Saint-Hyacinthe, auteur-compilateur du Recueil de divers écrits (1736)

DOI : 10.35562/pfl.227

Plan

Texte

Les xviie et xviiisiècles connaissent une résurgence de recueils, dont l’origine remonte sans doute aux Tensos des cours d’amour du xiisiècle, qui exploraient la question de l’amour dans ses multiples aspects. Ils sont constitués de pièces dites galantes qui interrogent le badinage, la galanterie, l’amour et les sentiments en général. Le Recueil de divers écrits sur l’amour et l’amitié, la politesse, la volupté, les sentiments agréables, l’esprit et le cœur, publié en 17361, participe de la même logique puisque les différents textes considèrent divers sentiments humains, largement débattus dans le monde : Madeleine de Scudéry est célèbre pour ses analyses raffinées des sentiments des personnages qu’elle invente, et un mythe persistant sur le salon d’Anne-Thérèse de Lambert raconte qu’à chaque rendez-vous l’hôtesse imposait une question sur les sentiments à ses habitués. La mode de ces observations sur les sentiments humains explique sans doute le succès du Recueil de divers écrits de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, publié à Paris chez la veuve Pissot et réimprimé à Bruxelles, chez Foppens (fig. 1), une fausse adresse dissimulant des impressions françaises2.

Fig. 1. Pages de titre du Recueil de divers écrits, sur l’Amour et l’Amitié…, éditions de Paris (à gauche) et de Bruxelles (à droite). BnF/Gallica

Fig. 1. Pages de titre du Recueil de divers écrits, sur l’Amour et l’Amitié…, éditions de Paris (à gauche) et de Bruxelles (à droite). BnF/Gallica

Il semble avoir été un véritable best-seller dès sa parution car il a connu de multiples éditions et rééditions datant toutes de 17363. Les périodiques de l’époque recensant le volume louent la qualité des textes qui y sont imprimés et, de ce fait, contribuent à son succès. Mais l’hétérogénéité, le caractère éphémère du recueil et sa brièveté priment dans les comptes rendus des périodiques, car les journalistes le comparent fréquemment avec les recueils de poésie ou d’écrits dits fugitifs4 et s’interrogent sur le travail de composition qui a présidé à son élaboration. Ces caractéristiques sont d’ailleurs soutenues, au sein même du recueil, par l’anonymat des auteurs des différentes pièces, par la création d’un trouble éditorial avec la présence de plusieurs éditeurs et par le personnage de Th. de Saint-Hyacinthe lui-même, dont le statut et les actions restent souvent encore mystérieux. Pourtant, le succès de cet ouvrage ne peut s’expliquer par cette spécificité, trop aléatoire. Mon propos tâchera donc de montrer que la compilation et l’organisation du recueil contribuent largement à créer du sens, en dépit de l’hétérogénéité constitutive du recueil et des textes rassemblés. Th. de Saint-Hyacinthe, le compilateur du recueil, construit en effet un projet cohérent pour assurer le succès de cette édition.

Une entreprise éditoriale : éditer coûte que coûte un volume

Recomposer l’histoire de l’édition, à partir des informations et des renseignements dont nous disposons aujourd’hui, permet d’abord de comprendre l’entreprise menée obstinément par Th. de Saint-Hyacinthe, et d’interroger ensuite le dispositif énonciatif et éditorial qu’il met en place. Homme de lettres dont la réputation repose essentiellement sur Le Chef d’œuvre d’un inconnu, publié en 1714, critique littéraire et journaliste prolifique, il vit principalement, mais mal, de ses travaux journalistiques et de ses entreprises éditoriales pas toujours fructueuses. Le Recueil de divers écrits semble être un projet important pour lui, qu’il s’agit absolument de réussir et qui réunit deux objectifs complémentaires : être reconnu en tant qu’homme de lettres et remédier à ses problèmes d’argent.

Le privilège du roi qui accompagne le recueil est daté du 10 novembre 1735 et il est accordé à la veuve Pissot pour « l’Impression […] en un ou plusieurs volumes » de « l’Histoire du Prince Titi, la Conformité des Destinées, La Princesse infortunée, Traité de l’Amitié par M. L., Conversation sur la volupté, Traité de la politesse par M. de F. etc. » Ce privilège renseigne d’abord sur le projet de grande envergure de Th. de Saint-Hyacinthe, qui cherchait à imprimer plusieurs volumes de pièces fugitives. Ce privilège ne concerne d’ailleurs que trois titres parmi ceux réellement publiés dans le Recueil de divers écrits – ce sont les derniers de la liste – et semble d’abord mêler des fictions et des écrits plus réflexifs. Les deux premiers titres ont néanmoins été publiés en 1736 chez la veuve Pissot, dans d’autres volumes5. Ce privilège renseigne aussi sur la place de Saint-Hyacinthe en tant qu’auteur du recueil : la Conversation sur la volupté, l’Histoire du prince Titi, La Conformité des destinées et La Princesse infortunée sont ses propres écrits. Il cherchait donc activement à publier ses créations au sein des recueils qu’il faisait imprimer. Le privilège, première étape de l’entreprise, témoigne d’un projet encore peu abouti car les textes dont disposait alors Saint-Hyacinthe étaient encore incertains.

