Le dispositif énonciatif du recueil Barbin oriente la lecture d’une façon singulière. En effet, les sections consacrées aux poètes sont précédées par des notices biographiques comportant elles-mêmes des textes, ou plutôt des extraits. À leur sujet, le compilateur écrit dans la préface :
Ce Recüeil […] est fait pour donner une Histoire de la Poësie Françoise, par les Ouvrages mesme des Poëtes ; et il est assez agréable et assez utile d’avoir en peu de Volumes cette Histoire complette dans toute sa variété. Afin que rien n’y manquast, on y a joint de petites Vies des Poëtes.1
Sans des notices biographiques informatives, l’anthologie ne serait pas complète. Plus précisément, les vies de poètes lui apporteraient supplément de sens. Elles contribueraient à la fabrique du recueil en participant en partie au choix des œuvres les plus significatives :
Dans le choix qu’on a fait des Pieces de ce Recüeil, on s’est déterminé par beaucoup de vües differentes : tantost on a pris celles qui en elle mesme estoient les meilleures, tantost celles qui estoient les plus singulieres et qui marquoient le mieux le caractere de l’Auteur, ou du Siecle ; tantost celles qui avoient beaucoup de reputation, quoy qu’elles n’en fussent pas toûjours trop dignes.2
Si l’on en croit ces allégations, les notices biographiques concourent à former le regard sur l’œuvre, à inciter le lecteur à retrouver l’homme dans l’œuvre, à discerner dans l’écriture la persona ou le caractère poétique de l’individu. Il semble de prime abord qu’il y ait une accointance entre le choix des textes et les vies des poètes, celles-ci mettant en scène de potentielles lectures biographiques. Les notices seraient porteuses d’une valeur intégrative, et il importe de les prendre en considération au moment d’analyser les textes retenus dans l’anthologie, leur statut et leur rôle en particulier. Pourtant, selon Emmanuelle Mortgat-Longuet :
Les courtes biographies qui précèdent les extraits, dans le Recueil, ne doivent pas faire illusion : soit elles tiennent en quelques lignes, ne s’intéressent qu’à des questions plus ou moins anecdotiques ou reproduisent sans recul d’autres ouvrages, ce qui peut même parfois, comme on l’a montré, contredire le choix des textes qui les suivent, soit, pour les plus intéressantes, elles se voient elles-mêmes envahies par des extraits d’ouvrages, la place des portraits physiques et même de l’évocation des caractères étant toujours inexistante ou minime. Elles ne contrecarrent donc en rien le projet énoncé dans la préface, selon lequel l’ouvrage doit proposer en abrégé « un corps de tous les poètes français ».3
Plus qu’un protocole herméneutique – « l’homme et l’œuvre » –, les vies de poètes constitueraient le passage obligé d’une tradition vidée de son sens au profit des œuvres elles-mêmes, regardées désormais comme les véritables incarnations des auteurs – « l’homme dans l’œuvre ». Les extraits pulluleraient dans les notices pour se substituer à une lecture biographique jugée inopérante et inutile. Selon E. Mortgat-Longuet, il s’agirait de « projeter certaines caractéristiques de l’œuvre dans l’individu et non, comme le feront bien plus tard les lectures “biographiques” des textes, l’inverse : c’est l’œuvre qui organise le “discours de la personne”4 ». Si les notices biographiques sont envahies par ces textes, ce serait en raison d’une volonté de littérariser le biographique5, de faire l’histoire des textes et de leurs auteurs par les textes mêmes. Le rapport entre biographie et œuvre s’inverserait : c’est la seconde qui serait chargée d’expliquer, de dire la vie, et non la première qui aurait à interpréter celle-ci.
