Introduction
En parcourant l’exposition virtuelle intitulée « À la conquête de la Sorbonne : Marie Curie et autres pionnières » sur le site numérique de la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne, une triste évidence s’impose : le nom de Léonie Villard n’est pas mentionné, sa carrière pourtant exceptionnelle d’enseignante-chercheuse a tout simplement été oubliée, alors même que cette exposition recense l’identité des premières femmes ayant accédé au grade de docteur en France1. La bibliographie renvoie néanmoins à un article de Carole Christen-Lécuyer2 consacré aux premières femmes diplômées, licenciées et doctoresses de l’Université de Paris : en annexe, à côté de la date « 1921 » figure enfin une « Melle Villard », « nommée maître de conférences d’anglais à Grenoble », puis « à Lyon » « en 1924 », avant d’obtenir, en 1930, « la chaire de langue anglaise et de littérature américaine » ; mais il n’est fait aucune mention de l’admirable réussite de Léonie Villard à l’agrégation d’anglais, où elle fut reçue première ex‑aequo en 1908, ni de sa soutenance de thèse en Sorbonne, amphithéâtre Quinet3, en février 1915. Les deux thèses répertoriées avant la référence à la nomination de « Melle Villard » à Grenoble en 1921 sont celles, toutes deux soutenues en 1914, de « Melle Duportal4, reçue docteur ès lettres avec la mention très honorable », et de « Melle Zanta5 », « docteur en philosophie ».
Seule Françoise Huguet fait état, dans son étude sur « Les thèses de doctorat ès lettres soutenues en France de la fin du xviiie siècle à 19406 », du travail de recherche de Léonie Villard, citant à la fois sa thèse principale, Jane Austen, sa vie et son œuvre (1775‑1817), et sa thèse complémentaire rédigée en anglais, The Influence of Keats on Tennyson and Rossetti.
Il est donc grand temps de rendre à Léonie Villard l’hommage qu’elle mérite, d’autant qu’elle fut une véritable pionnière dans le champ disciplinaire de l’anglistique dont elle explora sans relâche et sans se limiter à un genre littéraire ni à une période, de nombreux domaines de recherche : littérature britannique et américaine scrutées au triple prisme du roman, de la poésie et du théâtre, grammaire anglaise analysée à l’aune des « principales idées psychologiques » qui en sont « l’armature cachée » (Villard 1957b, 35), histoire des idées et des échanges entre la France et les États‑Unis entre le xvie et le xixe siècles (Villard 1952), sans oublier sa sensibilité particulière à l’histoire des femmes, qui la conduisit, entre autres, à s’intéresser à la vie et à l’œuvre de Jane Austen7.
C’est cette thèse, remarquable par son érudition, innovante par son sujet et étonnante par certaines de ses réflexions qu’il s’agit ici de redécouvrir, en gardant bien à l’esprit le contexte singulier de l’époque où elle fut rédigée, afin de se prémunir de tout jugement anachronique. En effet, on ne mesure guère à quel point le fait même de soutenir une thèse sur la vie et l’œuvre d’une femme, a fortiori une simple romancière dont Léonie avait d’emblée perçu la modernité8, représentait en soi une entreprise novatrice et audacieuse, au début du siècle dernier. À titre de comparaison, les thèses soutenues en 1914 à Paris par Jeanne Duportal et par Léontine Zanta s’intitulaient respectivement Études sur les livres à figures édités en France de 1601 à 1660 et La renaissance du stoïcisme au xvie siècle, des sujets apparemment plus « sérieux ».
Dès lors, différentes questions ne manquent pas de surgir : comment Léonie Villard justifie‑t‑elle son choix d’une romancière britannique presque inconnue en France en 1915 ? Que révèle sa bibliographie au sujet de la réception de l’œuvre austenienne en France, en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis, tant par le grand public que le milieu universitaire et la critique, entre 1811 et 1913 ? Peut‑on considérer qu’il s’agit là de la première thèse de doctorat soutenue sur Jane Austen dans le monde, de par son ampleur ? Enfin, quelles sont les idées principales de cette thèse et quelles approches privilégie‑t‑elle ?
Jane Austen, une romancière « presque ignorée » en France
La table des matières : de la vie à l’œuvre
Lorsqu’on découvre l’un des exemplaires de cette thèse de 396 pages, approuvée le 8 janvier 1914 en vue de sa publication, par A. Croiset, doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Paris, et par L. Liard, vice-recteur de l’Académie de Paris, on ne peut qu’être frappé par l’ampleur du travail accompli par Léonie Villard, comme en témoignent la pertinence de sa bibliographie ainsi que la structure équilibrée de la table des matières : à l’image du titre, ce travail entendait mettre en valeur les liens entre la vie et l’œuvre de Jane Austen tout en replaçant les romans dans leur contexte littéraire, idéologique et social. Pour la première partie consacrée à la vie de Jane Austen, l’approche choisie est donc plutôt chronologique, tandis que la seconde partie privilégie une analyse thématique portant sur « Les femmes dans le roman et le roman féminin au xviiie siècle », puis sur « La peinture de la “gentry” dans le roman de Jane Austen », abordée dans deux chapitres distincts : « Les hommes et la vie active » et « Les femmes, l’amour et le mariage ». Trois autres chapitres intitulés « La psychologie », « L’art », « L’humour et la satire » précèdent la conclusion qui analyse à la fois « La valeur et la portée de l’œuvre de Jane Austen » ainsi que « Ses résonances dans le roman féminin de l’ère victorienne ». Comme le résume Isabelle Bour, la structure de cette thèse s’inscrit dans la continuité des travaux académiques du siècle précédent : « Villard’s critical approach is still in the socio-thematic Tainean style which prevailed in the late nineteenth-century » (67).
