Le Triomphe de madame Des Houlières, receue dixième Muse au Parnasse. Dedié à mademoiselle de Scuderi. Par mademoiselle Lhéritier, Paris, Claude Mazuel, [1694]. Cote : 8-BL-12109 (5). <Recueil factice>1.
C’est la confrontation récurrente à ce type d’information, ici pour une œuvre conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, qui a donné naissance à l’idée de cette recherche. Couramment utilisée en France dans la description bibliographique pour des documents de toute époque, la catégorie de « recueil factice » fait partie de ces notions qui ne semblent pas mériter qu’on s’y arrête. Simplement descriptive, elle apparaît comme une appellation commode qui n’est là que pour s’effacer derrière les différents écrits qu’elle est susceptible de rassembler : pièces, imprimés ou manuscrits, estampes parfois, qui sont les « vrais » objets des chercheurs. Pourtant, de même que le cadre pour l’image, le recueil factice est ce que l’on ne voit pas, mais qui permet à ces objets d’être présents à nos yeux. Se tourner vers les cadres que ces volumes représentent donne la possibilité d’observer les actions qui ont permis à ces écrits d’arriver jusqu’à nous, et d’y arriver d’une certaine manière, dotés de telle valeur, au sein de telle collection, à telle place à côté d’autres écrits, réunis, classés de manière visible ou non, parfois annotés, parfois listés. Leur étude permet d’approcher des aspects de la réalité de l’écrit – par exemple le simple fait qu’à l’époque moderne, la plupart des livres n’étaient reliés qu’au moment de leur achat – courants, mais effacés aujourd’hui par les conditions d’accès aux ouvrages anciens en bibliothèque et, a fortiori, sur internet.
Des recueils constitués par qui, pour qui, pour quoi faire ? L’existence des recueils factices est souvent présentée comme un fait relevant de contingences strictement matérielles, par exemple, déterminées par la nécessité de protéger des écrits de même format ; ou par des aléas qui ne mériteraient pas qu’on s’y arrête : ce qui est resté invendu dans le stock d’un libraire, ce qui traîne et dont la valeur ou la pertinence ne semblent pas s’imposer. En fait, les recueils factices répondent souvent à des desseins dont l’étude permet d’éclairer les usages faits des écrits ou envisagés pour eux, et avec ceux-ci non seulement les pratiques de lecture et de collection, mais aussi les modalités effectives de transmission des textes et de constitution des savoirs. Et, si aléas il y a, ils ont une histoire, tout comme les contingences qui décident du destin des écrits du passé : c’est la vaste question de ce qui fait qu’un objet est rendu collectionnable, cataloguable, bon à transmettre, ou, a contrario, constitué en rebut – autre manière de poser le problème de la détermination de sa valeur. C’est à ces questions que s’attachent les différentes études réunies dans ce numéro.
Vraiment « factices » ?
Si le type d’objet que l’on désigne aujourd’hui comme recueil factice remonte aux premiers temps du livre, l’apparition de l’expression « recueil factice » est bien plus tardive. C’est le simple terme de « recueil » que l’on utilise à l’époque moderne2 et on ne commence à observer son couplage avec l’adjectif de « factice » qu’à partir des années 1830, pour désigner un assemblage de pièces hétérogènes sous une même reliure. On le trouve dans des catalogues de bibliothèques ou dans l’appareil bibliographique d’éditions savantes d’œuvres littéraires3. Du côté des dictionnaires, la notion apparaît plus tardivement, dans le dernier tiers du xixe siècle, avec une entrée dans le Littré en 1873 : « Terme de bibliographie. Recueil factice, recueil fait de morceaux qui ne sont associés que par la reliure4 ». Comme le marque la tournure restrictive, le recueil factice porte le stigmate de ce qui est artificiel, faux, les dictionnaires donnant comme antonymes de l’adjectif les termes de « naturel » et « vrai ». Le factice est ce qui est inauthentique : les usages les plus courants du terme dans les siècles précédant la formation de l’expression touchent à la chimie (les ingrédients artificiels) ou à la langue (les mots forgés)5. C’est aussi ce qui est fait par art pour un emploi précis : Furetière, le seul à ne pas donner un sens négatif au terme, le définit ainsi :
Qui est fait exprès. Un mot factice, c’est un mot qui n’est pas de la langue ordinaire ; mais qu’on fait exprès, & sur le champ pour bien exprimer sa pensée6.
