« The Proper Upkeep of [Our Foremothers’] Names » : Léonie Villard sous la plume de Virginia Woolf, et vice versa

  • “The Proper Upkeep of [Our Foremothers’] Names”: Léonie Villard through the Eyes of Virginia Woolf, and Vice Versa

DOI : 10.35562/rma.1143

Résumés

À partir du compte rendu que Virginia Woolf consacre dans le Times Literary Supplement du 18 mars 1920 à l’ouvrage intitulé La Femme anglaise au xixe siècle et son évolution d’après le roman anglais contemporain, par Léonie Villard, cet article s’attache à mettre en lumière les liens qui unissent la romancière, essayiste et journaliste britannique à l’universitaire lyonnaise Léonie Villard, spécialiste d’études anglaises et américaines, première femme à devenir professeure des universités en France — une femme qui en dépit de l’exceptionnalité de son parcours a longtemps été oubliée. Tout en revenant sur l’invisibilisation des femmes dans l’histoire de l’université en Angleterre et en France, processus déjà dénoncé par Woolf dans A Room of One’s Own (1929), il s’agit ici d’interroger l’éclairage que Virginia Woolf, son compte rendu de La Femme anglaise et sa pensée féministe apportent sur Léonie Villard et, vice versa, l’éclairage que Léonie Villard et La Femme anglaise mais aussi l’oubli dans lequel ce texte et son autrice sont tombés apportent sur Virginia Woolf, son œuvre et son héritage.

Based on Virginia Woolf’s review of Léonie Villard’s La Femme anglaise au xixe siècle et son évolution d’après le roman anglais contemporain published in the Times Literary Supplement dated 18 March 1920, this article highlights the links between Virgina Woolf and Léonie Villard, a French academic from Lyons, and a specialist in English and American studies, who was also the first woman to have become a Named Professor in Literature in a French University. But despite her exceptional career, Léonie Villard has long been forgotten. The aim here is to look at the invisibility of intellectual women in England and France, a fact which Virginia Woolf had already pointed out in A Room of One’s Own (1929). We will also examine Virginia Woolf’s account of La Femme anglaise and the light her feminist thoughts shed on Léonie Villard, as well as, conversely, the light that Léonie Villard and La Femme anglaise also shed on Virginia Woolf, her work and her legacy.

Plan

Texte

Romancière moderniste, essayiste prolifique, féministe engagée : différentes Virginia Woolf circulent dans les salles de classe, les rayonnages de bibliothèque et de librairie, les médias et les imaginaires culturels. Mais l’on y croise bien rarement Virginia Woolf la journaliste « au cœur de son temps » (Bernard 7), à qui l’on doit d’innombrables articles et comptes rendus critiques publiés tout au long de sa carrière dans de nombreux journaux et magazines, des deux côtés de l’Atlantique. Pourtant, c’est bien de cette Virginia Woolf‑ci qu’il s’agit ici.

Le 18 mars 1920, Virginia Woolf publie dans l’hebdomadaire britannique The Times Literary Supplement un compte rendu anonyme intitulé « Men and Women » (voir Woolf [1920] 1988, 192‑195), consacré à un ouvrage paru la même année, de l’autre côté de la Manche : La Femme anglaise au xixe siècle et son évolution d’après le roman anglais contemporain, par Léonie Villard (voir Villard 1920). Ce compte rendu woolfien a depuis fait l’objet de multiples rééditions en langue anglaise et d’une traduction française par Sylvie Durastanti, sous le titre « Hommes et femmes » (Woolf [1920] 1983), paru il y a plus de cinquante ans maintenant. En dépit de son extrême brièveté, « Men and Women » évoque des questions qui seront amenées à jouer un rôle prépondérant dans l’œuvre woolfienne, notamment dans la réflexion que l’autrice mène sur les femmes, la littérature et l’histoire. Aussi ce texte est‑il souvent évoqué par les spécialistes de Woolf qui s’intéressent à sa pensée féministe et à sa réflexion sur le genre (au sens de gender en anglais), mais on ne peut malheureusement pas en dire autant de l’ouvrage qui fit l’objet de ce compte rendu woolfien, La Femme anglaise au xixe siècle, ou de son autrice, Léonie Villard.

