L’existence de recueils de mazarinades constitués dès le temps de la Fronde et même dès la première année de la crise politique, 1648, est un phénomène repéré depuis longtemps. Célestin Moreau avait relevé dans sa Bibliographie des mazarinades au moins vingt-et-une productions se présentant comme des « recueils » par leur titre1. Mais un examen précis des objets en question pose immédiatement la question de leur double face : d’un côté, nous avons des recueils constitués de rééditions ou de réimpressions des pièces2 sous une nouvelle composition typographique et avec une pagination continue. C’est le cas des bien connus Premier [Deuxième/Troisième/Quatrième] Recueil de diverses pièces curieuses de ce temps imprimés à Rouen en 1649, qui rassemblent chacun entre treize et vingt-neuf pièces3 dont la plupart avaient déjà été imprimées à part.
D’un autre, nous avons des recueils factices, soit des collections de pièces déjà imprimées réunies après coup.
Le phénomène participe de l’attrait exercé par les éphémères auprès d’un public d’érudits, de bibliophiles ou de curieux. Il est massif, ainsi qu’en témoigne l’extraordinaire nombre de recueils factices de mazarinades, pour la plupart datant des xviie et xviiie siècles, que l’on trouve aujourd’hui dans les bibliothèques du monde entier. Il n’a pas encore bénéficié d’études en tant que telle, du fait des orientations prises par les recherches sur les mazarinades qui se sont centrées prioritairement, à juste titre, sur les pièces en elles-mêmes, analysées notamment comme partie prenante de l’action politique6. Les recueils factices ont aussi été négligés du fait de l’opposition tenace (et présente au-delà des recueils de mazarinades) entre recueil résultant d’une nouvelle édition, à proprement parler, des pièces, qui témoignerait d’un choix fondé sur la qualité, la rentabilité, voire la défense d’un parti ou d’une cause7, et recueil factice, considéré comme le produit de différents aléas. Citons ainsi Hubert Carrier :
Il importe de distinguer soigneusement à cet égard les recueils factices des réimpressions. La présence d’une mazarinade dans un recueil factice n’a aucune signification : celui-ci a pu être constitué et relié bien après la Fronde, et s’il est contemporain des événements, il faut prendre garde que certains ont dû servir à écouler des invendus et correspondre à une vente en bloc avec rabais. Au contraire, une mazarinade retenue pour figurer dans un recueil qu’un imprimeur va mettre sous la presse à partir des éditions originales a été l’objet d’un choix, d’une sélection8.
S’appuyant sur Guy Patin (« pour les pièces mazarines, n’en attendez pas de moi ; je n’en achète aucune, quoique j’avoue qu’il y en a de bonnes, mais il y en a aussi une infinité de mauvaises. Trois libraires du Palais se disposent à en faire un recueil, où l’on ne mettra que les bonnes9 »), Carrier souligne aussi que la réédition en recueil est un des indices que l’on peut utiliser pour tracer le succès d’une mazarinade :
Toutes celles qui eurent du succès pendant et juste après la « guerre de Paris » composent le Recueil de diverses pièces qui ont paru dans les mouvements derniers de l’année 1649 publié à Paris l’année suivante ; on retrouve les mêmes libelles dans les divers recueils imprimés à Rouen ; et ce sont aussi les meilleures mazarinades de la prison des Princes qui ont été réunies à la fin de 1650 ou au début de 1651 dans le Recueil de diverses pièces pour la défense de Messieurs les Princes, les plus marquantes de la période septembre 1651-août 1652 dans le Recueil de plusieurs pièces curieuses de ce temps imprimé à La Haye10.
Une telle opposition entre pièces au rabais et pièces de choix ne résiste toutefois pas à un véritable examen du phénomène des recueils factices, miscellanea ou Sammelbände : ces collections représentent des « fenêtres », pour reprendre une expression de Dinah Ribard, sur « ce qui cadre notre accès à la réalité des libelles11 ». L’immense majorité des mazarinades que l’on peut lire aujourd’hui sont accessibles ainsi via ce type de recueil – on peut même dire qu’elles ne sont accessibles que parce qu’elles ont été mises en recueil, puisque c’est grâce à ces compilations reliées que la plupart des cahiers de quelques feuillets ou minces plaquettes qu’elles représentent ont été conservés. Cette mise en recueil n’est pas la neutre opération de compilation et de protection que l’on pourrait y voir. Si une pièce est mise en recueil, c’est qu’elle a pu l’être et qu’on a voulu qu’elle le soit : un écrit qui voyage à travers les siècles transmet avant tout le fait qu’il a été transmis12, apparente tautologie qui, si on la prend au sérieux, ouvre sur des questions essentielles pour comprendre le statut des libelles en leur temps et dans l’histoire. Qu’est-ce qui fait l’intérêt d’un libelle ou plus exactement qu’est-ce qui fait que l’on s’est suffisamment intéressé à lui pour se soucier de le préserver ? qu’est-ce qui le rend collectionnable ? en vue de quels rôles à lui faire jouer au fil du temps ? par qui, ou pour qui ? Sans donner la réponse à toutes ces questions, l’analyse de quelques phénomènes liés aux recueils factices de mazarinades permettra d’éclairer certains enjeux de la mise en recueil de ces libelles. Nous verrons notamment que, loin de constituer un processus de pure réception, postérieur ou extérieur à la Fronde, la fabrication de recueils factices participe de l’activité polémique. Au-delà du témoignage de la curiosité ou du goût dont sont l’objet les pamphlets de la part des amateurs de rareté, d’histoire ou de politique, auxquels sont ramenés souvent les recueils factices, nous nous intéresserons à la contribution des actions qu’ils impliquent (recueillir, ordonner, conserver…) au discours sur la crise politique. Les recueils factices ne seraient-ils pas eux aussi des mazarinades ?