Cependant, les extraits de poèmes opposent tout de même leur fragmentation aux textes complets de l’anthologie. Le compilateur affiche une position qui se veut claire sur le sujet :
On n’a point voulu mettre de Fragmens, parce que, comme ils n’ont point de suite ni de liaison, ils ne sont presque jamais agreables, et que d’ailleurs c’eust esté une chose immense, de mettre tous les beaux morceaux qui sont répandus dans tous les Ouvrages des Poëtes.6
Le fragmentaire mettrait en échec la valeur potentiellement narrative des pièces. En outre, ne peut-on pas considérer ce rejet comme une nécessité qui ne s’affiche pas comme telle, dans la mesure où les extraits risqueraient de compromettre le dessein harmonieux d’ensemble ? Le « corps » métaphorique de la poésie française que le compilateur affirme recueillir pour effectuer le récit de celle-ci requiert en effet a priori des œuvres intégrales, sous peine de n’en présenter qu’une image mutilée7. Ce « corps » s’exprime par synecdoque, à travers l’ensemble des textes présentés dans l’ouvrage qui, chacun à sa manière, reflètent l’identité poétique de la nation. Mis bout à bout, depuis Villon jusqu’à Benserade, ils organisent le grand récit de la poésie française. Ainsi, les extraits, mais aussi les vies, et peut-être même leur conjonction, risqueraient d’entacher la continuité narrative esquissée par la compilation, mais aussi la valeur essentialisante de son geste et sa capacité à représenter la poésie française dans sa globalité via un choix par définition restreint. Les textes intégraux conservés, jugés les plus aptes à catalyser l’ensemble de la production d’un auteur – c’est-à-dire à éclairer ce qui est digne d’en être inscrit dans la mémoire commune – permettraient de dépasser la dimension foncièrement parcellaire du genre anthologique. Refuser le fragment équivaudrait à restaurer la valeur unifiante du corps que constitue la réunion des œuvres sélectionnées.
Mais pourquoi en ce cas disséminer autant d’extraits dans les notices biographiques ? Sur le plan de la fabrique8 et de la poétique du recueil, j’aimerais m’attacher à ce paradoxe apparent et aux enjeux que soulèvent les usages du fragmentaire dans le recueil Barbin, et donc préciser le sens de cet élément péritextuel qui s’inscrit dans les interstices de l’anthologie. Parmi ces extraits, il faut distinguer :
- Les citations de Boileau et leur charge historiographique ;
- Les commentaires de poètes sur d’autres poètes, la dimension polémique ou épidictique ;
- Les textes des poètes dans leur propre notice.
Je ne traiterai pas des deux premiers cas, qui engagent des questions plus spécifiquement historiographiques ou sociologiques. Pour l’heure, notons de plus – le fait est d’importance – que le compilateur n’insère pas que des extraits, mais aussi, parfois, des textes complets, assez longs, en contradiction apparente avec ce qu’il affirme pourtant dans la préface au sujet des pièces retenues: « on s’est fait une loi de n’en point mettre de fort longues, à moins que ce ne fussent les meilleures et les plus fameuses d’un Auteur9 ».
L’insertion des extraits : intérêt anecdotique ou preuve textuelle ?
Au sujet de Philippe Desportes, on peut lire le jugement suivant :
Il a celebré dans sa premiere jeunesse trois de ses Maitresses, Diane, Hypolite, et Cleonice : il avoit mesme, à ce qu’on dit, une si grande tendresse pour elles, qu’envoyant les ouvrages de Petrarque à celle qu’il aimoit le mieux pour lors, il luy mandoit que sa beauté surpassoit celle de Laure ; et que si Laure avoit quelque avantage sur elle, c’est que Petrarque écrivoit mieux que luy, mais qu’il le surpassoit en amour.
Car sa Laure mourut, il demeura vivant ;
Si ma Dame mourroit, je mourrois avec elle.
Et dans un autre endroit estant obligé d’accompagner le nouveau Roy de Pologne, il dit qu’il ne devoit pas quitter sa Maistresse pour le suivre.
Mais qu’eust-on dit de moy ? j’eusse laissé mon Maître,
Serviteur infidele, ingrat et mal-heureux.
Ah ! j’ai trop de raison pour un homme amoureux,
Avec tant de sagesse amour ne sçauroit estre.10
Intégrés au propos anecdotique – ce que prouve leur positionnement typographique sur une même ligne – les extraits sont des preuves : ils viennent confirmer la validité des affirmations à caractère biographique développées par le compilateur. Ils sont des exempla qui élaborent une figure du poète par ses dires mêmes. L’insertion des extraits tisse un dispositif textuel hybride alliant anecdote et fragment poétique. La reprise (« et ») sert de connecteur, de cheville d’un discours assertif qui aligne deux fragments, témoins d’un protocole de lecture valorisant certes les textes, mais dans leur rapport à des faits – ou supposés tels – biographiques connus de tous (« à ce qu’on dit »). Le compilateur mise sur la connivence11 portée par le nom d’auteur12. La dimension banale de l’anecdote ne recouvre pas, en ce cas, la valeur de révélation qui lui est souvent octroyée13, mais celle d’anamnèse d’une mémoire culturelle latente. Au sein de ce processus, les extraits renseignent et donnent une épaisseur aux indications interprétatives engagées par l’anecdote, dont ils deviennent par là-même indissociables.