La préface : « Faire revivre l’image charmante d’une grande et parfaite artiste »
Dans sa courte préface de deux pages, Léonie Villard part d’un constat simple pour justifier sa démarche intellectuelle : Jane Austen est injustement méconnue en France, « presque ignorée » de la critique et du grand public (3). Ce que l’on sait d’elle tient donc à de maigres références datant du siècle précédent :
Quelques pages de critique datées en 1842 où la « sensibilité douce » de Jane Austen est mentionnée parmi les qualités dont les femmes au xviiie siècle parent le roman féminin en Angleterre ; d’autres pages écrites en 1878 où la figure de Jane Austen est esquissée […] une série de traductions publiées de 1815 à 1824 […] voilà ce qu’on connaît chez nous d’une romancière que l’Angleterre compte parmi ses plus parfaits artistes de lettres et que l’originalité aussi bien que le mérite de son œuvre font qualifier d’incomparable. (3)
Dès les premières lignes pointent à la fois l’estime ressentie par Léonie Villard à l’égard de la femme de lettres et son admiration pour la qualité de ses romans, ce qui ne l’empêchera pas de faire parfois preuve d’une forme d’agacement, au fil de la thèse, au regard de certains manquements qu’elle décèle chez Austen.
Plusieurs décennies avant l’émergence du « phénomène Jane Austen » porté par une culture médiatique mondialisée friande des adaptations filmiques de ses romans, cette préface nous renseigne utilement sur ses prémices, puisque Léonie Villard précise d’emblée qu’en Angleterre, l’œuvre d’Austen « est l’objet d’un véritable culte » au début du xxe siècle (3). Déjà ! a‑t‑on envie d’ajouter, mais il est vrai que cet engouement, d’abord essentiellement masculin, n’avait cessé de croître au cours du xixe siècle, depuis la critique élogieuse rédigée par Walter Scott dans la Quarterly Review lors de la parution d’Emma en 1816, suivie par celle de l’archevêque anglican de Dublin, Richard Whately, en 1821 — deux références majeures dûment répertoriées par Léonie dans sa bibliographie (394). D’autres écrivains et hommes politiques, tels Coleridge, Tennyson et Macaulay, rendirent hommage au talent d’Austen pendant la période victorienne, mais c’est le critique littéraire George Saintsbury qui, dans sa préface à l’édition de Pride and Prejudice publiée par George Allen en 1894, inventa le terme de « Janeites » pour désigner les plus fervents admirateurs de la romancière : en excellente chercheuse, Léonie avait bien relevé l’importance de cette édition qui figure également dans sa bibliographie (392).
Le passage où Léonie Villard précise son approche et justifie son travail présente un double intérêt. Si, par la circonspection et l’humilité qui s’en dégagent, il semble faire écho à certaines déclarations d’Austen sur les limitations inhérentes à son art, il nous permet, par ailleurs, de mieux mesurer, en filigrane, le difficile positionnement des premières étudiantes en thèse, qui semblent contraintes à un véritable exercice d’équilibriste :
À côté des biographies où la vie de Jane Austen est reconstituée aussi exactement que le permet la destruction d’une partie sans doute considérable et certainement très importante de sa correspondance, il nous a semblé qu’une nouvelle biographie, sans s’appuyer sur des documents inédits et sans apporter aucune révélation nouvelle, trouverait son excuse et sa raison d’être dans la manière dont elle présenterait des faits et utiliserait des documents déjà connus. Cette nouvelle biographie ne saurait tenter d’être une étude de psychologie littéraire — les lettres et les romans de Jane Austen ne contiennent point d’énigme et les yeux clairs qui nous sourient du fond de deux précieux portraits ne cachent point de secrets, — son but est seulement de faire revivre l’image charmante d’une femme qui, à ses moments de loisir, fut une grande et parfaite artiste. Dans le récit de sa vie, nous avons essayé de mêler, comme ils s’y mêlèrent en réalité, les joies familiales, les succès mondains d’une jeune fille spirituelle et jolie, l’amour des chiffons, du bal, de la parure, et la composition de six romans aujourd’hui classiques. (3‑4)
Alors que la plupart de ces affirmations apparaissent désormais complètement dépassées, réductrices, voire déplacées, notamment à l’aune de la critique féministe, il faut se garder de tout jugement anachronique, eu égard à la teneur des écrits sur Austen, que ce soit en France ou en Grande‑Bretagne, publiés en amont de la thèse de Léonie Villard. D’ailleurs, dans la partie socio‑thématique consacrée à l’œuvre romanesque, Léonie adopte une approche résolument plus moderne en intégrant les questions de la condition et du rôle des femmes à l’analyse de la représentation d’une société en pleine transition, tant en termes de classes que de valeurs :
Dans la partie consacrée à son œuvre, nous avons tenté de dégager du roman de Jane Austen à côté de sa valeur psychologique et littéraire, une peinture de la famille et de la société anglaise dans une classe qui subsiste encore, mais dont les traditions et l’esprit disparaissent rapidement sous la poussée de forces nouvelles et hostiles. De plus, à l’heure où la condition et le rôle de la femme soulèvent les plus graves problèmes, il a paru intéressant d’étudier chez les héroïnes de Jane Austen une conception de la vie féminine et une vision de la société dont un siècle de transformations morales et sociales nous sépare aujourd’hui. (4)
Les derniers paragraphes de la préface ne peuvent qu’émouvoir les spécialistes d’Austen au xxie siècle, puisqu’ils ne pourront jamais se prévaloir du privilège d’avoir rencontré les fils de James Edward Austen-Leigh, neveu de Jane Austen et auteur de la première biographie qui fit date, A Memoir of Jane Austen (1870) :
Pour la première partie de ce travail, le livre récent de MM. W. et R.A. Austen-Leigh, nous a fourni quelques indications précieuses, et l’hospitalité si aimable des habitants de « Hartfield » nous a permis, non seulement de consulter des lettres et documents originaux, mais aussi de connaître quelque chose du milieu dans lequel Jane Austen vécut et qu’elle donna pour cadre à son œuvre.