Des mazarinades-pages de titre ?
Une des spécificités de la Fronde en matière de recueil aiguille vers cette hypothèse, à savoir l’existence de pages de titre et autres éléments péritextuels que l’on pourrait dire « génériques », adaptables à plusieurs contenus, conservés aujourd’hui tantôt de manière isolée, tantôt en tête de collections de libelles à géométrie variable13. Tels des « kits » prévus pour introduire à la réunion de pièces choisies au moment de leur achat, ces feuillets témoignent de pratiques hybrides, où la responsabilité de la composition du recueil peut être mise au compte d’une opération de réception – celle du lecteur qui achète les pièces et les fait relier, voire d’un collectionneur plus tardif –, ou d’un choix préalable de la part de libraires (ou libraires-éditeurs) soucieux de valoriser leur fonds : on retrouve par exemple dans les registres du libraire Nicolas de Grenoble la trace de la vente de tels volumes correspondant à ce que l’on nomme recueil factice aujourd’hui14. La mise en recueil est appelée et facilitée par la page de titre, avec une latitude laissée dans la composition précise de l’ensemble, ainsi que le montre la comparaison des tables manuscrites que l’on y trouve le plus souvent.
Attirant l’attention sur tel ou tel aspect des pièces à suivre, qu’elles soient dites « contre le cardinal Mazarin » ou « tant en vers qu’en prose », comme dans l’exemple ci-dessus, les variations dans les pages de titre montrent les stratégies de distinction à l’œuvre dans ces produits éditoriaux destinés à être utilisés au moment de l’achat et de la reliure des pièces, réalisée souvent dans l’officine même du libraire17. « L’amateur soucieux de se procurer une page de titre correspondant exactement à la sélection de pièces qu’il veut faire relier n’a qu’à choisir », souligne Hubert Carrier18. Les évidentes qualités de commodité de ces pages de titre pour organiser, classer, personnaliser et rendre visible les collections de libelles, n’ont toutefois pas empêché qu’affleure de loin en loin une ambiguïté quant à leur statut : il arrive que le cahier page de titre et préface soit listé dans les tables manuscrites comme première des pièces du recueil ; ou encore qu’il porte un numéro de catalogage montrant qu’il a été comptabilisé parmi les libelles du volume (fig. 3c19). De fait, regarder ces pièces comme des mazarinades ouvre les yeux sur la dimension politique des opérations de collecte et de regroupement dont elles sont le vecteur. Les titres que les pages les plus fréquemment retrouvées donnent aux collections sont à cet égard révélateurs :
- Recueil de plusieurs pièces curieuses contre le cardinal Mazarin, imprimées depuis l’enlèvement qu’il fit de la personne du roi, le 6 janvier 1649, jusques à la paix qui fut publiée le 2e jour d’avril de la même année, et autres choses remarquables arrivées durant les trois mois que ce ministre étranger a allumé la guerre contre le Parlement, le peuple de Paris et autres bons François, 1649
- Recueil de plusieurs pièces curieuses tant en vers qu’en prose, imprimées depuis l’enlèvement fait de la personne du roi, le 6 janvier 1649, jusques à la paix qui fut publiée le 2e jour d’avril de la même année, et autres choses remarquables arrivées depuis ce temps là jusques à présent, lesquelles serviront beaucoup à la connoissance de l’histoire, 1649
- Recueil de plusieurs pièces curieuses imprimées depuis l’enlèvement fait de la personne du roi, le 6 janvier 1649, jusques à la paix qui fut publiée le 2e jour d’avril de la même année, et autres choses remarquables arrivées depuis ce temps là jusques à l’heureux retour de sa Majesté dans sa bonne ville de Paris, qui fut le 18e jour d’août 1649