Les extraits sont donc investis en premier lieu d’un rôle de confirmation du discours historiographique, qu’ils viennent attester. Dans leur association avec les anecdotes, la brièveté est un dénominateur commun d’importance : elle assure la portée et la réception immédiates du propos. Dès lors, employés au sujet des poètes, les extraits tendent à « replace[r] l’individu dans une figure type14 ». Le cas de Théophile est à cet égard significatif :
On rapporte de luy, qu’étant allé chez un grand Seigneur, il y avoit un homme qu’on disoit fou, et par consequent Poëte, et que Theophile fit cet impromptu.
J’avoüeray avec vous
Que tous les Poëtes sont fous :
Mais sçachant ce que vous estes,
Tous les fous ne sont pas Poëte.
Quoiqu’il y ait dans les vers de Théophile beaucoup d’irregularitez et de negligences, on les luy doit pardonner en faveur de sa belle imagination, et des graces heureuses de son genie.15
L’impromptu est le marqueur d’une modélisation et d’une modalisation : Théophile illustre les catégories « d’irrégulier » et de « fantasque », ancêtres du baroque16, et l’extrait fait cette fois-ci lui-même office d’anecdote, son impact orientant immédiatement le sens de la section consacrée au poète vers son anticonformisme, voire vers son hétérodoxie. Par ailleurs, nulle part dans les œuvres du poète on ne retrouve cet impromptu, qui s’apparente par conséquent à une mise en poésie et en fiction d’un épisode possiblement inventé17, à une réécriture de l’anecdote dans l’optique spécifique de l’anthologie, consistant à imposer implicitement une image de l’auteur.
Complémentarité, spécularité
Dans cette perspective, les extraits procèdent d’une opération de citation : impropres à trouver place dans l’anthologie, ils sont repoussés aux marges et déterminent le plan de lecture. Pour autant, cette opération est-elle parfaitement stratégique et concertée ? Le cas de stances de Bertaut (Annexe 1), que le compilateur présente en ces termes, mérite que l’on s’y attarde un instant :
Bertaut a fait encore trois belles Stances qu’on n’a pas mises dans ce Recueil, parce qu’on n’y a pas voulu mettre de Fragmens ; car aprés avoir dit qu’il ne vouloit plus aimer, il reprend ainsi :
Mais pourquoi me voudrois-je essayer de guerir,
Sçachant bien que mon mal ressemble à ces ulceres,
Qu’on ne sçauroit fermer sans se faire mourir,
Et de qui les douleurs sont des maux necessaires.
Non, non, ne tuons point un si plaisant souci :
Rien n’est doux sans amour en cette vie humaine,
Ceux qui cessent d’aimer, cessent de vivre aussi :
Ou vivent sans plaisir comme ils vivent sans peine.
Tous les soucis humains sont pure vanité
D’ignorance et d’erreur toute la terre abonde :
Et constamment aimer une rare beauté,
C’est la plus douce erreur des vanitez du monde.18
Ces trois strophes (sur quatorze) se situent à la fin du poème, juste avant la strophe conclusive que voici :
Aymons donc, et portons jusques dans le cercueil
Le joug qui n’asservit que les nobles courages :
Et souffrans sans gemir les rigueurs d’un bel œil,
Soyons au moins constans si nous ne sommes sages.19
Bertaut développe le topos de la constance amoureuse. Dans cette optique, l’extrait retenu dans la notice biographique peut être considéré comme une condensation du propos moral, perceptible dans l’accumulation des vers-maximes, au discours proverbial et gnomique (« Rien n’est doux sans amour en cette vie humaine » ; « Ceux qui cessent d’aimer, cessent de vivre aussi » ; « Tous les soucis humains sont pure vanité »). Plusieurs énoncés à valeur aléthique et prescriptive sur l’amour se déploient dans ce passage. Mais comment comprendre le « car » de la notice ? On peut bien entendu l’interpréter comme un simple connecteur de reprise. On peut aussi y voir l’idée selon laquelle cet extrait ne devrait pas figurer dans l’anthologie, non seulement en raison de son statut de fragment, mais également à cause de la mention impudique des « ulcères », qui contreviendrait au projet galant du recueil20. En ce sens, la citation de ces strophes relèverait d’une stratégie de contrôle du lecteur, d’une détermination de sa lecture par le travail de l’avant-texte, qui retient le passage jugé le plus propre à illustrer