Dans cet article, je vais m’interroger sur les raisons du remarquable succès européen, tout particulièrement en France, que connut le libelle satirique anonyme nommé Il Divortio celeste (« Le Divorce céleste »), couramment attribué à l’écrivain Ferrante Pallavicino. Apparemment – je vais revenir sur ce point –, le libelle aurait commencé à circuler à Venise en mars 1643 et aurait été très rapidement traduit en suédois (1643), allemand (deux traductions en 1643), français (deux traductions en 1644), flamand (1646) et anglais (1679)1.
Le titre du libelle fait référence au divorce qu’on imagine survenu entre Jésus et son épouse infidèle, l’Église de Rome : Il Divortio celeste nous raconte comment, une fois la demande de divorce reçue, Dieu charge saint Paul de se rendre sur Terre pour recueillir des témoignages et rédiger un dossier contre l’adultère2. C’est ainsi que saint Paul parvient en Italie, s’entretient avec plusieurs personnages (un Vénitien, le duc de Parme, un sujet de l’État de l’Église, un maronite, un cardinal, etc.) jusqu’à arriver à Rome, d’où il s’enfuit dégoûté par les mœurs qu’il a observées à la cour du pape. Il va sans dire que les divers interlocuteurs rencontrés par saint Paul sont unanimes dans la critique envers la cour de Rome et la politique d’Urbain VIII (Maffeo Barberini, pape de 1623 à 1644), accusé de cupidité, d’une insatiable soif de pouvoir et de pervertir le message évangélique.
Cependant, l’œuvre ne vise pas tant la diffamation de la personne de Barberini (comme c’est le cas des pasquinate ou des libelles diffamatoires), mais plutôt la révélation de la corruption de Rome à partir de témoignages venus d’Italie3. En effet, l’auteur du Divortio celeste ne se limite pas à la critique et à la polémique, mais souhaite le retour de l’Église à l’esprit des origines, à tel point que Jean Lucas-Dubreton reconnaît dans cette œuvre « la ligne caractéristique du pamphlet protestant destiné à la propagande en terre catholique4 ».
Pour en revenir à Ferrante Pallavicino, (supposé) auteur du libelle, ce dernier, né à Parme en 1615, est installé depuis l’âge de 20 ans à Venise, où il fréquente le cercle de Giovan Francesco Loredan, personnage éminent de l’aristocratie vénitienne. Pallavicino en devient le secrétaire et sera l'un des membres les plus actifs de l’Accademia degli Incogniti. Cette célèbre académie littéraire, fondée par le même Loredan vers 1630, a non seulement contribué à « la diffusion des genres littéraires modernes (opéra, poésie héroïcomique, roman)5 » en Italie et dans l’Europe entière, mais a aussi été un véritable centre de rayonnement de contenus libertins et hétérodoxes6.
Au sein de l’Accademia degli Incogniti, Pallavicino a été un auteur extrêmement prolifique, en publiant douze romans entre 1636 et 1640. Parmi la variété des sujets traités, tirés de l’histoire ancienne, comme par exemple La Pudicitia schernita (« La Pudicité moquée »), ou de la mythologie, comme c’est le cas de La Rete di Vulcano (« Le Filet de Vulcain »), la plupart des romans de Ferrante, en accord avec la production libertine de l’Accademia degli Incogniti, entrelacent contenus licencieux et critique sociale. À partir des années 1640, Ferrante s’oriente plus ouvertement vers la satire avec Il Corriere svaligiato (1641), un texte qui attaque les ennemis historiques de la république de Venise (les Jésuites, le royaume d’Espagne, la cour de Rome), et la Baccinata (1642), un libelle polémique produit dans le contexte de la guerre de Castro, qui opposait alors le pape au duc de Parme, à l’époque allié de Venise. Cet écrit se dresse contre les ambitions expansionnistes du pape qui venait d’occuper le duché de Castro, une enclave appartenant au duché de Parme située dans les territoires de l’Église7.