Les autorisations très obligeamment accordées par MM. Macmillan and C° pour le « Mémoire de Jane Austen » et par Lord Brabourne pour les « Lettres », nous ont permis de faire au cours de cette étude les citations nécessaires. Pour le portrait de Jane Austen reproduit d’après une des illustrations de « Chawton Manor », nous adressons nos meilleurs remerciements à M. W. Austen-Leigh et à MM. Smith and Elder. (4)
Les remarques de Léonie Villard sur l’hospitalité des habitants de « Hartfield » témoignent aussi de sa liberté de mouvement puisqu’elle avait pu se rendre en Angleterre à de nombreuses reprises pour consulter des documents originaux et acheter des livres nécessaires à sa recherche.
Les études austeniennes entre 1811 et 1913 : que révèle la bibliographie établie par Léonie Villard ?
Léonie Villard précise d’emblée que sa bibliographie de cinq pages est le résultat d’une sélection rigoureuse, où seuls figurent les ouvrages critiques qu’elle juge les plus pertinents :
Cette bibliographie ne contient pas une liste complète des innombrables éditions modernes de l’œuvre de Jane Austen. Elle ne vise qu’à donner une liste des principales éditions ainsi que des principaux ouvrages de critique inspirés par cette œuvre. Quant aux articles de magazines et de revues qui ont paru depuis 1871, leur nombre est trop considérable — et leur valeur souvent trop minime — pour qu’on ait essayé d’en donner ici la liste. (391)
Cette bibliographie nous permet de comprendre comment s’est constituée la renommée de Jane Austen en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis, de la parution anonyme de Sense and Sensibility, en 1811, à celle du dernier ouvrage critique cité, Jane Austen: A Criticism and Appreciation (Percy Fitzgerald, London : Jarrold & Sons, 1913). Austen avait, en effet, décidé de publier son premier roman avec l’unique mention « By a Lady » tant elle craignait d’apparaître comme « une bête sauvage » aux yeux du public et de compromettre la réputation de sa famille. C’est son frère Henry qui révéla enfin l’identité de la romancière à l’origine de Pride and Prejudice (1813), de Mansfield Park (1814) et de Emma (1816), dans la courte notice biographique qui accompagnait la publication posthume de Persuasion et de Northanger Abbey en 1818.
Les traductions
Comme le montre la bibliographie élaborée par Léonie, les premières traductions des romans, à commencer par Sense and Sensibility, paraissent en France dès 1815. Cependant, la version proposée par Isabelle de Montolieu, femme de lettres, romancière et traductrice suisse, et intitulée Raison et Sensibilité ou les deux manières d’aimer, relève alors moins d’une traduction que d’une réécriture parfois très fantaisiste, mais qui contribua à faire circuler le nom de Jane Austen en France et en Suisse. La bibliographie dresse ainsi la liste des traductions les plus connues, dont la fidélité au texte d’Austen n’était souvent que très relative, comme l’indiquent les sous‑titres choisis : Le Parc de Mansfield ou les trois cousines, traduit de l’anglais par H. V., Paris, 1816 (4 vol., in‑12) ; La nouvelle Emma, ou les caractères anglais du siècle, traduit de l’anglais, Paris, 1816 (4 vol., in‑12) ; La famille Eliot, ou l’ancienne inclination, traduction libre de l’anglais par Mme de Montolieu, Paris, 1821 (2 vol., in‑12) ; Orgueil et Prévention, traduit de l’anglais par Mlle X… (Eloïse Perks), Paris, 1821 (3 vol., in‑12) ; Orgueil et Préjugé, traduit de l’anglais, Genève et Paris, 1822 (4 vol., in‑12) ; et L’abbaye de Northanger, traduit de l’anglais par Mme H. F. (Hyacinthe de Ferrières), Paris, 1824 (3 vol., in‑12). S’il était également possible de se procurer en France les romans d’Austen dans leur version originale, comme le faisait Léonie, dans une librairie de Lyon, ils n’étaient guère recherchés tant la scène littéraire française était déjà riche d’auteurs célèbres et prolifiques. De plus, la médiocre qualité des éditions françaises contribuait à donner une image déformée de l’œuvre d’Austen. On note qu’aucune traduction nouvelle n’est mentionnée entre 1824 et 1882. La première traduction française de qualité fut, en effet, celle de Northanger Abbey par Félix Fénéon, qui ne parut qu’en 1899 sous le titre Catherine Morland. Si Léonie Villard connaît bien toutes ces traductions, elle leur préfère cependant les éditions originales des romans, dont elle se délecte grâce à sa maîtrise de la langue : elle n’en cite pas moins de trente‑six en bibliographie, ce qui témoigne à la fois de sa parfaite connaissance du marché de l’édition et de sa passion pour l’objet livre, comme en atteste son fonds.
Les ouvrages de critique
Dans la partie consacrée aux ouvrages de critique, elle mentionne, juste après Scott et Whately, le Pr. Philarète Chasles, de l’institut de Paris, puisqu’il fut le premier universitaire français à évoquer le nom de Jane Austen dans un article intitulé « Du roman en Angleterre depuis Walter Scott », publié en 1842 dans la Revue des Deux Mondes. Austen y est expédiée en quelques mots dénués de pertinence, entre deux références condescendantes à Miss Ferrier et Miss Burney : « Miss Ferrier déploya une prédilection marquée pour la satire des ennuyeux et des sots, Miss Austen un mélange de sensibilité douce, et Miss Burney une malice très spirituelle » (Chasles 194). C’est cette formule peu judicieuse et surannée que Léonie reprend à dessein, dès la première phrase de sa préface, pour montrer que son travail vient combler une lacune, d’autant que Chasles réduit ces trois femmes de lettres à n’être que les « petites‑filles » de Richardson (Chasles 194).