une conception du sentiment amoureux, tout en tempérant sa portée. En effet, ces strophes sont impures : malgré leur hauteur de vue morale exposée en maximes, elles font trop ouvertement mention du corps souffrant. Il faut donc les rejeter aux marges de l’anthologie, tout en les modalisant. En fait, cela revient à envisager une anthologie dans l’anthologie, un supplément porteur d’une relation de spécularité avec les poèmes complets retenus dans le recueil. Les notices, non paginées et donc à part, formeraient une anthologie d’extraits qui organiserait l’anthologie proprement dite en induisant un certain point de vue sur l’œuvre d’un auteur. Par synecdoque ou métonymie, la notice et l’extrait représenteraient et aiguilleraient la section. Le fragment est le révélateur d’une surdétermination, d’une herméneutique de l’œuvre et de la figure de l’auteur, qui tend à s’imposer au lecteur. Le cas de Tristan est le plus frappant :
François Tristan Lhermite, Gentilhomme de feu Monsieur Gaston Duc d’Orleans, né au Chasteau de Souliers dans la Province de la Marche, a esté estimé de tous les beaux Esprits de son temps, et mesme du Cardinal de Richelieu, comme il le dit luy-mesme dans ces Vers, qui ne luy fit cependant jamais de bien, ni Monsieur le Duc d’Orléans, quoi qu’il eut beaucoup de consideration pour les Gens de mérite : Cela joint au peu de patrimoine qu’il avoit, a contribué à le faire mourir pauvre ; et c’est de luy-mesme qu’il a voulu parler dans cette Prosopopée :
Ebloüy de l’éclat de la splendeur mondaine ;
Je me flatay toûjours de l’esperance vaine,
Faisant le Chien couchant aupres d’un grand Seigneur.
Je me vis toûjours pauvre, et taschai de paroistre ;
Je vêquis dans la peine, attendant le bonheur,
Et mourus sur un coffre, en attendant mon Maistre.21
Cette pauvreté du poète est un lieu commun historiographique22 : son utilisation n’est donc pas novatrice. En revanche, l’organisation de la section en fonction de ce schème est frappante. En voici la composition23 :
- La Mer
- La Pamoison
- Sur la Chronologie de M. de La Peyre
- Prosopopée d’un Courtisan
- Prosopopée d’une femme assassinée par son mari jaloux
- Sujet de la Comédie des fleurs
- A Madame la Duchesse de …. Epistre « C’est en vain qu’Amour rompt ses armes »
- A Mlle D.D excellente comédienne. Pour luy persuader de monter sur le Theatre « Di moy, qui te peus empecher »
- Epistre burlesque « A vous, o la Belle des Belles »
- D’un médisant « On dit que c’est un Chien »
- Pour un portrait d’une belle dame « Que l’autheur de ce portrait »
- Sur une facheuse absence
- Le Prélude des amours
- Le Promenoir des deux Amants
- La Gouvernante importune
- Le Soupir ambigu
- L’égalité de charmes
- Epitaphe d’un petit chien
- Les soins mal considerez
- Le ravissement d’Europe
- Le Portier inexorable
- Misère de l’homme du monde
En premier lieu, il faut noter que la Prosopopée d’un Courtisan est le nom – qui n’est pas donné en intégralité dans la notice – du texte tiré des Vers héroïques (1648) servant à présenter, à la manière d’une vignette, la pauvreté constitutive de l’ethos poétique de Tristan. Ce poème fait a priori double emploi, puisqu’on le retrouve dans l’anthologie, comme s’il en était un reliquat rejeté en amont. Or, il est rigoureusement identique aux deux endroits. Ce phénomène de redoublement invite à nouveau à considérer le geste de citation non comme une incohérence, mais comme une manière d’asséner le projet de lecture initié par la notice. D’ailleurs, le dernier texte de la section, Misère de l’homme du monde (Annexe 2), tiré des Amours (1638) est le pendant de cette Prosopopée d’un Courtisan : il vient la compléter et la renforcer. Le redoublement, associé au réagencement de la chronologie, établit donc un lien étroit entre la notice et la section. Si l’anecdote est structurellement le « vecteur de l’affirmation d’un discours autonome » qui « par sa forme même exprime une indépendance, un aparté24 », sa conjonction avec l’extrait ouvre la possibilité d’un investissement de l’espace de la notice comme miroir de l’anthologie : l’extrait reflète en miniature la section, à la manière d’un microcosme établissant un dédoublement et une consécutivité entre les deux.