Malgré l’anonymat, Ferrante est rapidement identifié comme le seul auteur de la Baccinata et devient la cible de la rage des Barberini. Puisque tant qu’il reste dans les territoires de Venice, Pallavicino est intouchable, les Barberini trouvent un moyen pour le faire sortir des frontières de la République. Ils utilisent un Français à leur solde, qui montre à Pallavicino de fausses lettres par lesquelles Richelieu l’inviterait à la cour de France. Pallavicino se laisse convaincre et le 11 novembre 1642, il quitte l’Italie et suit ce Français, qui le fera passer dans l’enclave papale d’Avignon. Ferrante est ainsi arrêté par la gendarmerie papale au début de janvier 1643. Il reste en prison à Avignon dans l’attente de son procès jusqu’en mars 1644, date à laquelle il est condamné pour les crimes de lèse-majesté et d’apostasie et décapité (5 mars).
Il Divortio celeste aurait commencé à circuler à Venise en mars 1643, quand Ferrante se trouvait déjà en prison à Avignon. La première mention du libelle se trouve en effet dans une plainte portée au Sénat vénitien par le nonce apostolique Decio Vitelli. Agent des Barberini dans la ville lagunaire, Vitelli gérait un ample réseau d’informateurs pour contrôler l’activité éditoriale vénitienne et comptait même un infiltré au sein de l’Accademia degli Incogniti. Le 13 mars 1643, Vitelli signale au Sénat qu’il a été mis au courant qu’un livre intitulé le Divorce du Ciel de la Terre [sic] est sur le point d’être imprimé à Venise et qu’il s’agit d’un livre contenant certainement de « très mauvaises choses8 ». Chose étonnante : Vitelli ne met aucunement en relation Ferrante avec la publication du Divortio celeste alors qu’il était informé de toutes les publications anti-romaines de Venise (y compris de celles encore non parues !) et qu’il avait joué un rôle essentiel dans l’arrestation et la condamnation de Pallavicino. De plus, lors du procès à Avignon, dont nous avons les actes, Il Divortio celeste n’est pas mentionné parmi les écrits satiriques attribués à Pallavicino par l’accusation9. Bref, avant son exécution, personne n’attribue Il Divortio celeste à Ferrante Pallavicino.
Fig. 1. Il Divortio celeste, « in Villafranca » [édition V], 1643, page de garde avec intégration manuscrite du nom de Ferrante Pallavicino.
Source : Biblioteca Angelica, Rome, cote L-1-24. Publié avec la permission du MiBACT, toute reproduction interdite.
Les premières traductions en français du Divortio celeste
La première trace d’une attribution du Divortio celeste à Ferrante est, à ma connaissance, celle que j’ai repérée dans la correspondance de Guy Patin10. En juin 1644, trois mois après la mort tragique de Ferrante, Patin écrivait depuis Paris à Charles Spon, alors à Lyon :
Je n’eusse jamais cru que l’auteur du Divorce céleste eût été un pur et naturel Italien, mais puisque cela est, il le faut ainsi croire. Mala sua sorte periit, [Il a péri du mauvais sort qu’il s’était fait] pour avoir dit et publié avant que de mourir tant de belles vérités que la tyrannie du pape, ou au moins de ses officiers, n’a pu souffrir11.
Il serait intéressant d’examiner les raisons pour lesquelles Patin montre une certaine perplexité quant à l’attribution du libelle à un Italien, mais le but de ma contribution n’est pas celui de discuter la paternité du Divortio celeste, mais plutôt de tracer la trajectoire de sa réception. Je laisse donc de côté cette question12 pour me concentrer sur les passages de la correspondance de Patin permettant d’évaluer la portée internationale du libelle.
