Les modestes leçons du cas Baïf

DOI : 10.35562/pfl.87

p. 127-146

Plan

Texte

Comme l’ont souligné les précieuses recherches de Claude Faisant ou d’Emmanuelle Mortgat1, et ici même la contribution d’Emmanuel Buron, le premier tome du Recueil des plus belles pièces des poëtes François tant Anciens que Modernes, avec l’histoire de leur vie (Paris, Claude Barbin, 16922), dit le recueil Barbin, présente l’une des premières tentatives à la fois historiques et anthologiques mettant en valeur conjointement ceux que nous avons coutume de désigner sous le nom de Pléiade. Des « sept Poëtes de mesme cabale, qu’on appeloit la Pleïade, à l’exemple de la Grecque » (t. I, p. 337-338), il n’en retient à vrai dire que cinq : après des sections plus vastes et plus élogieuses consacrées à Du Bellay et à Ronsard, il fait aussi une place à Jean-Antoine de Baïf, Etienne Jodelle et Remy Belleau.

On se propose ici de tenter de tirer les leçons d’un examen attentif de son travail sur Baïf, quantitativement le mieux traité des trois, et de voir si l’on peut en dégager certaines idées générales sur quelques-unes des méthodes qui président à l’élaboration du recueil.

La place de Baïf dans le recueil confirme son organisation chronologique approximative

« On a rangé icy les Auteurs à peu près selon l’ordre des temps, prévient la préface. Je dis à peu près, car on ne s’est point assujetti à une Chronologie exacte. » De fait, l’organisation de ce premier tome est approximativement fonction de la date de naissance des poètes. Après Villon, qui « vivoit dans le 15. siècle », puis Marot et Saint-Gelais associés au règne de François Ier, cinq poètes de la Pléiade sont présentés. L’ordre adopté n’a rien d’aléatoire : il reflète ce que l’auteur des notices croit savoir de leur date de naissance. Il suppose Du Bellay né avant Ronsard ; il croit Baïf né avant Jodelle ; et comme il ne sait quand naquit Belleau, et qu’il commença à publier plus tard que ses camarades, il l’inscrit en dernier.

Poète

Date de naissance indiquée ou déductible

Date réelle

Nombre de pages

Villon

« vivoit dans le 15. siècle »

?

48

Marot

[1484]

1496

93

Saint-Gelais

« vivoit dans le 16. siècle »

1491

39

Du Bellay

[1524 ou 1522]

1522-1525

58

Ronsard

11 septembre 1524

1524

56

Baïf

1531

1532

38

Jodelle

[1532]

1532

4

Belleau

Néant

1528

17

Régnier

Néant

1573a

37

a. Sur l’anomalie chronologique que constitue la présence de Régnier dans ce premier volume, voir les contributions d’E. Buron et de M. Rosellini.

La notice biographique

Ne connaissant pas le nom de l’auteur de cette notice, et rien ne permettant d’affirmer qu’il est bien le compilateur des pièces choisies (j’y reviendrai), je l’appellerai « notre auteur ». Comme l’avait déjà observé Claude Faisant3, les renseignements qui nourrissent son travail ont pour source principale la notice consacrée à Baïf dans les Jugements des savans d’Adrien Baillet (1685)4. On pourra comparer ci-dessous les deux textes :

Recueil Barbin, I, p. 295-296 Jugemens des savans, IV, p. 482-483 (extraits)
BAIF. Jean Antoine Baïf (sic) Secretaire de la Chambre du Roy, originaire d’Anjou, naquit à Venise l’an 1531. Il estoit fils naturel de Lazare Baïf Abbé de Charroux et de Grenetiere, Maître des Requestes, et d’une Demoiselle Venitienne, que son père avoit connuë lors qu’il estoit Ambassadeur à Venise. Il fut élevé avec beaucoup de soin par son père, qui le fit légitimer ; mais l’ayant perdu fort jeune, il fut abandonné à sa conduite. Baïf fit ses études avec Ronsard, et fut fort consideré de ce Poëte et des autres beaux esprits de ce tems là : mais ce qui le distingua particulierement, ce fut l’Academie de Musique, qu’il établit dans une Maison de plaisance, qu’il avoit dans un des Fauxbourgs de Paris, il y faisoit ordinairement des concerts, qui luy attirerent l’estime de toute la Cour, les personnes de la premiere qualité se faisoient un plaisir d’y assister. Et Henry III. les honora de sa presence : quoique Baïf eut beaucoup d’esprit et d’étude, néanmoins les Critiques conviennent que son stile est rude et peu naturel, il tâcha d’introduire en France l’usage de faire des Vers mesurez sans rime à la manière des anciens Grecs et Romains ; l’Academie de Musique, qu’il tenoit dans sa Maison, estoit pour prendre la mesure, les nombres et cadences de ces sortes de Vers : mais les guerres civiles et les difficultez de cet ouvrage dissiperent tous ces beaux projets. Il mourut l’an 1591. JEAN-ANTOINE DE BAIF. Secrétaire de la Chambre du Roi. Originaire d’Anjou, né à Venise l’an 1531 durant l’Ambassade de son Père Lazare qui le légitima depuis : Poête François, mort l’an 1592. Le Catalogue des Poësies de Baïf se trouve dans de la Croix du Maine, mais plus amplement encore dans du Verdier ; le nombre en est trop grand pour pouvoir estre mis ici en détail. [Suit une liste abrégée.] Il ne voulut pas se contenter de faire des vers rimés comme les autres, il tâcha aussi d’en introduire de mesurés à la mode des anciens Grecs et Romains ; et dans le dessein de faire mieux réussir la chose, il avoit établi dans sa maison de plaisir qu’il avoit à un des Fauxbougs de Paris une Academie de beaux esprits, et particulierement de Musiciens, pour prendre plus surement la Mesure, les Nombres et la Cadence du vers François sans rime : Mais la brutalité des Gens de guerre ayant ruiné son Academie, les troubles publics et les difficultés particulieres de son dessein, dissiperent tous ces beaux projets. Il ne pût même parvenir à se rendre bon Rimeur comme les autres. [Témoignage de Du Perron]. C’est ce qui a fait dire à Mr Sorel qu’il n’a pû vaincre la rudesse de son stylea. [Témoignage de G. Colletet.]
a. « Les ouvrages de Jodelle et de Baïf demeurèrent tousjours dans la rudesse ». La Bibliothèque française (1667), éd. critique par M. Bombart, M. Rosellini, A. Viala et alii, Paris, Champion, 2015, p. 258.

