biens par la femme dans le cadre d’une constitution particulière – en référence à la constitution de la dot –, et non plus générale comme évoquée supra : « La femme, ayant même des biens libres, commerçant au vu & su de son mari, ce dernier répond civilement des dettes qu’elle contracte à raison de son commerce, comme étant censé l’autoriser & en profiter. »79 Les marchands Pontés et Juglas, de la ville de Manosque, livrent à Françoise Durand, épouse de Jacques Richard de la ville de Barjols, des marchandises pour en faire « des bonnets d’enfan & autres objets de cette nature ». Le 10 décembre 1776, Pontés et Juglas assignent Richard devant le Juge de Barjols pour demander 303 livres et 18 sols qui leur sont dus. Ici, la femme de Richard est mariée sous une constitution particulière et possède donc des biens dits libres ou paraphernaux. Dans le cadre d’une constitution particulière, les biens paraphernaux, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas dans la dot, sont sous le contrôle de la femme. À l’inverse, dans une constitution générale, c’est le mari qui décide et possède tous les biens. Ici, le mari n’a donc pas d’autorité sur les biens paraphernaux de son épouse. Mais l’époux a toujours pouvoir sur la personne de sa femme qui, si elle mène ses activités publiquement, le fait par l’approbation du mari. « Le seul cas qui, d’après les vrais motifs de la règle, pourroit en être tiré, ce seroit celui où le mari n’auroit pas le pouvoir d’empêcher le négoce de sa femme. Le cas de séparation juridique est en effet le seul excepté par la coutume de Paris de qui on a adopté comme une règle expresse, une décision qui étoit implicitement dans les principes du droit romain. »80 Ainsi, la possession en propre des biens pour la femme n’est pas suffisante pour exclure le mari de ses responsabilités. Ici, l’application de la coutume parisienne sur le droit écrit provençal, dans le cas de biens paraphernaux, implique que le mari ne peut ignorer l’activité de son épouse et donc se désengager, sauf si le couple connaît une séparation de corps. En effet, ce n’est pas la constitution matrimoniale, qu’elle soit générale ou particulière, qui prime pour les femmes marchandes, mais la séparation de corps.
B. La propriété des bénéfices
Cette question de la possession des biens se pose également à propos des bénéfices issus du commerce que mènent les femmes. Dans une affaire qui oppose au xviie siècle une femme et son mari, l’enjeu juridique est de savoir à qui appartiennent les bénéfices issus du commerce de l’épouse. Un arrêt de la Cour du Parlement de Provence exposé par l’avocat et juriste Hyacinthe de Boniface (1612-1699) décrit l’affaire et les difficultés juridiques qu’elle pose81. L’enjeu est de savoir « si les acquisitions faites par une femme séparée de corps & de biens d’avec son mary, & négociant du consentement du mary, appartiennent au mary, en propriété ou en usufruit »82. Mariés en 1660, André Rey et Jeanne Montagne connaissent une série de conflits conjugaux qui aboutissent à une séparation des deux époux. En 1669, Jeanne recouvre sa dot et une séparation des biens entre les deux époux est prononcée, puis une séparation de corps en 1670. Après cette date, Jeanne poursuit son commerce de vannes en indiennes : les vannes sont des couvertures de lit matelassées avec de la bourre de coton entre les deux toiles qui la composent83. Pour des raisons qui nous sont inconnues, André recouvre la gestion de la dot de Jeanne en 1683 – le mari peut après dix ans redemander l’examen de la séparation – et, en s’appuyant sur la législation provençale, demande à ce que les bénéfices lui soient reversés en vertu de « la constitution générale de tous ses droits en dot »84. Ainsi débute en 1683 un procès devant la Grand’Chambre du Parlement de Provence au sujet « des acquisitions faites par une femme séparée, pendant la séparation »85. Ce procès doit décider si Jeanne est une marchande publique, autrement dit si elle a mené ses activités séparément de son mari86. En effet, le commerce de Jeanne aurait été mené au sein de la boutique possédée par André, ce qui lui permettrait de réclamer les bénéfices.
