Le recueil adopte des formes multiples qui ne se laissent pas réduire à une définition. Sous l’Ancien Régime, il s’agit d’un mode de publication protéiforme, qui s’attache aussi bien à l’actualité littéraire, qu’à la compilation de pièces relevant de formes et de champs discursifs les plus divers, même si l’on s’en tiendra dans les études qui suivent aux recueils littéraires. Ces observations incitent à analyser le phénomène littéraire du recueil non pas comme un objet statique mais comme un processus dynamique engageant plusieurs étapes, de la collecte des textes à leur publication, et un réseau d’acteurs travaillant en collaboration. L’anthologie en est un cas singulier, le plus apte à être circonscrit par une définition précise et stable du fait de sa visée patrimoniale – c’est ce qui légitime la distinction de deux objets dans le titre du présent volume : « recueils et anthologies ». L’anthologie est forme éditoriale qui suscite un intérêt en perpétuel renouvellement, non seulement comme outil pédagogique1 ou produit éditorial florissant2, mais comme objet d’étude. Une monographie d’Emmanuel Fraisse3, un numéro spécial de Voix et images4 et de récents ouvrages collectifs dirigés, l’un par Didier Alexandre5, l’autre par Céline Bohnert et Françoise Gevrey6 nous en fournissent une définition théorique : un recueil de textes d’un ou de plusieurs auteurs, déjà publiés, incluant, dans une bien moindre proportion, des textes d’accompagnements (introduction et/ou préface, notices, tableaux, bibliographies). Néanmoins, si l’anthologie est sans conteste la forme de recueil la plus visible dans l’espace de l’édition et la plus étudiée dans le champ universitaire, elle n’en est pas pour autant un modèle. Seule une enquête historique sur l’apparition du recueil, l’extension de ses usages et de sa diffusion permet d’éclairer sa construction originale en tant que genre éditorial.
Recueillir : perspectives historiques et génériques
L’enquête lexicographique, constitutive de l’approche historique du processus, confirme le lien entre l’évolution sémantique du verbe recueillir et l’émergence du substantif « recueil » dans la langue classique. Le terme n’existe pas en français préclassique, et le besoin s’en fait d’autant moins sentir que les humanistes disposent d’une multitude de désignations métaphoriques empruntées à la botanique – florilège, fleurs du bien dire, bouquet de l’éloquence, marguerites françaises – qui témoignent de l’origine scolaire du geste de collecte de citations, héritage de la formation de l’orateur dans l’Antiquité. L’invention de l’imprimerie a permis de publier sous le titre de Polyanthea7 de telles collections de sentences ou de lieux communs. À la même époque, les emplois du verbe recueillir relèvent de la vie pratique : on recueille un voyageur, un bien, un profit, des voix, les débris d’un naufrage… Inversement, l’extension sémantique du verbe à des acceptions morales – tirer profit d’un discours, d’un sermon, d’une lecture – et intellectuelles – ramasser, compiler… des vers, des sentences, des ouvrages – coïncide, dans les dictionnaires de la fin du xviie siècle, avec l’apparition du substantif « recueil » au sens de « collection, ramas » d’objets curieux ou de textes mémorables : sur les huit entrées qu’Antoine Furetière consacre au verbe recueillir, seule la dernière rend compte de ses acceptions intellectuelles et morales, alors que les trois entrées du substantif « recueil » le définissent exclusivement comme « collection » d’objets matériels (œuvres d’art et pièces curieuses), intellectuels (lieux communs et citations), éditoriaux (« assemblage de plusieurs ouvrages compilez et reliez ensemble8 »). Le Dictionnaire de l’Académie (1694) va jusqu’à restreindre le champ sémantique du terme à une unique définition : « assemblage de diverses productions d’esprit ».