Ce constat me conduit durant l’été 2021 à m’intéresser à Villard, en vue du colloque Virginia Woolf, lectures françaises1. C’est dans le prolongement de cette réflexion que s’inscrit le présent texte. Après avoir évoqué ma rencontre fortuite avec Léonie Villard, j’interrogerai l’éclairage que Virginia Woolf, son compte rendu de La Femme anglaise et sa pensée féministe apportent sur Villard puis, vice versa, l’éclairage que Léonie Villard, La Femme anglaise et l’oubli dans lequel ce texte et son autrice sont tombés apportent sur l’œuvre de Woolf et son héritage.

« Could it be the great scholar, could it be [L— V—] herself? »

C’est sous la plume de Virginia Woolf que je croise pour la première fois le nom de Léonie Villard, à l’automne 2018, au cours de la rédaction de ma thèse de doctorat consacrée aux postérités littéraire, féministe et critique de A Room of One’s Own. Ma réflexion porte alors sur la place de ce célèbre essai woolfien sur les femmes et la fiction dans l’œuvre de l’autrice britannique. Je n’ai que très peu de souvenirs de ma première lecture de « Men and Women », une lecture sans doute effectuée un peu rapidement, tout absorbée par la recherche d’éléments annonçant la réflexion développée dans A Room of One’s Own. Cela se manifeste dans ma thèse où je mentionne le compte rendu de Woolf tout en omettant de préciser le titre de l’ouvrage qu’elle y évoque et le nom de son autrice (voir Favre 2021, 48), et participe ainsi bien tristement à l’invisibilisation de Léonie Villard au sein du champ académique. Pourtant, l’idée même que Woolf a consacré un compte rendu à un ouvrage écrit par une universitaire française, somme toute sa contemporaine, opère une sorte de cristallisation dans mon esprit, puisque près de trois ans plus tard, lorsque la Société d’études woolfiennes publie un appel à communications pour son colloque consacré aux lectures françaises de Woolf, je pense très vite à ce compte-rendu, et entame mes premières recherches sur Léonie Villard.

Force est de constater que les informations alors disponibles en ligne — une brève page Wikipédia, une notice IdRef, quelques lignes de Claude Boisson dans son histoire de l’anglistique à Lyon (voir Boisson) et l’article in memoriam publié en 1971 dans Études anglaises (voir Jones-Davies et al.) — étaient lacunaires et bien souvent contradictoires. On pouvait y lire que Villard était née en 1878 ou en 1890, qu’en 1908 elle avait été la première femme à obtenir l’agrégation d’anglais où elle avait été reçue première ou deuxième, avant d’avoir soutenu à Paris en 1914 ou en 1915 sa thèse de doctorat : les sources aisément disponibles ne s’accordaient guère. L’enquête menée par Marie Mianowski, et la biographie qui en est issue, assortie de la traduction du journal de guerre2 de Villard, sans oublier l’exposition et la journée d’études consacrées au fonds Léonie Villard qui se sont déroulées en octobre 2023 à l’Université Grenoble Alpes, ont permis à Léonie Villard de sortir de l’oubli. Ce processus n’est pas sans évoquer ce que Woolf nommait dans le manuscrit de A Room of One’s Own : « the proper upkeep of names » (Woolf 1992, 24), c’est-à-dire « le maintien en bonne et due forme des noms3 ».

A Room of One’s Own, essai considéré depuis plusieurs décennies comme un classique de la littérature et de la critique féministes, est particulièrement célèbre pour la réflexion que Woolf y déploie sur les conditions matérielles de la création et sur la nécessité qu’elle y énonce, pour les femmes aspirant à écrire, de disposer d’un lieu à elles et de cinq cent livres de rente par an. On évoque aussi souvent l’idéal androgyne que Woolf associe au génie littéraire, ou encore la fable tragique de la petite sœur du grand William Shakespeare. On fait plus rarement place au propos que Woolf élabore dans ce texte sur l’histoire et son écriture, et sur la place que l’histoire fait aux femmes, et à leurs noms.

Le proper upkeep of names, le maintien en bonne et due forme des noms des femmes qui nous ont précédé·e·s : voilà bien, selon Woolf, ce qui fait défaut à l’historiographie, dont les silences ont exclu les femmes de notre mémoire collective. C’est également ce qui fait défaut à la littérature et à la tradition littéraire, où les femmes, comme Woolf s’attache à le souligner tout au long de A Room of One’s Own, quand elles ne portent pas un pseudonyme d’homme, sont réduites à l’anonymat et à l’oubli, voire au silence.