Son usage dans le vocabulaire bibliographique français traduit ces oscillations. D’un côté, il montre la pénétration de l’idéologie du naturel biologique dans le travail de catégorisation des livres, selon laquelle le « vrai » recueil serait celui composé par un auteur. Mais d’un autre, la notion met l’accent sur un acteur qu’il n’est pas habituel de faire intervenir au milieu de la chaîne de production du livre, le « possesseur7 » : c’est de lui qu’émane l’« initiative » du recueil, pour reprendre le Manuel de catalogage de la BnF, impulsion qui se substitue à celle de l’auteur pour la production d’un objet dont l’originalité est soulignée : « un recueil factice est un exemplaire unique » affirme le Guide méthodologique du SUDOC8. On lira dans l’étude de Claire Giordanengo et Isabelle Vouilloux, ainsi que dans celle de Laura Bordes, les analyses des difficultés à la fois théoriques et pratiques du catalogage des recueils factices découlant de ces spécificités, et notamment de la tension entre l’unicité des recueils en eux-mêmes, et le fait que les éditions qu’ils contiennent aient aussi (en général) des exemplaires dans d’autres collections et bibliothèques : les recommandations bibliographiques usuelles amènent à une quasi-invisibilité des recueils factices dans les catalogues. Qui n’a jamais fait l’expérience de se voir apporter un gros volume de pièces là où c’est un seul titre que l’on croyait avoir commandé ? L’intérêt et la légitimité des recueils factices sont un objet de débat chez les bibliophiles et bibliothécaires au xixe siècle9. En même temps que leur constitution est considérée comme une nécessité bibliothéconomique10, leur réputation de disparate et d’arbitraire a amené à des opérations de démantèlement, sensibles aujourd’hui, par exemple dans les collections de libelles de la BnF. Comme le souligne J. T. Knight, de tels mouvements sont inhérents aux ruptures majeures du rapport au livre que représente au xixe siècle l’avènement concomitant de l’industrialisation de la reliure et du culte bibliophilique du livre en son état d’origine :
a cultural preference for individual, modern looking copies of major literary works has resulted in early printed artifacts being stripped of these material contexts. The objective is almost always bibliophilic preservation, necessary and noble in its way, but the effect has been to make Spenser and Shakespeare our contemporaries, to separate them from their contemporaries in premodern reading and compiling culture11.
La fabrication des recueils factices ne repose cependant pas que sur une simple inversion, en faveur du pôle de la réception, du schéma de communication attaché au livre. Leur étude montre qu’il faut y faire une place à des étapes intermédiaires et à d’autres acteurs puisque leur composition et leur reliure résultent sans doute dans bien des cas d’une transaction réalisée dans une officine de libraire, voire du choix d’un libraire détaillant, chez qui se réalisait aussi la reliure (Malcolm Walsby). Les articles ci-dessous en donnent plusieurs exemples : sans qu’il faille la ramener forcément à une manière de se débarrasser des invendus, selon un cliché tenace attaché à l’idée de recueil factice, la réalisation d’un recueil autour d’un auteur, d’un événement, d’une thématique, parfois augmenté d’illustrations comme le sont les recueils de mazarinades (voir notre article), est une manière pour des libraires de valoriser leur fonds, dans une facette supplémentaire de l’activité d’éditeur qui est aussi la leur dans l’Ancien Régime. Un autre exemple en témoigne : lorsqu’en 1678, Donneau de Visé obtient, sous les auspices du pouvoir royal, un privilège particulièrement protecteur pour le Mercure galant, ce privilège précise qu’outre la copie sous toutes ses formes, il est interdit de mettre « plusieurs volumes ensemble ou en un seul volume12 » des exemplaires du périodique. C’est la constitution de recueils regroupant plusieurs livraisons du Mercure pour les vendre comme produits originaux qu’il s’agit de prévenir. La bibliographie contemporaine propose d’ailleurs l’expression de « recueil d’éditeur », défini par la BnF comme
réunion par un imprimeur-libraire, le plus souvent sous un titre général imprimé, d’un certain nombre d’œuvres, anonymes ou non, souvent répertoriées dans une table des matières et dont certaines ont pu faire, sous la même forme, l’objet d’une publication séparée13.