Cette évolution lexicale témoigne de l’extension du phénomène éditorial de la publication en recueil. Dans son origine modeste, manuscrite et individuelle, le recueil est la forme d’une pratique : la collecte par l’élève, au cours de sa formation, de phrases latines exemplaires et de sentences mémorables. Les imprimeurs-libraires perpétuent cette pratique à destination d’un lectorat éduqué, en publiant des recueils de sentences latines réunies par des lecteurs humanistes : comme les Citations d’apophtegmes tirés des meilleurs auteurs grecs et latins de Conrad Lycosthènes9 et le Théâtre de la vie humaine de Theodor Zwinger10, constamment réédités jusqu’au milieu du xviie siècle. Si ce type de recueil tombe en désuétude à la fin du siècle, la démarche manifeste sa vitalité dans la floraison des ana au début du siècle suivant, qui présentent des « vies » d’hommes de lettres sous forme de recueils de bons mots et d’anecdotes, à l’époque de l’avènement de l’écrivain comme figure exemplaire dans l’espace public : recueillir, c’est dans ce cas encore consacrer le mémorable. Parallèlement, dès les débuts de l’imprimerie, sont apparus des usages ciblés du recueil à des fins de conservation et de diffusion, notamment de pièces juridiques et administratives difficilement accessibles au public, comme les ordonnances royales11 et les arrêts des cours de justice12. Aussi les collections, dont la fonction est de conserver et de mettre à disposition, sont-elles perçues comme des recueils, quelle que soit leur étendue : « La Bibliothèque des Pères est un beau recueil », note Furetière. À l’autre bout de l’échelle, un mince répertoire d’expressions proverbiales, comme les Curiosités françaises d’Antoine Oudin, est spontanément rangé dans la catégorie « recueil » par le bibliographe qu’est Charles Sorel13. Le geste de recueillir prévaut dans la classification bibliographique sur les caractéristiques formelles de l’objet-recueil.
Cette logique subsiste dans l’espace des belles-lettres, toutefois la catégorie des recueils se trouve unifiée par des enjeux communs qui sont, précisément, formels et génériques : les formes brèves – lettres, maximes, poésies, contes et nouvelles – n’accèdent à l’existence imprimée que par leur mise en recueil. Le cas de la nouvelle est caractéristique. Le recueil de nouvelles commence sa carrière en France sous forme manuscrite. Les Cent nouvelles nouvelles est remis en 1462 à son commanditaire et dédicataire, le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Les trente-six conteurs qui présentent les nouvelles sous leur nom véritable appartiennent à sa cour, mais l’auteur reste anonyme. L’anonymat facilite sans doute les emprunts clandestins à Boccace, au Pogge et aux fabliaux français. Une traduction du Decameron a précédé le recueil de nouvelles françaises : exécutée par Laurent de Premierfait à partir d’une version latine, elle a été remise au duc Jean de Berry, son dédicataire, en 1414. Le libraire parisien Antoine Vérard imprime les deux recueils à la fin du xve siècle : Le Decameron en 1485, Les Cent nouvelles nouvelles en 1498. Dès ce moment originel de l’histoire du recueil narratif, deux types de composition se dessinent : la juxtaposition, la composition ordonnée par un récit-cadre. Le premier des deux modèles sera le plus employé, d’autant qu’il est propice aux emprunts et aux remplois de par sa structure modulaire : dépourvus d’auteur, les recueils formés sur ce modèle sont de parfaits produits de consommation, rapidement mis sur le marché grâce à la technique du recyclage. Tiphaine Rolland a recensé une cinquantaine de ces recueils « plaisants » disponibles sur le marché français de la librairie dans les années 166014 : la plupart (tel Les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure Des Périers) ont fait l’objet de rééditions régulières depuis leur parution au milieu du siècle précédent, mais certains, de facture récente, sont devenus en quelques années de véritables best-sellers – comme le Facetieux resveilmatin des esprits melancoliques, ou Remède préservatif contre les tristes, édité une quinzaine de fois entre 1643 et 1699 sur les principales places d’imprimerie en France et aux Pays-Bas15. À l’inverse, la structure encadrée distingue les recueils assumés par leur auteur ou autrice comme des œuvres à part entière. Nécessairement peu nombreux, ils dessinent dans l’édition française une forme de filiation entre L’Heptameron de Marguerite de Navarre, Les Nouvelles françoises de Charles Sorel, parues en 1623 et devenues Nouvelles choisies en 1648, et Les Nouvelles françaises, ou les Divertissement de la princesse Aurélie de Jean Regnault de Segrais, dont les deux volumes paraissent en 1656 et 1657.