- Recueil de plusieurs pièces curieuses, tant en vers, qu'en prose : imprimées depuis l'enlevement fait de la personne du Roy, le 6. janvier 1649. jusques à la paix, qui fut publiée le 2. jour d'avril de la mesme année. Et autres choses remarquables arrivées depuis ce temps-la jusques à l'heureux retour de Sa Majesté dans sa bonne ville de Paris, qui fut le 18. jour d'aoust 164920
L’appel à recueil déploie un critère avant tout chronologique, ainsi que l’annoncent les intitulés à rallonge, mais les dates produisent un effet d’historicisation frappant : une séquence bornée est créée, dont la fin (ou une fin) est annoncée, la paix du 2 avril 1649 ou le retour du roi à Paris le 18 août 1649. Une durée (« trois mois ») est isolée à laquelle sont ramenés l’événement et les publications. L’effet récapitulatif fait écho à celui que produit un livre qui, sous la forme d’un commentaire dialogué sur la production pamphlétaire, produit lui aussi un « recueil », le Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le Cardinal Mazarin, Depuis le sixième Janvier, jusques à la Declaration du premier Avril mil six cens quarante neuf, de Gabriel Naudé. On y lit ainsi une énumération, un classement et une évaluation des mazarinades de 1649, selon des bornes chronologiques formulées de la même manière que dans les pages de titre ci-dessus. Dans ce livre, qui est lui-même une mazarinade écrite au service de Mazarin, dont Naudé était le bibliothécaire, l’intention de double clôture, de la crise politique, et des productions pamphlétaires, est explicite :
[…] je ne puis pas mesme conjecturer qu’on multiplie davantage les méchantes & calomnieuses [pièces], si ce n’est que tous ces malins esprits, qui enragent de n’avoir pû traverser [s’opposer à] la conclusion de la Paix, veuillent imprimer les derniers efforts de la faction dont ils estoient enyvrez, ou plustost empoisonnez, sur ces feüilles médisantes. […] l’on a tant dit de choses du Mazarin, qu’il n’y a quasi plus de lieu d’y pouvoir rien adjouster21.
Les pages de titre ne sont pas porteuses d’un message aussi clair, et le relatif flou qu’elles ménagent dans ce qu’elles annoncent rendrait hasardeux d’y voir un appel aussi net à la fin de la production pamphlétaire. Mais une action politique s’y observe, qui rencontre l’intérêt des producteurs et des vendeurs de pièces, consistant à découper dans le fil de l’enchaînement des événements une période qui a un début et une fin, ainsi qu’une logique en soi : déjà, l’histoire se raconte, le regard rétrospectif se construit sur ce qui est repoussé vers le passé. La mise en recueil associe à la satisfaction concrète de capturer en un volume22 une multitude d’éphémères, celle de figurer la clôture, clôture d’une production comme clôture du temps d’une crise, sinon de la crise.
Le recueil potentiel, une arme polémique ? le cas du « Sieur de Sandricourt »
L’appel à faire recueil – la constitution d’un recueil potentiel, en quelque sorte – semble ainsi pouvoir servir la recherche d’effets stratégiques spécifiques dans le discours sur les affaires en cours. Une enquête précise serait à mener sur chaque page de titre, sa production, ses usages, et sur chaque recueil effectif, pour analyser ce qui a pu s’y jouer et de la part de quels acteurs. Nous allons ici poursuivre notre parcours autour d’un cas qui permet d’observer comment l’appel à constituer un recueil factice est susceptible d’être investi de telles stratégies, celui de pamphlets signés du « Sieur de Sandricourt ». Le recueil s’y fait le principal instrument d’un dispositif que ces libelles partagent alors avec beaucoup d’autres, la sérialité, qui est une forme d’écriture et de publication particulièrement efficace dans l’action polémique23.
