Les attentats du 11 Septembre ont révélé au grand public un certain nombre de « manques » concernant la gestion de la sécurité nationale des États‑Unis, et notamment au sein du Federal Bureau of Investigation. La Commission d’enquête sur les attentats, qui a rendu son rapport durant l’été 2004, souligne notamment les réticences des différentes agences de renseignement — au premier rang desquelles CIA, NSA et FBI — à partager les informations dont elles disposaient (National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States 79). C’est ainsi que, par exemple, la CIA n’a pas informé le FBI de l’entrée sur le territoire américain de deux individus suspectés d’appartenir à Al‑Qaïda en janvier 2000 (ibid. 354). Khalid al‑Midhar et Nawaf al‑Hazmi étaient tous les deux à bord de l’American Airlines 77, qui s’est écrasé sur le Pentagone. Ce manque de communication entre les agences ne suffit cependant pas à expliquer que le FBI n’ait pas réussi à identifier le complot qui se préparait. L’agence souffrait d’un grand retard technologique, de sorte que la plupart des agents rédigeaient encore leurs notes de façon manuscrite, ce qui rendait leur archivage compliqué, d’autant plus si l’on tient compte du fractionnement du FBI en cinquante‑six bureaux locaux : il était impossible pour un agent de consulter les notes écrites par des agents d’autres bureaux locaux que le sien (Graff 477). Ceci signifie qu’alors même que durant l’été 2001, des enquêtes similaires étaient ouvertes dans différents États — Minnesota, Arizona — au sujet d’élèves d’école de pilotage qui payaient leur formation en liquide et semblaient peu intéressés par les procédures de décollage et d’atterrissage, celles‑ci n’ont jamais pu être reliées. Les bases de données du FBI ne permettaient pas non plus aux agents de chercher deux mots clefs de façon conjointe ; par exemple, faire une recherche sur les écoles de pilotage aurait nécessité deux recherches distinctes : l’une pour « flight », l’autre pour « school », suivies d’un recoupage manuel des résultats fastidieux en raison du nombre de réponses non pertinentes (Zegart 4). Les ordinateurs du FBI ne permettaient pas non plus de transférer un e‑mail contenant une pièce jointe de façon sécurisée. Pour comparaison, ceux de la CIA en étaient capables depuis plus de quinze ans (137).
La formation des agents, de même que la culture de l’agence, sont également mises en cause : en effet, avant les attentats, les nouveaux agents en formation ne recevaient aucun enseignement en matière de lutte contre le terrorisme. D’ailleurs, lorsque la CIA avertit finalement le FBI de la présence d’al‑Midhar et al‑Hazmi sur le territoire américain, fin août 2001, l’enquête est confiée à un agent complètement novice et qualifiée d’affaire « de routine » — comprendre « peu urgente, peu importante » (Graff 306). Le trop faible nombre d’analystes et de linguistes — en particulier de linguistes qualifiés en ourdou et en pachto parlés au Pakistan et en Afghanistan — a été souligné par la Commission d’enquête, qui a également souligné que ces acteurs essentiels du renseignement étaient trop souvent relégués à des tâches ingrates, comme faire les photocopies ou vider les corbeilles à papier. Pour toutes ces raisons, diverses personnalités politiques, mais aussi une partie de l’opinion publique, souhaitaient que le FBI soit supprimé et remplacé par une nouvelle agence, ou du moins démantelé en deux agences distinctes, l’une pour le maintien de l’ordre, l’autre pour la sécurité nationale (Weiner 413). Des réformes structurelles d’ampleur étaient donc nécessaires pour assurer la survie de l’agence, de même qu’une forme de promotion de ces transformations auprès du grand public. Les agences du renseignement étant tenues par la culture du secret, les séries télévisées sont un bon moyen de les faire connaître. En effet, lorsqu’elles se rapprochent trop d’une vérité qui pourrait déplaire, il est toujours possible de rappeler qu’elles ne sont que de la fiction : « Fiction “reveals” covert action in a form dismissible as fantasy, melodrama, mere entertainment1 » (Melley 22‑23). Le FBI s’est ainsi doté d’un bureau des Relations publiques dès les années 1930 (Herzberg 15) et a activement soutenu l’écriture et la réalisation de la série The F.B.I., diffusée sur ABC entre 1965 et 1974 (Powers 485). Après les attentats du 11 Septembre, le département de la Défense et la CIA se sont respectivement rapprochés des équipes de production de JAG, diffusée sur NBC, USA Network puis CBS entre 1995 et 2005 (Takacs 125‑131) et de The Agency, diffusée sur CBS entre 2001 et 2003 (Jenkins 56‑57). Le FBI se fait désormais plus discret quant aux productions qui reçoivent son soutien, car la communauté du renseignement a pu constater que les séries télévisées qui leur sont trop ouvertement favorables ne rencontraient pas le succès auprès du public (70‑72). Néanmoins, dans la mesure où le logo de l’agence est protégé contre son utilisation commerciale sans autorisation préalable depuis 1954 (18 U.S. Code § 709), il nous est possible d’affirmer que les œuvres que nous avons choisi d’étudier ont nécessairement reçu une forme d’approbation du bureau des Relations publiques.