L’indice le plus évident est la similitude des dates de naissance et de décès (1531-1592), fausses l’une et l’autre (les dates réelles sont 1532-1589). La date de naissance réelle se déduit de la dernière pièce (« A son livre ») du Neuvième Livre des Poèmes5, texte que notre auteur n’utilise pas. Ainsi, au lieu de tirer parti de l’œuvre de Baïf, et notamment de la dédicace autobiographique des Euvres en rime6 très riche en informations, l’auteur de la notice produit un abrégé de celle d’Adrien Baillet, en s’efforçant de réécrire et de disperser sa matière, au risque parfois d’en compromettre l’ordre logique : il sépare ainsi en deux un développement unique sur l’Académie de Baïf.

Toutefois notre auteur met aussi à profit d’autres sources.

Les précisions sur les parents de Jean-Antoine et sur son éducation soignée (« Il estoit fils naturel de Lazare Baïf Abbé de Charroux et de Grenetiere, Maître des Requestes, et d’une Demoiselle Venitienne, que son père avoit connuë lors qu’il estoit Ambassadeur à Venise. Il fut élevé avec beaucoup de soin par son père ») semblent venir des Elogia de Scévole de Sainte-Marthe, traduits par Guillaume Colletet7, auxquels les Jugemens des Savans renvoyaient souvent.

La mention de l’intérêt de la Cour et spécialement d’Henri III pour l’Académie de musique provient très certainement de la Vie des Poëtes françois manuscrite du même Colletet, texte tardif, d’un auteur trop jeune pour avoir connu personnellement Baïf, et qui confond manifestement Charles IX et Henri III. Notre auteur s’inspire probablement du passage suivant (que Sainte-Beuve avait recopié avant la disparition du manuscrit dans un incendie) :

Le roi Henri III voulut qu’à son exemple toute sa cour l’eût en vénération et souvent mesme sa majesté ne dédaignoit pas de l’honorer de ses visites en sa maison du faubourg Saint-Marcel, où il le trouvoit tousjours en la compagnie des Muses, et parmi les doux concerts des enfants de la musique qu’il aimoit […]. Dans cette faveur insigne, celui-ci s’avisa d’établir en sa maison une Académie de bons poëtes et des meilleurs esprits d’alors […].8

Il peut être intéressant d’observer aussi tout ce que notre auteur omet des notices de Baillet :

  • L’énumération des œuvres, extraite des deux Bibliothèques françoises de La Croix du Maine et Du Verdier. Il ne s’agit en aucune façon d’offrir au lecteur une bibliographie, ni de l’inviter à lire l’œuvre de Baïf, jugée médiocre. Le choix proposé ensuite dans le Recueil est censé suffire à satisfaire notre curiosité.
  • La mention valorisante de l’appartenance de Baïf à « la célébre Pléïade des Poëtes François » dont les Jugemens des savans donnait justement la liste, incluant deux oubliés du recueil Barbin : « Jean Dorat, et Pontus de Thiard » (liste que notre auteur évoque toutefois de façon allusive dans la notice consacrée à Belleau9).
  • Le témoignage de Scévole de Sainte-Marthe sur la capacité de Baïf à « fort bien faire des vers Grecs et Latins ». Baïf n’intéresse ici qu’en tant que « Poëte françois ».
  • Plus généralement tous les jugements, positifs et surtout négatifs, attribués nommément à tel ou tel lecteur de la fin du xvie ou du xviie siècles (comme Sainte-Marthe, Du Perron, Sorel ou Colletet). Le Recueil se borne à proposer un jugement de valeur synthétique, relativement mesuré, supposant l’accord de la critique : « quoique Baïf eut beaucoup d’esprit et d’étude, néanmoins les Critiques conviennent que son stile est rude et peu naturel ».
  • Enfin Baillet soulignait dans une partie spécifique des Jugemens (le t. VI, dédié à M. de Lamoignon, notamment consacré aux « Enfants célèbres par leurs études ») l’éducation humaniste soignée que Baïf avait reçue de très bonne heure, et la précocité de son talent. Le recueil Barbin n’insiste guère sur ce point.
  • Parmi les silences de la brève notice biographique, on note aussi l’absence de toute mention des amours de Baïf, alors qu’elles vont être au cœur de l’anthologie (et que la notice consacrée à Ronsard s’étend sur ses inspiratrices).

Le plus remarquable est donc l’absence de cohérence entre la notice et l’anthologie : la notice semble limiter l’œuvre de Baïf aux seuls vers mesurés à l’antique produits dans le cadre de son Académie, vers qui constituent effectivement sa production la plus originale et spécifique, celle qui le distingue le plus nettement des autres poètes de la Pléiade. Tout se passe comme si les quatre gros tomes des Euvres en rime et tous les autres vers rimés pourtant mentionnés par Baillet étaient ignorés ou ne méritaient aucune attention.

Or paradoxalement, ce sont exclusivement deux tomes des Euvres en rime qu’exploite ensuite le compilateur en négligeant totalement pour sa part les publications en vers mesurés (ainsi que les quelques pièces en vers rimés, assez nombreuses, qui les évoquent).

Ce paradoxe, qui rejoint les observations de Claude Faisant sur le traitement de Ronsard10, invite à poser l’hypothèse que l’auteur des notices n’est pas le compilateur, et que les deux hommes ne se sont même pas concertés. Or l’examen du cas de Remy Belleau révèle exactement la même incohérence : la notice ne mentionne avec précision que son recueil consacré aux pierres précieuses et sa traduction des odes d’Anacréon, dont il discute la qualité, tandis que le compilateur ne retient que des extraits de la Bergerie11, dont l’auteur de la notice n’a pas dit un mot et n’a tiré aucune information…

Le choix anthologique

Principes de choix et critères revendiqués

La préface du Recueil critique sans les nommer les anthologies antérieures, qui semblent faites « au hazard, sans aucun plan, et sans aucun ordre » : « C’est un assemblage fortuit de pièces, selon qu’elles sont tombées sous la main ». Notre compilateur revendique au contraire une démarche anthologique raisonnée : « Ici l’on s’est proposé un dessein que l’on a crû regulier », et ce d’autant plus « qu’un seul homme a fait ce recueil », ce qui peut garantir une continuité de l’intention et de la démarche. C’est cette poétique originale de l’anthologie, que l’on entend tenter de préciser à travers l’étude d’un cas particulier.