Les « autres pages écrites en 1878 où la figure de Jane Austen est esquissée » font référence à l’article de Léon Boucher, « Le roman classique en Angleterre », également publié dans la Revue des Deux Mondes à la suite d’une nouvelle édition, en 1877, du Memoir of Jane Austen qui avait ravivé, en France, un certain intérêt pour la romancière. Quelques années avant de mourir, James Edward Austen-Leigh (1798‑1874) s’était attelé à la rédaction de ses souvenirs alors que la génération qui avait côtoyé sa tante disparaissait et qu’il devenait urgent d’écrire une notice biographique aussi complète que possible, étayée par les documents familiaux encore détenus par la fratrie. Si les questions se multipliaient, à la fois dans le cercle familial et au‑delà, sur la personnalité, le caractère et la vie amoureuse d’Austen, il s’agissait aussi de contrôler le récit familial tout en faisant mieux faire connaître sa vie et son œuvre à un lectorat victorien captivé par les romans foisonnants de Charles Dickens, d’Elizabeth Gaskell ou de George Eliot — des auteurs qui avaient une parfaite connaissance de l’œuvre austenienne9. Tandis que le succès de ce Memoir publié en 1870 joua un rôle majeur dans la réception des romans d’Austen, il influença également l’image que le lectorat avait de l’autrice, représentée comme une humble spinster qui, tel l’ange victorien du foyer, écrivait uniquement pour distraire sa famille, et non dans une perspective professionnelle visant à se constituer un revenu tout en élevant le genre romanesque. Cette première biographie, qui figure naturellement dans la bibliographie de Léonie (392), fit l’objet de plusieurs éditions par Richard Bentley entre 1871 et 1877, agrémentées par la publication tardive de Lady Susan, seul roman épistolaire d’Austen et que Léonie prend le soin d’analyser dans sa thèse. Ce Memoir, cité par Léon Boucher en tête de son article, est donc à l’origine des lignes que le critique français consacre à Austen en 1878, dont il reconnaît, presque à contrecœur, l’extraordinaire renommée :
On lui a longtemps préféré, dans l’art de peindre les mœurs, des rivales heureuses dont la génération présente sait à peine les noms ; mais aujourd’hui c’est de son côté que penche la balance, et, si ses contemporaines autrefois célèbres eurent du talent, on est bien forcé de reconnaître que seule elle eut du génie. (Boucher 450)
Certains jugements péremptoires de Boucher, lorsqu’il affirme que les romans d’Austen « ressemblent à son existence : ils sont sans prétention et sans éclat » (Boucher 455), expliquent peut‑être, comme le montre la bibliographie de Léonie, l’absence d’intérêt critique pour la romancière en France, entre 1878 et 1914. Or, elle connaît au même moment une renommée croissante en Grande‑Bretagne, avec la parution à Londres, en 1882, de Jane Austen and Her Works, de Sarah Tytler — pseudonyme choisi par la célèbre romancière écossaise Henrietta Keddie pour certaines de ses publications.
Premiers travaux universitaires aux États‑Unis et en Allemagne
En 1883 paraît aux États‑Unis le premier travail universitaire sur Jane Austen, qui s’apparente d’ailleurs plus à un long essai qu’à une dissertation visant à obtenir le grade de docteur. Si Léonie ne mentionne pas ce précédent académique dont elle n’eut sans doute pas connaissance, il fait désormais partie du champ des études austeniennes pour des raisons aussi évidentes qu’étonnantes10. Comme l’explique Devoney Looser dans The Making of Jane Austen (2017), l’auteur de ce premier travail universitaire sur Austen était un brillant étudiant américain, William Henry George Pellew (1859‑1892), qui avait découvert Austen dans les années 1880 lors de cours dispensés par un arrière‑petit‑fils de Benjamin Franklin, Thomas Sergeant Perry, alors professeur de littérature à l’université de Harvard et critique littéraire proche de Henry James (Looser 182). La thèse de Pellew prouve que l’œuvre de Jane Austen était déjà considérée, outre‑Atlantique, comme suffisamment respectable et édifiante pour être enseignée à des étudiants masculins lors de conférences consacrées à la littérature anglaise du xviiie siècle, à une période où les humanités s’ouvraient à la littérature britannique des siècles précédents tout en conservant leur ancrage dans les classiques grecs et latins. Pellew publia sa thèse sous la forme d’un essai d’une cinquantaine de pages, intitulé Jane Austen’s Novels (1883). Léonie aurait incontestablement apprécié les nombreuses références de Pellew à Richardson, Walpole, Radcliffe, Lewis, Fielding, Burney et Edgeworth, preuve de sa vaste culture littéraire, tout comme certaines de ses remarques sur le style si précis d’Austen, qui savait éviter tout artifice pour « décrire avec précision ce qu’elle voyait11 ». Henry James, à qui Pellew avait envoyé son livre, salua, dans leur correspondance, cette initiative de passer « cette délicieuse Jane » au crible d’une approche scientifique, même s’il trouvait que Pellew faisait encore preuve de trop de modération dans ses critiques envers Austen, jugée bien inférieure à George Eliot et Charlotte Brontë (Looser 187).
La deuxième thèse, d’une centaine de pages, consacrée à Jane Austen et au développement du roman bourgeois au xviiie siècle, ne figure pas non plus dans la bibliographie de Léonie Villard puisqu’elle fut rédigée en Allemagne, en 1910, par Julius Frankenberger : « Jane Austen und die Entwicklung des Englischen Bürgerlichen Romans im Achtzehnten Jahrhundert » (The Reception of Jane Austen in Europe xxiv).