« Dangereux suppléments » : concurrences
Mais la notice n’est-elle pas susceptible de se constituer en système textuel à part entière ? De fait, dans le cas de Lingendes, il semble qu’il y ait davantage concurrence que spécularité entre elle et la section :
De Lingendes Poëte célèbre (…) c’est le premier qui a fait des Stances françoises, il est aussi l’Auteur de cete belle Chanson :
Si c’est un crime de l’aimer,
On n’en doit justement blâmer,
Que les beautez qui sont en elle.
La faute en est aux Dieux,
Qui la firent si belle ;
Et non pas à mes yeux
Cette Chanson plût si fort à Monsieur le Cardinal de Retz, qu’il la fit repeter plusieurs fois à Lambert qui la chantoit devant luy.25 (Annexe 3)
La présentation se poursuit de la sorte :
On voit dans les Vers de Lingendes une facilité et une douceur admirable, il se vantoit d’estre le plus tendre et le plus amoureux de tous les Poëtes ; il a fait aussi ces Stances, qui n’ont pas esté imprimées, et qui ne cedent pas en beauté à ces autres ouvrages.
Stances.
Connoissant vôtre humeur, je veux bien ma Silvie,
Que passant vôtre tems
Avec tous les amans dont vous estes suivie,
Vous les rendiez contens.
La mode de la Cour m’estant si bien connuë,
Pourrois-je avoir douté
Qu’on pût vivre en ce temps plus chaste et retenuë
Avec tant de beauté ?
J’approuve vos plaisirs et qu’il vous soit loisible
D’en joüir bien à poin,
Car donnant tant d’amour, il seroit impossible
Que vous n’en eussiez point
Mais puisque le peché point de blasme n’apporte
Quand on le cache bien.
Je voudrois seulement que vous fissiez en sorte
Que je n’en sçeusse rien.
Celle qui fait du mal se peut dire innocente
En le tenant caché,
Mais quand on fait du mal, et qu’aprés on s’en vante,
On fait double peché.
Ne vous vantez donc plus de ce qu’il faudroit taire,
De peur d’un mauvais bruit ;
Découvrant en plein jour ce que vous n’osez faire
Sinon en pleine nuit.
Faites qu’en vos discours on puisse reconnoistre
Un plus chaste entretien,
L’apparence suffist ; il faut feindre de l’estre,
Et puis n’en faites rien ;
Recevez tous les jours ce plaisir ordinaire
De quelque Amant discret,
Et cessant de le dire, et non pas de le faire,
Tenez le plus secret.
A tous sales Discours, que vos lévres soient closes,
Et par un geste feint,
S’il en faut écouter ; faites changer en Roses
Les Lys de vôtre teint.
Pourvû qu’on ne le sçache, et que la renommée
Ne vous aille blasmant,
Soyez si vous voulez tout le jour enfermée
Seule avec vôtre Amant :
Mais feignez d’estre sage, et ne faites pas gloire
De me sçavoir trahir,
Me decelant un mal que je ne veux pas croire,
De peur de vous haïr ;
Car j’enrage de voir qu’un Page vous apporte
Si souvent le bon-jour,
Pendant qu’un autre attend à vôtre porte
De vous voir à son tour.
D’un dépit bien ardent il faut que je l’avouë
Je me sens embraser,
Voyant tous les matins encor sur votre jouë
L’emprainte d’un baiser.
Lors voyant loin de vous la honte estre bannie ;
Je deviens si jaloux,
Que je voudrois mourir ; mais pour vous voir punie
Ne mourir qu’avec vous26.
Or, la section à proprement parler ne retient que l’Elégie pour Ovide (Annexe 4), poème certes très long, mais tout de même… : on relève un texte de plus dans la notice biographique que dans la section. Par ailleurs, il faut noter que « Connaissant votre humeur… » :
- n’est pas un extrait, mais un long texte intégral ;
- n’est pas inséré mais présenté pour lui-même, par sa désignation générique (« Stances »), comme dans l’anthologie proprement dite ;
- clôt la notice.