Le FBI estimant que ses transformations ont été achevées en 2008, nous avons sélectionné pour notre étude cinq séries diffusées sur deux réseaux, ABC et NBC, à partir de 2009, de sorte que les scénaristes ont eu le temps d’intégrer ces nouvelles orientations à leur programme. En effet, il n’est pas rare que les créateurs de séries télévisées fassent appel à des consultants, autrement dit des agents du FBI chargés de garantir une forme d’authenticité à la série mais également de suggérer des pistes de scénario en phase avec l’évolution réelle de la lutte contre le terrorisme (Takacs 62). Ce fut notamment le cas sur le plateau de la série Sleeper Cell (Showtime, 2005‑2006), qui décrit l’infiltration d’un groupe terroriste islamiste par un agent du FBI (ibid.). Blindspot propose par ailleurs une mise en abyme de ce procédé au cours de l’épisode S03E06, dans lequel le personnage de l’agent Weller est envoyé sur le plateau de tournage d’un film pour que l’acteur tenant le rôle principal bénéficie de son expertise. Alors que ce dernier tente de débaucher Weller pour qu’il l’accompagne sur d’autres tournages, ce dernier rétorque « No, I’m not cut out for Hollywood2 ». Cette réplique ne peut qu’amuser les téléspectateurs, puisqu’elle est prononcée par Sullivan Stapleton, acteur étant apparu dans des films à grand succès comme 300: Rise of an Empire. Le choix de cibler les réseaux en particulier tient à leur large diffusion, qui permet un impact plus vaste sur l’opinion publique que les chaînes à péage, dont l’audience est plus réduite. Les trois séries de ABC, Flashforward (2009), Quantico (2015‑2018) et Designated Survivor (2016‑2018 ; Netflix 2019) sont dites feuilletonnantes : elles s’ouvrent sur un attentat semblant rejouer le 11 Septembre et une saison au moins est consacrée à la résolution de l’enquête, tandis que les deux séries de NBC, The Blacklist (2013-) et Blindspot (2015‑2020) sont semi‑feuilletonnantes, ce qui signifie que chaque épisode est centré sur une nouvelle entreprise terroriste, bien qu’une intrigue fil rouge soit également distillée au fur et à mesure de la saison. Cet article vise donc à interroger l’évolution des représentations des agents du FBI après le 11 Septembre. Nous observerons dans un premier temps les héros collectifs des séries centrées sur le FBI, puis nous nous intéresserons aux groupes fréquemment sous-représentés dans la vie politique comme dans les médias — femmes, Africains-Américains, LGBTQ — avant de nous pencher sur deux types de personnages spéciaux, les analystes et les consultants.