La thèse de doctorat de Léonie Villard apparaît, par conséquent, comme l’une des trois premières au monde, si ce n’est la première par son ampleur, avec ses 396 pages. Il s’agit incontestablement de la première thèse sur Austen à avoir été rédigée par une femme en vue de l’obtention du grade de docteur ès lettres.
Leslie Stephen et la canonisation d’Austen
Léonie Villard ne manque pas d’indiquer une référence majeure qui marque une étape essentielle dans la reconnaissance de l’œuvre d’Austen : en 1885, l’historien Leslie Stephen, éditeur du Dictionary of National Biography, l’ouvrage de référence sur les figures importantes de l’histoire du Royaume‑Uni, y fait figurer Austen dès la première édition — aiguisant sans doute également la curiosité de sa fille, Virginia Woolf, pour la romancière.
Le regain d’intérêt pour Austen passe alors à nouveau par les États‑Unis, lorsque Oscar Fay Adams, originaire de Boston, entreprend de nouvelles recherches : en 1889, il se rend en Angleterre, dans le Hampshire, pour prendre des photos des lieux où elle vécut, rencontrer les membres survivants de la famille afin de publier en 1891 The Story of Jane Austen’s Life, également mentionné par Léonie, qui répertorie minutieusement les références les plus signifiantes. Elle mentionne aussi le livre de Constance Hill, deuxième autrice britannique après Tyler à s’intéresser à la vie d’Austen dans son ouvrage Jane Austen, Her Homes and Her Friends (1902) : en 1900, cette londonienne partit sur les traces de la romancière, dans son Hampshire natal, accompagnée par sa sœur Ellen, artiste en charge des illustrations du livre. Ses rencontres avec les neveux d’Austen lui permirent de lire les trois volumes de lettres originales qu’ils avaient réussi à regrouper, ainsi que d’autres documents familiaux.
En France, en revanche, ni le lectorat ni la critique ne semblent plus s’intéresser à Austen au tournant du siècle, comme le démontre la bibliographie de Léonie, qui s’arrête en 1913. Elle ne peut donc mentionner ni la monographie sobrement intitulée Jane Austen que Kate et Paul Rague consacrent à la romancière en 1914 afin de la faire connaître en France, ni l’ouvrage de Bassi, Medaglioni letterari: la vitae le opere di Jane Austen e George Eliot qui paraît en Italie la même année. Si le livre de Kate et Paul Rague présente de fines analyses psychologiques des personnages des romans, la thèse de Léonie s’en distingue par son ancrage sociologique et thématique.
La thèse de Léonie Villard
Comme l’écrivit si bien Jane Austen en exergue de Northanger Abbey, qu’elle avait pris soin de réviser en 1803 et en 1816 en vue d’une nouvelle tentative de publication, de nombreuses années se sont écoulées depuis l’achèvement de ce travail et pendant cette période, « les usages, les livres et les mentalités ont considérablement changé » (Austen xliii). Ainsi en est‑il manifestement de la rédaction des thèses depuis 1914, car ce qui frappe le lecteur contemporain, dès les premiers paragraphes, est le ton plus poétique et bucolique que scientifique choisi par l’impétrante, qui nous plonge immédiatement dans l’Angleterre des paysages de Constable et de Gainsborough :
« Austenland »
De vastes prairies, couvertes d’une herbe fine et drue d’un vert intense ; des haies touffues d’où s’élèvent de distance en distance de grands arbres au feuillage épais ; des chemins sinueux et encaissés dont l’étroit ruban grisâtre se perd au milieu de tant de verdure ; à l’horizon, des collines basses, profilant leurs lentes ondulations sur un ciel d’un bleu léger, voilé de brume ; dans l’air et mêlé aux fraîches senteurs végétales, le silence vivant et bruissant de la campagne, avec la voix du vent dans les branches, des chants d’oiseaux et des bourdonnements d’insectes ; parfois un village aux quelques maisons basses groupées autour d’une église surmontée d’une massive tour carrée ; tels sont les éléments essentiels du paysage dans cette partie du Hampshire dont la ville de Basingstoke est le centre. Pas une brusque échappée, pas une perspective inattendue pour donner une note de force, un accent d’originalité à ce décor riant et doucement monotone ; tout est grâce et langueur, silence et sérénité, dans cet aimable coin de terre dont l’activité de l’homme n’a jamais troublé la paix. Entre le réseau des hautes branches et la vaste étendue des gazons mouillés, le temps semble s’être endormi depuis des siècles comme dans un asile de la tranquillité d’antan — a haunt of ancient peace. Et, dans ce coin perdu du Hampshire, maintes petites paroisses sont encore — ou à si peu de chose près — ce qu’elles étaient il y a plus d’un siècle.
Aussi n’est‑il pas difficile au voyageur parcourant les environs de Basingstoke qu’on a si joliment appelés « Austenland » — la terre de Jane Austen — de retourner à plus de cent ans en arrière et d’évoquer des scènes et des figures d’autrefois. (5-6)
À cette description idyllique où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » en une douce unité, Léonie ajoute des souvenirs de lectures picaresques pour peindre l’arrivée, plutôt burlesque, des parents Austen au presbytère de Steventon :
Le chemin de Deane à Steventon, deux villages à sept ou huit milles de Basingstoke, était alors comme aujourd’hui, très étroit et bordé de haies vives ; il était, de plus, creusé de si profondes ornières qu’une voiture légère n’aurait pu s’y aventurer sans courir le risque de verser. La femme du révérend George Austen, recteur de Steventon, voulant rentrer chez elle après une courte absence et trop souffrante pour faire la route à pied fut, dit‑on, obligée de s’installer sur une charrette emplie de meubles destinés au presbytère. Assise sur un matelas de plumes au sommet d’une pile de tables, d’armoires et de chaises, la jeune femme arriva à Steventon dans cet équipage qui semblait emprunté à quelque cortège d’un « Roman comique ». L’incommodité d’un tel mode de transport suffit sans doute à lui enlever pour longtemps l’envie de tenter d’autres pérégrinations, car, de 1771 à 1801, les Austen demeurèrent à Steventon ou ne s’en éloignèrent qu’à de longs intervalles et pour des voyages à peine plus importants que ceux du Vicaire de Wakefield passant de la chambre bleue à la chambre brune. Ce fut au vieux presbytère de Steventon — aujourd’hui depuis longtemps démoli — que Jane Austen, le septième enfant du révérend Austen, naquit en 1775, là aussi qu’elle passa vingt-cinq ans de sa vie et écrivit la moitié de son œuvre. (6)
Cet incipit étonnant, qui ouvre la partie consacrée à la vie de Jane Austen, revendique ainsi son double ancrage dans une culture nourrie de multiples références littéraires et dans une réalité étayée par des anecdotes prosaïques tirées du « roman familial », pour mieux donner à voir et à ressentir concrètement le milieu qui permit l’émergence de l’œuvre austenienne. C’est donc à une lecture croisée de différentes sources que cette biographie vivante et foisonnante nous convie.