Ces éléments forment un faisceau de présomptions autorisant à envisager d’une part une anthologie « longue », et d’autre part une anthologie « brève », formée par l’anamorphose des notices. À partir de laquelle se représenter l’œuvre de Lingendes ? De laquelle des deux anthologies faut-il partir ? Qui est le vrai Lingendes en somme ? Celui de l’inspiration ovidienne, garante de la « conversion aux Muses », de l’impulsion créatrice initiale27 ? Celui de la chanson galante ? Ou alors le défenseur paradoxal de l’hypocrisie et de l’aveuglement volontaire ? On assiste à une véritable réfraction de l’instance auctoriale : la notice-extrait s’autonomise pour former une micro-anthologie, qui vient compléter ou contrecarrer l’anthologie « officielle », jusque dans ses principes bannissant les pièces trop étendues.
La disjonction entre la notice et la séquence dévolue à l’auteur apparaît de façon encore plus éclatante avec Patrix, qui aurait été « beaucoup estimé des beaux esprits28. » Et pour cause,
quoy qu’il ait fait des vers remplis de morale et de devotion, il pretendoit cependant estre le premier auteur du style enjoué, dont Voiture s’est servi ; c’est luy qui a fait cette chanson :
Soûpirs regards petits soins,
En amour tout est langage,
Et souvent qui parle le moins
En témoigne davantage,
Servir et perseverer ;
C’est assez se déclarer.
Et une autre qu’il fit sur une Dame pour laquelle M. l’Abbé de la Rivière, qui étoit pour lors le Favori de Monsieur, avoit de l’inclination :
Reprenez, Remercourt,
Dés ce jour,
Vostre amitié sans amour.
Fussiez-vous cent fois plus belle ;
Sans luy je ne veux point d’elle29.
Cette présentation est en contradiction flagrante avec la section, qui ne retient que des textes encomiastiques ou religieux30. Où est le vrai Patrix ? Il semble que la notice tienne un discours de démystification d’une doxa supposée, que la section incarnerait. La mise en concurrence tournerait à l’avantage de la première, qui viendrait rétablir dans les interstices du discours des œuvres, par sa position nodale d’avant-texte, une vérité historiographique rendue tangible par l’extrait. La notice tendrait, par l’entremise de l’extrait et de l’anecdote, à écrire l’histoire littéraire à partir des déclarations de l’auteur, mais aussi et surtout en fonction d’une grille d’interprétation galante, tout en concédant stratégiquement la place d’honneur à la doxa historiographique. La notice concrétiserait un usage social de la poésie, rendu sensible par la saynète galante et son rappel du « don du poème » mondain31. Tout comme pour Théophile, le compilateur imaginerait, à partir de la réinsertion du contexte d’écriture, une fiction de sociabilité dont la fonction serait de réactiver aux yeux du lecteur, de manière connivente32, cette pratique mondaine de la poésie33. Par contraste, la décontextualisation de la section – les textes seuls – serait garante de sa patrimonialisation, soit de son institution en lieu de mémoire de la création poétique. La disjonction entre notice et section offre donc au lecteur deux possibilités d’appropriation des textes34 : une voie rapide, ludique et une voie plus soutenue, invitant à reconstituer en détail la trajectoire des poètes35.
Concurrence donc et, en découlant logiquement, autonomisation de la présentation par rapport au recueil proprement dit. Notons du reste qu’Alain Niderst dans son édition du recueil Barbin ne donne pas les textes : seulement les notices. Il convient de ne pas trop présupposer de ce choix, qui peut être dû à des impératifs éditoriaux. Mais ne traduit-il pas pourtant un rapport singulier au recueil, indexé sur une distinction entre ces deux formes de compilation36 ?
Autonomisation et épigraphie
On peut parler de micro-anthologie dans le sens d’une pratique de l’épigraphe entendue comme la somme d’une invitation à la lecture et du réemploi des morceaux, remis en perspective et disponibles à de nouvelles utilisations et à de nouveaux sens. L’anecdote et l’extrait suggèrent ou imposent une signification parce qu’ils procèdent de cette logique épigraphique. Cet aspect de la fabrique du recueil est rendu sensible par la mention, dans la réédition de Prault en 1752, d’une pièce jugée exemplaire de Boisrobert :
Il a fait quelques jolies Chansons, qui l’ont fait appeler par Furetière le premier Chansonnier de France : En voici une que l’illustre Lambert a mise en musique :
Eh quoi ! dans un âge si tendre
On ne peut déjà vous entendre,
Ni voir vos beaux yeux, sans mourir !