Le proper upkeep of names, le maintien en bonne et due forme des noms des femmes qui nous ont précédé·e·s, c’est bien la nécessité critique, dans tous les sens de ce terme, que l’universitaire féministe états-unienne Jane Marcus a tâché de mettre en lumière dans un essai intitulé Virginia Woolf, Cambridge, and A Room of One’s Own: “The Proper Upkeep of Names”. Dans cet essai, Marcus interroge la place octroyée aux femmes au sein de l’université, à Cambridge et ailleurs, via ce processus de maintien du nom, dont Marcus ne cesse de souligner la dimension symbolique — « It is in colleges that the “proper upkeep” of names is practised, with plaques and monuments and statues and rooms with names on them » (Marcus 12) — mais aussi la dimension éminemment genrée : « It is as if the tradition of keeping up men’s names is deeply connected with the keeping down of women’s » (51). Aussi, c’est avec une pugnacité teintée de mélancolie que Jane Marcus évoque l’effacement des femmes de l’histoire de l’université de Cambridge dans son essai : l’effacement de Woolf et des conférences qu’elle y a données, l’effacement des femmes qui luttèrent pendant près d’un siècle pour leur véritable inclusion au sein de cette institution, mais aussi l’effacement de l’universitaire britannique Jane Ellen Harrison, étudiante puis professeure à Cambridge, bien souvent considérée comme la première femme à avoir véritablement fait carrière universitaire en Angleterre. Si l’on en croit Jane Marcus, c’est d’ailleurs à l’absence de commémoration de Jane Harrison au sein de son université, que Woolf vient répondre lorsqu’elle convoque la figure spectrale de J— H— au sein du premier chapitre de A Room of One’s Own :

Somebody […] but in this light they were phantoms only, half guessed, half seen, raced across the grass […] and then on the terrace, as if popping out to breathe the air, to glance at the garden, came a bent figure, formidable yet humble, with her great forehead and her shabby dress—could it be the famous scholar, could it be J— H— herself? (Woolf [1929] 2015, 13)

S’inscrivant dans la lignée de Woolf, Marcus tâche de célébrer la mémoire de Jane Harrison, non sans une pointe d’ironie face à la portée désespérée de ce geste : « It is one of the great advantages of being a woman, to paraphrase Virginia Woolf again, that one cannot pass the fine portrait of a neglected intellectual without wanting to make a heroine of her » (Marcus 12). Mais si un portrait de Jane Harrison figure bel et bien à Cambridge, sur les murs de Newnham College, nul portrait de Léonie Villard ne figurait sur les murs des locaux historiques de l’université de Lyon, où elle a pourtant effectué la majorité de sa carrière, lorsque j’y débute la mienne en 2016, et je n’ai jamais eu l’honneur d’y croiser le fantôme de cette universitaire dont la mémoire a longtemps été oubliée4. C’est dire la reconnaissance que les anglicistes doivent à Marie Mianowski, pour s’être arrêtée devant le portrait de Léonie Villard qui était affiché dans la salle du campus de l’Université Grenoble Alpes qui abrite le fonds Villard depuis plusieurs décennies, et pour s’être lancée sur les traces de ce fantôme afin d’en faire ressurgir le souvenir.

Car, de fait, le proper upkeep of names, le maintien en bonne et due forme des noms des femmes qui nous ont précédé·e·s, c’est bien ce dont Léonie Villard n’avait pu bénéficier jusqu’alors et ce que Virginia Woolf, en véritable passeuse, grâce à ce compte rendu de La Femme anglaise qui constitue l’une des bien trop rares modalités du maintien du nom de cette universitaire lyonnaise, a contribué à rendre possible.

Léonie Villard au prisme de Virginia Woolf

Je me suis longtemps demandée ce qui conduisit Virginia Woolf à lire Léonie Villard. Je me suis même prise à rêver que le chemin de Woolf ait croisé La Femme anglaise aux hasards des rayonnages d’une bibliothèque, similaire à celle que la persona woolfienne explore dans A Room of One’s Own, ou que l’intérêt de Woolf pour la question des femmes et de la fiction l’ait poussée à acquérir et à lire l’ouvrage de Léonie Villard. Il semble néanmoins bien plus probable que ce livre lui ait été confié par le Times Literary Supplement pour lequel Woolf signait des comptes rendus anonymes depuis plusieurs années déjà, et au sein duquel la thèse de doctorat de Léonie Villard, Jane Austen, sa vie et son œuvre : 1775‑1817 fut l’objet, l’année de sa publication, en 1915, d’un compte rendu anonyme des plus élogieux (voir Anon. [C. W. James] 1915), ce qui sera également le cas du compte rendu que Woolf consacre à l’ouvrage publié par Villard en 1920.