La publication de la poésie est soumise à la même distinction entre recueils d’auteurs et recueils collectifs, ceux-ci étant propices aux opérations de remploi des pièces qui les composent. Mais ils se distinguent de leurs homologues narratifs par leur souci de publier l’actualité poétique. Mathilde Bombart et Guillaume Peureux ont observé qu’ils remplissaient la fonction de nos revues poétiques16 : offrant aux jeunes poètes l’occasion d’une première publication imprimée, ils fonctionnent comme des bancs d’essai autant que comme des plateformes de diffusion de nouveautés. Les titres mettent l’accent sur la nouveauté avec une insistance croissante. Toussaint Du Bray publie en 1628 Les Delices de la poesie françoise. Ou recueil des plus beaux vers de ce temps. Recueillis par François de Rosset. Deux années plus tard il réédite le recueil augmenté du Second livre des delices de la poesie françoise par Jean Beaudoin, sous le titre, également amplifié, de : Les Delices de la poesie françoise. Ou dernier recueil des plus beaux vers de ce temps. Corrigé de nouveau par ses autheurs, & augmenté d’une eslite de plusieurs rares pieces non encore imprimées. Dedié à madame la princesse de Conty. Le qualificatif « dernier » et la mention « non encore imprimées » valorisent le caractère inédit de la production poétique offerte aux lecteurs par cette nouvelle édition, qui, par ailleurs, remploie la majeure partie des pièces déjà publiées. En outre, l’acte de compilation n’est plus anonyme, mais assumé par un homme de lettres reconnu – François de Rosset pour le premier volume, Jean Baudoin pour le second –, ce qui renforce l’actualité du geste de recueillir. L’éditeur commercial, Toussaint Du Bray, assume le caractère aléatoire de la sélection des textes en informant son lecteur qu’il les a puisés dans son propre fonds, ce que confirme la forte présence d’échantillons de la production poétique d’Urfé17, dont il est l’éditeur exclusif :
Je vous respondray, sans autre ceremonie, que je les ay placez selon que leurs Vers me sont tombez entre les mains […]. En quoy j’ay imité les bons Lapidaires qui enchassent pesle-mesle dans leurs monstres [étalages] les fins diamans parmy les doublets et les pierreries de moindre prix, pour en accroistre l’eclat près de leurs contraires18.
Il souligne ainsi la matérialité de l’opération de recueil ainsi que celle de l’objet final.
Cependant, le recueil ne se réduit pas au statut d’objet matériel : il est tout autant un dispositif créatif. Support de publication de certains genres littéraires, comme nous l’avons vu, il peut se faire aussi creuset d’un renouvellement des genres. L’invention d’une nouvelle forme de recueil équivaut à la refondation d’un genre, comme en témoignent les Fables choisies mises en vers de La Fontaine (1668). La Fontaine, d’ailleurs, dans le même esprit novateur, utilise le dispositif des recueils mêlés pour « essayer » auprès du public certaines pièces avant de les inscrire dans des recueils monographiques19. Les changements de titre d’un recueil au cours de son histoire éditoriale contribuent à modifier son inscription générique : ainsi les Réflexions ou sentences et maximes morales (1665) se détachent de la tradition humaniste des recueils de sententiæ en devenant les Maximes de La Rochefoucauld. Un même processus d’émancipation coïncide avec une construction progressive d’auctorialité dans la promotion des « remarques » de La Bruyère : présentées dans la première édition comme des exercices de style publiés anonymement en annexe à la traduction des Caractères de Théophraste20, elles constituent au fil des rééditions augmentées un recueil autonome et assumé en tant qu’œuvre originale : « les Caractères de La Bruyère ».
Le recueil imposant sa propre logique aux divers genres qu’il configure, on est amené à se demander s’il n’est pas lui-même un archi-genre, voire un genre hypertextuel. Sans réduire à des règles ou à des principes les dispositifs et agencements variés qui le constituent, on peut du moins observer que ceux-ci jouent de la tension entre continu et discontinu, motivé et aléatoire. Ce qui, néanmoins, sauve le recueil de l’hétérogénéité chaotique, c’est sa tendance à l’unité. Ce trait constitutif conduit Alain Viala à avancer qu’un recueil « peut colliger à peu près n’importe quoi pour peu que son projet théorique soit assez fort pour fonder son unité21 ». Aussi peut-on envisager d’élaborer une poétique du recueil, à condition d’être attentif à la manière dont les auteurs de recueils investissent les valeurs symboliques qui soutiennent l’illustration de la langue ou du genre dans les pratiques mobilisées par leur fabrique et leur réception : les recueils, par leur dimension collective et leurs seuils paratextuels qui prennent volontiers l’allure de manifeste ou de bilan, jouent régulièrement un rôle dans la fixation et la diffusion de normes linguistiques et esthétiques : le recueil Barbin publie ainsi le premier canon de la « poésie française », dans son geste fondateur d’une « histoire de la poésie française »22. Les usages des textes impliqués par la conception du recueil, tout comme les usages faits des recueils eux-mêmes, pour autant que l’on puisse les documenter, permettent ainsi d’observer les gestes de collecte et d’anthologisation et le processus complexe d’auctorialité – notamment la dimension du partage entre plusieurs acteurs de la publication – qu’ils engagent. De ce point de vue, deux catégories d’objets ont retenu notre attention : les recueils et anthologies édités à l’époque moderne et les recueils et anthologies recomposés entre le milieu du xixe siècle et le début du xxie à partir d’une redistribution des matériaux publiés par les premiers. Bien qu’ils ne relèvent pas des mêmes approches, une partie de leurs problématiques respectives se trouve en coïncidence : en particulier la programmation de leur lecture par les péritextes, et, plus largement, les dispositifs d’encadrement et de présentation des textes.