Dans la pratique, la distinction s’avère complexe : dans les catalogues de bibliothèque, elle n’est pas toujours opérante14 ; et si le critère donné est l’existence d’une page de titre imprimée et le fait que le geste de collection vienne d’un professionnel de l’édition, et non du possesseur, que faire des cas où la composition du recueil résulterait d’une négociation entre offre et demande, ou, pour les collectionneurs importants, d’une commande (voir ainsi l’intrigant cas des recueils de mazarinades du marquis de Méjanes, analysé par L. Bordes) ?
Plutôt que de chercher à fixer définitivement une telle partition entre les recueils, en distinguant, par exemple, les recueils constitués par des éditeurs, des bibliothèques ou des particuliers, les incertitudes que lève la genèse des recueils factices doivent nous inviter à des enquêtes plus décloisonnées sur les acteurs et espaces intermédiaires de la production et de la circulation des livres, ainsi que sur leurs interactions et négociations.
La prise en compte des recherches sur les recueils manuscrits (avec l’article de Maria Susana Seguin) offre encore une autre perspective sur la compréhension des phénomènes de recueils, en mettant en évidence, d’une part, les opérations de sélection et de montage qui les caractérisent et, d’autre part, les modes spécifiques de circulation, très contrôlés, qu’ils rendent possibles (c’est l’exemple du recueil de pamphlets réformés, réunis côté catholique, étudié par Grégoire Holtz). Dans le sens large que nous avons choisi de donner à la notion, en corrélation avec le flou de ses emplois, un recueil factice est susceptible aussi bien d’accueillir des matériaux manuscrits, imprimés que mixtes15. Le soin mis à choisir des textes, ou des morceaux, à les assembler, à les compléter parfois d’autres écrits copiés à la main, mais aussi de notes, tables des matières ou index témoigne de la souplesse recherchée par ce type de compilation, à une époque où pratiques du manuscrit et de l’imprimé dialoguent et où le rapport aux livres est largement informé par les techniques scolaires de la lecture par fragment. Toutefois, si choix et montage apparentent les recueils factices aux recueils de lieux communs16, les premiers font surgir un rapport à l’écrit dont la spécificité est moins le découpage et l’extrait que le souci d’assemblage et de conservation de pièces (en général) intégrales.
Faut-il finalement rejeter le terme de « recueil factice » pour ses connotations négatives ? Celui de Sammelband, choisi par les chercheurs réunis dans le projet Sammelband 15-1617, outre sa dimension internationale, a l’avantage de la neutralité. Ceux de miscellanées et miscellany18, ont l’intérêt d’insister sur les techniques anciennes d’organisation du savoir auxquelles s’articule ce type de recueil, mais renvoient plus spécifiquement à des compilations de textes copiés, ou imprimés avec une composition typographique propre – ce que l’on appelle à partir de la fin du xviie siècle des « mélanges19 ». Le fait que ces définitions ne se superposent pas exactement souligne la diversité des phénomènes, et la nécessité d’en varier l’angle d’approche. Le terme français de « factice » nous semble, quant à nous, un marqueur symptomatique, à ne pas effacer trop vite, du trouble dans l’ordre de l’autorité sur les livres et sur la catégorisation de l’écrit que suscitent les pratiques d’assemblage et de collection.
À l’échelle du recueil factice
Plusieurs de nos références critiques ont déjà montré que ces phénomènes ont suscité jusqu’à aujourd’hui plus d’intérêt dans les études sur le domaine anglais qu’en France, ce qui peut s’expliquer par le dynamisme qu’y ont depuis une trentaine d’années les travaux incorporant les analyses bibliographiques et matérielles à l’histoire littéraire et intellectuelle. Compilations et recueils ont donné lieu à des travaux au croisement de plusieurs champs de recherche, histoire des savoirs et de la littérature, histoire du livre, histoire des bibliothèques et de la lecture. On retiendra en particulier de celui de Jeffrey T. Knight que nous avons déjà cité, l’importance de mettre au jour, au-delà de la perception relativement standardisée des textes et des livres qui est la nôtre, d’autres modes courants de gestion de l’écrit, d’autres « routines of collation and assembly20 », ensevelis, ou plutôt, enchevêtrés dans des siècles d’archivage, comme le représentent les Sammelbände de l’Ancien Régime.