La Femme anglaise au xixe siècle, d’après le roman anglais contemporain, volume d’une longueur de 322 pages, explore l’évolution de la place des femmes dans la société anglaise sous l’angle de la fiction, de l’aube du xixe siècle jusqu’aux lendemains de la première guerre mondiale. Villard prend comme point de départ ce qu’elle considère comme l’exceptionnalité du statut que la société anglaise accorde aux femmes, mais aussi ce qu’elle envisage comme l’exceptionnalité des femmes anglaises elles-mêmes. Son but est de déterminer les causes d’une telle exception :

C’est une femme nouvelle que nous montre une Angleterre renouvelée par un élan unanime et magnifique. Mais à quelle formation mystérieuse et lointaine, à quelles activités salutaires cette femme a‑t‑elle puisé la force morale, l’endurance physique, et surtout la merveilleuse faculté d’adaptation qu’elle a soudain manifestées et que, depuis août 1914, elle a mises si généreusement au service de la cause commune ? La réponse à cette question est contenue dans l’histoire de l’évolution qui, au cours du xixe siècle, modifia l’âme et la vie de la femme anglaise et, en les modifiant, imprima à toute la vie sociale une orientation et une impulsion nouvelles. (Villard 1920, 6)

Si, comme elle l’énonce en avant‑propos, « nombreux sont les documents qui pourraient nous permettre de reconstituer les phases les plus caractéristiques de la lutte soutenue par la femme anglaise » (7), c’est pourtant à la littérature que Léonie Villard se fie pour retracer cette histoire. Villard fait ainsi place, d’une part, à la fonction mimétique du roman réaliste du xixe siècle qu’elle envisage comme « le miroir » (108) de la société anglaise. Elle fait également allusion à « la série d’actions et de réactions mutuelles et souvent insaisissables qui s’exercent constamment entre la littérature et la vie » (237), et s’attache donc à la façon dont la littérature agit sur le monde, c’est à dire, au risque de paraître anachronique, à la dimension performative du discours littéraire.

Au fil de trois parties intitulées « Les années de servitude », « La libération de l’énergie féminine », et « L’affranchissement sentimental », Léonie Villard offre un vaste tableau de la littérature britannique du xixe siècle au début du xxe siècle, évoquant notamment les romans de Charles Dickens, William Thackeray, George Meredith et H. G. Wells, ainsi que les écrits d’une multitude d’autrices, dont Charlotte Brontë, George Eliot, Elizabeth Gaskell, May Sinclair et bien d’autres. Ce panorama lui permet d’explorer l’évolution non pas tant de « la » femme anglaise, comme le laisse entendre le titre de l’ouvrage, mais plutôt les différentes positions qu’occupent les femmes en Angleterre de 1800 à 1920, en s’intéressant notamment aux figures qu’incarnent la vieille fille, l’institutrice, la pêcheresse ou fallen woman, l’ouvrière, la garde malade, la nouvelle femme ou new woman, et la suffragette. L’ouvrage se clôt sur une note d’espoir quant aux évolutions à venir, aux lendemains de la première guerre :

Désormais […] l’évolution sociale, précipitée et élargie par la guerre ouvre à la femme anglaise un champ assez vaste pour que dans tous les rangs et dans tous les milieux, elle puisse satisfaire — pour son propre bonheur et pour le bien de tous — au désir d’activité que l’émancipation de son énergie a fait naître en elle depuis un demi-siècle. (321‑322)