Puisque le compilateur prétend d’emblée nous offrir « ce qu’il y a de meilleur dans chaque Auteur », mais aussi nous donner à « connaître le genie de cet auteur », il y a lieu de s’interroger sur ses critères de choix, ceux qu’il revendique, mais aussi éventuellement ceux dont il ne parle pas. Commençons donc par une brève analyse des critères mis en valeur par la préface. Comme l’auteur le reconnaît lui-même, ils sont nombreux et variés : « on s’est déterminé par beaucoup de veües differentes » (f. 6 r°).

Deux facteurs d’exclusion d’abord : les pièces « fort longues » et « toutes les Pieces trop libres, quelques jolies qu’elles pûssent estre d’ailleurs ». Mais au moins six critères de choix différents :

  • « les meilleures », notamment « ce qu’il y a de plus raisonnable » (le « raisonnable » se trouvant implicitement érigé en critère d’excellence),
  • « les plus singulières »,
  • celles « qui marquoi[en]t le mieux le caractère de l’Auteur, ou du Siecle » (deux objectifs bien différents, voire contradictoires),
  • « celles qui avoient beaucoup de réputation »,
  • enfin, pour tenter de préciser les principes qui fondent la compilation, le compilateur insiste sur « le raisonnable » et sur le « discernement » plutôt que sur la subjectivité d’un goût individuel : « Celui qui a travaillé à ce Recueil, a tâché de se dépouiller de son goust particulier, et de prendre, en faisant le choix des Pieces, tous les differents gouts qu’il a pû croire raisonnables. » Mais il finit par concéder « que son goust particulier dominera encore plus qu’il ne faudroit ».

En d’autres termes, il s’agit de recueillir des pièces

  • excellentes
  • raisonnables
  • singulières
  • représentatives du caractère de l’auteur
  • représentatives de l’époque
  • célèbres.

On mesure sans peine le caractère potentiellement inconciliable de ces différents critères. Le compilateur conçoit d’ailleurs très honnêtement que son choix risque de paraître en définitive arbitraire ou peu fondé. C’est pourquoi il nous encourage à tenter de juger sur pièces pour préciser réellement les critères qui ont présidé à son choix, et qui, à vrai dire, ne sont peut-être pas ceux qu’affiche la préface : « Il ne sera donc pas etonnant que les uns demandent pourquoy on aura mis une telle Piece, d’autres, pourquoy on n’en aura pas mis une autre. » C’est précisément la question que nous nous poserons.

Un choix original

Le Recueil propose un choix parfaitement original, en ce qu’il ne semble rien devoir aux anthologies antérieures qui avaient retenu des pièces de Baïf comme Le Parnasse des Poëtes françois modernes, contenant leurs plus riches et graves Sentences, Discours, Descriptions, et doctes enseignemens, Recueillies (sic) par feu Gilles Corrozet Parisien (Paris, Galliot Corrozet, 1571, il présente neuf fragments sentencieux tirés de L’Amour de Francine et classés alphabétiquement en lieux communs moraux), La Muse Chrestienne ou Recueil des poésies chrestiennes tirées des principaux poetes françois (Paris, Gervais Malot, 1582), la Bibliothèque françoise d’Antoine Du Verdier (Lyon, 1584), ou encore les recueils dits gaillards et/ou satyriques comme Le Labyrinthe de récréation (Rouen, Claude Le Villain, 1602 : 100 pièces de Baïf) et dans le Recueil des plus excellans vers satyriques de ce temps (Paris, Anthoine Estoc, 1617 : 11 pièces), les Satyres bastardes du Cadet Angoulevent (Paris, [Anthoine Estoc], 1615 : 1 pièce) ou Le Cabinet satyrique ou recueil parfaict des vers piquans et gaillards de ce temps (Paris, Anthoine Estoc, 1618 : 1 pièce).

Le compilateur ignore probablement que la chanson « O ma belle rebelle » qu’il retient (Fr, III, 9) avait été jointe (avec de nombreuses variantes) aux Ecriz à la louange de Louize Labé Lionnaize12. Je ne pense pas que ce soit un critère de choix puisque Louise Labé n’est pas nommée dans le recueil Barbin.

Un choix ordonné

Comme le compilateur l’annonce dans la préface, « On n’a point voulu mettre de Fragmens ». C’est dire que le compilateur présente toutes les pièces qu’il retient dans leur intégralité, mais aussi exactement dans l’ordre où elles apparaissent dans l’édition des Euvres en rime de 1572-157313. Si recomposition il y a (on verra qu’on ne peut l’exclure), elle respecte l’ordre initial de succession des pièces. Toutefois aucune séquence n’est reproduite ; si tant est que Baïf ait songé à établir une continuité entre certaines pièces de son recueil, celle-ci est perdue, à laquelle d’autres éventuellement se substituent comme on le verra. Les titres originaux, lorsqu’il y en avait, sont respectés. En revanche aucune référence n’est indiquée, pas même les titres des recueils dont les pièces sont tirées.

Un choix très partiel

De toute l’œuvre de Baïf, le compilateur ne retient que le gros recueil des Euvres en rime publié en 1572-157314. Toute l’œuvre postérieure (1573-1589), presque égale en volume, et que certains ont jugée plus intéressante, ou plus originale, est négligée.