Ah ! soyez, jeune Iris, ou plus grande, ou moins belle.
Attendez, petite cruelle,
Attendez à blesser que vous sçachiez guérir.37
Certes, ce passage est absent de l’édition originale de 1692, mais il contribue à déplacer le sens initial de la section si on regarde celle-ci avec la notice. En somme, cet ajout non signalé comme tel actualise le projet de démystification d’un sens trop univoque accordé à l’anthologie. D’autre part, la chanson est doublement représentative : par sa qualité, elle peut efficacement illustrer le genre – maximum d’effet en un minimum de moyen (brièveté, concision) ; par sa présence, elle fait signe vers le non-lu, ce qui n’est pas retenu dans la section38 mais qui mérite tout de même que l’on en rappelle l’existence. L’extrait revêt donc ici une valeur épigraphique, de complément et de complication, de résumé et d’amorce. Dès lors, il faut également voir en l’exergue une opération de suturation, qui cherche autant à unir les textes entre eux via le rapprochement de la section et de la notice – à relier en somme – qu’à s’adresser au lecteur par la voix de l’autre qu’est le poète. En d’autres termes, la concurrence et l’autonomisation n’impliquent pas forcément une séparation définitive entre les deux anthologies. Art de l’organisation qui est aussi un art de la circulation et de l’inscription, l’exergue balise la possibilité de lire autrement la section. Le cas de Lalane est probablement le plus notable : selon le compilateur, ce poète
n’eût point d’autre employ que celui des belles lettres. Il n’a jamais fait imprimer que trois pieces, parce que la delicatesse de son goût ne luy a pas permis d’en faire paroistre davantage. Aussi voit-on dans ces trois pieces une grande noblesse de pensées, beaucoup de pureté, et une delicatesse de goût extraordinaire39.
Le caractère restreint de la section qui lui est allouée s’explique aisément, d’autant plus que le retranchement sévère qui sert de principe directeur à Lalane entre en résonance avec le geste anthologique et sa propédeutique de la restriction soigneusement indexée sur un choix. Mais c’est surtout le destin amoureux exemplaire, et même hapactique du poète qui intéresse le compilateur :
Il épousa une fort belle femme, qui s’appelloit Marie Galtelle des Roches, qu’il aima beaucoup, et pour laquelle il fit ces belles Stances qu’on verra au commencement de ses ouvrages, et il en a toûjours parlé dans ses deux autres pieces, comme dans cette belle Stance addressée à M. Ménage.
Chacun sçait que mes tristes yeux
Pleuroient ma Compagne fidelle,
Amarante, qui fut si belle
Que l’on n’a rien veu sous les Cieux
Qui ne fut moins aimable qu’elle.40
L’expérience présentée comme vécue, lestée d’une charge autobiographique conséquente, joue bien son rôle d’amorce et de condensation. On serait tenté d’y voir un phénomène similaire à ceux analysés plus tôt, n’était ceci :
Et dans une autre piece qui n’est point imprimée dans ce Recüeil, qui ne cede rien à ces deux autres en beauté, il parle encore d’elle en ces termes.
O toy ! s’écria-t-il, fugitive Amarante ;
Toy qui mene mon ombre après la tienne errante ;
Toy dont la cendre froide embrase tous mes sens,
Ecoute le recit des peines que je sens.
Quand tu voyois le jour, et que ta belle vie
Remplissoit tous les cœurs ou d’amour ou d’envie ;
Je fus le seul choisi pour estre aimé de toy,
Et seul je méritay les gages de ta foy.
Mais pardon, si je dis que je t’ay méritée,
De ce terme insolent ne sois point irritée :
Si j’eus quelque mérite, Amour nostre vainqueur
La versa dans mon ame en regnant dans mon cœur ;
Je sçay que ta beauté n’eut rien de comparable,
Qu’aux plus brillans esprits le tien fut preferable ;
Que les vertus, les ris, les graces, les amours,
Pour te faire admirer te suivirent toûjours ;
Que ces brillans regards dont tu nous fis la guerre
Tirerent après toy tous les yeux de la terre ;
Et qu’enfin la nature épuisa ses tresors,
Quand par l’ordre du Ciel elle forma ton corps.