La lecture programmée par le recueil : prescriptions et dispositifs énonciatifs
L’anthologie et le recueil portent intrinsèquement, par le choix de textes qu’ils opèrent et le discours d’accompagnement qu’ils produisent, des projets de lecture. Ils rendent compte de la dimension foncièrement dynamique de toute lecture, contribuant ainsi à nous la faire percevoir comme une pratique susceptible d’évoluer en fonction des modes de présentation et des supports d’inscription des textes.
Les recueils oscillent entre tendance à l’exhaustivité et souci de représentativité. Dans tous les cas ils se construisent comme des fictions de totalité, triant et recomposant leurs matériaux afin d’orienter la lecture et d’inclure le lecteur dans un processus continu de mise en forme du savoir sur un objet ou sur les possibilités expressives d’un genre. Le geste de compilation oriente ce processus vers le classement, que sous-tend une hiérarchie : un « ordre des livres » (Roger Chartier) déterminé par un « ordre du discours » (Michel Foucault). La composition, étayée par le péritexte, aménage un espace théâtralisé où se déploie un programme de lecture. Le lecteur visé par le recueil est donc lui-même programmé par son dispositif, à l’instar du « narrataire » défini par Rousset, comme « lecteur sélectionné, […] celui sur qui le texte devrait avoir l’effet souhaité23 ». Il est censé épouser le patron de lecture qui lui est proposé, afin de saisir pleinement la notion ou le cadre fédérant les textes. Celui-ci peut être restrictif, comme dans le cas des recueils de la collection Le Libertinage au xviie siècle réunis par Frédéric Lachèvre (Paris, Champion, 1910-1924), qui se refuse à publier les pièces les plus obscènes, alors même que leur mode de diffusion en leur temps fut le recueil collectif. Il escamote ainsi l’effet recherché par la publication originelle, qui solidarisait expérience de lecture et expérience érotique, en « initiant un passage à l’acte érotique24 ».
La discontinuité des textes réunis dans un recueil ou une anthologie peut être envisagée comme un activateur de lecture plutôt que comme un obstacle, selon le principe que Lucien Dällenbach applique à l’absence de liaison des ouvrages fragmentaires :
c’est précisément ce lieu que la lecture investit pour jeter des ponts, contracter des alliances, réévaluer prospectivement ou rétrospectivement l’un ou l’autre segments disjoints, opérer leur soudure – en un mot : pour enchaîner et frayer une voie au sens25.
C’est la disposition des textes et non leur choix qui détermine des effets de lecture, permettant, selon les cas, d’instaurer diverses continuités narratives, de former des symétries, d’opérer des mises en série. Les notices biographiques incitent souvent le lecteur à interpréter le défilé des textes comme le déroulé métaphorique de la vie de l’auteur, une sorte de doublet fictionnel ou rhétorique. Dès le xvie siècle, les lecteurs de canzoniere recomposaient à partir de l’agencement des pièces poétiques la continuité et les péripéties d’un parcours amoureux. Mais dans les genres non biographiques, la disposition propose généralement deux modes alternatifs de lecture : linéaire ou discontinue, la première misant sur la cohérence narrative du recueil, la seconde privilégiant la liberté du lecteur26.