L’enjeu est bien sûr le renouvellement dans la compréhension de la construction du sens des œuvres, comme des modes d’invention et de composition littéraires, par des lecteurs et auteurs du passé. Il s’agit aussi de déplacer l’étude de la lecture au-delà de celle de la seule activité mentale, dans un face-à-face entre texte et sujet lisant, pour la considérer au sens large, comme ensemble d’opérations socialisées, qui deviennent tangibles si on pense à l’écrit en tant qu’objet concret, du feuillet au livre et aux espaces qui les contiennent. Parmi d’autres terrains connexes, comme l’étude des collections ou des annotations, celui des recueils factices est à cet égard spécialement riche. La mise en évidence de cas frappants, comme on en trouvera dans les articles qui suivent, pourrait laisser croire que le recueil témoignant d’une intentionnalité significative est de l’ordre de l’exception. Le poids de facteurs non intellectuels dans leur assemblage, du moins pour une partie d’entre eux, a nourri le scepticisme quant à leur valeur de source. Joseph A. Dane conclut ainsi sa typologie des « books in books » :
What these volumes reveal to me are the eccentricities of individual readers and the complexities of circumstances in which those readers lived. Such complexities are interesting in themselves, but they are not generalizable and any claim that these readers and circumstances are knowable in any serious way is dubious21.
À cette question du nombre et de la représentativité des recueils connus de la critique, les études qui suivent répondent en croisant constamment le regard sur les pratiques communes de toutes sortes de collections, y compris le catalogage d’un des plus grands systèmes de documentation français actuel (C. Giordanengo et I. Vouilloux) et les études de cas contextualisés qui les resituent dans des logiques intellectuelles, politiques et sociales. Le phénomène apparaît dans sa dimension de pratique massive (M. Walsby), ancienne, et constamment répétée jusqu’à aujourd’hui, non sans susciter, aujourd’hui encore, la réflexion de ceux dont la position institutionnelle est d’en constituer, comme le montre l’ancienne conservatrice du service des recueils du département de l’histoire de France de la BnF, Madeleine Barnoud :
Le bibliothécaire, même s’il ne fait pas œuvre d’éditeur, aura une lourde responsabilité en assemblant un recueil de tracts et en créant dans le catalogue un titre lui aussi factice, le regard du lecteur étant bien sûr influencé par le choix fait22.
Aussi, plutôt que témoignage de lecteur exceptionnel, le recueil factice doit se comprendre comme une certaine échelle de perception du travail de l’écrit, qui donne à observer, dans une situation concrète, sa mise en relation avec d’autres écrits et les architectures intellectuelles et matérielles que ces agencements manifestent. Il constitue un site d’observation particulièrement stimulant car le niveau recueil s’emboîte au sein d’unités plus larges – la série de volumes, la collection, la bibliothèque – et en emboîte de plus petites : des livres, des pièces, des feuillets. Les études ici réunies explorent ces deux emboitements. On y voit des logiques de rapprochement qui, pour surprendre parfois, innervent ces traces du travail opéré sur l’écrit et par l’écrit que sont ces recueils : voir par exemple le traitement de récits de voyage comme discours politiques, montré par Katell Lavéant, ou l’analyse par G. Holtz de la présence de règlements et textes officiels au milieu de violents pamphlets religieux23. On connaît les fameuses recommandations de celui qui deviendra le bibliothécaire de Mazarin, Gabriel Naudé, sur la manière d’approvisionner sa bibliothèque :
ne rien negliger de tout ce qui peut entrer en ligne de compte & avoir quelque usage, soit à l’esgard de vous ou des autres : comme sont les libelles, placarts, theses, fragments, espreuves, & autres choses semblables, que l’on doit estre soigneux de joindre & assembler suivant les diverses sortes & matieres qu’ils traictent, parce que c’est le moyen de les mettre en considération, & faire en sorte, ut quæ non prosunt singula, multa iuvent [mais tels qui, isolés, sont impuissants, réunis sont efficaces]. Autrement il arrive d’ordinaire que pour avoir mesprisé ces petits livres qui ne semblent que bagatelles & pieces de nulle consequence, on vient à perdre une infinité de beaux recueils qui sont quelquefois des plus curieuses pieces d’une bibliotheque24.