Le Recueil de divers écrits paraît sous l’anonymat afin d’accentuer l’effet de recueil de pièces fugitives, bien que les noms d’auteurs aient vite circulé dans le monde. Après une épître dédicatoire adressée à son altesse royale Monseigneur le prince de Galles, le recueil s’ouvre sur deux textes qui sont liés puisque la lettre rédigée par Th. de Saint-Hyacinthe à Mme la duchesse de *** fait office d’introduction au Traité de l’amitié. Son anonymat cache mal l’identité de l’autrice : Mme la marquise de *** est assez transparent pour le lecteur de l’époque, dans la mesure où les écrits réflexifs d’A.-Th. de Lambert circulaient massivement dans les cercles mondains et intellectuels parisiens, d’autant plus que le texte fut sans doute écrit entre 1695 et 1702. Le texte suivant s’intitule Question sur la Politesse, résolue par Mme l’abbesse de F***, qui est en réalité Mme de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, la sœur des célèbres marquises de Thianges et de Montespan. Un diptyque compose la suite du recueil : il s’agit de la Conversation sur la volupté, rédigée en réalité par Th. de Saint-Hyacinthe et Agathon. Dialogue sur la Volupté, par M.  R***, attribué à Rémond le Grec, qui l’aurait écrit en 17196. Le texte qui suit semble détenir sa logique interne et son autonomie car il est précédé d’un avertissement et il est conclu par une table des chapitres, comme s’il devait être édité seul en un volume. Son titre diffère selon les différentes éditions de 1736 : Théorie des sentimens agreables où l’on établit les principes de la Morale ou Réflexions sur les sentiments agréables, et sur le plaisir attaché à la vertu ; son auteur, « Monsieur de P*** », est sans conteste Jean-Louis Lévesque de Pouilly, mais on ignore sa date de composition. Les deux derniers textes fonctionnent également ensemble : il s’agit de la Lettre à M. l’abbé T**, prise en charge par Th. de Saint-Hyacinthe, qui introduit les Réflexions de M. le Marquis de **, sur l’esprit et le cœur, rédigées par le marquis de Charost, c’est-à-dire Armand Louis de Béthune Charost.

Cependant, la publication commune de ces textes interroge : ils ont, pour la plupart, largement circulé sous forme manuscrite dans les cercles mondains et littéraires, leurs auteurs ont toujours publiquement refusé la publication et il est impossible de comprendre comment Th. de Saint-Hyacinthe a pu les détenir et s’autoriser à les faire imprimer. A.-Th. de Lambert, dont les manuscrits circulaient dans le monde, a toujours officiellement refusé toute publication et elle s’est montrée offusquée de voir deux de ses œuvres éditées7. La présence de son texte dans ce recueil a d’ailleurs fait polémique, à la suite de l’accusation proférée par Voltaire contre Th. de Saint-Hyacinthe d’avoir volé des manuscrits de cette dernière après sa mort et de l’avoir publiée anonymement et sans aucun accord de sa famille8. J.-L. Lévesque de Pouilly refuse, de la même manière, d’être publié, ce que l’avertissement du texte signale parfaitement : « le petit ouvrage que l’on offre ici au Public, n’a point été fait dans le dessein d’être imprimé, un pur hasard l’a produit : c’est une espèce de gageure littéraire qui l’a fait naître. […] L’auteur n’a voulu ni empêcher l’impression ni y prendre part9. » Le texte amplifié connaîtra d’ailleurs d’autres éditions, dont l’une donne des informations sur cette première publication :

Le premier essai de cet ouvrage fut fait à la hâte en forme de lettre, adressée à Mylord, quelqu’un fit imprimer cette Lettre à l’insu de l’Auteur, dans un Recueil de Pièces choisies à Paris, chez Pissot 1736. […] L’auteur qui l’ignorait et ne regardait cette première composition que comme une ébauche nullement destinée à voir le jour, se vit engagé par là et fortement sollicité à développer ses pensées et à donner à ce Traité plus de régularité et d’étendue10.