L’intérêt pour les conditions économiques et sociales
Comme dans tous les romans d’Austen, le cadre bucolique cède vite la place à des considérations matérielles qui anticipent d’ailleurs les préoccupations de la critique contemporaine, lorsqu’est évoqué le statut social de la famille :
Le révérend George Austen appartenait à une classe privilégiée du clergé anglican […] composée soit de cadets de nobles maisons pourvus des plus fructueux bénéfices dont pouvait disposer le chef de leur famille, soit de jeunes gens de moindre naissance pour qui de riches parents achetaient une cure. […] Les membres de cette classe se trouvaient, dès leur entrée dans les ordres, en possession d’un revenu qui suffisait à leur assurer une existence conforme à leurs goûts et à leur éducation. (6‑7)
Il s’agit là d’une vision plus optimiste que réaliste de la situation financière des Austen, dont le problème majeur fut justement l’inadéquation récurrente entre leur statut et l’état de leurs finances, mais Léonie Villard n’avait pas accès aux documents utilisés dans les biographies ultérieures. Si elle a raison de classer les Austen dans un « milieu provincial et traditionnaliste, simple de mœurs et aristocratique de tendances » (12), son analyse reste exagérément manichéenne quand elle affirme qu’à la fin du xviiie siècle, « la gentry qui demeurait à l’écart de tous les grands courants de la pensée ou de l’opinion, n’était ni atteinte, ni même menacée par la misère et les angoisses que faisaient naître, dans tous les autres milieux, les dangers de la situation politique » (47).
Jane, vue par Léonie
Lorsqu’elle s’applique à cerner la personnalité de Jane Austen, Léonie Villard mentionne d’abord l’influence de son milieu social et familial :
Son savoir ne fut jamais ni étendu ni profond, mais du moins elle n’entendit à Steventon que ce langage correct soigné dont se servaient alors les gens de bonne éducation. Elle apprit à parler et à écrire dans un style dont la simplicité même était une élégance, cependant que son jugement et son sens du ridicule trouvaient à s’exercer dans l’observation des faits de la vie journalière. (20)
Elle rend par la suite hommage à « l’honnêteté scrupuleuse » de la jeune femme qui se refusa à envisager une union où « l’intérêt compterait pour beaucoup et l’amour pour rien ou peu de chose » (42). Son analyse subtile du sentiment amoureux révèle sans doute aussi une affinité d’expérience avec Austen, restée célibataire comme elle :
La nature de Jane Austen était de celles chez qui l’éclosion du sentiment est lente et tardive. Il faut à de pareilles natures, vives et saines, mais qui veulent avant tout connaître le spectacle de la vie et se plaisent au jeu divers des apparences, qu’elles aient dépassé la première jeunesse pour voir l’amour et la tendresse fleurir en elles. Le développement de leur sensibilité se produit peu à peu sous l’influence des forces de la vie, et, mieux encore que dans le bonheur et la joie, il s’opère sûrement dans la douleur ou dans la tristesse d’un bel espoir déçu. (43)
En revanche, Léonie ne peut cacher son agacement face au manque de compassion et de charité envers les plus démunis qu’elle décèle dans certains comportements d’Austen, dont elle admire tant, par ailleurs, le « clair génie » (185) :
Son indifférence envers ce qui n’atteint ni elle ni les siens s’accompagne d’un trait qui choque et semble indiquer dans son être moral une pauvreté, une sécheresse regrettable : elle ne sait pas laisser parler en elle la pitié humaine. Elle donne aux siens affection et dévouement, mais elle ne fait là qu’élargir son égoïsme puisqu’elle se refuse toujours à donner un mot de sympathie, une pensée de compassion, aux douleurs que ses yeux ne verront point. Son bon sens, ordinairement si juste, et son esprit pratique ont ici quelque chose d’étroit, de mesquin, qui font souhaiter de trouver à leur place moins de raison et plus de tendresse. (49)
De même, Léonie Villard regrette qu’Austen ait négligé de représenter les classes inférieures dans ses romans : « Pour elle, il existe dans le monde une classe de gens qui sont nés pour être pauvres, mal nourris, asservis à toutes les besognes trop basses ou trop rudes pour les créatures d’essence supérieure dont la gentry et l’aristocratie se composent » (216). Enfin, elle déplore l’absence totale d’intérêt pour les animaux dans son œuvre : « Sur ce point, sa sensibilité et, partant, son art, sont en défaut. Elle ne dit rien des animaux parce qu’ils ne lui inspirent ni intérêt ni affection. La comédie de salon qu’est son roman ne fait aucune place à la vie des bêtes » (337). Ces remarques sont étonnantes par leur modernité puisqu’elles anticipent l’émergence actuelle des « études animales » (animal studies), un champ de recherche en plein développement dont les analyses portent sur les relations anthropozoologiques et sur les représentations de la place des animaux dans la culture, l’art ou le langage.