F(BI) is for Family : héros collectifs dans les séries centrées sur le FBI
Nous remarquons tout d’abord un trope des représentations des agents du FBI à la télévision : ces personnages sont systématiquement jeunes et peu expérimentés. Au‑delà du fait que la télévision américaine démontre une préférence certaine pour les acteurs jeunes et beaux — par opposition notamment à la télévision britannique, qui emploie davantage des physiques banals — cette tradition est également héritée des tout premiers films sur le FBI sortis dans les années 1930 et approuvés par le directeur J. Edgar Hoover et son adjoint chargé des Relations publiques, Louis B. Nichols. Ces derniers souhaitaient mettre fin à la tendance de la glorification des gangsters et ont milité activement pour que les agents du FBI les remplacent dans les rôles de héros. G‑Men (1935) par exemple, racontait l’apprentissage du métier par un jeune agent. Le titre de la série Quantico fait référence à l’Académie du FBI où sont formés les nouveaux agents. L’intrigue se déroule en effet sur deux temporalités : les personnages sont présentés à la fois pendant leur temps de formation, partagé entre cours théoriques et exercices pratiques particulièrement orientés vers la lutte contre le terrorisme, et neuf mois plus tard, lors de leur première prise de poste à New York, où ils doivent enquêter sur l’attentat à la bombe qui a détruit Grand Central Station. Notons d’ailleurs que de nombreuses séries‑terrorisme se déroulent à New York : au‑delà d’être associée au 11 Septembre dans l’imaginaire collectif plus que tout autre lieu touché par les attentats, cette ville a également la particularité d’être celle qui accueille le plus souvent les agents célibataires en début de carrière (Graff 156). En effet, il peut être difficile de subvenir aux besoins d’une famille avec un salaire d’employé du gouvernement fédéral. Ainsi, l’agent Elizabeth Keen de The Blacklist explique dans l’épisode pilote qu’elle a travaillé quatre ans à New York avant d’être mutée à Washington, où se déroule la série.
Si Quantico dévoile la transformation de la formation des agents en matière de lutte contre le terrorisme, elle est paradoxalement la seule des séries que nous avons étudiées à ne pas présenter une unité opérationnelle de lutte contre le terrorisme inter-agences (Joint Terrrorism Task Force, JTTF), c’est-à-dire que ses personnages sont exclusivement des agents du FBI. À l’inverse, les autres séries de ce corpus évoquent à de nombreuses reprises la coopération — parfois difficile — entre le FBI et d’autres agences de renseignement, notamment la CIA, représentée par Marshall Vogel dans Flashforward ou Jake Keaton dans Blindspot, où l’on retrouve également la NSA, incarnée par l’agent Nas Kamal, dont le prénom même forme l’anagramme de l’agence à laquelle elle appartient. Ces personnages constituent souvent des caricatures des agences qu’ils représentent : Keaton est prompt à torturer les suspects qu’il interroge et Kamal met sur écoute ses propres collègues, de sorte que les agents du FBI, qui s’opposent à ces deux pratiques, semblent dotés d’une moralité supérieure. S’il est vrai que les agents du FBI ont refusé de prendre part aux « techniques d’interrogation améliorées » recommandées par l’administration Bush, l’agence a en revanche participé à un programme d’écoutes sans mandat judiciaire — et donc illégales — nommé Stellar Wind, qui n’a pris fin qu’en 2004 (Weiner 420). Dans Blindspot, les agents se montrent choqués de l’immoralité du programme — rebaptisé Orion, nom d’une constellation, pour évoquer implicitement cette opération « vent stellaire » — et refusent catégoriquement de collaborer avec Kamal si elle emploie des méthodes illégales. Nous observons donc une amélioration de la coopération entre les agences de renseignement, mais cette coopération se fait exclusivement selon les termes du FBI.
Plus exactement, seuls les jeunes agents semblent touchés par la grâce de cette moralité extraordinaire. En effet, plus ils gravissent les échelons de l’agence, plus ils paraissent susceptibles de succomber à la corruption, qu’ils soient victimes de chantage — comme Jason Atwood, le directeur du FBI de Designated Survivor, dont le fils est enlevé pour faire pression sur lui — ou véritablement avides de pouvoir et d’argent, comme Matthew Weitz, ex‑membre du Congrès et directeur du FBI dans la saison 4 de Blindspot, qui revendique son asservissement aux lobbies avec hypocrisie : « Lobbyists give money, politicians vote for things lobbyists want. Or in my case, my own independent ideals, which happen to line up with what lobbyists want3 » (S04E06, 7’15). L’agence apparaît alors comme gangrénée par la vénalité de ses cadres, un trope que l’on retrouve dans nombre de séries politiques, au premier rang desquelles House of Cards (Netflix, 2013‑2018). Ces scénari ne glorifient donc pas l’institution en elle‑même, mais seulement les personnages d’agents spéciaux rank-and-file, dépeints comme des individus exceptionnels.