L’organisation par matière laisse supposer l’utilité attendue de telles collections pour l’action politique, comme ressources historiques et peut-être rhétoriques (les réemplois qui caractérisent l’écriture polémique supposent bien l’accessibilité de ce type de texte25). N’oublions pas que l’Advis s’adresse à un homme d’État, Henri II de Mesme, président à mortier du parlement de Paris entre 1627 et 1650. Naudé souligne aussi que l’effet de nombre et d’accumulation a un rôle majeur dans l’efficacité du geste – M. S. Seguin parle des recueils philosophiques manuscrits comme de « bases de données ». On peut analyser des poétiques de recueil factice, jouant des effets de répétition et de contraste que permet la série, comme nous en donnons l’exemple avec les mazarinades du Sieur de Sandricourt, ou comme le propose Gilbert Schrenck, analysant à la fois la « poétique de la bigarrure » et la « scénographie » tragique qui font de l’assemblage d’estampes et de textes réalisé par Pierre de L’Estoile entre 1569 et 1606, sous le titre des Belles figures et drolleries de la Ligue26, une véritable œuvre originale. La conservation des documents, leur montage et leur annotation y ont une finalité politique claire, comme l’explicite le titre complet de la collection : « tesmoingn[er] à la postérité la meschanceté, vanité, folie et imposture de ceste Ligue infernale27 ».
On soulignera, par contraste, l’incertitude dans laquelle Naudé, avec l’expression de « quelque usage », maintient l’utilité de recueillir les éphémères qu’il liste28. Le constat d’un manque de recul sur ce qui pourrait avoir de l’intérêt, sans qu’on le sache encore, anime sa prudence bibliophilique. Le recueil est un pari sur la valeur : la conscience de servir à la conservation de documents fragiles en est une motivation importante, qui n’est guère séparable de l’intérêt et du prix, économique et symbolique, accordé aux écrits collectés, même si ce prix peut être laissé à la décision des lecteurs futurs.
Acheter, classer, conserver : penser l’œuvre à partir de sa possession
L’autre grand apport de l’étude des recueils factices est qu’ils représentent des dispositifs complets où les politiques de l’écrit, ce que l’on fait avec ce qu’on lit ou ce qu’on thésaurise, peuvent être observées à partir de la fabrication, du commerce, du souci de préserver, ou de la possession. Une telle transversalité bouscule les catégories usuelles de la recherche tant sur les textes que sur les livres. Les tensions dans la définition de la notion révèlent l’inadéquation des seuls prismes de l’intention, de l’authenticité ou de l’auctorialité pour rendre compte de processus où le coût (relier coûte cher), le format, la disponibilité de telle ou telle pièce, jouent souvent un rôle. Les problèmes dans leur catalogage évoqués plus haut illustrent la suprématie du texte et de l’œuvre (au sens du complexe « l’homme-et-l’œuvre » comme le disait Michel Foucault29) comme point de focalisation non seulement des études historiques et littéraires, mais aussi bibliographiques. Or le recueil permet de saisir le texte écrit, imprimé, copié, acheté, lu, rangé…, dans une vision enrichie qui intègre les contingences de son histoire matérielle à celle de ses enjeux intellectuels. Quel rapport à l’œuvre se révèle si on la regarde à partir du lieu où elle est rangée ou de ce que peut en faire son « propriétaire », pour reprendre le terme par lequel Walter Benjamin définit le collectionneur30 ?
Naudé, à nouveau, en est un bon exemple qui, soucieux d’épargne comme de savoir, recommande de faire des recueils :
puis que l’on peut assembler par la relieure ce qui ne l’a point esté par l’impression, conjoindre avec d’autres ce qui perdroit s’il estoit seul, & qu’il se rencontre en effet une infinité de matières qui n’ont esté traictées que dans ces petits livres, desquels on peut dire à bon droict comme Virgile des abeilles, Ingentes animos angusto in corpore versant [déploient un grand courage en leur poitrine étroite] : il me semble qu’il est très à propos de les tirer des estalages, des vieux magazins, et de tous les lieux où ils se rencontrent, pour les faire relier avec ceux qui sont ou de mesme Autheur, ou de pareille matiere, & puis apres les mettre dans une Bibliotheque, où je m’asseure qu’ils feront admirer l’industrie & la diligence des Esculapes qui ont si bien sceu rejoindre & rassembler les membres desunis & separez de ces pauvres Hippolites31.