Comme son modèle, Léonie sait autant jouer de la pointe acérée que de la touche exquise lorsqu’elle évoque, par exemple, les difficultés rencontrées par Austen à Bath en termes de créativité : « Son génie était de ceux qui ne s’expriment que dans l’isolement et la quiétude, alors que, loin de toute activité extérieure, l’être se donne tout entier à saisir le jeu et le ressort secret des apparences » (117).
L’œuvre d’Austen dans la littérature du xviiie siècle
La deuxième partie de la thèse propose des analyses psychologiques, sociales et sociologiques souvent fines et subtiles des romans d’Austen et de leurs héroïnes, dont Léonie montre la spécificité en les comparant aux personnages féminins de Richardson, de Goldsmith ou de Fielding qui incarnaient plus un idéal moral préconçu que des qualités naturelles individualisées (295). Le panorama qu’elle brosse de la littérature du xviiie siècle depuis Daniel Defoe rend compte des grandes étapes ayant jalonné l’évolution du genre romanesque, qui se détourne un temps du réalisme sous l’impulsion romantique, pour explorer le merveilleux ou le fantastique à travers des scènes de mystère et de terreur gothiques, tandis que le roman féminin continue à trouver sa matière dans la vie contemporaine. Pour Léonie Villard, la complexité et l’intérêt du genre romanesque à cette période tiennent à ce qu’il s’enrichit « de toutes les variations que brodent sur une trame commune l’activité humaine et le jeu des événements », reflétant ainsi « les apparences et l’âme même du siècle » (187).
C’est dans cette partie qu’apparaissent les idées principales de sa thèse qui met clairement en évidence les liens entre Austen et les romancières qui l’ont inspirée, comme Frances Burney et Maria Edgeworth. Si elle n’évoque guère la portée politique inhérente au développement du « roman féminin » créé par « Miss Burney », elle perçoit judicieusement l’importance de cette romancière dans l’histoire littéraire puisque c’est avec Evelina (1778) que « le jugement des femmes sur la vie et leur vision du réel reçoivent dans le roman une expression directe et vraie » (187) : en effet, le roman féminin mêle peinture de la société et analyse psychologique, tout en trouvant « sa matière dans la vie contemporaine » faite de considérations matérielles. Léonie estime, en outre, que la réussite d’Austen tient à sa capacité à créer des héroïnes qui « vivent et agissent dans un milieu psychologique peu différent du nôtre » (295), tout en étant dotées d’une « spirituelle vivacité » et d’un « charme dont personne avant elle n’avait su parer la femme sans l’élever au‑dessus du commun niveau de l’humanité » (296). Quant à l’humour d’Austen, qui demeure modéré, juste et délicat, il « a l’inestimable pouvoir d’illuminer, à mesure qu’il les atteint, les existences les plus plates » (367).
L’étude psychologique
C’est dans les passages consacrés à l’étude psychologique que se déploie toute la finesse d’analyse de Léonie Villard, qui rend un hommage appuyé aux « instantanés psychologiques » dont Austen nous laisse le soin de dégager la signification plus large (301). Si, à la première lecture, ses romans semblent appartenir au genre de la comédie de mœurs, leurs représentations subtiles et nuancées les rapprochent de la comédie de caractères, où « l’étude psychologique orientée vers l’individuel arrive à la vérité universelle » (307). Léonie a le sens de la formule quand elle écrit, par exemple, au sujet d’Elizabeth Bennet, qu’il y a chez cette héroïne « quelque chose qui échappe à l’analyse, une force mystérieuse, une vertu secrète qui la dépasse elle‑même » (61). Cependant, sa connaissance si précise des personnages représente parfois un écueil puisqu’elle les évoque comme s’ils étaient réels : « Elizabeth sait que la raillerie, lorsqu’elle n’est ni amère ni méchante, est la meilleure arme contre l’orgueil, la prétention et la sottise » (63). Or, elle s’en rend si bien compte qu’elle se justifie en remarquant que « la vérité des situations et du dialogue est telle que les personnages du roman deviennent bientôt pour nous des figures familières, et les Bennet, Mr. Collins ou Lady Catherine revêtent à nos yeux l’aspect des gens rencontrés dans la vie réelle » (69). Car, affirme Léonie, « l’étude psychologique n’est pas seulement un de ces éléments dont l’œuvre est faite, elle en est la substance même, à laquelle l’art et l’humour ont prêté leurs formes » (298). Dans une magnifique formulation qui annonce l’aspiration de Virginia Woolf à traduire l’insaisissable de l’expérience intérieure dans son flux et sa complexité, Léonie Villard explique que « là où l’auteur de Clarissa n’avait trouvé matière qu’à de monotones et lourdes analyses, la pénétration et l’intuition de Jane Austen atteignent au rythme même de la vie intérieure » (301), réalisant « dans sa sphère étroite et baignée d’une si pure lumière, quelque chose du “vouloir vivre” moderne » (318).
La thèse de Léonie Villard est remarquable de subtilité quand elle saisit que toute l’œuvre d’Austen manifeste « une attitude nouvelle du romancier devant le réel », où « pour la première fois, la transposition de la vie à l’art s’opère dans le roman sans que le rythme, l’accent et les couleurs de la réalité soient altérées » (381).