Par conséquent, l’adresse au lecteur, explicite ou implicite, pose la question de l’auteur qui interagit avec celui-ci : le compilateur est-il un auteur à proprement parler ou est-il un simple collecteur qui s’efface derrière les auteurs qu’il cite ? Lui-même adopte souvent la posture d’auteur premier, ou d’archi-auteur. Son statut est toutefois hybride car il n’a pas composé les textes qu’il réunit27. Le recueil, principalement dans le cas de l’anthologie telle qu’elle se pratique à partir du xixe siècle, comme expression d’une doctrine ou d’un goût littéraire, épouse cette hybridité en proposant, en même temps qu’un dévoilement des textes, un dévoilement de l’intimité de son concepteur, qui invite à une lecture biographique détournée. Ainsi la perspective de la lecture repose en l’élargissant la question du recueil comme pratique.
Usages : collecte et transmission
Du point de vue du rapport à la lecture, le recueil se trouve à la jonction des pratiques de lecture de celui ou ceux qui le composent – le simple choix des textes en découle – et de l’acte de lecture qu’il vise à provoquer chez ceux qui vont l’avoir entre les mains. Deux aspects de la question du recueil sont à explorer dans cette perspective : l’un est lié à son usage comme collecte, articulé à ses fonctions de conservation ; l’autre met en jeu des actions de publication : publication de sources ou d’archives dont il faut interroger le sens et les effets.
Collecter, c’est rassembler dans un but de préservation des pièces éparses, qui avaient en général été déjà publiées, à l’oral, via le manuscrit ou l’imprimé. Les recueils de pièces de querelles en sont un cas typique. La publication des pamphlets, réponses, lettres, auparavant éparses et souvent hétérogènes en termes de support, contribue à faire des polémiques un événement, à le nommer, souvent, à lui donner une visibilité par l’établissement d’un corpus et d’une chronologie. Les recueils peuvent être à cet égard l’enjeu de concurrences historiographiques, comme lorsqu’en 1628, les pamphlets publiés autour des Lettres de Jean-Louis Guez de Balzac (1624), sont repris en deux séries différentes, produisant deux visions antagonistes des débats qui s’étaient déroulés lors des quatre années précédentes, dont l’une s’avère nettement plus favorable au camp des balzaciens28. La polémique devient un matériau à ordonner, autant pour en préempter la destinée historiographique, que pour l’imposer comme objet à la mode et bon au commerce de librairie.
Corollairement, un recueil peut conférer une visibilité à un groupe cohérent dont il se prétend l’émanation. On en a un exemple fameux avec le Recueil des plus beaux vers de Messieurs de Malherbe, Racan, Monfuron, Maynard, Bois Robert… Et autres des plus fameux esprits de la cour, publié par le libraire Toussaint Du Bray à partir de 1626 : si l’on regarde de près la liste des auteurs, il paraît difficile de les identifier tous comme des « escholiers » de Malherbe (pour reprendre le mot de l’avis au lecteur du livre). Or le publicateur (est-ce le libraire lui-même ?) réalise un coup de force en prétendant regrouper toutes les pièces, en l’occurrence déjà publiées, sous l’égide d’une esthétique cohérente : celle de la modernité poétique et linguistique malherbienne, propageant ici l’idée d’une « école » qui n’a, de fait, jamais réellement existé comme telle29. On remarque aussi dans le titre la mention de la « cour », lieu du pouvoir royal et source de la distinction sociale et esthétique : d’autres recueils usent d’une telle recommandation, afin de donner au lecteur les pièces rassemblées comme des témoignages de l’activité de petites sociétés choisies, dont ils se feraient les miroirs, et comme les « archives30 ». Il convient cependant de se méfier de l’impression documentaire que peuvent donner les recueils, de se laisser prendre à l’illusion du miroir qu’il prétend être, et dont l’action la plus repérable, et souvent à long terme, consiste à faire croire à l’existence du groupe, de l’école, voire de l’événement (querelle, célébration, etc.) : c’est là un des plus puissants « effets recueil », pour reprendre une expression de Guillaume Peureux31. Il ne s’agit pas de dire que ces événements ou groupes n’ont pas existé, mais il est important de prendre en compte la médiation que constitue le recueil pour les saisir. Cette médiation n’est pas neutre, mais charrie des points de vue, choix, stratégies, tant éditoriaux qu’intellectuels et historiographiques. Fait pour transmettre des pièces nécessairement éphémères du fait de leur mode d’existence matérielle, le recueil les transmet avec les cadres selon lesquels il faudrait les recevoir. On retrouve la question des anthologies : tout comme celles-ci portent en elles-mêmes des catégories qui informent l’écriture de l’histoire littéraire, les recueils constituent des filtres non neutres donnant accès aux écrits et événements du passé, dont ils portent eux-mêmes la trace.