Les textes de Rémond le Grec et de Mme de Rochechouart n’ont connu aucune autre publication et aucune information ne permet de comprendre comment Th. de Saint-Hyacinthe les a obtenus. Seul le marquis de Charost semble avoir voulu la publication de son texte : la Lettre à l’abbé T** qui le précède indique que l’auteur, mort depuis, acceptait la publication de son texte pour étoffer le recueil : « il [a] consenti que ce petit écrit enrichît un recueil qui doit bientôt paraître, ce n’a été qu’à condition qu’on ne mettrait pas même la lettre initiale de son nom11. » L’anonymat revendiqué dans ces différents textes ainsi que leurs statuts variés renforcent, à première vue, l’idée qu’il s’agit de divers écrits fugitifs, composant un volume hétérogène. Le fait que les textes de Th. de Saint-Hyacinthe, qui ne semblent servir qu’à accompagner les autres textes, soient aussi anonymes confirme cette idée et sa mise en scène.

Pourtant, une lettre de Th. de Saint-Hyacinthe datant de 1742 renseigne sur son rôle de compilateur et d’éditeur. Il s’adresse alors à Charles Pacius de La Motte, l’un des correcteurs d’imprimerie hollandais parmi les plus réputés de la première moitié du xviiie siècle, célèbre notamment parmi les auteurs en raison de sa capacité à négocier avec les libraires-éditeurs pour la publication de nouveaux volumes12. Th. de Saint-Hyacinthe qui, à ce moment, vivait dans le plus grand dénuement et était accablé de dettes, essayait à tout prix de vendre des manuscrits pour les faire éditer, dans le seul dessein d’en tirer un profit financier. La lettre qu’il adresse à Ch. Pacius de La Motte prouve qu’il cherche à faire une autre édition du Recueil de divers écrits ou à l’augmenter de nouveaux tomes :

Je ne sais s’il est parvenu jusques à vous un petit livre que je fis imprimer à Paris sous le titre de Divers écrits sur l’amour et l’amitié, sur la volupté et la politesse, La théorie des sentimens agréables et des pensées détachées du feu marquis de Charost. Il parut et le maréchal de Noailles et le duc de Villars s’étant plaint de ce qu’ils avaient cru trouver leurs portraits dans les pensées détachées, le Cardinal voulut en arrêter le débit. Cela n’empêcha pas qu’il ne s’en fit deux éditions en quatre mois de temps. En effet le livre a été trouvé charmant, j’en puis parler avec éloge n’y ayant que deux pièces de moi et tout le reste venant de bonne main. On m’a dit que le livre n’a pas été réimprimé en Hollande. Vous pourriez proposer, Monsieur, de le faire. J’en enverrai un exemplaire revu avec exactitude et l’auteur de la Théorie des sentiments ayant depuis retravaillé cet ouvrage, j’écrirai pour l’avoir et je sais que c’est à présent un morceau très considérable. Le libraire ne payera rien de ce qui ne sera qu’imprimé et je lui enverrai de quoi faire un second et même un troisième volume de Pièces qui ne seront pas moins intéressantes13.

Cette lettre écrite a posteriori renseigne sur les enjeux économiques qui ont déterminé la constitution du recueil. La volonté de Th. de Saint-Hyacinthe d’éditer des recueils de textes issus des papiers qu’il détient renforce l’idée que le recueil se compose d’écrits fugitifs.

Néanmoins, le rôle de Th. de Saint-Hyacinthe, qui dépasse celui de simple compilateur ou d’éditeur en raison de sa volonté de publier aussi ses propres écrits, crée d’emblée une certaine cohérence qu’il convient à présent d’interroger.

La composition du recueil, une lecture programmée par Saint-Hyacinthe

Une cohérence évidente apparaît à la lecture du recueil : le dispositif énonciatif semble en effet recréer un espace de débats qui offre au lecteur des réflexions et des théories sur les sentiments et donne à lire une sorte de pensée morale en action.

Un espace d’échanges et de débats est configuré par les textes de Th. de Saint-Hyacinthe intitulés « Lettres » qui précèdent les autres écrits. La Lettre à Madame la Duchesse de *** qui ouvre le recueil orchestre d’abord une conversation écrite entre l’auteur et sa destinataire :

j’ai l’honneur de vous envoyer la copie que vous souhaitez, du Traité de l’amitié de Madame de L***. Qu’elle aurait été charmée, Madame, de vous l’entendre lire et louer ! Et qu’elle l’aurait enrichi en profitant des réflexions qu’il vous donna lieu de faire14 !