L’année de sa publication, La Femme anglaise fut l’objet de deux recensions, celle de Woolf dans le TLS en mars 1920, puis en juillet-août, un compte rendu lui aussi élogieux dans la Revue internationale de l’enseignement, par Charles Cestre, qui fut le premier professeur de littérature et civilisation américaines de la Sorbonne. Cestre évoque « la probité scientifique » et « le talent » de Léonie Villard (Cestre 302), et affirme que l’on retrouve dans cet ouvrage « la sûreté de méthode, la solidité de jugement, la pureté de forme qui caractérisent la thèse pour le doctorat ès lettres sur Jane Austen de Mlle Villard » (301). Il met également en valeur l’envergure de La Femme anglaise qui articule selon lui les dimensions et objectifs suivants : « Ce livre est à la fois une histoire sociale, psychologique et morale de la condition de la femme et du féminisme dans l’Angleterre du xixe et du xxe siècles, et un guide pour la lecture du roman anglais de la même époque. » (301)

Le compte rendu que Woolf publie de l’autre côté de la Manche quelques mois plus tôt est, lui aussi, des plus laudatifs. Woolf évoque ainsi la perspicacité et la clairvoyance du regard que Léonie Villard porte sur l’Angleterre : « [A] Frenchwoman […] looking with the clearsighted eyes of her race across the Channel » (Woolf [1920] 1988, 194). Elle chante également les louanges de Villard en soulignant dans les premières lignes de son compte rendu sa capacité à traiter avec précision et clarté d’un sujet des plus vastes, mais aussi le bien‑fondé et l’acuité de la méthode employée au sein de l’ouvrage, c’est-à-dire du détour par la fiction pour mieux examiner les faits, approche que Woolf elle‑même adopte dans nombre de ses essais. Woolf trouve néanmoins à redire, aussi bien sur le fond de la réflexion villardienne que sur certains des partis pris de La Femme anglaise. D’une part, l’autrice anglaise trahit pour ainsi dire la pensée de Villard lorsqu’elle affirme que cette dernière fait de l’entrée des femmes anglaises dans les usines le marqueur clé de leur émancipation : « For the first time for many ages […] the true figure of womanhood, rose from her wash‑tub, took a stroll out of doors, and went into the factory. That was the first painful step on the road to freedom » (194). Alors que l’on s’aperçoit, non sans une certaine surprise, en lisant La Femme anglaise que sur ce point Villard écrit tout bonnement l’inverse de ce que Woolf lui fait dire : « la création d’un nouveau type féminin, l’ouvrière, et la servitude industrielle ne constituent pas la première étape de l’émancipation féminine » (Villard 1920, 112). Mais outre ce contre‑sens que l’on peut sans doute lire comme le signe du clivage qui sépare les conceptions woolfiennes et villardiennes de l’émancipation féminine, Woolf souligne à demi‑mot certains des points aveugles de La Femme anglaise. Là où Villard explore les textes de fiction en se concentrant sur ce que leur univers diégétique révèle de la situation des femmes anglaises et ne s’appesantit guère sur la question de la forme et du style, Woolf ne peut concevoir l’émancipation féminine ou plus largement l’évolution des femmes sans interroger l’influence que ce changement de paradigme sera amené à exercer sur la littérature dans sa matérialité même. Aussi, le dernier temps du compte rendu met de côté la réflexion de Villard alors que Woolf s’interroge sur ce que la libération de l’énergie féminine pourrait provoquer au niveau de l’écriture :

“I have the feelings of a woman,” says Bathsheba in Far from the Madding Crowd, “but I have only the language of men.” From that dilemma arise infinite confusions and complications. Energy has been liberated, but into what forms is it to flow ? To try the accepted forms, to discard the unfit, to create others which are more fitting, is a task that must be accomplished before there is freedom or achievement. (Woolf [1920] 1988, 195)

Mais ces libertés que Woolf prend vis-à-vis de l’ouvrage de Villard, ainsi que les limites qu’elle y entrevoit, sont peut‑être plus révélatrices de Woolf et de la pensée woolfienne, qu’elles ne le sont de Léonie Villard ou de La Femme anglaise.

Virginia Woolf au prisme de Léonie Villard

La rencontre par textes interposés de Léonie Villard et de Virginia Woolf vient apporter un éclairage intéressant sur Virginia Woolf et sa pensée féministe, mais aussi sur ce qu’elle continue de nous apporter.