Le nom de « Sieur de Sandricourt » s’attache à un ensemble d’à peu près vingt-cinq mazarinades publiées entre 1651 et 1652. Ces écrits se répartissent en plusieurs séries dont les pièces sont liées les unes aux autres par différents échos et rappels. Voici une de ces séries, celle que l’on dira du « Censeur », et qui est la plus abondamment représentée dans les bibliothèques :
- Le Politique Lutin, porteur des ordonnances ; ou les Visions d’Alectromante sur les maladies de l’Estat. Par le Sieur de Sandricourt,
- L’Accouchée Espagnole avec le caquet des politiques ou le Frere, & la suite du Politique Lutin, sur les maladies de l’Estat. Par le Sieur de Sandricourt,
- La Descente du Politique Lutin aux Limbes, sur l’Enfance & les Maladies de l’Estat. Par le Sieur de Sandricourt,
- Les Preparatifs de la descente du C. Mazarin aux Enfers. Avec les Entretiens des Dieux sousterrains, Touchant & contre les Maximes supposées veritables du gouvernement de la France : justifiés par l’ordre des temps dans toutes les Races Royales. Par le Sieur de Sandricourt,
- La France en travail sans pouvoir accoucher faute de Sage-femme. Par le Sieur de Sandricourt,
- Le Censeur du temps et du monde, portant en main la clef promise du Politique Lutin, ou des Visions d’Alectromante, &c. De l’Accouchée Espagnole, &c. De la Descente du Politique Lutin aux Limbes. Des Preparatifs, &c. Et de la France en travail sans pouvoir accoucher faute de Sage-femme. Par le sieur de Sandricourt,
- La seconde partie du Censeur du temps et du monde, portant en main la clef du Politique lutin, Et Rapportant les Discours des Quatre Heros dans les Champs Elysées, touchant les trois Cardinaux accusez : L’Education des Princes : La Confederation du Prince de Condé avec les Espagnols : Et l’Ordonnance de Charles le Sage sur la Majorité de nos Roys. Par le sieur de Sandricourt,
- La troisième partie du Censeur du temps et du monde, portant en main la clef, Et donnant l’ouverture de toutes les Fictions, Equivoques, Laconismes, Ordonnances & Visions contenuës dans le Politique Lutin. Sur le Gouvernement des Estats, & les Affaires presentes. Par le sieur de Sandricourt,
- La ive et derniere partie du Censeur du temps et du monde portant en main la clef : Et découvrant toutes les Fictions, Equivoques, Laconismes, & Baptesmes contenus és 4. Pieces intitulées, l’Accouchée Espagnole ; La Descente aux Limbes ; Les Preparatifs, etc. ; Et la France en Travail sans pouvoir accoucher faute de Sage-femme. Par le sieur de Sandricourt.
Homogènes par leur nombre de pages (25-30) et leur aspect d’ensemble24, ces textes suivent le voyage onirique dans l’espace et le temps d’un narrateur à la première personne qui, se transformant en « Lutin », va d’une rencontre à l’autre, au fil desquelles sont examinées différentes questions politiques et juridiques touchant à la conduite du gouvernement. On n’a jamais réussi à identifier de manière convaincante la figure du « Sieur de Sandricourt » à l’un des camps de la Fronde : l’identité véritable de celui qui a produit les écrits publiés sous ce nom est inconnue25 et les idées politiques que l’on peut lire dans ses pamphlets, répétitives et banales, ne sauraient être interprétées comme le signe de telle ou telle affiliation : c’est la défense d’un légalisme monarchique purifié par un retour à des formes anciennes de gouvernement direct des sujets par le roi (contre les régents, les ministres, les conseils, et même les parlements) que l’on peut lire de pamphlet en pamphlet26. L’énonciateur brouille ses attaches possibles, dans une stratégie explicite d’indépendance, partagée alors par bien des auteurs pour son efficacité éthico-rhétorique. La seconde partie de ces libelles, à partir du Censeur du temps et du monde, portant en main la clef promise… se présente comme une série de « clefs » de la première, soit des commentaires expliquant le feuilletage d’allusions à la fois anecdotiques et plus ou moins savantes, qui caractérise le jeu de mystères allégoriques que ces écrits mettent en œuvre. La série se justifie : si clef il y a, c’est qu’il y avait quelque chose de caché, et donc besoin de l’élucider. L’écriture de Sandricourt se caractérise par l’empilement de références allégoriques cultivant une obscurité dont l’éclaircissement, sans cesse annoncé, est constamment repoussé. Le lien entre les pamphlets est aussi abondamment souligné par des renvois les uns aux autres, notamment sur les pages de titre, qui incitent les lecteurs à se procurer la suite ou les pièces précédentes. On trouve dans certaines collections les traces d’une recherche du meilleur ordre à donner aux libelles.
L’effet de série a une dimension commerciale qui guide le lecteur d’une pièce à l’autre et l’incite à procéder à des achats groupés. Il se manifeste aussi dans l’existence de quatre pages de titres, imprimées isolément :
Le catalogue de la BnF décrit les premiers comme « Trois titres imprimés pour des recueils de pièces » et le dernier comme « Titre et dédicace imprimés pour un recueil factice des pièces du pseudonyme Sandricourt ». Même si les pièces de Sandricourt ont souvent été regroupées dans les recueils factices qui en contiennent28, aucun exemple de recueils éditoriaux de ce titre n’a été conservé. Ces pages de titre sont elles-mêmes très rares : l’exemplaire de la BnF est le seul conservé des pages de titres Recueil, tandis que ne sont répertoriés aujourd’hui (à ma connaissance) que cinq exemplaires de la page de titre Fictions politiques : deux isolées (celle de la BnF et une autre à la bibliothèque de Chantilly29) et trois qui sont placées en tête de recueils factices dont il sera question plus loin. L’extrême rareté de ces pages de titre (eut égard à une relative bonne conservation des libelles de Sandricourt) laisse penser qu’elles ont été peu utilisées – soit que peu aient été produites, soit que leur ténuité de simple quarto ait entraîné leur disparition générale.