Des quatre forts volumes des Euvres en rime, seuls les deux premiers sont sollicités : les Poemes et les Amours. En revanche les Jeux sont négligées, qui contenaient trois pièces de théâtre mais aussi dix-neuf Eglogues et des traductions habiles des Devis des dieux de Lucien ; notons que ces pièces auraient pourtant pu retenir l’attention de Fontenelle, qui avait lui-même publié des Dialogues des morts (1683) et des Poésies pastorales (1688)15. Sont pareillement négligés les 332 pièces brèves et plus ou moins fugitives qui composent les cinq livres des Passetemps. Il est impossible de dire si le compilateur n’a disposé que des deux premiers tomes des Euvres en rime ou si les autres recueils n’ont pas été jugés dignes d’intérêt.

Euvres en rime (1572-1573) Œuvres postérieuresa
Poemes Amours Jeux Passetems   Etreines   Mimes
     +      +    -        -         -       -
a. On s’en tient aux œuvres imprimées mentionnées par Baillet.

Lecture des Poemes

Des quelque 90 pièces qui composent en 1573 les Neuf Livres des Poèmes, notre compilateur n’en conserve que trois, fort différentes, et l’on peut s’interroger sur ce qui a retenu son attention. Chacune est remarquable à divers titres.

La première, intitulée « Du Menil la belle Agnès Sorel16 », est un curieux discours en alexandrins qui rend hommage à la célèbre maîtresse du roi Charles VII et tente de la réhabiliter, à une époque où elle était généralement vilipendée. En s’adressant à un certain « seigneur Sorel » présenté comme un descendant de la fameuse « Dame de Beauté », et en s’inspirant d’un poème d’Alain Chartier, Baïf fait des amours du roi et de la belle l’illustration de l’idée néo-platonicienne de l’élévation de l’âme vers la vertu. On peut penser que le nom de Sorel a retenu l’attention du compilateur, et plus encore le fait que l’écrivain Charles Sorel (c. 1600-1674), l’auteur de l’Histoire comique de Francion mais aussi d’une fameuse Bibliothèque françoise, avait déjà reproduit in extenso ce long poème dans les Remarques morales et historiques sur la Solitude et l’Amour philosophique de Cléomède publiées par lui-même à la suite de son roman La Solitude… (1640-1641)17. Dans un discours qui visait la réhabilitation de la mémoire d’Agnès Sorel, dont le romancier philosophe se prétendait le descendant18, il présentait en ces termes les vers de Baïf :

A un quart de lieue de Jumièges est Le Mesnil19, maison antique qui appartenait à Agnès et où elle est morte, y étant venue tandis que le roi séjournait à Jumièges pour lui découvrir une conspiration qui se faisait contre sa personne. Cette mort arrivant dans sa jeunesse, et lorsqu’elle se portait fort bien, fit croire qu’elle avait été empoisonnée. La maison du Mesnil est remarquable par le trépas d’une telle personne. Jean-Antoine de Baïf y passant un jour y prit sujet de faire un poème qu’il adressa à un des amis que l’on croyait être venu d’une même race que cette dame. Les œuvres de Baïf sont assez rares, et d’ailleurs cette pièce rapporte entièrement tout ce qui concerne Agnès ; c’est pourquoi il est fort à propos de la placer ici : la voilà. […] Ces vers ne passeraient pas dans l’Académie moderne20, mais il en faut estimer les raisonnements et la bonne déduction des choses, sans songer au langage qui n’a pas tant de grâce que celui d’aujourd’hui, pour le changement que l’on y apporte tous les jours.21

Il est donc très probable que notre compilateur se réjouit de retrouver dans l’œuvre de Baïf un premier témoignage de sympathie pour Agnès Sorel, déjà connu des lecteurs de Charles Sorel, et le texte même qu’avait cité celui-ci à l’appui de son ascendance prétendue. Plutôt qu’une découverte du compilateur, c’est la confirmation de l’intérêt des lettrés du xviisiècle pour ce poème, qui avait déjà joué son rôle dans la réhabilitation de la Dame de Beauté.

La seconde pièce retenue, « Les Roses. Au sieur Guibert22 », est, de fait, l’une des poésies de Baïf les plus réussies, et l’une des meilleures illustrations du topos du carpe diem cher aux poètes d’amour de la Renaissance, de Ronsard à Malherbe. Elle marque donc, si l’on veut, « le caractère du Siècle ». J’en cite les derniers vers :

Autant qu’un jour est long, autant
            L’âge des Roses a duree :
            Quand leur jeunesse s’est montree,
            Leur vieillesse accourt à l’instant.

            Celle que l’étoille du jour
            A ce matin a veu naissante,
            Elle-mesme au soir de retour
            A veu la mesme vieillissante.

Un seul bien ces fleurettes ont,
            Combien qu’en peu de tems perissent,
            Par succés elles refleurissent,
            Et leur saison plus longue font.

            Fille, vien la Rose cueillir
            Tandis que sa fleur est nouvelle :
            Souvien-toy qu’il te faut vieillir,
            Et que tu fletriras comme elle.

Le compilateur n’indique pas, mais sait peut-être, qu’il s’agit là en fait d’une traduction remarquable du fameux poème De Rosis nascentibus, le chef d’œuvre du poète bordelais Ausone. On peut penser que le compilateur a été sensible à la qualité de cette traduction, que reproduiront ensuite de nombreuses anthologies23. Il faut souligner que le choix de cette pièce illustre l’une des tendances majeures de l’inspiration de Baïf, un des aspects du « caractère de l’Auteur » ou de son « génie » : le goût pour la paraphrase parfois virtuose des grands modèles poétiques de l’Antiquité.

Enfin le troisième poème, le plus court, « A M. de Mauru24 » est la seule pièce retenue qui n’illustre pas le thème amoureux, mais plutôt la veine morale, éventuellement satirique, si chère à Baïf. À nouveau on peut saluer ici un choix qui se recommande par son caractère assez représentatif du talent et de la manière propre du poète qu’il s’agit d’illustrer.

      Mauru, si quelque Promethee
Avec la puissance arrestee
Par le conseil de touts les Dieux,
De tels mots venoit me poursuivre :
« Quand seras mort te faut revivre :
Il est conclu dedans les cieux.

Et quand tu viendras à renaistre
Tu seras lequel voudras estre,
Bouc, ou Belier, ou chat, ou chien
Homme, ou cheval, ou autre beste.
  […]
Choisi donc ce que tu veux estre.