En décembre 1643, le médecin parisien avait déjà écrit à Spon : « je serais ravi d’avoir le Divortio celeste en français, j’espère qu’il viendra de deçà13 ». Étant donné que les premières traductions en français datent de 1644, peut-être Patin exprime-t-il le désir, après avoir lu le texte en italien, de voir circuler le texte parmi les lecteurs francophones. Dans ce cas, « de deçà » est à interpréter en sens temporel (« rapidement »). Pourtant, il se plaint en avril 1644 à son correspondant en ces termes :
Avant que de parler d’autre chose, je vous donne premièrement avis que j’ai reçu par votre coche le paquet que vous m’avez adressé avec tout ce que m’aviez indiqué. Il me semble que vous m’aviez promis une copie française du Divorcio [sic] celeste, que je n’y trouve point et que je n’ai jamais vue ; si cela se peut faire, vous me ferez faveur et je vous en prie14.
Il est donc possible que Patin soit informé en décembre 1643 qu’une traduction est à paraître. Il l’attend avec impatience, mais en avril il ne l’a pas encore reçue.
Mais il est aussi possible que l’expression « de deçà » soit employée comme adverbe de lieu pour indiquer la France par rapport à des territoires au-delà des frontières. En effet, les premières traductions du Divortio celeste de 1644 ont été imprimées, non en France ou même en Italie, mais aux Pays-Bas, toujours par les presses des Elzevier : il s’agit de la traduction intitulée Le Celeste Divorce ou, La separation de Jesus Christ d’avec l’Eglise Romaine son Espouse à cause de ses dissolutions. Traduit de l’Italien en François (désormais indiqué F1)15 et Le Divorce celeste, Causé par les dissolutions de l’Espouse Romaine, Et dedié à la simplicité des Chrestiens scrupuleux. Fidelement traduit d’Italien en François (désormais indiqué F2, voir fig. 2)16. Aucune des deux ne présente des interventions explicites du traducteur (qui demeure chaque fois anonyme), comme une préface ou un avis au lecteur. Il est important de noter que F2 est clairement apparentée avec V, une des deux premières éditions en italien du Divortio celeste (voir note 15 et fig. 1), qui, elle aussi, est attribuée aux presses des Elzevier17.
Fig. 2. Le Divorce celeste, Causé par les dissolutions de l’Espouse Romaine […], « à Villefranche », « par Jean Gibaut », 1644, [édition F2], page de garde.
Source/crédit : gallica.bnf.fr / BnF, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, cote D2-9894 (1).
En ce qui concerne la qualité des deux premières versions en français, comme l’a déjà observé Lattarico, Il Divortio celeste a été l’« objet d’une traduction plutôt fidèle18 ». D’après lui, cette littéralité s’expliquerait par l’urgence, de la part des traducteurs, à vouloir « transmettre le plus directement possible […] la parole d’un Pallavicino qui a fait de sa plume l’instrument de son combat politique19 ». Pour ma part, je reconnais plutôt dans cette stricte correspondance entre texte italien et texte français la pratique des traductions « véhiculaires », que j’ai déjà eu occasion de définir, en opposition avec les « belles infidèles », comme des traductions hâtives, réalisées par des professionnels de l’écriture anonymes et exclusivement destinées à rendre accessible aux lecteurs un texte écrit en langue étrangère20.
Entre les deux traductions en français du Divortio celeste, F1 paraît en général plus correcte, alors que F2 affiche un certain nombre d’erreurs de traduction. Je me limite ici à deux exemples, en comparant deux passages du texte italien avec leur traduction, telle qu’on la lit dans F1 et F2. Le premier passage est le suivant :
[…] sono tanti gl’abusi introdotti dall’avaritia, e dalla rapacità tra i Romani, che io pronostico che di breve sia per estinguersi affatto quell’apparenza di religione, e di fede, che pur ancora rimane, poichè osservo che Christo non hà potuto lungamente vivere, quando fù posto fra i ladroni21 [je souligne].