Ces pages de titre visent à susciter le regroupement des libelles sous un ordre apparemment organisé : « Fictions Politiques », d’un côté, où devrait se ranger la série du « censeur » ; « Pièces Académiques », de l’autre, avec douze autres libelles. La distinction relève de l’affichage : l’écriture des « Pièces Académiques » n’est guère différente dans sa facture et son ton de l’autre série. Mais ces titres produisent un puissant effet de totalisation : outre l’énumération, qui ressaisit et ordonne le divers des pamphlets, le martèlement du nom d’auteur, dans une typographie qui le met en avant (surtout dans un contexte où la grande majorité des écrits paraissent de manière anonyme), donnent aux pièces l’allure d’une œuvre complète ou à compléter par un lecteur collectionneur qui devrait se mettre en quête de les rassembler. L’utilisation des catégories de « fictions » et de « caprice30 », tout comme l’épître dédicatoire adressée à une mystérieuse amie et protectrice31, les tirent aussi du côté d’une lecture littérarisée : une lecture détachée de la recherche d’efficacité immédiate et qui en apprécierait les jeux esthétiques, par exemple. On trouve du reste à la fin de La France en travail, dernière pièce de la première séquence des « Fictions politiques » l’impression de poèmes d’inspiration amoureuse, sans rapport apparent avec le contexte politique32, comme si l’auteur des pièces polémiques saisissait l’occasion éditoriale pour donner à lire une autre inspiration.
Le geste de compilation et de conservation que ces pages de titre appellent adresse ainsi potentiellement les pièces à une nouvelle scène de destination, celle de l’amateur curieux (d’histoire, de littérature, de rareté) et les lance dans un nouveau circuit de valorisation, celui de la collection. L’appel à recueillir les « pièces réfutées » qu’énumère la troisième page de titre, renchérit sur ce mouvement en mettant le lecteur dans la position d’apprécier le pour et le contre des joutes. Le procédé semble avoir été efficace : l’ajout d’un dénombrement chiffré manuscrit sur l’exemplaire des pages de titre de la BnF (voir fig. 5) montre qu’elles ont servi à pointer les libelles en question, traités comme une œuvre dont on pourrait reconstituer la complétude. On trouve de même l’inscription manuscrite d’un titre supplémentaire dans les « Pièces réfutées », Les Maximes véritables (qui sont l’objet des Préparatifs de la descente du C. Mazarin aux Enfers).
Or la logique imposée par les pages de titre n’est pas que bibliographique : la clôture mise en scène est celle de la fin annoncée de la crise politique et des publications pamphlétaires, par le retour du roi à Paris. La dernière des pièces listées parmi les Fictions académiques explicite ce mouvement : Les très-humbles remontrances des trois États, présentées à Sa Majesté pour la convocation des États généraux. C’est l’Adieu du sieur de Sandricourt. Il s’agit d’une lettre ouverte au roi où Sandricourt se fait le porte-parole de sujets qui ne veulent plus se faire gouverner par les ministres, ni les conseils, et applaudissent le retour prochain du souverain à Paris (le 21 octobre 1652, Louis XIV fait son entrée solennelle dans la capitale). Le libelle se clôt sur une courte note, « L’Adieu de Sandricourt. A son Lecteur », « A Paris, ce 19 octobre 1652 », faisant coïncider la fin de l’écriture, qui ne serait plus nécessaire, avec une sortie de l’action :
Souffre qu’ayant esté bloqué à Paris un An tout entier, je m’en aille manger chez mes parents du pain de ménage, & me chauffer à la cheminée des Dieux Lares33.
L’épître dédicatoire accompagnant la page de titre des Fictions politiques, datée de « Paris, ce 21 octobre 1652 », parachève l’affirmation de la fin de la crise, et corrélativement de sa propre production, en la ressaisissant dans un ultime geste récapitulatif qui fait retour sur sa genèse en s’adressant à la « Sage Femme de mes premieres productions », écho notamment à L’Accouchée espagnole, ou La France en travail. L’énonciation du recueil qui saisit les pièces dans un a posteriori de l’action est mise en scène dans sa coïncidence avec l’entrée royale.