En effet, une lecture croisée de La Femme anglaise, de « Men and Women » et de l’œuvre woolfienne met en lumière l’influence que la pratique journalistique de Woolf exerce sur la réflexion qu’elle développe au long cours sur les femmes et la fiction. Par les différents effets de glissement, de réajustement et de focalisation qu’il opère, le compte rendu woolfien de l’ouvrage de Villard constitue en effet un véritable laboratoire d’idées, Woolf esquissant dans « Men and Women » des pistes qu’elle sera amenée à développer dans certains des textes qui viendront lui succéder, dont A Room of One’s Own et Three Guineas. Mais ces deux textes phares du féminisme woolfien évoquent également à bien des égards la réflexion de Léonie Villard dans La Femme anglaise. Différents échos conceptuels et thématiques réunissent en effet l’ouvrage de Villard aux textes que Woolf dédie, pour reprendre le phrasé de l’époque, à « la question de la femme », the woman question, tels que la question de l’influence des femmes sur la marche du monde, celle de leur entrée progressive dans les professions et de leur incursion dans la sphère académique, ou encore celle du regard biaisé que portent les hommes écrivains sur leurs héroïnes, ou du nouveau point de vue qu’introduisent les écrivaines dans les textes de fiction. Ces résonances soulignent combien on ne saurait circonscrire le dialogue entre Woolf et Villard au compte rendu de 1920, et attestent l’influence, implicite mais tangible, de Léonie Villard sur Virginia Woolf5.

Ce dialogue textuel entre Villard et Woolf vient également souligner le fait que loin de la Virginia Woolf éthérée qui se serait retirée dans une tour d’ivoire jusqu’à sa fin tragique — figure que l’on ne cesse de croiser dans les salles de classe, les rayonnages de bibliothèque et de librairie, les médias et les imaginaires culturels — Woolf était une journaliste en prise avec le débat d’idées de son temps et en conversation avec ses contemporaines et contemporains. Loin de n’être qu’un à‑côté de l’œuvre woolfienne, cette conversation a largement influencé la réflexion de Woolf sur les femmes et la fiction, une réflexion bien souvent qualifiée de « pionnière ». Mais si ce qualificatif de pionnière peut aussi bien être attribué à Woolf et à sa réflexion féministe qu’à Léonie Villard, il vient trop souvent mettre en avant l’exceptionnalité woolfienne, au lieu de souligner combien elle s’inscrivait dans son époque et dialoguait avec celle‑ci, processus créatif collectif que Woolf met en avant dans A Room of One’s Own en ces termes : « For masterpieces are not single and solitary births; they are the outcome of many years of thinking in common, of thinking by the body of the people, so that the experience of the mass is behind the single voice » (Woolf [1929] 2015, 49). Il est de fait indéniable que Woolf a absorbé d’innombrables textes, y compris La Femme anglaise de Léonie Villard, dans l’entrelacs de son œuvre, sans toujours se réclamer explicitement de l’influence exercée par ses contemporain·e·s sur sa propre réflexion. Néanmoins, la dimension implicite et asymétrique de ce dialogue ne saurait démentir la volonté woolfienne de rendre visibles les femmes qui l’ont précédée, et de faire résonner leurs noms.

Sur ce point, « Men and Women » est l’un des premiers textes dans lequel Woolf affirme, non sans humour, que les femmes constituent un point aveugle du savoir commun : « It has been common knowledge for ages that women exist, bear children, have no beards, and seldom go bald but save in these respects, and in others where they are said to be identical with men, we know little of them and have little sound evidence upon which to base our conclusions » (Woolf [1920] 1988, 193). Woolf reliera à de multiples reprises ce constat à la question des silences de l’histoire, qu’elle évoque notamment dans l’article intitulé « Women and Fiction » qui paraît en mars 1929, dans le magazine états‑unien The Forum :

For very little is known about women. The history of England is the history of the male line, not of the female. Of our fathers we know always some fact, some distinction. They were soldiers or they were sailors; they filled that office or they made that law. But of our mothers, our grandmothers, our great-grandmothers, what remains? (Woolf [1929] 1979, 44)

Au sein du même article, en réponse à cette interrogation, Woolf invite ses lectrices et lecteurs à « mettre l’histoire sens dessus dessous » (« turn history wrong side out ») afin de lui redonner sens, invitation qu’elle renouvelle quelques mois plus tard dans A Room of One’s Own : « It would be ambitious beyond my daring, I thought, looking about the shelves for books that were not there, to suggest to the students of those famous colleges that they should rewrite history, though I own that it often seems a little queer as it is, unreal, lop‑sided ; but why should they not add a supplement to history? » (Woolf [1929] 2015, 35)