Cette capacité à transmettre et à faire adhérer à l’ordre de ce qu’ils transmettent, propre aux recueils, explique leur usage par des institutions qui s’en servent pour se mettre en représentation : pensons, par exemple, aux volumes de pièces prononcées à l’Académie française publiés à partir de 1671, date à laquelle s’institutionnalise l’éloge du roi. Véritable manne éditoriale pour le libraire officiel de l’Académie, Coignard, ils constituent une collection considérable où l’institution se met en représentation, notamment grâce à un efficace appareil paratextuel associant les classiques épîtres et tables à un tissu conjonctif énonciatif discret, mais omniprésent.
Ce type de livre, par nature « modulaire32 », présente nécessairement une structure ouverte, qui peut être exploitée de deux façons : la réédition augmentée et la publication de « suites ». Les éditeurs savent bien user de ce système : Charles de Sercy, libraire-éditeur puissant favorisé par le pouvoir royal, s’empare des bénéfices de la sérialité en obtenant un privilège de quinze ans pour l’ensemble des pièces qu’il publiera dans son recueil poétique (à partir de sa réédition de 1662) ainsi que pour chacune d’entre elles, sans que leurs titres ne soient précisés dans le privilège33. Il illustre ainsi l’importance de la figure du libraire-collecteur. Les recueils sont aussi susceptibles de s’adapter aux révolutions esthétiques ou aux circonstances politiques, comme le montre l’évolution du recueil Faret, dont la deuxième édition, en 1634, accorde une place à Richelieu, qui en était déjà le dédicataire dans la première édition de 1627, soulignant ainsi l’évolution de son rôle politique depuis sa complète victoire sur ses opposants lors de la « Journée des Dupes » en 163034. Ces possibilités d’augmentation et de mise en série expliquent, comme l’a observé Henri-Jean Martin35, que les recueils collectifs puissent être considérés comme l’archéologie des revues littéraires : les liens, voire l’indistinction initiale, entre les premiers périodiques et la forme du recueil ont récemment été clairement montrés : entre ces recueils et les premiers périodiques, comme le Mercure françois, créé en 1611, ou le Mercure galant, créé en 1672, il y a peu de différences formelles, tous deux se présentant sous une forme que nous identifions comme livre plutôt que comme journal36.
Les articles réunis dans ce volume appréhendent donc la forme recueil selon trois axes complémentaires : la diversité générique, soit la question du recueil et de ses modes de généricité, mais aussi du recueil comme genre littéraire et éditorial à part entière ; l’auctorialité, soit le statut du/des compilateur(s), mais aussi des divers scripteurs réunis par son geste d’agencement éditorial ; l’histoire littéraire, soit le recueil comme producteur et réceptacle du savoir et du discours historiographique. Ainsi apparaît la fonction commune et fondatrice du geste éditorial de compilation en matière littéraire : contribuer, sous l’Ancien Régime comme à notre époque, à former l’idée même de littérature, comme espace de production et d’appropriation des textes, partie prenante de la fabrique d’une culture instituée et identifiable comme telle.