Vues sous cet angle, les pages de titre ne sont finalement rien d’autre que de nouvelles « fictions » pamphlétaires, visant une action politique définie, pouvant intéresser plusieurs des forces du temps (même si on ne sait pas pour le compte de qui sont écrits ces textes) : il s’agit de faire croire en la fin de la Fronde, de la dramatiser, en annonçant qu’après le temps des libelles, viendrait celui des recueils, dans la projection d’une lecture à distance de l’événement, déjà relégué dans un passé que l’effet récapitulatif de la liste des titres montre s’éloignant. La fin de l’année 1652 marque bien, dans la plupart des chronologies, une évolution nette du rapport de force politique (qui permet, dans les mois suivants, le rappel de Mazarin en février 1653 et la capitulation de Bordeaux, en juillet) et en tous les cas, celle de la flambée imprimée des mazarinades. Mais le sentiment de la fin et le désinvestissement de la scène de l’imprimé polémique sont des constructions politiques, auxquelles aura participé le nom de « Sandricourt », jusque dans son extinction programmée. Les pages de titre de recueil sont bel et bien des mazarinades.
Du recueil potentiel au recueil effectif
Le cas de Sandricourt a ceci de relativement exceptionnel qu’il permet d’esquisser une confrontation de ces stratégies de discours sur la crise politique avec des réalisations de mise en recueil effectives. Nous avons en effet retrouvé la page de titre des Fictions politiques utilisée en tête de trois collections, qui montrent la manière dont le « prêt à collectionner » qui caractérise ces libelles a été mis en usage.
La page de titre des Fictions politiques ouvre ainsi un recueil de mazarinades rassemblées sous le nom de Sandricourt conservé à la bibliothèque de Grasse34. Le volume ne contient pas que des pièces de Sandricourt, mais toutes sont datées de 1652. Le livre provient du séminaire de Vence (comme une grosse part du fonds de cette bibliothèque, constituée notamment alors que l’évêque de Vence était Antoine Godeau, très actif pendant la Fronde35). Un filigrane sur une page de garde permet de situer la confection du recueil dans les années 1652-166136, dans un grand Sud-Est : ces éléments étayent l’hypothèse que le recueil a été débité (et peut-être assemblé) par le libraire Nicolas, de Grenoble, chez qui on sait que des anciens possesseurs des livres du séminaire avaient acquis des recueils de mazarinades37. Le volume contient la quasi-totalité des pièces portant le nom de Sandricourt, complétées à la fin de cinq autres pièces, toutes datées de 1652, et partageant une même tonalité allégorique aux accents prophétiques38. La page de titre unifie les pièces derrière un nom, utilisé comme gage de l’existence d’une œuvre en soi, avec un titre et un nom d’auteur. On retrouve celui-ci au dos de la reliure. Le recueil n’est plus la réunion d’une série de plaquettes, mais devient un véritable « livre ».
Le feuillet Fictions politiques joue un rôle similaire pour un autre volume, plus mince, conservé à Bordeaux, qui rassemble lui dix-huit pièces de Sandricourt (dont la série complète du « Censeur ») sous une reliure de parchemin ne portant cette fois au dos que l’indication « Recueil39 ». Même si c’est moins spectaculaire dans cette deuxième collection, ces deux volumes témoignent d’un usage de la page de titre qui distingue le volume au sein de la multitude de recueils de mazarinades fabriqués depuis la Fronde. Ces deux recueils factices de Grasse et de Bordeaux se caractérisent d’ailleurs par un fait notable : à la différence de l’usage courant dans les catalogues de bibliothèque qui, on l’a déjà dit, ne font en général pas apparaître les recueils factices de mazarinades en eux-mêmes, mais seulement les pièces qu’ils contiennent, tous deux comportent une cote spécifique et sont désignés sous un titre propre reprenant celui de la page de titre. À long terme, encore, on voit que l’opération visée par celle-ci a remarquablement pris.
La troisième utilisation de la page de titre des Fictions politiques le confirme, tout en ouvrant de nouvelles interrogations sur les opérations réalisées par les mises en collections des mazarinades. Elle se trouve en tête d’un recueil factice de pièces de Sandricourt conservé à la bibliothèque de Châlons-en-Champagne, provenant de la bibliothèque du couvent jésuite de Châlons. Au dos est portée la mention : « Receul de divers pies ». Sa reliure est ancienne et date de l’époque de confection du volume. Au milieu du livre, on trouve une inscription à la main raturée où l’on peut lire « ce presant livre apartien a moy [des mots barrés illisibles] 1654 ». La collection n’est pas totalement complète, mais l’ordre des pièces suit fidèlement celui indiqué sur les pages de titre Recueils. Ce recueil contient aussi, entre certaines pièces, ou au milieu d’entre elles, vingt-neuf portraits gravés représentant des personnalités du temps. Placés de manière à produire un écho judicieux à un titre ou un passage des textes, ces portraits ne sont toutefois pas satiriques, et on trouve même un portrait tout à fait sérieux de Mazarin en regard de La Descente aux Enfers.