La soutenance
Le 6 février 1915, Léonie Villard soutient sa thèse de doctorat sur Jane Austen, en Sorbonne, devant un jury forcément masculin, composé du Doyen Croiset et de Messieurs Legouis, Reynier, Morel, Verrier et Cazamian. Dans leur rapport de soutenance, les membres considèrent que cette thèse représente « un bel exemplaire de ce qu’on peut appeler désormais les “humanités anglaises” », d’autant qu’ils ont apprécié « les qualités les plus sérieuses de culture générale, de méthode et d’élégance littéraire » de l’impétrante. On y lit aussi que Léonie Villard a « montré ce mérite assez rare qui consiste à ne pas répondre à côté de l’objection. Elle est modeste, non de parti-pris, mais par intelligence et par probité12 ». Le jury lui attribue donc le grade de docteur ès lettres, avec une mention très honorable à la majorité de 4 voix contre 2.
Postérité
Rédigée en français et publiée au moment du déclenchement du premier conflit mondial, la thèse de Léonie Villard ne connut malheureusement pas le même écho que son ouvrage ultérieur, La Femme anglaise au xixe siècle et son évolution d’après le roman anglais contemporain (Paris, Henri Didier, 1920), qui fit l’objet d’un compte rendu rédigé par Virginia Woolf (mais publié anonymement) le 18 mars 1920 dans le Times Literary Supplement sous le titre « Men and Women13 ».
Cette thèse lui valut cependant d’être lauréate, en 1917, du prix littéraire Rose-Mary Crawshay décerné par l’Académie britannique nouvellement créée, en 1902 : d’une valeur de 100 livres sterling, ce qui représentait une somme non négligeable à l’époque, ce prix était « destiné à récompenser tous les trois ans la meilleure étude de littérature anglaise écrite par une femme ». Le journal Le Temps du 22 septembre 1917 mentionne une telle distinction, à la demande du ministère de l’Instruction publique, dont les représentants félicitent « Melle Villard », alors « professeur d’anglais au lycée de jeunes filles de Lyon », pour « sa remarquable étude récente sur la vie et l’œuvre de Jane Austen », tout en se réjouissant du « libéralisme qui anime le conseil de l’Académie britannique et de l’estime en laquelle il tient la critique de nos anglicisants ». Ironie du sort, on peut lire, sur la même page, l’annonce du décès de Louis Liard, recteur honoraire de l’Académie de Paris, qui avait approuvé la publication de la thèse de Léonie (Le Temps, 22 septembre 1917, 3)14.
Dans leur Histoire de la littérature anglaise publiée en 1924, les professeurs É. Legouis et L. Cazamian, membres du jury de soutenance, empruntent manifestement des expressions à la thèse de Léonie lorsqu’ils évoquent, par exemple, le style de Jane Austen, « baigné de lumière » (927), mais sans la citer. Seule une brève référence à son nom et à sa thèse, « (J.A.) », figure à la fin d’une note de bas de page au milieu d’autres indications bibliographiques (note 1, 926), et sans plus de distinction.
Ce n’est qu’en 1953 que le critique Noel J. King évoquera cette thèse dans son article intitulé « Jane Austen in France », publié dans Nineteenth-Century Fiction, reconnaissant enfin l’apport de Léonie Villard aux études austeniennes sur le plan international.
En France, il faudra attendre 1975 et les commémorations du bicentenaire de la naissance d’Austen pour qu’une autre thèse lui soit enfin consacrée. Tandis que Léonie Villard expliquait dans sa préface que son travail « ne saurait tenter d’être une étude de psychologie littéraire », Pierre Goubert choisit, soixante ans plus tard, de rédiger sa thèse sur ce sujet. Son Étude psychologique de la romancière ne mentionne que brièvement le travail de Léonie Villard, dans la bibliographie annotée, pour les raisons suivantes :
Nous n’avons encore jamais eu l’occasion de faire référence dans notre ouvrage à la thèse de Léonie Villard. Cette omission est due au moins autant à l’orientation particulière de cette étude qu’à un état de l’information qui a beaucoup changé depuis 1915 et ne saurait nous faire oublier la lecture d’un des livres les plus fins et les plus agréables à lire qui aient été écrits sur notre auteur. (Goubert 493)
On note enfin qu’en 2017, la maison d’édition Routledge s’est intéressée au travail de Léonie avec la parution d’un livre intitulé Jane Austen: A French Appreciation (Léonie Villard et R. Brimley Johnson), où seule une partie de la thèse traduite en anglais est publiée.
Conclusion
La thèse de Léonie Villard va bien au‑delà de l’objectif modestement énoncé dans la préface, qui n’entendait proposer qu’une « nouvelle biographie de la romancière » : avec une intuition sûre et fulgurante, cette pionnière des études austeniennes avait décelé, dès 1914, l’importance que prendrait Jane Austen dans l’histoire littéraire. Elle ne cessa de s’interroger sur les multiples raisons qui expliquent l’attrait exercé par cette œuvre romanesque et qui tiennent, en partie, à « quelque chose de miraculeux », comme « ce pouvoir d’échapper au temps et de ne point être atteint par les fluctuations du goût, lequel à toutes les époques a caractérisé les œuvres que l’on s’accorde à nommer classiques » (Villard 1957a, 225). Cependant, c’est dans ses carnets de guerre que Léonie Villard rend peut‑être son plus bel hommage à Jane Austen, alors qu’elle évoque la crainte de bombardements imminents, le 10 mai 1944, dans un contexte marqué par l’abattement et l’épuisement :
Il y a quatre ans, pour le plaisir d’éprouver un frisson de peur, nous lisions des romans policiers. Nous sommes désormais bien trop anxieux et angoissés pour lire et seules les histoires les plus banales sont les bienvenues. […] À la campagne, j’ai relu Jane Austen et je lui sais gré de ce monde paisible qu’elle a su conserver intact, pour nous qui vivons dans ce chaos et ce marasme. (Villard 2024, 10 mai 1944, 218‑219)
Cette capacité particulière de l’œuvre austenienne à nous soustraire aux tensions de la réalité, voilà, sans doute, l’une des clés les plus pertinentes pour expliquer à la fois son intemporalité et son succès persistant, en notre époque troublée.