La lettre semble être la poursuite d’un véritable échange oral et la dynamique énonciative choisie par Th. de Saint-Hyacinthe permet d’impliquer sa destinataire pour mieux donner l’illusion d’un débat en cours : « croyez-vous, Madame, qu’on pût bien définir l’Amitié, en disant que c’est un amour heureux et constant15. » Cette énonciation discursive recompose ainsi les opinions personnelles des interlocuteurs et, par la posture de modestie que prend l’auteur, recrée une conversation propre à définir l’amitié, qui est interrogée dans les premiers textes : « ce que vous dites au sujet de l’Amitié m’en a inspiré une définition que je vous supplie, Madame, de rectifier si elle n’exprime pas bien ce que vous pensez16. » Mais cette fiction de conversation propose très vite un débat à deux niveaux : d’abord entre l’auteur et sa destinataire, ensuite avec A.-Th. de Lambert qu’il convoque pour présenter son écrit. Plus qu’une fiction de conversation et une impression de naturel, cet artifice crée un effet de continuité entre les textes. La stratégie de la Lettre à M. l’abbé est la même : la lettre donne l’illusion d’un échange de manuscrits entre amis et, ce faisant, elle introduit le texte qui suit dans le recueil : « je ne veux pas différer, Monsieur, de satisfaire à votre impatience, je vous envoie les réflexions dont j’ai eu l’honneur de vous parler17. » Les lettres de Th. de Saint-Hyacinthe, qui semblent n’avoir été insérées que pour faire fonction d’articulation à l’intérieur du recueil, associant les textes les uns aux autres, créent aussi une cohérence énonciative grâce à leur forme épistolaire qui constitue le cadre constant du recueil, et qui semble même prévaloir dans l’énonciation des textes réflexifs et dissertatifs. Le Traité de l’amitié s’amorce avec la restitution d’un échange amical entre A.-Th. de Lambert et son interlocuteur : « vous me devez, Monsieur, une consolation pour la perte de notre ami18 » et affiche un épanchement personnel propre à l’échange intime :

je vous prie donc de me dire sans ménagement à qui je dois m’en prendre, car il faut que mes plaintes aient un objet. Est-ce de moi ? est-ce de mes amies, ou des mœurs du temps ? Enfin, corrigez-moi où je manque ; consolez-moi si je perds19.

Le texte de J.-L. Lévesque de Pouilly présente d’abord une sorte d’avant-propos adressé à « Mylord », certainement le vicomte Bolingbroke, auquel il explique la genèse de son texte, son projet et le cadre de sa réflexion :

J’ai passé, Mylord, une partie de cet été dans une campagne où la philosophie et les Grâces semblaient s’être donné rendez-vous, et qui aurait affaibli, si quelque chose en était capable, les regrets toujours nouveaux que me donne le souvenir de…… / Nous y avons souvent parlé du Dialogue de Platon sur la République, ou plutôt sur la justice intérieure20.

Mais ce préambule se termine surtout sur l’idée que le texte n’a vu le jour qu’en raison de la dette intellectuelle que l’auteur avait envers son destinataire : « voilà Mylord, l’Histoire du projet dont j’ai déjà eu l’honneur de vous faire part. Ce qui achève l’envie de m’acquitter de la dissertation que vous avez bien voulu m’écrire sur…21 », comme si un échange de dissertations et d’idées fondait leur relation. Les textes, disposés ensemble, reconstituent donc un espace d’échanges et de conversations qui semble avoir pour modèle les conversations mondaines à la mode. Les textes abordant la thématique de la volupté, de Th. de Saint-Hyacinthe et de Rémond le Grec, renforcent cette impression, en dépit d’un dispositif énonciatif à première vue très différent des autres textes du recueil. Un poème liminaire ouvre la Conversation sur la volupté de Th. de Saint-Hyacinthe et il s’intègre parfaitement au texte qu’il introduit car il devient le sujet d’une réflexion entre plusieurs personnages de l’Antiquité grecque qui le commentent tout en essayant de définir la volupté. Ce faux dialogue recompose une société, qui, sous la fiction de l’Antiquité, évoque les sociétés mondaines et le badinage qui les caractérise. Dans la même veine, Agathon propose une fiction similaire située à Athènes, qui ressemble à un badinage mondain. Les contemporains ont d’ailleurs souvent reconnu Ninon de Lenclos sous les traits d’Aspasie, personnage féminin proche du pouvoir athénien, ce qui renforce encore l’idée d’une mise en scène d’un espace de conversation mondain. Mais, plus encore, la littérature mondaine est la source et l’objet même des écrits : la Lettre à la Duchesse développe une fiction de la princesse de Salamis et de Timante pour justifier sa réflexion concernant l’amour et l’amitié. Or, il s’agit d’une histoire empruntée au premier livre du Grand Cyrus de M. de Scudéry, « le malheureux Timante à sa cruelle inconnue22 », qui est un exemple célèbre de la littérature mondaine. De surcroît, les textes incluent des écrits propres aux pratiques mondaines, des compositions fugitives, faites pour plaire au public. Les textes de Th. de Saint-Hyacinthe comportent ainsi des vers et des éloges versifiés qui rappellent les habitudes des salons. Le marquis de Charost offre à lire des portraits qui, s’ils ont bien une dimension morale, rappellent aussi l’occupation mondaine rendue particulièrement célèbre par la galerie de portraits de Célimène dans le Misanthrope23.