La présence dans les gravures des armes des familles, d’arrière-plans de convention (un décor bucolique pour les dames, des scènes de chasse ou de bataille pour les hommes), la mention des titres et rangs dans toute leur extension, indiquent le propos élogieux qui les habite. De fait, ces illustrations ont été fabriquées indépendamment des mazarinades avec lesquelles le recueil les juxtapose. Beaucoup portent un nom, celui de Balthazar Moncornet. Or, si l’association que ce volume opère entre ces portraits gravés et les libelles de Sandricourt est remarquable par le nombre d’images mobilisées (une par pamphlet), son cas est loin d’être unique, puisqu’il témoigne d’un phénomène massif, bien que peu souvent relevé, des recueils factices de mazarinades. La compréhension du recueil factice de Châlons-en-Champagne demande une mise au point quant à cela.
Des libelles et des images
D’origine flamande, Balthazar Moncornet (Bruxelles, 1598 - Paris, 1668) est un graveur, éditeur et marchand d’estampes installé à Paris, possédant un atelier d’imprimerie, pour sa production et celle d’autres graveurs. Spécialisé dans la gravure en taille-douce à partir des années 1630, il est considéré comme l’inventeur du « portrait de notoriété de grande diffusion » (pour reprendre le titre de la seule étude d’ensemble qui lui a été consacrée, par Edmond Rohfritsch40). La production de ces images réalisées à partir de la reprise de modèles déjà peints ou gravés est abondante : « avec la mise à jour de plus de neuf cents planches, Balthazar fut l'éditeur qui, en France, au xviie siècle, produisit le plus de portraits41 .» De 1632 à 1652, il est le seul en France à réaliser ce type de portrait, qui pouvait être réalisé à la commande, pour des personnages en quête de notoriété ou pour le souvenir familial. Ces « estampes d’impression très nette, mais très sobres, sans décor sophistiqué en fond, et très uniformes42 » sont bon marché. Dans les années 1650, E. Rohfritsch estime qu’il vend à peu près 4 000 gravures par mois, qui s’organisent souvent par grandes séries thématiques dont certaines ont été conservées telles quelles, comme le Recueil des portraits et armoiries des hommes les plus illustres qui se sont signalés sous chaque règne depuis Hugues Capet jusqu'à Louis XIV ; ou le Recueil de portraits de personnes illustres qui ont fleuri en Europe depuis l'an 1600 jusqu'à nos jours, par Balthazard Moncornet43. Outre celles présentes à côté des mazarinades, un nombre très important de ces images se retrouve dans des collections réalisées dès le xviie siècle, comme celle rassemblée par Michel de Marolles, aujourd’hui au département des Estampes de la BnF. Moncornet est réactif à l’actualité et choisit ses sujets en écho avec les affaires du temps : les guerres, les événements curiaux et politiques, comme ceux qui marquent les années de la Fronde, dont sa production a largement profité44.
La présence de telles illustrations dans les recueils de mazarinades est très courante, bien qu’inégale selon les collections. On a souvent souligné que l’on trouvait peu d’images dans les pamphlets de la Fronde, du moins pour ceux qui nous ont été conservés45 ; mais qui consulte des recueils factices de mazarinades de différents fonds a toutes les chances d’y rencontrer un portrait gravé. Un sondage dans quatre recueils conservés à la bibliothèque de l’Arsenal (tous reliés au xviie siècle) nous en a fait rencontrer dans chacun entre 10 et 20 ; une recherche du même ordre à la bibliothèque municipale de Lyon donne des résultats proches. Mais peu de recueils factices ont donné lieu à une description de la totalité de leurs pièces, et les images elles-mêmes y sont rarement dénombrées46. Une étude des processus précis de l’insertion des images à côté des textes, de ses acteurs et de sa chronologie, est à mener. Le portrait de Mazarin reproduit figure 7, daté de 1645, est antérieur à la crise politique. Cela implique-t-il une première circulation avant leur mise en recueil ? D’autres sont plus tardifs au contraire, la datation des estampes pouvant alors éclairer celle de la fabrication d’un recueil.
On voit bien le gain d’une telle ornementation pour les recueils factices : repères visuels, les images aident à y naviguer et dirigent l’attention du lecteur vers les personnalités dont il est question dans les pamphlets. Une trace de l’intérêt dont elles sont investies se trouve dans les tables manuscrites accompagnant presque toujours les recueils de mazarinades, où les estampes sont signalées et donnent parfois lieu à une liste spécifique.