André Rey et Jeanne Montagne sont mariés sous une constitution générale qui donne la possibilité au mari d’administrer les biens présents et à venir de sa femme. Or, une femme mariée sous une constitution générale ne peut entreprendre d’action sans l’accord de son mari et l’origine des biens doit être connue sans quoi on considère qu’ils appartiennent à André87. Ainsi, si les biens n’appartiennent pas à Jeanne la justice considère qu’elle a réalisé des bénéfices « comme par soustraction qu’elle auroit pu faire des biens de son mari, ou par un commerce scandaleux, contraire à son honheur et à sa réputation »88. Compte tenu de l’appauvrissement d’André et des mauvais traitements qu’il a infligés à Jeanne, il est décidé que l’usufruit des biens de Jeanne revient à André. Toutefois, cette dernière conserve la possession de ses biens. André ne peut en jouir qu’à condition de les lui restituer à la même valeur. Ainsi, Jeanne a acquis depuis la séparation une « autonomie relationnelle » et les conclusions de la procédure judiciaire impliquent une « autonomie fonctionnelle » permettant à Jeanne de mener à bien ses activités et de conserver les bénéfices de son travail89. Hyacinthe de Boniface note que « finalement on disoit que le mary n’est pas le maître naturel de la femme ny de sa dot, & qu’il ne l’est que par fiction »90.
Au xviiie siècle, cet enjeu de la possession des bénéfices demeure au sein des couples mariés, comme en témoigne le cas d’Anne Bonifay. Mariée en 1727 sans contrat de mariage avec Jean Lyon, voiturier et cabaretier de Marseille, cette Phocéenne travaille au sein de l’auberge tenue par son mari91. À la suite du décès de Jean Lyon qui transmet à sa femme la location de l’auberge, Anne Bonifay poursuit son activité en y ajoutant une boutique de sel pour les « Muletiers de la Montagne qui apportent des provisions à Marseille »92. Quelques années plus tard, en 1746, elle se marie de nouveau avec Joseph-Jérôme Roman. Le contrat de mariage explique que le montant de la dot est de 7 110 livres, comprenant de nombreux capitaux issus de ses activités marchandes93. Anne Bonifay décède en 1777.
Après sa disparition, Joseph-Antoine Roman – neveu de Joseph-Jérôme Roman – demande auprès des autorités à reprendre tous les biens d’Anne. La question est de savoir si les acquisitions réalisées par Anne Bonifay, d’un montant de 27 000 livres, doivent revenir aux héritiers de Joseph Roman ou bien à ceux d’Anne Bonifay. L’avocat de Joseph-Antoine Roman considère qu’Anne Bonifay « a fait des acquisitions très considérables pendant son mariage, à l’insçu de son mari. Elle n’a eu aucun commerce particulier & séparé. Elle n’a pû les payer que de l’argent de son mari »94. L’enjeu une nouvelle fois réside donc dans la capacité à se faire reconnaitre comme marchande publique et à justifier la provenance de biens et ressources pour que la possession soit légale et à son nom95. Après l’exposition de la nature de l’union et des droits que celle-ci donne à Anne, les avocats des deux parties argumentent sur la possibilité ou non d’exercer une activité marchande à part entière. Si pour Gras, l’avocat de Roman, le travail de Bonifay s’apparente à celui d’une fille de boutique, l’avocat de Bonifay, Pascalis, défend en revanche son autonomie dans les affaires.