Un rééquilibrage artificiel en faveur de groupes habituellement sous‑représentés dans les médias
Comparons à présent la véritable démographie du FBI avec celle que l’on observe dans les séries télévisées. En effet, celles‑ci ont la particularité de présenter des équipes dans lesquelles la parité hommes-femmes semble presque respectée, et les personnages viennent représenter diverses ethnicités et orientations sexuelles. L’écrasante majorité (83,5 %) des véritables agents du FBI sont blancs, et ce nombre n’a cessé de croître depuis le 11 Septembre (German 13). Alors que les successeurs de Hoover, de L. Patrick Gray à Louis Freeh, ont encouragé sans relâche le recrutement et la promotion de femmes et de non‑blancs, les attentats ont mis un coup d’arrêt à cette politique de ressources humaines. Ainsi, alors que 6,5 % des agents spéciaux étaient africains-américains en l’an 2000, ils sont moitié moins nombreux aujourd’hui et sont particulièrement peu représentés sur les postes à haute responsabilité : les dix plus hauts dirigeants du FBI à l’heure actuelle sont tous des hommes blancs. Dans les séries télévisées, nous observons un rééquilibrage inverse en faveur de cette communauté, puisque les personnages africains-américains accèdent systématiquement à des postes de supérieur hiérarchique — qu’ils soient directeurs du FBI, de la division antiterroriste, du bureau de New York, de l’Académie de Quantico… Nous y voyons une sorte « d’effet Obama », dans la mesure où toutes les séries que nous avons étudiées sont postérieures à l’élection du premier président africain-américain. Nous n’oublions d’ailleurs pas que la campagne du candidat Obama a elle‑même été fortement inspirée par celle d’un personnage de fiction, Matt Santos, premier président des États‑Unis hispanique dans The West Wing (NBC, 1999‑2006). Les scénaristes avaient d’ailleurs créé Santos en observant la trajectoire d’un jeune sénateur de l’Illinois prometteur… Obama lui‑même. Néanmoins, dans les séries télévisées qui nous occupent, ce rééquilibrage en faveur des Africains-Américains n’en est un qu’en surface : dans la mesure où ils occupent des postes à responsabilité, ces personnages sont, d’une part, selon la logique évoquée précédemment, plus susceptibles d’être corrompus, et d’autre part, moins présents à l’écran. En effet, leur fonction implique que leurs tâches soient administratives, et ils se rendent donc relativement peu sur le terrain : or, c’est le plus souvent hors des locaux du FBI que l’intrigue progresse véritablement.
Nos observations concernant les femmes au sein du FBI sont similaires : alors que 15 des 56 bureaux locaux étaient dirigés par des femmes en 2013, ce n’est plus le cas désormais que pour 8 d’entre eux. Dans la série la plus ancienne de notre corpus, Flashforward, les personnages féminins étaient très secondaires. Ceci constituait néanmoins une amélioration au vu de leur invisibilisation dans les œuvres antérieures au 11 Septembre : si l’on comprend pourquoi le casting de The Untouchables (1987) est exclusivement masculin, dans la mesure où il s’inspire de la traque d’Al Capone, à une époque où seuls des hommes pouvaient prétendre devenir agents spéciaux, cette justification ne tient en revanche pas pour Twin Peaks (ABC, 1990‑1991 ; Showtime, 2017). Le héros, l’agent spécial Dale Cooper, est une fois de plus un homme blanc. The X‑Files (Fox, 1993‑2002 ; 2016‑2018) est la première à donner une partenaire — blanche, néanmoins — à son protagoniste : l’agent Dana Scully, jouée par Gillian Anderson. Il n’en demeure pas moins que, dans la mesure où l’intrigue découle directement d’un traumatisme vécu enfant par l’agent Fox Mulder, dont la sœur cadette a été enlevée par des extraterrestres, celui‑ci semble toujours davantage mis en avant. Les rôles féminins semblent cependant s’étoffer environ une décennie après les attentats, mais il ne s’agit une nouvelle fois que d’un rééquilibrage de surface. On pourrait ainsi penser que Elizabeth Keen, l’un des personnages principaux de The Blacklist, est un rôle féminin fort. Cependant, lorsque l’on se penche de plus près sur les relations entre les personnages, on s’aperçoit qu’elle est perpétuellement sous l’emprise d’un homme : son mari, Tom, qu’elle croit instituteur et qui est en réalité tueur à gages ; son collègue Donald Ressler, et leur supérieur hiérarchique, Harold Cooper ; le criminel Raymond « Red » Reddington, avec qui elle entretient une relation semblable à celle de Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux (1991). Lorsque leur agentivité n’est pas réduite par les personnages masculins, les agents féminins sont bien souvent hypersexualisées. Au détour d’épisodes dans lesquelles elles sont censées s’infiltrer dans des galas, les actrices qui les interprètent doivent revêtir des tenues glamour sur lesquelles les caméras s’attardent : en témoignent ces deux scènes tirées du même épisode de Blindspot (S02E04).