- Ma foy je luy diroy, Mon Maistre,
- Tout, pourveu qu’homme je ne soy :
- Car de tous les animaux l’homme
- Est le plus miserable, comme
- Tu l’entendras par mes raisons.

On peut aussi émettre l’hypothèse que le début de cette pièce consacrée au topos de la miseria hominis a pu frapper le compilateur par une certaine ressemblance avec celui de la satire VIII de Boileau, au titre étrangement proche (« A M. M*** ») :

De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme…

Des trois Poëmes choisis, le premier et le dernier semblent donc bien illustrer l’idée d’un recueil « fait pour le temps présent » qui remet en lumière des poèmes anciens susceptibles d’entrer en résonance, sinon avec l’actualité littéraire, du moins avec l’œuvre d’illustres contemporains.

Lecture des Amours

Toutes les autres pièces sélectionnées (au nombre de 13) sont tirées des Amours de Baïf25. Mais les trois recueils que regroupe ce gros volume sont exploités de façon très inégale. Les sonnets pétrarquistes et les chansons « mignardes », parfois lestes, des Amours de Meline (première édition en 1552) sont négligés. En revanche, dix pièces sont tirées des trois premiers livres de L’Amour de Francine (1555) : sept sonnets (I, 22, 32, 45, 56, 63 ; II, 102, 119) et trois chansons (III, 9, 18, 21). Les chansons du livre IV sont négligées. On trouve pour finir trois pièces des Diverses Amours (1572) : deux sonnets (I, 3, 51) et une chanson (III, 7). Comment comprendre ce choix ? On en est réduit aux hypothèses.

En premier lieu, on peut juger que la sélection offre un échantillon assez représentatif de la poésie amoureuse de Baïf dans ses formes : sonnets en décasyllabes et en alexandrins, chansons de formes variées (les quatre chansons retenues illustrent la variété métrique et strophique que Baïf a cultivée) ; en outre, la proportion entre sonnets et chansons est à peu près respectée. En revanche, pour ce qui concerne les formes du sonnet, il est notable que le compilateur ne retient que des sonnets de forme conventionnelle (quatrains sur deux rimes ABBA ABBA et tercets sur trois rimes), sans retenir les tentatives assez nombreuses et parfois curieuses de Baïf pour innover dans la disposition des rimes du sonnet, et assouplir (contrairement à Ronsard) une « forme fixe » qui, en réalité, ne l’est pas nécessairement. Soit le compilateur n’est pas attentif à ces expériences formelles, soit il s’en détourne volontairement par préférence pour les formes les plus canoniques26. Notre compilateur semble ici indifférent à un aspect intéressant et original de l’œuvre de Baïf, ou de ce qu’il appelle son « génie ».

D’autre part, la popularité assurée au xvie siècle à certaines pièces par leur mise en musique (par exemple la chanson à Francine « Or voy-je bien » (Fr III, 7), dont la musique par Nicolas de La Grotte connut un grand succès) n’est manifestement pas un critère de choix. Il s’agit bien ici de lire et non de chanter la poésie.

La longueur des chansons (ou leur brièveté) n’est pas décisive non plus. Comme l’annonce la préface, le compilateur évite seulement les chansons les plus longues, mais il en retient une de 90 vers (Fr III, 21), qui s’étend sur quatre pages (p. 323-327).

Le caractère plus ou moins vieilli de la langue de Baïf ou de ses rimes ne semble pas non plus un critère de préférence ou d’exclusion. Certaines pièces retenues sont écrites dans une langue qui ne se distingue pas visiblement de celle de la fin du xviie siècle, mais d’autres portent bien la marque de leur âge27. On sait du reste que pour des lecteurs de Voiture ou de La Fontaine, l’aspect éventuellement archaïque de la langue est l’un des charmes de la poésie du xvie siècle.

On observe à cet égard que le texte de l’édition de 1572 est, dans l’ensemble, admirablement respecté28. La transcription s’avère d’une extrême fidélité, y compris dans le respect des graphies les plus audacieuses, parfois proprement phonétiques, de l’édition Breyer :

Pauvre Baïf mé fin à ta sotise, […]
Tout soucy més en bas.29

En définitive, c’est donc surtout le contenu et la réussite des poésies, plutôt que leurs éventuelles particularités formelles30 ou linguistiques qui retiennent l’attention du compilateur. Au moins quatre centres d’intérêt semblent notamment mis en valeur :

Le premier n’est nullement propre à Baïf, et semble plutôt un trait général de la poésie pétrarquiste de la Renaissance, c’est la méditation sur la nature de l’Amour et ses éventuelles contradictions, avec une prédilection pour les pièces qui évoquent ou mettent en scène le dieu Amour et ses attributs traditionnels, en interrogeant de façon topique sa nature. Les incipit sont éloquents, comme celui du sonnet « Si ce n’est pas Amour que sent donques mon cœur ? » (Fr I, 22, p. 311-312), suivi de « Davant qu’amour se fist Roy de mon cœur, / Je me mocquoys et de l’arc et des fleches… » (Fr I, 32, p. 313), ou le sonnet « L’Amoureux est chasseur, l’Amour est une chasse » (DivAm II, 51, p. 329).