Présentation des contributions
Sur le statut générique du recueil, des points de convergence se dessinent entre les contributions. Premièrement, la constatation de son succès éditorial et de l’ampleur de sa réception à l’époque moderne : Flavie Kerautret situe son analyse des recueils de chansons dans le moment de leur effervescence éditoriale, qui coïncide avec les succès des recueils de poésie gaillarde et satyrique dans les deux premières décennies du xviie siècle ; Louise Amazan rend compte de l’intensification de la production des recueils de narrations facétieuses dans les années 1540-1560, tandis que Romain Weber considère que leur réception s’étend sur quatre siècles, du début du xve à la fin du xixe siècle, grâce au courant « bibliophile » d’exhumation de la tradition « gauloise ». Deuxièmement, l’accent est mis sur la dynamique générique de la forme-recueil : d’une part, elle agit comme opérateur de visibilité de formes poétiques et narratives orales et/ou jugées mineures (Kerautret, Weber), de l’autre, elle est capable de transformer le genre des textes qu’elle accueille : Maurizio Busca met en évidence la transformation par étapes du poème héroïque d’Ovide que son auteur avait conçu comme « un chant ininterrompu » (perpetuum carmine) en manuel d’iconologie et traité mythographique, par l’effacement des liaisons entre les épisodes de métamorphoses et leur découpage en « histoires » ou chapitres ponctués de vignettes illustratives ; Trung Tran décèle une tendance à l’« anthologisation » du premier recueil d’emblèmes français édité par Gilles Corrozet dans les rééditions lyonnaises qui présentent les textes seuls, privés de leurs gravures. D’où l’importance de l’encadrement péritextuel des recueils – c’est là le troisième point de convergence des articles –, soit qu’il prescrive leur usage : partage collectif des chansonniers (Kerautret) ou divertissement honnête offert au lecteur dans son for privé (Amazan), ou qu’il s’emploie à résister à la banalisation de leur réception, comme les textes liminaires de l’Hecatomgraphie, où Corrozet affirme la dignité de son travail d’« illustrateur » des formules sentencielles et des poésies discursives et d’« inventeur » de leur composition, qui lui confère une forme d’auctorialité (Tran).
La question complexe de l’identification de l’auteur (ou, plus vraisemblablement, des auteurs) d’un recueil est l’objet de la deuxième section. Les contributeurs et contributrices s’accordent à considérer l’auctorialité engagée par la publication d’un recueil comme un processus de construction à trois dimensions : juridique, intellectuel et rhétorique. Le cas du procès intenté à Gherardi par les comédiens italiens pour avoir publié en son nom propre leurs scènes françaises dans le recueil du Théâtre italien (1694) révèle exemplairement la fragilité juridique du compilateur quand il entend s’approprier les bénéfices symboliques et financiers des ouvrages d’autrui. Louise Moulin montre comment Gherardi parvient à imposer son auctorialité par un habile dispositif rhétorique : non seulement la défense argumentée de sa cause dans un factum, mais surtout le jeu des discours internes et externes au recueil qui légitiment son entreprise d’appropriation des textes à des fins de conservation et de diffusion. Melchisédech Thévenot fonde sa propre légitimité sur la solidité intellectuelle de son entreprise éditoriale : conjuguant sa connaissance des langues orientales à son activité de collectionneur, il rassemble et édite des relations de voyage manuscrites dans les nombreux volumes paraissant sous le titre général de Relations de divers voyages curieux ; Mathilde Morinet analyse l’évolution du recueil vers une sorte de plateforme éditoriale propre à accueillir toute sorte de nouveaux manuscrits, rencontrant ainsi le goût du public des années 1660-1670 pour la nouveauté et l’exotisme ; en outre, en s’efforçant de promouvoir une politique coloniale auprès du roi, il entend accroître son autorité intellectuelle par une ambition politique. Sur un tout autre terrain, Nadège Landon analyse également l’accès à l’auctorialité du compilateur du Recueil de divers écrits (1736), Thémiseul de Saint-Hyacinthe, en termes de création intellectuelle : en organisant l’agencement des textes anonymes qu’il rassemble selon un parcours de lecture cohérent, il invente un collectif de penseurs mondains dont il se fait le porte-parole pour la promotion, à destination d’un lectorat socialement proche, d’une pensée morale en action. Boileau aussi invente sa manière d’être poète par la construction du recueil des Œuvres diverses de 1674, telle que la décrypte Delphine Reguig : en pratiquant « la juxtaposition signifiante », l’auteur, qui se fait compilateur de sa propre œuvre, produit des effets de lecture qui engagent la collaboration active du lecteur et le dote lui-même d’un éthos réflexif et ingénieux. La construction rhétorique de l’auteur que révèle Aurélie Barre dans les chansonniers occitans des xiie et xiiie siècles est concrètement spatiale : le manuscrit fait voisiner le texte de la vida de l’auteur supposé, les citations de ses poésies et une vignette le présentant en mouvement et en action récitative ; ce dispositif d’« auteurisation » tisse des liens entre les thèmes poétiques lyriques et les événements biographiques dont les traits principaux sont inscrits dans la codification du portrait. L’effort de subjectivation de l’écriture par la figuration d’une persona concrète de l’auteur entre en tension avec son évidente fictionnalité.