Par ailleurs, ces dialogues mis en scène deviennent prescriptifs dans le sens où les mondains représentés et les échanges composés deviennent des modèles des qualités que les auteurs cherchent à définir et à louer. La Lettre à Madame la duchesse de *** se compose d’échanges amicaux qui traitent de l’amitié : la conversation à l’œuvre devient de ce fait un modèle en acte de l’amitié. Dans la même logique, la Lettre à l’abbé T*** décrit le marquis de Charost comme un représentant parfait de l’homme mondain, du fait de sa justesse et de sa finesse d’esprit, de sa délicatesse et de la probité de ses sentiments aussi bien dans la conversation que dans la conduite. Ce portrait laudatif se veut prescriptif car il témoigne de la vertu et de la perfection, tant louées pour atteindre le bonheur, et il est un exemple concret des idées que le marquis cherchera à démontrer dans le texte suivant : « ses propres réflexions peignent son esprit et son cœur24 ».

La fiction d’un groupe mondain qui échange autour de thématiques mondaines rend compte de réflexions et de questionnements qui permettent de construire peu à peu un recueil à visée morale. Le premier texte du recueil, Lettre à Madame la Duchesse de ***, sous prétexte d’accompagner et de présenter un écrit, entreprend en réalité une sorte de dissertation personnelle comparant l’amour et l’amitié, et l’histoire de la princesse de Salamis et de Timante est un simple exemple pour appuyer son argumentation. Dans les Réflexions sur le cœur et l’esprit, le marquis de Charost ne compose une galerie de portraits que pour faciliter la tâche qu’il s’est imposée : « il serait assez difficile de donner une définition de l’esprit en général…25 » : l’exemple permet de circonscrire son objet et de rendre plus efficace sa démonstration. Rémond le Grec, dans Agathon, se plaît à développer un dialogue badin pour mieux servir son ambition philosophique : « Mais voilà bien de la philosophie : et je ne conçois pas trop comment je sais tout cela26. » Il conserve la posture de modestie propre à la mondanité, tout en imitant et citant Socrate, qui sert de caution à ses idées philosophiques. Tous les autres textes qui présentent d’abord une énonciation discursive cherchent dans le même temps à légitimer leurs réflexions selon une démarche morale et générale. A.-Th. de Lambert commence son propos en échangeant et en s’épanchant sur ses propres sentiments. Son expérience de l’amitié l’entraîne dans une réflexion d’ordre plus général : « je m’examine à la rigueur et je crois mettre dans l’amitié plus qu’une autre : cependant tout échappe27. » Ce constat déceptif quant à l’usage commun des relations humaines la pousse à écrire des considérations théoriques fondées sur son expérience : « voici ce que le loisir de ma solitude m’a fait penser sur ce sujet28. » Son projet cherche alors à comprendre l’amitié dans sa forme générale « de tous les temps », à partir d’un questionnement qui se veut moral. Sa démarche rejoint celle de J.-L. Lévesque de Pouilly, comme le rappelle l’avertissement : « c’est un abrégé de philosophie morale, capable d’élever les sentiments, de mettre le cœur dans les intérêts de la vertu, et de justifier l’accord de la religion avec la raison29. » Cette méthode rapproche ces écrits de la seule pièce du recueil qui n’adopte pas la même dynamique énonciative que les autres. La Question sur la politesse est une réponse argumentée à l’interrogation posée dès l’ouverture du texte : « pour découvrir l’origine de la politesse, il faudrait la savoir bien définir, et ce n’est pas une chose aisée30. » La politesse est analysée en profondeur pour comprendre son influence sur les divers sentiments et surtout pour mieux appréhender son utilité et son impact sur les relations sociales. Finalement, l’énonciation discursive mettant en scène des échanges mondains est une stratégie pour mieux interroger les relations humaines et les sentiments dans une perspective à la fois sociale et morale.