L’anthologie de la poésie amoureuse de Baïf met en valeur un autre aspect qui n’est pas davantage propre au poète puisqu’il marque toute la production littéraire humaniste, c’est l’intérêt pour la mythologie gréco-romaine et la mention de ses divinités. C’est là évidemment un goût que l’âge classique partage avec la Renaissance, sans solution de continuité. Ce goût de la fable, commun au poète et au compilateur, motive probablement le choix d’un sonnet utilisant plaisamment la figure du dieu Momus : « Le dieu Mome chagrin admiroit de Francine… » (Fr I, 63, p. 316). Outre le dieu Amour, dont on a souligné la présence récurrente, on croise aussi dans l’anthologie des Amours de Baïf « le dard à Jupiter » (Fr I, 45, p. 314), « Diane chasseresse » et « Vénus flateresse » (DivAm II, 51, p. 329) ou encore

     Les fleurs du renouveau
     Que Flore sous Zephire
     Monstre au moys le plus beau. (DivAm, III 7, p. 330)

Enfin, alors que ces deux premiers critères ne permettent guère de dégager de la poésie de Baïf une quelconque originalité, une perspective inverse semble se dessiner quand notre compilateur retient aussi des pièces personnelles propres à illustrer les singularités de l’itinéraire amoureux de Baïf, voire à résumer son parcours, en choisissant les textes où il présente ses inspiratrices successives. À certains égards, on peut même se demander si la fin de l’anthologie ne s’organise pas en fonction de cette possible lecture biographique des Amours. On peut ainsi reconstituer, grâce à l’ordre de succession des pièces dans l’anthologie, une sorte de mini-roman d’amour : Francine, nommée une première fois dans un sonnet (Fr I, 63, p. 316), est d’abord décrite dans la chanson « Francine a si bonne grace » (Fr III, 18, p. 321), où Meline, la première inspiratrice, est aussi évoquée (Francine est supposée chanter divinement les « baisers » que Baïf a écrits pour Meline, p. 322). Puis dans la chanson suivante (Fr III, 21, p. 323), Baïf annonce à Francine qu’il va cesser de la chanter :

     Pauvre Baïf mé fin à ta sotise,
          Cesse d’estre amoureux:
          Garde qu’amour de son feu ne t’atise,
          Et tu vivras heureux.
          Puis que Francine,
          Te fait la mine
          Et te dedaigne,
          Ainçois se baigne
          Pour son amour, à te voir langoureux. […]
     Francine adieu: Ton Baïf se depite
          Tout prest de t’oublier:
          Et ne veut plus (car depit il te quite)
          Maugré toy te prier. […]
          Et qui voudroit aussi te supplier?
     Et qui voudroit maleureuse traitresse,
          Te faire plus l’amour?
          Qui voudroit bien te faire sa maistresse
          Scachant ton lâche tour?
          Et qui est l’homme,
          Qui sçachant comme
          Baïf tu chasses
          Par tes audaces,
          Te voudroit bien servir un petit jour?
     Te servir, toy? Quelle sera ta vie,
          Et qui te hantera?
          Dorenavant qui te dira s’amie,
          Qui te mignardera?
          Pour qui, rebelle,
          Seras‑tu belle.
          Qui n’aura honte
          De faire conte
          De toy qu’ainsi Baïf delaissera?
     Pauvréte à qui dois‑tu la barbe tordre,
          Qui dois‑tu caresser?
          A qui dois-tu les levres moles mordre,
          A qui les yeux sucer?
          Et qui sa dame,
          Et qui son ame,
          Et qui s’amie,
          Et qui sa vie,
          Te surnommant voudra plus t’embrasser?
     Tandis, Baïf, mé fin à ta sotise,
          Cesse d’estre amoureux:
          Garde qu’amour de son feu ne t’atise,
          Et tu vivras heureux.
          Puis que Francine
          Te fait la mine,
          Et te dedaigne,
          Ainçois se baigne,
          Pour son amour, à te voir langoureux.31

Cette longue chanson fait une excellente transition avec les pièces des Diverses Amours qui suivent. Le sonnet suivant (DivAm I, 3) confirme la fin de l’épisode Francine, puis développe l’idée d’un troisième amour de Baïf, après Meline et Francine, une certaine « Madalene » :

     Amour desja cessoit de me faire la guerre:
          Et les feux de Meline et de Francine esteints
          Relachoyent mes esprits plus libres et plus sains:
          Et de ma liberté j’alloy reprendre l’erre.
     Mais en celle saison que le ciel et la terre
          S’entre-vont caressant d’un doux desir atteints,
          Madalene je vy. Las! Amour, que je creins
          Que ton feu ne me brusle, et ton las ne m’enserre.
     Quand je vy ses beaux yeux, je dy, c’est ma Meline,
          Tant ils sembloyent aux siens: Quand sa bouche je vy,
          Et son ris qui me prit, je dy, c’est ma Francine.
     Ainsi voyant Meline et Francine en vous, Belle,
          Ne faut s’emerveiller si vous m’avez ravy,
          Et si Amour au double en moy se renouvelle32.

Enfin la dernière chanson tirée des Diverses Amours illustre la fiction d’un ultime retour à la première inspiratrice, avec le décompte des baisers de Meline33. La boucle est bouclée.

Un dernier facteur d’intérêt semble la mention, dans les poèmes de Baïf, de ses amis auxquels il se plaît à rendre hommage. On peut ainsi penser que la mention de Ronsard ou d’autres poètes du temps dans tel sonnet ou telle chanson, a plaidé en leur faveur dans la sélection. On relève ainsi un intéressant sonnet métapoétique (Fr II, 113, p. 318-319) dédié à Jean Nicot, l’auteur du Thresor de la langue françoise (il est aussi notable que ce sonnet évoque deux fois les « chansons » de Baïf ; or il apparaît dans le Recueil juste avant les trois chansons à Francine, et fait ainsi une parfaite transition entre les sonnets et ces chansons). Enfin la chanson « Francine a si bonne grace » (Fr III, 18) évoque « tout cela que Ronsard a chanté de plus mignard » (p. 321), mais aussi Jacques Tahureau (p. 322) et Jean-Bastier de La Péruse (p. 323).

Conclusion 

Si l’on reprend pour conclure les six critères de choix annoncés par la préface, on peut se demander si le cas Baïf illustre leur pertinence. S’agit-il des « meilleures » pièces ? C’est affaire de goût, dont chacun est juge. Des « plus raisonnables » ? On peut en douter. Des « plus singulières » ? Seule celle sur Agnès Sorel mérite ce qualificatif. Marquent-elles « le caractère de l’Auteur » ? Moins que beaucoup d’autres qui ont été omises. Le caractère « du Siecle », davantage sans doute, avec un échantillon assez représentatif des formes et des thèmes de la poésie amoureuse de l’époque. Quant aux pièces « qui avoient beaucoup de réputation », il faut reconnaître qu’aucun poème de Baïf ne jouissait de la moindre célébrité sous Louis XIV.