Il s’agit d’une attaque contre la cupidité et la rapacité de Rome, dont les abus, d’après l’auteur, ne peuvent pas durer encore longtemps, puisque le « Christ n’a pu pas pu vivre longtemps quand il fut mis entre les larrons » – c’est une claire référence à la Crucifixion22, notamment avec l’emploi du terme ladroni, qui, comme larrons en français, est l’expression consacrée par la tradition pour ce contexte spécifique (cf. il buon, il cattivo ladrone, « le bon, le mauvais larron »). La traduction que F1 donne de ce passage est tout à fait fidèle au texte italien :
[…] l’avarice & la rapacité ont introduit tant d’abus parmi les Romains, que je prognostique qu’en bref ceste apparence de foy & de Religion qui y reste encor, s’esteindra entierement : parce que je remarque que Christ ne vesquit pas long-temps apres avoir esté mis entre les larrons23 [je souligne].
Par contre, celui qui a rédigé F2 ne paraît pas avoir saisi l’allusion à la Crucifixion :
[…] les abus qui ont esté introduits par l’avarice & rapacité de ceux de Rome, sont si grands que je prevoi que dans peu de temps s’esteindra tout à fait ceste apparence de Religion & de foy qui y reste encor, remarquant que Christ n’a pas peu [sic] longuement vivre quand il se trouva parmi des brigands24 [je souligne].
L’autre exemple se réfère à la marche de l’armée du duc de Parme vers Rome en 1642 : d’après l’auteur du Divortio celeste, cette marche est irrésistible au point que, dans les territoires du pape, même les lieux fortifiés laissaient passer les Parmesans sans opposition (« l’istesse fortezze […] concedevano alle genti Parmegiane libero il passaporto25 »). Dans F1, la traduction est tout à fait cohérente (« les forteresses mesme […] donnoient libre passage à l’armée Parmesane »), alors que le traducteur de F2 n’a pas su rendre correctement le sens du mot italien fortezze. En effet fortezza veut dire « forteresse, fort » aussi bien que « force (morale) », mais il est évident que dans le passage en question la traduction à choisir est la première. Pourtant, dans F2, on lit : « […] les mesmes forces […] donnoyent libre passeport aux soldats du Duc de Parme. »26
Satire et information
La nature strictement véhiculaire de ces traductions et plus particulièrement la qualité médiocre de F2 sont significatives, me semble-t-il, de publications préparées pour répondre rapidement à la demande du marché. D’ailleurs, nous avons remarqué l’impatience avec laquelle Guy Patin attend la version en français du Divortio celeste. Mais comment expliquer l’intérêt du public francophone pour un texte satirique qui se veut ancré dans l’actualité italienne ? Pour essayer de répondre, nous allons analyser en détail comment « l’actualité » est traitée dans Il Divortio celeste, en confrontant les versions que la célèbre Gazette de Théophraste Renaudot, véritable instrument de propagande de Richelieu, et le libelle donnent du même épisode.
En septembre 1641, Urbain VIII avait envahi le duché de Castro et, après une période de blocage des négociations, il avait déclaré la guerre à Odoardo Farnèse, duc de Parme, Plaisance et Castro le 11 août 1642. La république de Venise, le grand-duché de Toscane, le duché de Modène et la république de Lucques forment une ligue en soutien du Farnèse. Au début de septembre, contre toute attente et de sa propre initiative, le duc de Parme décide d’entrer avec son armée dans les territoires de l’État de l’Église. Sans rencontrer d’opposition, il se dirige vers Castro, mais s’arrête une fois arrivé à Acquapendente, étant donné que les Barberini lui proposent d’emprunter la voie diplomatique.
La solution suggérée par le pape Urbain VIII est celle du séquestre : le duché de Castro sera placé entre les mains d’un tiers souverain en attendant que la question de sa propriété soit réglée. Le 25 octobre, au bout d’une épuisante négociation entre le représentant du pape, les émissaires du roi de France, le duc de Parme et ses alliés de la ligue, un accord est enfin trouvé entre les parties et le duc de Modène est désigné comme dépositaire. Pourtant, le jour suivant, de manière fort inattendue, Urbain VIII refuse le compromis diplomatique qui avait été si longuement recherché. Rome a entretemps réussi à s’organiser militairement et le duc de Parme, l’effet de surprise désormais dissipé, décide de revenir sur ses pas27.