Pour ce faire, un véritable traité de morale se construit pas à pas à la lecture de ces textes, grâce à leur cohérence thématique. La question du bonheur, en lien avec la vertu, innerve tout le recueil : à mesure que les auteurs expliquent les sentiments et les qualités humaines, le lecteur doit prendre conscience de la nécessité de la vertu pour accéder au bonheur, tant individuel que social. Th. de Saint-Hyacinthe, dans la Lettre à Madame la Duchesse de ***, définit ainsi l’amitié comme un « amour heureux et constant, […] fondé sur la vertu31 ». À sa suite, le plan tripartite d’A.-Th. de Lambert, dans son Traité de l’amitié, analyse d’abord les charmes et les avantages de l’amitié, circonscrit ensuite son caractère avant de développer ses devoirs : le sentiment amical est associé à la vertu et, de fait, les qualités du cœur, fondées sur la nature, sont primordiales par rapport à celles de l’esprit, qui se cultivent. Cette approche est soutenue par Mme de Rochechouart qui, dans la Question sur la politesse, cherche à encourager l’ancrage personnel de la politesse alors qu’elle est d’ordinaire définie comme une règle sociale, une simple convention mondaine : « la politesse ne s’apprend point sans une disposition naturelle, qui à la vérité a besoin d’être perfectionnée par l’instruction et par l’usage du monde. Elle est de tous les temps et de tous les pays32. » Elle cherche ainsi à valoriser une qualité trop souvent dénigrée, et les deux textes placés après le sien participent du même objectif : ils tendent à redéfinir la volupté prise en bonne part et refusent la confusion faite habituellement avec la débauche, qui n’est qu’un plaisir des sens. Th. de Saint-Hyacinthe définit la volupté comme une action pure de l’âme qui ne se conçoit qu’une fois que celle-ci s’est purgée des passions ; elle devient de la sorte une ascèse, un sentiment de perfection. Rémond le Grec développe cette idée puisque, pour lui, la volupté est le nom donné au plaisir transfiguré par l’esprit. Dans cette perspective, l’homme ne peut réaliser pleinement sa nature que par la collaboration entre la passion et la raison, ce qui n’est rendu possible que par la sensibilité. En ce sens, seul l’homme parfait peut être voluptueux, et la volupté se dote d’une valeur éthique. R. Mauzi, dans L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au xviiie siècle, résume ainsi la réflexion de Rémond le Grec : « la finesse du goût, et la vivacité du sentiment, empire de la raison maîtrisant les impulsions de la nature, non contents d’aboutir à une esthétique du plaisir, dessinent une image idéale de l’homme33 ». Après ces trois textes qui légitiment des passions ou des conduites souvent condamnées dans la société de l’époque, le texte de J.-L. Lévesque de Pouilly va plus loin encore, car il envisage de réhabiliter la nature humaine dans son ensemble en faisant de la morale une science à part entière. Il s’emploie à concevoir la vertu comme un sentiment agréable : « il me paraît qu’en creusant la théorie des sentiments agréables, on voit en sortir tous les principes d’une Morale exacte ; et l’on reconnaît que par l’institution de la nature, il y a un plaisir réel attaché à la vertu34. » Il passe en revue différents sentiments déjà traités dans le recueil tels que l’amitié ou la volupté. Il s’arrête longuement sur la politesse, qu’il refuse d’envisager comme un masque social ; au contraire il considère que les règles de la politesse sont dictées par la vertu et il rejoint la thèse de Mme de Rochechouart. La réhabilitation de la politesse dans le texte de J.-L. Lévesque de Pouilly permet ainsi à la Question de politesse de mieux s’intégrer dans ce recueil, malgré son énonciation différente. Le bonheur que l’auteur recherche ne peut ainsi se trouver que dans la perfection et dans la vertu : « mais parmi les plaisirs de l’esprit et du cœur, auxquels donnerons-nous la préférence ? Il me semble qu’il n’en est point de plus touchants que ceux que fait naître dans l’âme l’idée de perfection35. » L’idéal du bonheur réside donc dans l’équilibre qui consiste à ne pas trop s’étendre hors de soi tout en restant lié aux autres, ce qui fonde une sorte de morale philosophique moyenne. Les derniers textes, attachés à la définition différentielle de l’esprit et de l’âme peuvent être lus comme une sorte de conclusion dans laquelle l’âme, qui est le siège de la vertu tant louée dans les textes précédents, est interrogée. Puisque « l’esprit et le cœur sont les deux attributs de ce que nous appelons l’âme36 », il convient bien de comprendre ces deux propriétés dans le but de réussir à atteindre la vertu et la perfection de son être. Le marquis de Charost explique que

l’esprit est une faculté éclairée, il est guidé par la lumière. Le cœur est une faculté aveugle. C’est une espèce d’instinct qui le conduit. Il y a plusieurs opérations de l’esprit ; celles de voir, de comparer, de juger. Il n’y a qu’une opération du cœur, c’est de sentir37.