En définitive, le critère qui semble dominer, resté implicite dans la préface, n’est autre que le goût de la veine amoureuse. L’examen du cas Baïf confirme de façon presque caricaturale les remarques de Claude Faisant et d’Emmanuelle Mortgat sur « la promotion de la poésie galante » dans le recueil Barbin. À une exception près, c’est Baïf poète de l’amour et lui seul qui retient l’attention, au détriment de presque tous les autres aspects majeurs de son œuvre : l’engagement politique au service de la couronne et du camp catholique34, le goût de la musique, l’inspiration pastorale, la veine épigrammatique, la narration mythologique, la réflexion morale suscitant une prédilection pour l’écriture gnomique (qu’illustrent les Mimes, enseignemens et proverbes) : autant d’éléments notables du « génie de l’Auteur » que le recueil Barbin semble négliger. Rien dans cette anthologie ne donne un aperçu de l’extraordinaire diversité de l’inspiration de Baïf, ni des inventions formelles multiples qui caractérisent souvent sa poésie. À cet égard, il faut bien dire que le poète est un peu trahi, du moins que la sélection n’est guère représentative.

Recueil pour le temps présent ? Même s’il se défend de « ne donner que des choses qui soient précisément de nostre goust », ce que semble retenir notre compilateur, c’est bien ce qui peut solliciter la curiosité ou flatter le goût d’un lecteur du règne de Louis XIV. Il n’y a pas lieu de reprocher le souci du compilateur de plaire à ses contemporains, mais il ne faut pas le sous-estimer. Les vers mesurés sont passés de mode depuis Louis XIII ? On n’en lira pas. L’actualité des règnes de Henri II ou Charles IX n’est justement plus l’actualité ? Les conflits entre protestants et catholiques sont un sujet qui fâche. On évitera les pièces nombreuses qui les évoquent. La bienséance triomphe ? On évitera aussi les pièces trop libres ou carrément scabreuses, etc. Toutefois cette lecture ne suffit peut-être pas à expliquer tous les silences. Pourquoi ne pas retenir, par exemple, les jolies fables ésopiques que recèlent les Mimes, enseignemens et proverbes ? On ne peut exclure l’hypothèse d’une lecture un peu hâtive, ou celle d’un compilateur n’ayant pas disposé de tous les ouvrages nécessaires pour pouvoir fournir à ses lecteurs un panorama tant soit peu représentatif de la diversité de l’œuvre de Baïf.

Notes

1 C. Faisant, Mort et résurrection de la Pléiade, éd. J. Rieu et alii, Paris, Champion, 1998, p. 220-224 (le texte original de cette thèse d’État, plus développé, est consultable à la BIS, à la BMI de Clermont-Ferrand et au CESR de Tours). Emmanuelle Mortgat, Clio au Parnasse. Naissance de l’histoire littéraire aux xvie et xvie siècles, Paris, Champion, 2006.

2 J’utilise l’édition numérisée par la BM de Lyon sur la base Numelyo consultable à l’adresse :
http://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001102302002.

3 Mort et résurrection de la Pléiade, op. cit., p. 222 : « Dans l’immense majorité des cas les jugements littéraires portés sur les poètes de la Pléiade ne sont que des extraits, à peine paraphrasés, de Baillet. »

4 A. Baillet, Jugemens des Savans sur les principaux ouvrages des auteurs. Revûs, corrigez et augmentez par M. de la Monnoye, Paris, Charles Moette et alii, 1722, t. IV, p. 482-483.

5 Voir J.-A. de Baïf, Œuvres complètes. Tome I. Neuf livres des Poemes, éd. critique sous la direction de J. Vignes, Paris, Champion, « Textes de la Renaissance », 2002, p. 521, v. 112-114. On renvoie désormais à cette édition des Œuvres complètes par l’abréviation OC I et OC II.

6 OC I, p. 103-107.

7 Virorum doctrina illustrium qui hoc seculo in gallia floruerunt elogia, Poitiers, 1598 (nombreuses rééditions). Traduction française : Eloges des hommes illustres qui depuis un siecle ont fleury en France dans la profession des lettres, composez en Latin par Scevole de Sainte Marthe et mis en Français par Guillaume Colletet, Paris, A. de Sommaville, A. Courbé et F. Langlois, 1644, « Lazare de Bayf et Jean Anthoine de Baif son fils », p. 43-47.

8 Tableau historique et critique de la poésie française, éd. Troubat, Paris, Lemerre, 1876, t. II, p. 255-256.

9 « Il fut l’un des plus considerables des sept Poëtes de mesme cabale, qu’on appeloit la Pleïade, à l’exemple de la Grecque » (p. 337-338).

10 Mort et résurrection, op. cit., p. 223.

11 « Ode à la Royne pour la paix » (Belleau, Œuvres complètes, dir. G. Demerson, Paris, Champion, t. IV, 2001, La Bergerie, p. 88), « Avril » et « May » (p. 88-91), « Quiconque fut celui » (p. 123), « Douce et belle bouchette » (p. 127).

12 Euvres de Louize Labé Lionnoize, Lyon, Jean de Tournes, 1555. Voir Louise Labé, Œuvres complètes, éd. F. Rigolot, Paris, GF, 1986, p. 165-166, XVII, « Chanson. A elle mesme ».

13 C’est aussi le cas dans la section consacrée à Remy Belleau (voir supra n. 14). Sur cette question, voir aussi les contributions de M. Rosellini et L. Giavarini.

14 Euvres en rime de Jan Antoine de Baïf Secretaire de la Chambre du Roy, Paris, Lucas Breyer, 1572-1573, éd. collective en 4 parties, 4 vol.

15 Toutefois, comme l’a noté Nicholas Dion, on ne trouve en tout et pour tout qu’une seule églogue (de Mme de Villedieu) dans les cinq tomes du recueil Barbin. Il est probable que le compilateur (comme du reste Baïf) considérait que l’églogue relevait de la poésie dramatique.