À la date du 18 octobre 1642, la Gazette relate la réaction que suscite à Rome la nouvelle du franchissement des frontières par l’armée du duc, dont on craint l’arrivée dans la ville. La Gazette décrit les préparatifs : Rome est fortifiée, les citoyens font la garde aux portes et les quatre mille religieuses présentes dans la cité seront peut-être cachées au Saint-Office – signe qu’on craint les violences des soldats28. Quant aux négociations à Acquapendente, la Gazette met l’accent sur le rôle de pacificateur joué par le royaume de France et indique l’influence perturbatrice des Espagnols à l’origine des lenteurs de la diplomatie :
Les affaires se broüillent plus que jamais entre elle [Sa Sainteté] & le Duc de Parme, par la suggestion des partisans d’Espagne, qui sement de nouvelles divisions & soupçons, à mesure que la France & quelques autres Estats mieux affectionnez au S. Siége taschent de les faire cesser29.
Venons-en au Divortio celeste, où l’avancée du duc vers Castro est racontée comme une marche triomphale. Déjà, c’est un ange qui est chargé d’informer saint Paul sur « l’estat present d’Italie » et qui lui raconte l’exploit de Odoardo Farnèse : ce duc, incapable de « contenir […] le courage que sa naissance luy a donné », « ramasse sa cavalerie, donne le coup d’esperon, & entre dans l’Estat Ecclesiastique au grand dommage des Barberins »30. La nouvelle se répand rapidement à Rome. Alors que « la peur & la confusion s’y trouverent jointes ensemble » (ibid., p. 156) et qu’ils sont dépourvus d’une protection armée, les Romains pensent se défendre avec « leurs bréviaires » (ibid., p. 158). De plus, le château Saint-Ange (la forteresse papale) n’est pas assez grande « pour cacher tous ceux qui pensoient s’y retirer, quoy que la peur les eust resserrés, &, s’il faut ainsi dire, appetissés » (ibid., p. 157). Cette situation préoccupe fortement les diables, car ils voient l’empire de leurs amis les Barberini en danger. Un diable « des plus habiles en affaires d’Estat » (ibid., p. 160) se rend alors auprès d’Urbain VIII et lui suggère qu’il est temps de « recourir aux fourbes » :
Parle d’accord, propose sequestre, promets restitution ; entretemps l’armée du Duc qui patit se consumera, & ne pourra poursuivre son entreprise. Manque puis apres de parole, ce ne sera pas la premiere fois ; tu és Pape, tu peux dispenser les autres de leurs sermens, & ne te pourrois tu dispenser de tes promesses ? (Ibid., p. 161.)
Au-delà des évidents éléments de propagande (l’exaltation de la figure du duc de Parme, la cour de Rome ridiculisée, l’intervention diabolique en faveur du pape), la version de l’épisode donnée par Il Divortio celeste ne s’éloigne pas de l’interprétation historiographique d’aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne les lenteurs diplomatiques qui auraient été délibérément causées par les Barberini. On pourrait en effet en conclure que Il Divortio celeste a permis à son public international de connaître une version des « affaires d’Italie » alternative à celle proposée par les publications officielles.
Sans écarter complètement cette hypothèse, il est nécessaire, me semble-t-il, de s’interroger aussi sur le décalage temporel entre les faits d’actualité rapportés par Il Divortio celeste et leur élaboration satirique. Car il paraît extrêmement difficile de relater, dans la foulée des événements, les négociations d’Acquapendente et d’en fournir en même temps une très subtile interprétation « diabolique ». On peut par exemple prendre en compte que Fulvio Testi, qui prit part aux négociations d’Acquapendente en qualité de représentant du duc de Modène, était encore convaincu, le 29 octobre, que son seigneur allait devenir le dépositaire de Castro31.