Or, poursuit-il, « le raisonnement nous trompe souvent ; le sentiment nous trompe rarement38 ». Par-là, il réussit à faire du sentiment une disposition naturelle et, à la fois, la valeur primordiale pour atteindre la vertu, tant louée par tous les auteurs.

Dès lors, en recomposant le recueil ainsi et dans cet ordre, Th. de Saint-Hyacinthe a créé une sorte de fiction de totalité de la définition morale des sentiments et de la vertu, grâce à une fiction de représentativité : les différents auteurs ont ensemble expliqué en quoi consistait la perfection humaine, soutenue par la vertu, qui permet à elle seule d’être véritablement heureux.

La lecture du recueil confirme qu’il n’est pas un simple recueil de pièces fugitives hétérogènes, car un projet de lecture avec une visée prescriptive est à l’œuvre dans sa composition. Th. de Saint-Hyacinthe est en effet un lecteur qui se fait compilateur et auteur pour offrir à ses propres lecteurs une lecture programmée. La figure du compilateur fonde dès lors une autre manière d’auctorialité dans le sens où sa compilation reconfigure la lecture et invente un ensemble cohérent à partir de textes disparates. Ainsi crée-t-il une unité énonciative en mettant en scène des débats mondains, moraux et théoriques qui visent à donner une définition précise et cohérente de la nature humaine, capable de trouver le bonheur dans la vertu et sa perfection. Le recueil réussit à conduire une réflexion pertinente sur l’homme et cette réussite explique sans doute la lecture téléologique qui a pu en être faite : Élisabeth Carayol, dans la biographie qu’elle consacre à Th. de Saint-Hyacinthe, le considère comme une « émanation du salon de Lambert » dont « l’unité principale est le souci, commun à tous les auteurs, de la “pensée morale” et l’importance qu’ils accordent au sentiment39 ». Cette lecture montre, d’une part, que l’artifice de Th. de Saint-Hyacinthe fonctionne parfaitement puisqu’une telle interprétation semble logique mais, d’autre part, elle marque aussi l’inconsistance de son projet, puisqu’il s’agit aujourd’hui, pour en comprendre la cohérence, de retrouver la trace des enjeux littéraires, philosophiques et sociaux et de convoquer une figure tutélaire qui domine la pensée. Néanmoins, loin d’adhérer à cette lecture téléologique, il faut noter qu’il est impossible, pour nous lecteurs, de lire ce recueil autrement que comme une simple représentation, une illustration de l’état d’esprit d’un moment, incarné non pas par un groupe solidaire qui serait le salon mais par une seule personne : Th. de Saint-Hyacinthe.

Notes

1 Recueil de divers écrits sur L’Amour et l’Amitié, La Politesse, La Volupté, Les Sentimens agréables, L’Esprit et le Cœur, [par Thémiseul de Saint-Hyacinthe], Paris, Vve Pissot (ark:/12148/bpt6k96272510) et Bruxelles, F. Foppens (ark:/12148/bpt6k9612187f), 1736. Toutes les citations de l’ouvrage renverront à l’édition de Paris (Vve Pissot) ; elle sera dorénavant abrégée sous la forme RDÉ.

2 François Foppens, imprimeur-libraire prétendu (17..-17..), est un « pseudonyme qui, sous la fausse adresse de Bruxelles, entre 1736 et 1790 au moins, dissimule des impressions françaises, probablement parisiennes », indique le site http://data.bnf.fr/16193654/francois_foppens/.

3 J’ai pu consulter au moins trois éditions parisiennes et trois bruxelloises : parmi celles-ci, certaines sont de simples émissions de la première édition, d’autres des rééditions, l’une d’elles semble être une édition pirate.

4 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 définit la pièce fugitive comme « un ouvrage, soit manuscrit, soit imprimé, qui par la petitesse de son volume est sujet à se perdre aisément » et l’Encyclopédie (t. XIII, 1757) explique qu’il s’agit de « tous ces petits ouvrages sérieux ou légers qui s’échappent de la plume et du portefeuille d’un auteur, en différentes circonstances de sa vie, dont le public jouit d’abord en manuscrit, qui se perdent quelquefois, ou qui recueillis tantôt par l’avarice, tantôt par le bon goût, font ou l’honneur ou la honte de celui qui les a composés ».