Anne Bonifay est mariée sous une constitution particulière qui exclut les biens paraphernaux – les biens paraphernaux, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas dans la dot, sont sous le contrôle de la femme –, alors que l’union conjugale de Jeanne Montagne était régie par une constitution générale de la dot qui exigeait un consentement mutuel et concernait tous les biens présents et à venir de l’épouse96. Dans le cas d’Anne, « si la constitution de dot est particulière de certains biens, tous les autres biens de la femme sont appelés paraphernaux. La femme en a la jouissance et la libre disposition. Elle peut les aliéner »97. Dans son mémoire, Pascalis, l’avocat d’Anne Bonifay, défend l’idée qu’une femme peut exercer durant son mariage des activités qui ne dépendent pas forcément de son mari98. L’avocat conclut que si une femme mène un commerce et que celui-ci est connu, il n’y a plus de présomption sur elle, autrement dit, il ne peut plus y avoir de doute quant à l’origine des ressources utilisées par la femme – ce qui revient à une preuve d’honorabilité quant à son travail – et il en va de même si elle se marie avec plus pauvre qu’elle. C’est par un arrêt du 4 juin 1783 que le Parlement de Provence donne finalement raison à Anne Bonifay. Celle-ci s’était réservée hors de sa dot son commerce d’avant son second mariage, et possédait ainsi les bénéfices acquis entre les deux mariages grâce à l’auberge et aux voitures. Ces biens paraphernaux lui ont donc permis de poursuivre ses activités marchandes.
La question du droit pour les femmes dans le commerce se joue par ailleurs dans leur responsabilité à se porter garantes dans le cadre d’une transaction. Dans un arrêt rendu par la Chambre des Enquêtes le 7 juin 1720, la demoiselle Cordier passe un accord avec le nommé Joseph Ricard pour des marchandises à destination de son fils à hauteur de 1 125 livres. On reproche à Cordier de s’obliger pour un tiers et donc « que la femme qui s’oblige pour un autre à qui les créanciers veulent prêter, est bien obligée en apparence, mais ne l’est pas véritablement »99. La question porte sur le risque qu’elle ne rembourse pas et qu’elle puisse ne pas être poursuivie. « La Dlle Cordier a reçu les marchandises en question, pour les négocier en son nom, & pour son propre compte, & pour les faire suivre par son fils qui devoit partir pour l’Amérique. Il n’y a rien là qui tombe dans le Velleyen ; car il n’est pas défendu à une femme, & surtout dans une ville de commerce, d’acheter des marchandises à retour de voyage ; de les faire suivre par qui elle trouve bon ; & de passer à cet effet des obligations. »100 Le Sénatus-consulte du Velléien est en vigueur dans les pays de droit écrit ainsi que dans plusieurs régions de coutumes. Il s’agit d’une loi romaine qui interdisait aux femmes d’être garantes pour un tiers en raison de leur faiblesse intellectuelle. Toutefois, la possibilité d’y renoncer entraînait des situations très confuses, en particulier durant le Moyen Âge, dans la mesure où ce droit, bien que toujours valable, ne s’appliquait pas de façon générale, mais en fonction de chaque femme101.
Henri IV avait décidé par un édit de 1606 de supprimer ce Sénatus-consulte pour éviter toute ambiguïté, mais la Provence fait partie des Parlements qui ont résisté à cette abrogation. Le Sénatus-consulte du Velléien, qui s’applique donc en Provence, concerne la puissance du mari dans la séparation des biens. Une femme ne pouvait pas s’engager à payer une dette par exemple, car « en pareil cas on considérait, comme l’effet de l’engagement n’était pas immédiat, que la femme ne se rendait pas compte de la portée de sa promesse, et l’on craignait dès lors des abus d’influence ou encore des engagements irréfléchis »102. Le Velléien permet de protéger les biens de la femme, y compris du mari qui ne peut la forcer et profiter de façon détournée de ses biens à crédit. C’est, pour Jean-Philippe Agresti, un renforcement de la séparation des biens entre les époux avec l’interdiction pour l’épouse de s’engager pour le mari avec ses biens dotaux ou paraphernaux. Sur ce point, Darlène Abreu-Ferreira considère que le Velléien est l’expression d’une infériorisation de la femme malgré les possibilités dont disposent les femmes de s’engager dans un certain nombre de transactions. « As will be shown, the references to the Velleianum were not widespread, but any mention of the old Roman law served to undermine a woman’s legal status, and provided a not-so-subtle reminder that in the eyes of the legislators, she was not on par with her male counterparts. »103 La situation portugaise semble toutefois différente du droit provençal dans la mesure où les femmes cèdent leurs droits de gestion au mari sans qu’il ne soit fait mention de biens paraphernaux que l’épouse gérerait. De plus, si la loi portugaise exige l’approbation des deux conjoints pour l’aliénation de biens familiaux, peu d’hommes présentent celle de leur épouse. Dans le cas de Cordier, rien ne concerne le Velléien, car il n’y a pas de promesse, mais un achat et qu’elle agit en son nom propre.