Je suis donc portée à croire qu’il existe un écart temporel significatif entre la composition du libelle et les faits racontés, et que l’intérêt des lecteurs français du Divortio celeste portait plus sur sa nature satirique que sur ses éléments purement informatifs. D’ailleurs, la présence de l’actualité italienne dans Il Divortio celeste est plus évoquée que développée : à l’exception de l’épisode que nous venons d’analyser, qui est le plus récent des événements historiques présentés par le libelle, et d’un chapitre dédié à l’imminent mariage de Louise-Christine de Savoie avec son oncle Maurice32, toutes les autres allusions à des « méfaits » d’Urbain VIII se réfèrent à des événements dilués dans le temps. Ainsi saint Paul rencontre un Lucquois qui se plaint avec lui de l’excommunication par laquelle le pape a frappé la république de Lucques, fait qui remonte à 1640, alors qu’au saint « desirant d’entendre les differens plus recens [!] d’entre la Republique de Venise, & le siege de Rome33 » un Vénitien raconte l’anecdote de l’inscription en louange de Venise qu’a fait effacer Urbain VIII en 163534.
Par ailleurs, le reste de l’œuvre présente une série d’accusations envers l’Église de Rome qui sont tout à fait génériques. Par exemple, saint Paul rencontre un maronite venu en Italie pour « apprendre les vrais dogmes de ceste doctrine Catholique35 » qui, après avoir visité Rome, lance un véritable réquisitoire contre la cour papale, où règnent le luxe, la cupidité, l’adulation et la superstition : à Rome, raconte-il, on peut voir « mille faux miracles se faire publier pour en faire profit » (ibid., p. 71). Le saint recueille aussi la confession d’un cardinal mourant qui retrace sa vie : né pauvre, il est poussé par ses parents vers la carrière ecclésiastique ; il devient ainsi l’amant d’un cardinal et expérimente très rapidement « adultere, fornication, paillardise & inceste » (ibid., p. 77).
Censure et temporalité
Les arguments contre l’Église de Rome que nous venons d’aborder, ainsi que le ton général de l’œuvre, me poussent à voir dans Il Divortio celeste un texte qui a été conçu, à l’origine, en milieu réformé et qui a fini par être lu en France, dans la deuxième moitié du xviie siècle, toujours comme un discours contre Rome, mais plutôt dans une perspective de satire politique36.
Par la suite, le succès international du libelle paraît de plus en plus lié à son attribution à la figure tragique de Pallavicino37. Ainsi, la traduction en français qui parait en 1696 associe strictement l’œuvre à son (supposé) auteur à partir du titre : Le Divorce celeste […]. Avec la vie de l’auteur. Traduit de l’italien de Ferrante Pallavicino. Par *** (voir fig. 3). Contrairement aux traductions de 1644, celle-ci est accompagnée d’une importante préface intitulée « Le traducteur au lecteur » (sans pagination) qui présente l’œuvre et son auteur. Quoique le nom du traducteur reste anonyme dans la publication, il est bien connu qu’il s’agit de Julien Simon Brodeau d’Oiseville (1655-1702), successivement conseiller au parlement de Metz et de Paris38.
Fig. 3. Le Divorce celeste, Causé par les desordres, & les dissolutions de l’Epouse romaine […], « a Cologne », 1696, page de garde.
Source/crédit : gallica.bnf.fr / BnF, département Arsenal, cote 8-BL-29162.
Par rapport à la littéralité extrême des premières traductions, cette nouvelle version cherche, comme le déclare le traducteur dans la préface, à « donner le tour naturel » de la langue française au texte, notamment en intervenant « sur les écarts avec la correction grammaticale » que présente l’original italien39. Mais, contrairement à Lattarico, je ne vois pas dans cette démarche une atténuation de la « portée subversive du libelle40 » qui se serait produite au fil du temps dans sa réception. Certes, il est vrai que dans la préface Brodeau d’Oiseville montre une forte prise de distance vis-à-vis des contenus du Divortio celeste : premièrement, il met le libelle étroitement en relation avec son contexte historique (la guerre de Castro) et blâme Ferrante pour son « genie heureux de Satyre » qui l’a « un peu trop emporté » en écrivant toutes ces « invectives atroces & continuelles contre Urbain VIII », tandis que Brodeau d’Oiseville donne au contraire un portrait fort flatteur du pape. En 1696, Il Divortio celeste est donc présenté comme un libelle diffamatoire du passé. De plus, Brodeau d’Oiseville tient à préciser :
Je ne pretends point participer aux invectives de l’Autheur & quoy que je les aye toutes rapportées, je n’ay en cela d’autre dessein que de m’acquitter du devoir d’un Traducteur exact & fidèle.