16 Recueil…, t. I, p. 297-304. Cf. Baïf, Poemes, Livre II, pièce 4, OC I, p. 189-192.

17 La Solitude et l'Amour philosophique de Cléomède. Premier sujet des exercices moraux de M. Ch. Sorel, conseiller du Roy et historiographe de France, Paris, Antoine de Sommaville, 1640. Voir l’édition d’Olivier Roux, Paris, Classiques Garnier, 2018. Le texte de Baïf figure aux p. 329-330 de l’édition originale, p. 440-443 de l’édition critique. Je remercie M. Rosellini qui a attiré mon attention sur cette nouvelle édition et l’a très aimablement mise à ma disposition.

18 Notre compilateur avait-il en tête cette ascendance prétendue, et le fait que Sorel tirait justement argument de ce que le destinataire de la pièce de Baïf aurait été l’un de ses propres ancêtres ? Selon Émile Roy, qui n’indique pas ses sources, « Sorel a plusieurs fois cité » ces vers de Baïf (La Vie et les œuvres de Charles Sorel, Paris, Hachette, 1891 (Slatkine reprints, 1970 ; en ligne sur Gallica), p. 425) et il « prétendait que la pièce avait été remise à son grand-oncle le prévôt de Sézanne [Nicolas Sorel] ; elle était dédiée en réalité au chef de la famille Sorel d’Ugny, Antoine de Sorel, époux d’Antoinette de Montmorency, ou à son frère Pierre de Sorel, tué en 1569 à Moncontour » (ibid., note p. 426). Dans La Solitude et l'amour philosophique de Cléomède (1640) et dans les Remarques dont il accompagne la réédition du roman (1641), on ne trouve pas ces précisions, et la filiation prétendue reste fictive : Sorel la transfère à son alter ego romanesque, Cléomède. É. Roy songe peut-être au paratexte du poème latin publié en 1642 sous le titre Nicolai Sorelli urbis Sezannienis Proefecti poemata a Carolo Sorello, Francioe historiographo, in lucem edita. Paris, Nicolas de Sercy, 1642, 1 vol. in-12, précédé d’une longue biographie latine de Nicolas Sorel par Guy Patin [BnF : YC-8673]. Voir aussi P. Champion, Agnès Sorel, la Dame de Beauté, Paris, 1931, p. 119-120 ; sur la présente pièce, voir en particulier p. 183-184, 192 et s.

19 Le Mesnil-sous-Jumièges, près de Rouen.

20 Comprendre : ne seraient pas du goût de la nouvelle Académie française.

21 Ed. 1641, p. 329-331 ; éd. O. Roux, p. 439-444.

22 Recueil…, t. I, p. 304-308. Cf. Poemes, Livre IV, pièce 6, OC I, p. 282-285.

23 Voir notamment :
- Choix des poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier ; précédé d'une introduction de M. Gérard [de Nerval], Paris, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830 (voir l’édition moderne : Gérard de Nerval, Œuvres complètes, dir. J.-N. Illouz, t. I, éd. E. Buron et J.-N. Illouz, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 277-282).
- Poésies choisies de J.-A. de Baïf, éd. L. Becq de Fouquières, Paris, Charpentier et Cie, 1874, p. 43-45.
- J.-A. de Baïf. Biographie, Bibliographie et choix de poésies par Alphonse Séché, avec quatre portraits de J.-A. de Baïf (Bibliothèque des poètes français et étrangers), Paris, Louis Michaud, s. d. [1910 ?], p. 20-23.
- Poems, selected and edited by Malcolm Quainton (Blackwell's French Texts), Oxford, Basil Blackwell, 1970, p. 47-50.

24 Recueil…, t. I, p. 309-311. Cf. Poemes, quinzième et dernière pièce du livre VII, OC I, p. 437-438.

25 Voir J.-A. de Baïf, Amours, éd. critique, dir. J. Vignes, avec la collaboration de V. Denizot, A. Gendre et P. Bonniffet, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Champion, « Textes littéraires de la Renaissance », 2010, 2 vol. Désormais : OC II. On renvoie à l’Amour de Francine par Fr et aux Diverses Amours par DivAm

26 Le compilateur retient toutefois un sonnet tout en rimes féminines (Fr II, 113, p. 318-319).

27 Parmi d’autres exemples, relevons ces formes vieillies :
• p. 312, la rime je souffre/ je m’ouffre (Fr I, 22, v. 12-14)
• p. 314 « M’épama », « tolu » (Fr I, 45, v. 11, 13)
• p. 319 « mignardetement » (Fr III, 9, v. 6)
• p. 325 « la voulonté » (Fr III 21, v. 37).

28 Je n’ai relevé qu’un vers faux, par omission d’un mot : « Si j’ars de mon [bon] gré, d’ou me vient tout ce pleur » (Fr I, 22, v. 5, cité p. 312).

29 Fr III, 18, cité p. 323-324.

30 Comme le montre Laurence Giavarini dans sa contribution, la sélection des pièces du Recueil ne vise pas une histoire des formes poétiques ou de l’émergence de certains genres (même si certaines notices l’évoquent, comme celle sur Baïf qui souligne son effort pour « introduire en France l’usage des faire des Vers mesurez sans rime », p. 296).

31 Recueil, I, p. 323-327 ; Fr III, 21 (OC II, p. 427-429).

32 Recueil, I, p. 327-328 ; Divam I, 3 (OC II, p. 476).

33 Recueil, I, p. 330-332 ; Divam III, 7 (OC II, p. 585-587). Il s’agit d’une variation sur l’un des fameux Basia (VI) de Jean Second.

34 À cet égard, le cas Baïf illustre exemplairement la remarque d’A. Viala sur le caractère essentiellement profane et « laïcisé » de la poésie du recueil. Rappelons qu’aucune des 33 pièces de Baïf présentes dans La Muse Chrestienne ou Recueil des poésies chrestiennes tirées des principaux poetes françois (Paris, Gervais Malot, 1582) n’est reprise dans le recueil Barbin.

Citer cet article

Référence papier

Jean Vignes, « Les modestes leçons du cas Baïf », Pratiques et formes littéraires, 16 | -1, 127-146.

Référence électronique

Jean Vignes, « Les modestes leçons du cas Baïf », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 26 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=87

Auteur

Jean Vignes

Université Paris Diderot - EA 4410 CERILAC-Thélème

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