Mais, si la rencontre entre textes et images, tout comme la constitution de ces tables, peut être située au moment de la fabrication des volumes, dans l’officine des libraires, les questions que pose chaque recueil factice sont reconduites, telles que celle de l’instance du choix de telle ou telle illustration, à mettre au compte du détaillant, de l’acheteur-commanditaire du recueil, ou encore d’une négociation entre eux.
L’hypothèse a été avancée que le succès de ces images tiendrait à une demande croissante de disposer d’une représentation visuelle des personnalités publiques avivée par la crise politique, et sans doute l’insertion des estampes dans les recueils de mazarinades joue-t-elle sur de tels ressorts47. Mais leur présence a aussi d’autres effets, que la série de Châlons-en-Champagne permet d’observer : se faisant galerie des illustres, les portraits parachèvent le devenir collection des libelles, mettent à distance leur dimension polémique et invitent à un regard rétrospectif sur ce qui serait déjà des sources pour l’histoire. Le recueil, constitué entre 1652 (date de parution des libelles) et 1654 (la date manuscrite que l’on y trouve), paraît ainsi prouver l’efficacité de la rhétorique de la clôture mise en œuvre par Sandricourt. Le cas peut être rapproché de la « conversion de l’action en représentation » analysée par Christian Jouhaud à partir de la réédition d’une série de mazarinades bordelaises sous le titre Œuvres de l’inconnu sur les mouvements de Guyenne dédiées à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal Jules Mazarin (publié à Paris, chez Pierre Targa, en 1653)48. On voit que cette conversion a pu être instillée depuis le temps de la crise elle-même, pour, c’est notre hypothèse, en accélérer la fin et en préempter l’historiographie. L’insertion des libelles dans des recueils est une autre manière dont s’est transmise leur énergie polémique, telle une mazarinade au carré qui acte une scansion de l’événement devenant bien opportune dans les années qui suivent la crise.
Conclusion
Qui a composé le recueil, qui donne à voir cette « fin de la Fronde » mise en scène par le « Sieur de Sandricourt » en 1652 et si importante à affirmer dans les années qui suivent la crise ? Comme dans de nombreux cas de recueils factices, ces questions risquent de rester insolubles. Mais elles permettent au moins de toucher du doigt les enjeux des recueils factices. Plutôt que de simples outils de conservation ou de contemplation, ils portent des projets et des actions tenant à ceux qui les constituent et sont ainsi susceptibles de représenter de puissants outils dans la mise en écriture de l’événement et la construction de sa mémoire. La fixation de bornes chronologiques qu’opèrent les assemblages et les titres conçus pour les réunir le montre. Mais ces projets et actions ne sont, évidemment, pas sans lien avec ceux portés par les écrits rassemblés au moment de leur production. La situation du recueil factice dans la chaîne du livre est ainsi plus complexe qu’il y paraît car on ne peut en faire un pur phénomène de réception, ou, plus exactement, la mise en recueil implique de se demander ce qui dans l’écrit la rend possible. On pourra parler de « collectionabilité », pour désigner certaines qualités du texte ou de l’aspect concret d’un écrit qui appellent non seulement sa mise en série, mais aussi sa conservation en tant qu’intéressant et précieux, d’un point de vue économique et/ou symbolique. Le recueil factice est l'agent de l’inscription du libelle dans une chaine de valorisation comme objet bon à transmettre, comme patrimoine.
Il ne s’agirait pas pour autant de voir dans les recueils factices la simple application d’un programme auctorial puisqu’ils sont le produit d’un faisceau de multiples acteurs et intérêts, dont, au premier chef, les libraires, dans un rôle à la fois d’éditeur et de détaillant. S’intéresser au cadre que fournit la mise en recueil, à ces entours des écrits du passé qu’on ne peut réduire à un geste qui, sans intentionnalité, serait aussi sans histoire et sans signification, ouvre ainsi des perspectives d’enquêtes renouvelées, susceptibles d’éclairer l’histoire de la lecture et des usages intellectuels, mais aussi les modalités concrètes de circulation des idées ou de constitution des savoirs. Du point de vue de l’étude des mazarinades, après la masse considérable des libelles souvent relevée, c’est celle des innombrables recueils de pièces présents dans toutes les bibliothèques françaises, et bien au-delà, qu’il s’agit d’embrasser. Et si le goût de la rareté, de l’éphémère et du curieux a longtemps prévalu comme clef de compréhension de ces imposantes collections, un cas comme celui des libelles de Sandricourt montre que l’analyse ne saurait s’arrêter là. D’un recueil, d’une collection, d’une bibliothèque à l’autre, une nouvelle perspective sur cette production singulière se profile, s’attachant à comprendre le sens intellectuel et politique, ainsi que les modes d’activation de cette présence continuée, massive et enrichie (d’images, de tables, de commentaires manuscrits, etc.), des écrits de la Fronde bien des décennies après sa « fin ».