Mais la lecture de la correspondance de Pierre Bayle avec Brodeau d’Oiseville nous révèle clairement qu’il ne s’agit que d’une stratégie dissimulatrice suggérée par la prudence et que le message polémique de la publication est encore bien actif à la fin du xviiᵉ siècle. Le 3 décembre 1694, Jean Dufresne écrit à Bayle pour l’informer de la traduction de Brodeau d’Oiseville, en soulignant que ce dernier, « quoyqu’il soit catolique […] n’approuve pas plus que moy les dereglements des particuliers de notre communion41 ». Le jour suivant, Brodeau d’Oiseville s’adresse personnellement à Bayle et lui envoie sa traduction. Il espère que le philosophe puisse l’aider à faire imprimer son travail et lui demande s’il le juge « digne de paroistre, et s’il est encore de saison ». Le cas échéant, Brodeau d’Oiseville prie Bayle de ne pas rendre public son nom, car, de toute façon, « le titre du livre justifie assés mes raisons sans qu’il soit besoin de les dire »42.
Pendant les années des persécutions antiprotestantes, Pierre Bayle, lui-même réfugié aux Pays-Bas, dut bien considérer Il Divortio celeste « encore de saison », étant donné qu’il s’engagea activement pour trouver un imprimeur prêt à publier la traduction de Brodeau d’Oiseville, qu’il trouvera en la personne d’Henri Desbordes, huguenot réfugié à Amsterdam43. Le fait que le paratexte de la traduction de Brodeau d’Oiseville ne constitue qu’un subterfuge est en outre confirmé par le vers tiré des Odes d’Horace (« Odi profanum vulgus & arceo ») affiché sur la page de garde. Il me semble, en effet, que la présence de ce fameux vers signale assez clairement que la publication est réservée à un public de lecteurs avertis, capables de lire entre les lignes le message caché de cette traduction44 : la polémique envers « les dereglements » de l’Église de l’époque et, surtout, la dénonciation de la violence de son intolérance, dont témoigne la fin tragique de Pallavicino.
Si l’insistance sur le caractère d’écrit occasionnel du Divortio celeste était nécessaire pour détourner la censure à la fin du xviie siècle, tout change avec la Révolution, quand le libelle connaît son ultime version en français. L’ouvrage parait en l’an III (1794-1795) sous le titre militant de La Révolution du Ciel […]. Ouvrage ressuscité des bûchers de l’Inquisition45.
Par rapport à la préface de Brodeau d’Oiseville, la perspective est justement renversée : cette fois-ci, Il Divortio celeste est présenté par son traducteur (qui est resté anonyme) explicitement comme un ouvrage qui « peut encore paraitre nouveau » parce qu’il « peint les vices du clergé, qui sont à-peu-près les mêmes dans tous les tems »46. Et pour mettre en relief la charge anticléricale du libelle, le traducteur nous dit avoir décidé d’en retrancher les parties qui étaient excessivement liées aux contingences de l’époque, tout ce qui « étant relatif aux affaires de ce tems-là, et particulièrement à la guerre d’Urbain VII [sic] contre le duc de Parme », « ne peut plus nous intéresser aujourd’hui »47. Il Divortio celeste devient ainsi un texte atemporel ou, pour le dire avec les mots de son dernier traducteur :
[…] un ouvrage qui n’est ni vieux, ni nouveau, ni français ni étranger ni sérieux ni comique, mais qui tient de toutes ces qualités à la fois48.