Conclusion
À Marseille, qui ne constitue pas une exception en Europe quant au statut des marchandes – même si des comparaisons systématiques soient encore nécessaires –, le droit provençal relatif aux femmes diffère lorsqu’il s’agit de commerçantes. Outre la nécessité de prouver leur qualité de marchande, les règlements des corporations compliquent leur accès à certains métiers en édictant des articles propres aux veuves et filles de maître. Si les marchandes bénéficient d’un statut particulier pour mener à bien leur commerce, elles sont aussi, dans le cadre conjugal, limitées dans leurs actions. Le droit provençal s’attache ainsi à distinguer les hommes des femmes lorsqu’il s’agit de s’approprier des bénéfices issus du commerce. En réalité, on observe que ce n’est pas l’activité en elle-même qui est limitée, mais l’accès aux bénéfices et à l’indépendance. Dans le cadre conjugal, le droit provençal n’est donc pas défavorable aux épouses. Plus largement, aucun élément juridique ne permet de dire que la Provence est une terre de restriction au droit de commercer pour les femmes. Le rôle des maris dans le commerce de leur épouse est parfois marginal, voire absent, mais leur place dans le droit est centrale à moins qu’une séparation de biens et de corps ne les désengage.
La question de la possession des biens renvoie à la responsabilité du mari vis-à-vis des activités de sa femme, et donc à une infériorité juridique de celle-ci. L’enjeu est de contrôler l’activité des femmes pour ne pas que le mari et les éventuels créanciers ne soient lésés. Ces rapports au droit font écho à des débats historiographiques toujours ouverts. Amy Louise Erickson a en effet développé l’idée d’un lien entre le capitalisme anglais du xviiie siècle et la perte des droits de propriété pour les femmes mariées sous la common law au profit de leurs maris qui pouvaient ainsi investir dans l’économie. À l’inverse, les femmes anglaises célibataires avaient la possibilité de s’engager plus facilement dans l’économie104. Les femmes mariées ne détenaient que peu, voire aucune marge de manœuvre, sans ressource pour lancer d’éventuelles affaires, alors que les femmes seules et les veuves connaissaient une forte indépendance et donc davantage de moyens. Cette hypothèse d’un lien entre capitalisme et structure de genre a été reprise en proposant des similitudes avec les Provinces-Unies où les femmes mariées et célibataires étaient libres de s’engager économiquement105. L’étude du droit écrit à Marseille montre que celui-ci est favorable aux épouses impliquées dans le commerce, notamment en raison de l’impossibilité pour les maris d’investir avec la dot. Ces épouses sont ainsi en capacité d’agir économiquement, ce que le droit rappelle à leur endroit. Cependant, la séparation de biens n’est effective qu’après une séparation de corps, ce qui laisse au mari une responsabilité et lui permet de garder le contrôle des biens de l’épouse, y compris des bénéfices.
Toutefois, il semble complexe d’appréhender l’influence du droit quant aux activités féminines dans le commerce au quotidien dans la mesure où ce sont les conflits qui offrent un point de vue. De plus, ces distinctions genrées opérées par le droit provençal n’apportent d’information qu’à l’endroit des femmes mariées. Ainsi, rien n’est dit des femmes seules dont la situation pourrait s’apparenter à celle des veuves.