5 Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Histoire du prince Titi, Paris, Vve Pissot, 1736 ; La Conformité des destinées, et Axiamire, ou la Princesse infortunée. Nouvelles historiques, Paris, Vve Pissot, 1736.

6 Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1960, p. 417.

7 Il s’agit des Avis d’une mère à son fils et des Réflexions sur les femmes dont elle a cherché, sans réel succès, à racheter la totalité des volumes imprimés.

8 Voltaire fustige à plusieurs reprises Th. de Saint-Hyacinthe, qui aurait abusé de sa générosité pendant leurs séjours respectifs à Londres et aurait critiqué plusieurs de ses œuvres sans raison. En proie à ce vif ressentiment, Voltaire essaie de détruire la réputation de Th. de Saint-Hyacinthe en rappelant ses supposés larcins. Il l’accuse ainsi, dans une lettre à Berger datée du 16 février 1739 : « il a escroqué la réputation d’auteur de ce petit livre [Mathanasius], comme il a volé Mme Lambert. Infâme escroc et sot plagiaire, voilà l’histoire de ses mœurs et de son esprit ». Il répète cette accusation à Claude-Adrien Helvétius dans une lettre du 21 mars 1739 : « je sais seulement qu’il a volé en dernier lieu feue Mme de Lambert, et que ses héritiers en savent des nouvelles », et développe cette dénonciation auprès de J.-L. Levesque de Pouilly, le 27 février 1739 : « les héritiers de Mme Lambert ne se sont pas tus et j’ai des lettres des personnes les plus respectables et de la plus haute considération qui après avoir assisté souvent M. de Saint-Hyacinthe l’ont reconnu et ont fait succéder la plus violente indignation à leurs bontés » (Voltaire, Correspondance II (janvier 1739-décembre 1748), éd. Th. Besterman, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1965, respectivement p. 100-101, p. 158-159 et p. 125-127).

9 RDÉ, op. cit., p. 135.

10 Jean-Louis Lévesque de Pouilly, Theorie des sentimens agréables. Où après avoir indiqué les régles que la Nature suit dans la distribution du plaisir, on établit les principes de la Theologie naturelle et ceux de la Philosophie morale, Genève, Barrillot et Fils, 1747.

11 RDÉ, p. 229-230.

12 Bruno Lagarrigue, « La correspondance inédite de Charles Pacius de La Motte (1667 ?-1751) : source remarquable pour l’histoire du livre et du journalisme de la première moitié du xviiie siècle », Lias (Holland University Press), 17, 2, 1990, p. 147-162.

13 Lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe à Charles Pacius de La Motte, à Amsterdam le 27 juin 1742, Bulletin SHPF (Société de l’histoire du protestantisme français), LXIe année, 1912, p. 65.

14 RDÉ, p. 1.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 2.

17 Ibid., p. 229.

18 Ibid., p. 47.

19 Ibid., p. 48.

20 Ibid., p. 137-138.

21 Ibid., p. 139-140.

22 Madeleine de Scudéry, « Le malheureux Timante à sa cruelle inconnue », dans Artamene, ou le grand Cyrus. Sixiesme partie, Paris, Augustin Courbé, 1651, p. 271-272.

23 Molière, Le Misanthrope, acte ii, sc. 4.

24 RDÉ, p. 233.

25 Ibid., p. 234.

26 Ibid., p. 132.

27 Ibid., p. 47-48.

28 Ibid., p. 48.

29 Ibid., p. 135.

30 Ibid., p. 85.

31 Ibid., p. 3.

32 Ibid., p. 86.

33 R. Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature…, op. cit., p. 418.

34 RDÉ, p. 139.

35 Ibid., p. 194.

36 Ibid., p. 290.

37 Ibid., p. 287.

38 Ibid., p. 288.

39 Élisabeth Carayol, Thémiseul de Saint-Hyacinthe 1684-1746, Oxford, Voltaire Foundation, « SVEC» 221, 1984, p. 151.

Illustrations

  • Fig. 1. Pages de titre du Recueil de divers écrits, sur l’Amour et l’Amitié…, éditions de Paris (à gauche) et de Bruxelles (à droite). BnF/Gallica

    Fig. 1. Pages de titre du Recueil de divers écrits, sur l’Amour et l’Amitié…, éditions de Paris (à gauche) et de Bruxelles (à droite). BnF/Gallica

Citer cet article

Référence électronique

Nadège Landon, « Saint-Hyacinthe, auteur-compilateur du Recueil de divers écrits (1736) », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 17 décembre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=227

Auteur

Nadège Landon

Université Jean Monnet Saint-Étienne – IHRIM UMR 5317

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