Cependant tu m’aimas, et j’eus le bien suprême
De voir ta flâme égale à mon ardeur extrême,
Dés que pour nous unir le soin des immortels
Eut épuré mes feux aux pieds de leurs Autels.
O fortunez momens ! ô flateuses pensées !
O biens évanouis ! ô délices passées !
O doux ravissemens ! ô celestes plaisirs !
Vous calmeriez encor mes violens desirs,
Si quelque Dieu, tenté d’une si belle proïe,
Ne m’avoit point ravi la cause de ma joye.
Mais dequoy, mal-heureux, osai-je discourir,
Puis-je, ô mon Amarante, y songer sans mourir !
Que fais-je de ma vie, après t’avoir perduë ?
Qu’as-tu fait de ta flâme au tombeau descenduë ?
Y gardes-tu toûjours ta premiere amitié ?
De l’ennuy qui me ronge as-tu quelque pitié ?
Dis-moy si chez les Dieux ce beau soin te devore ?
Et si de ton berger il te souvient encore ?
Ah ! tu ne repons rien : méconnois-tu ma voix !
Daphnis ne t’est-il plus ce qu’il fût autrefois !
Est-ce donc qu’on oublie au bord des sepultures
De ses chastes amours les douces avantures ?
De moy, s’il est ainsi, je renonce au trépas ;
Je veux vivre et souffrir pour ne t’oublier pas,
Et que de mes tourmens la suite douloureuse
Fasse vivre à jamais nostre Histoire amoureuse.41
Pourquoi ne pas retenir ce long poème de quarante-six vers, donné ici dans son intégralité, parmi les autres textes archivés dans la section ? Selon le compilateur, :
l’amour a souvent inspiré des Poétes, et leur a dicté des Vers fort passionnez pour leurs Maistresses ; mais on n’en a gueres vu prendre leurs femmes pour l’objet de leurs Poésies, et pleurer leur mort en Vers. Ceux de Lalane marquent un bel esprit, un bon naturel et un cœur tendre.42
La présence de ce texte dans la notice s’explique précisément par l’hapax qu’il constitue : l’anthologiste le déplace dans la notice comme invitation à la curiosité, comme incitation à la lecture, comme appât en somme43. En mettant en rapport les notices entre elles, on pourra d’ailleurs considérer qu’elles fondent en creux une sorte de micro-anthologie des amoureux illustres (Desportes, Bertaut, Lalane44 …), conformément au projet galant du recueil.
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Conclusion : du parergon à l’ergon
Par sa pratique en définitive épigraphique, l’anthologie acquiert une épaisseur et une détermination herméneutique supplémentaires. Étudier ces processus péritextuels a permis de mettre en lumière les instances de recomposition et de réemploi qui animent le recueil Barbin. À partir d’une matière culturellement partagée, le compilateur élabore un dispositif étayé par une rhétorique de l’extrait inséré. En d’autres termes, les notices biographiques qui précèdent les textes relèvent du paratexte, mais à la manière du parergon de Derrida :
Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord.45
Et puisque « ce supplément hors-d’œuvre […] doit désigner une structure prédicative formelle, générale, qu’on peut transporter intacte ou régulièrement déformée, reformée, dans d’autres champs, pour lui soumettre de nouveaux contenus46 », le parergon – les extraits insérés – se mue en ergon, c’est-à-dire en volonté éthique, centrée sur l’expérience amoureuse et adossée à la valeur de vérité des anecdotes mêlées aux extraits. Par-là, s’invente une esthétique de l’histoire littéraire, c’est-à-dire une tendance à fictionnaliser celle-ci, au profit de l’invention d’un nouveau dispositif conduisant à accréditer l’anthologie comme genre à part entière, basé sur la réénonciation de la matière compilée. L’auteur du recueil pourrait dès lors considérer avec Michel Jeanneret que :
l’œuvre ne se réduit pas au texte invariant qui repose sur la page ; elle est en prise sur la réalité, elle s’articule à l’expérience vécue aussi bien au moment de sa fabrication qu’à celui de sa réception ; elle est donc un acte qui, influencé par la vie, l’influence à son tour. L’intérieur et l’extérieur, le texte et le contexte, le produit et le producteur sont distincts, ils peuvent être provisoirement dissociés, mais ils sont étroitement solidaires, si bien que les séparer, c’est les mutiler. Vies et portraits d’auteurs ne sont pas des parasites ni des corps étrangers : ils confèrent à l’œuvre son poids d’humanité.47