Nombre d’historien·ne·s ont depuis répondu à cette exhortation woolfienne, et souligné l’influence jouée par l’essayiste britannique dans leur entreprise d’écrire l’histoire des femmes. Tel est notamment le cas de l’historienne du genre Joan Scott qui écrivait en 1983, dans un article intitulé « Women’s History » :

During the last decade, Virginia Woolf’s call for a history of women—written more than fifty years ago—has been answered. Inspired directly or indirectly by the political agenda of the women’s movement, historians have not only documented the lives of average women in various historical periods but they have charted as well changes in the economic, educational, and political positions of women of various classes in city and country and in nation‑states. Bookshelves are being filled with biographies of forgotten women, chronicles of feminist movements, and the collected letters of female authors […]. (Scott 15)

Réempruntant la métaphore filée des étagères vides qui vient signifier dans A Room of One’s Own l’absence des femmes de l’histoire et les silences de la littérature, Joan Scott ouvre cet article au sein duquel elle dresse un premier bilan de l’aventure intellectuelle que constitue alors l’histoire des femmes en faisant de Virginia Woolf l’une des fondatrices de ce champ d’étude et de cette démarche scientifique.

Près d’une centaine d’années après la parution de La Femme anglaise et de « Men and Women », ce sont les étagères du fonds Léonie Villard, et les nombreux livres qui s’y trouvent, parmi lesquels figure A Room of One’s Own, qui nous invitent à retracer l’histoire de Léonie Villard et à la réinscrire dans l’histoire de l’université française, soulignant ainsi que l’invitation formulée par Virginia Woolf est toujours d’actualité et qu’il nous faut, encore et toujours, continuer à chercher les femmes qui nous ont précédé·e·s, et continuer à œuvrer au maintien, en bonne et due forme, de leurs noms.

Bibliographie

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Anon. [Virginia Woolf]. « Men and Women ». Times Literary Supplement, 18 mars 1920, p. 182.

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Cestre, Charles. « Léonie Villard. La Femme anglaise au xixe siècle, d’après le roman anglais contemporain, Paris, Didier, 1920 ». Revue internationale de l’enseignement, vol. 74, 1920, p. 301‑302.

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Jones-Davies, Marie-Thérèse, Arnavon, Cyrille, Garampon, C. Georges et Gibault, Henri. « Hommages in memoriam Léonie Villard ». Études anglaises, vol. 24, no 3, 1971, p. 304316.

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Villard, Léonie. La Femme anglaise au xixe siècle et son évolution d’après le roman anglais contemporain. Paris : Henri Didier, 1920.

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Woolf, Virginia. Women & Fiction: The Manuscript Versions of A Room of One’s Own. Oxford : Blackwell, 1992.

Notes

1 Voir Favre (à paraître). Retour au texte

2 Voir Villard (2024). Retour au texte

3 Ma traduction. Retour au texte

4 Le 6 décembre 2023 la salle des thèses « Léonie Villard » a été inaugurée à l’université Lyon 2. Retour au texte

5 Pour une plus ample exploration de cette influence, ainsi qu’une analyse croisée des conceptions de l’émancipation féminine que développent Villard et Woolf, voir Favre (à paraître). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Valérie Favre, « « The Proper Upkeep of [Our Foremothers’] Names » : Léonie Villard sous la plume de Virginia Woolf, et vice versa », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 16 décembre 2024, consulté le 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=1143

Auteur

Valérie Favre

valerie.favre[at]univ-paris1.fr
 
Valérie Favre est maîtresse de conférences en études anglophones à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Situées au croisement des études littéraires, de l’histoire culturelle et des études de genre, ses recherches portent sur l’articulation entre féminismes et littérature et sur la réception de Virginia Woolf et de son œuvre en Angleterre, en Amérique du Nord et en France. Elle a publié différents articles sur l’héritage de la pensée féministe woolfienne et sur le devenir iconique de Woolf, dans les revues Études anglaises, Études britanniques contemporaines, Sillages critiques et Woolf Studies Annual. Avec Shilo McGiff, elle a coédité le numéro 99 du Virginia Woolf Miscellany, intitulé « Portmanteau Woolf » (2022). Elle rédige actuellement une monographie consacrée aux postérités littéraire, critique et féministe de A Room of One’s Own.

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