On pourrait se demander si la fictionnalisation n’est pas l’écueil inévitable de la construction après coup du fait littéraire qu’engage toute tentative d’histoire de la littérature. La question n’est pas explicitement formulée par les contributions réunies dans la troisième section du volume, mais elle hante leurs démarches respectives. Aussi n’est-il pas étonnant que l’anthologie offre un angle d’observation du phénomène particulièrement pertinent. Toutefois une ligne de partage se dessine entre les anthologies qui produisent des effets de construction prospective d’une histoire de la littérature française, contemporaines de son institution (xviiie-xixe siècle), et celles qui élaborent des stratégies de reconfiguration rétrospective d’une histoire littéraire déjà instituée. L’analyse que livre Alexandra Pénot du Recueil de l’origine de la langue et poésie française de Claude Fauchet (1581) relève de la première catégorie : elle montre, qu’entre le premier et le second livre, l’humaniste soucieux de restituer la mémoire linguistique et littéraire de la France, réoriente le recueil de savoirs et de discours vers l’anthologie de textes poétiques, dans l’ambition de fonder sur « une collecte de données multiples » une histoire de la langue et de la culture française. Un parallélisme involontaire et néanmoins frappant s’établit avec la démarche de Miriam Speyer, qui, en rupture avec le mépris dans lequel l’histoire littéraire canonique a tenu les recueils poétiques collectifs du xviie siècle, révèle leur contribution à l’élaboration d’une histoire de la poésie française, manifestée avec éclat par le dernier d’entre eux, le Recueil des plus belles pièces des poètes français (1692), qui, sous la désignation usuelle de recueil Barbin constitue en fait une anthologie de la poésie française « de Villon à Benserade ». Au rebours de cette contribution positive à une histoire littéraire en cours de formation, Christelle Bahier-Porte analyse, comme une opération d’inscription négative de Houdar de La Motte dans l’histoire de la littérature française, deux anthologies posthumes : l’une présente un choix sélectif de ses œuvres poétiques sous le titre de L’Esprit des poésies de M. de La Motte (1767), l’autre recueille ses discours théoriques sous un intitulé ouvertement tendancieux : Les Paradoxes littéraires de la Motte (1859) ; il s’agit dans l’un et l’autre cas de faire de l’auteur prétendument célébré le représentant des innovations jugées malencontreuses de l’esprit « moderne ».
Tout autre est la perspective dans laquelle Arnaud Wydler place le recueil de sermons en plusieurs volumes que publie Vincent Houdry entre 1724 et 1743 sous le titre de Bibliothèque des prédicateurs ; le compilateur vise deux objectifs par cette publication sérielle : définir un canon de l’art oratoire sacré susceptible de fonder une histoire littéraire de la prédication, offrir à l’enseignement de la rhétorique d’autres modèles à imiter ; cette double démarche atteste, en l’accélérant, l’intégration progressive du sermon à la littérature. Les stratégies d’intervention dans l’histoire littéraire des anthologies modernes sont illustrées par deux cas : une anthologie scolaire devenue canonique, le manuel de littérature française de Lagarde et Michard, l’ensemble des anthologies de poésie baroque et « Louis XIII » parues après 1961. Nicolas Réquédat analyse la présentation de l’œuvre de Racine par extraits dans le manuel de Lagarde et Michard comme une entreprise de biographisation des textes dramatiques conforme à la critique sainte-beuvienne de « l’homme et l’œuvre » ; la méthode s’étend aux textes préfaciels du dramaturge, occultant leurs enjeux polémiques et leur construction rhétorique ; or quelle histoire littéraire construire sur une telle atomisation des discours littéraires sinon un répertoire chronologique des grands auteurs et des chefs d’œuvre ? Confrontant la fréquence et l’ampleur des références aux recueils poétiques collectifs dans les anthologies de la poésie du premier xviie siècle à leur évidente inefficience dans le choix des pièces poétiques, leur forme graphique et leur agencement, Maxime Cartron souligne l’ambivalence du rapport qu’entretiennent les anthologistes contemporains – hantés, consciemment ou inconsciemment, par le « monstre sacré » qu’est l’anthologie de Rousset – à des sources sollicitées comme caution d’historicité afin d’occulter la dimension esthétique de leur démarche ; la fidélité ostentatoire aux recueils collectifs nourrit une « fiction d’accréditation » qui les autorise à inscrire leurs anthologies dans l’histoire littéraire comme des recueils collectifs de seconde main, disponibles comme bases de données pour les entreprises anthologiques à venir.