L’Advis se fait le relais d’un sentiment, fréquemment exprimé par les lettrés de la période moderne, d’ensevelissement ou de dispersion devant l’afflux des livres et des connaissances32. En recréant un corps d’écrits, le recueil est l’outil concret d’une contenance (au sens que la psychanalyse donne à ce terme) de ce savoir toujours plus éparpillé résultant du développement de l’imprimerie : contre le fantasme de l’engloutissement ou du démembrement qu’exprime la figure d’Hippolyte (où il est tentant de lire la projection déplacée du propre étourdissement du scripteur), le recueil factice ramène ce savoir à une échelle humaine, celle de la main qui tient le livre, du corps qui se déplace dans l’espace concret et socialisé d’une bibliothèque. Pour filer la métaphore médicale, le recueil répare ce que le marché de l’imprimé fait aux savoirs.
D’un recueil à l’autre, des angles morts se révèlent, tel celui des titres inscrits aux dos des volumes, détail qui, jamais repris dans les catalogues, paraît neutre lorsque l’on a affaire à l’un de ces innombrables Recueil de pièces, mais qui peut aussi recéler des désignations se superposant aux titres des œuvres à proprement parler. Qui cherche ainsi à la BnF les œuvres de la dramaturge lyonnaise Françoise Pascal (1632-après 1698) s’étonnera de découvrir dans le catalogue des Œuvres diverses33, qui ne correspondent à aucun de ses livres connus. La consultation montre qu’il s’agit en fait de trois volumes intitulés au dos Théâtre de Françoise Pascal, tomes I/II/III, qui sont des recueils factices fabriqués au xviiie siècle à partir de découpages et de collages d’éditions anciennes. Or, le troisième de ces volumes reprend un recueil publié par l’autrice, des Diverses poésies34, qui inclut bien du théâtre, des petites comédies, publiées au milieu de poèmes d’amour ou de circonstances avec lesquels elles dialoguent thématiquement. La belle reliure « maroquin rouge, tranches dorées » est signalée par le catalogue, de même que la provenance, la collection du duc de La Vallière, acquise par le marquis de Paulmy en 178635. Sous les mains de ces hommes d’État qui furent de puissants collectionneurs, et de leur armée de bibliographes et de secrétaires, l’œuvre est renommée et recomposée, montrée autant qu’invisibilisée, l’autrice gagnant son intégration au sein du « théâtre françois du quatrième âge, depuis Pierre Corneille jusqu’à Voltaire » (comme s’intitule la section où elle est répertoriée dans le Catalogue de La Vallière), par l’oubli d’un dispositif éditorial et esthétique riche de sens. On connaît l’influence de Paulmy sur la fixation du canon de l’histoire littéraire avec la réalisation de la Bibliothèque universelle des romans36 ; les modes de transmission des livres anciens assurés par sa bibliothèque (celle au monde qui a conservé le plus d’exemplaires de livres de Françoise Pascal, par ailleurs fort rares) constituent un autre de ses moyens d’action sur les hiérarchies et les contours du patrimoine lettré.
Ces actions des particuliers ou des institutions sur leurs collections et bibliothèques, et par celles-ci, parfois invisibles, ou difficilement décodables, transforment les objets et ceux qui les lisent, en jouissent, s’en servent ou les travaillent, dans le passé et aujourd’hui. Les valeurs s’y font et s’y défont : celles des choix de lecteurs, qui ne sont jamais purement individuels, mais s’inscrivent dans des logiques collectives, celles des politiques de l’écrit que mènent collectionneurs et institutions. Des entreprises extraordinaires, telles que celle du recueil de pamphlets réformés étudiés par G. Holtz, laissent démasquer les enjeux mémoriels et historiographiques qui les habitent. Le recueil est aussi un phénomène d’une grande banalité, notamment dans ses usages documentaires.
Ordinaire et toujours singulier, tantôt sauveur d’unica sans prix, tantôt compilation d’écrits dont la portée reste en suspens, le recueil factice constitue un prisme sur ce que l’on fait de l’écrit et avec l’écrit, dans des circonstances remarquables, ou tous les jours.