Blindspot, S02E04, « If Beth », 14’38.
L’attention des téléspectateurs est volontairement dirigée vers le sac à main — attribut féminin par excellence — de Patterson, qui quitte pour l’occasion son habituelle blouse blanche. La pochette, transformée en gadget d’espion, lui permet de surveiller le musée dans lequel sévit un meurtrier. De même, les chaussures à hauts talons de Nas Kamal, pourtant peu adaptées en cas de course-poursuite, sont mises au premier plan.
Blindspot, S02E04, « If Beth », 18’30.
Le cadrage de cette scène en particulier n’est pas innocent : il aurait tout à fait été possible de proposer un plan plus large pour présenter l’agent en train de découvrir le cadavre, ou plus serré, sur le cadavre uniquement. Le fait que seuls les pieds de Kamal soient dans le champ montre bien la volonté de souligner sa féminité à travers le port de chaussures élégantes. Timothy Melley évoque en outre la misogynie du système politique américain, qui se méfie toujours de l’influence que peuvent avoir les femmes : il illustre son propos par l’étude du film The Mandchurian Candidate (1962) dont un remake est sorti en 2004 (63). Il y est question d’un complot visant à propulser à la vice-présidence des États‑Unis un vétéran — tantôt de la guerre de Corée, tantôt de la guerre du Golfe — ayant subi un lavage de cerveau et dont l’officier traitant est sa propre mère passée à l’ennemi. Designated Survivor propose une intrigue fortement inspirée de ce scénario : Peter MacLeish, qui s’est illustré en Afghanistan, est poussé par son épouse à prendre part à une vaste conspiration qui consiste à anéantir le gouvernement des États‑Unis. Les femmes apparaissent donc comme sources de danger, encore plus lorsqu’elles sont originaires du Moyen‑Orient ou du sud de l’Asie : dans Quantico, les agents Alex Parrish et Nimah Amin sont alternativement soupçonnées d’être la terroriste ayant causé la destruction de Grand Central ; la première, d’origine indienne, parce qu’elle s’est rendue au Pakistan pour faire de la randonnée, la seconde, parce qu’elle cesse rapidement de communiquer avec son officier traitant au FBI après avoir infiltré une cellule terroriste islamiste susceptible d’être impliquée dans l’attentat. En réalité, ce dernier a été perpétré par un Américain blanc, et la série veut donc mettre ses téléspectateurs face à leurs propres stéréotypes en leur faisant prendre conscience qu’ils ont traité ces deux personnages comme des suspects alors qu’ils n’ont a priori pas soupçonné le véritable coupable avant la révélation de son identité. Néanmoins, si les téléspectateurs subodorent que ces deux femmes pourraient être coupables, c’est précisément en raison des indices laissés par les scénaristes qui les y encouragent et finissent par créer, pour reprendre le terme employé par Olivier Esteves et Sébastien Lefait, des « métastéréotypes » (51). En d’autres termes, Quantico fait appel à des stéréotypes — liés à l’origine ethnique de Parrish et à la religion d’Amin — pour forcer ses téléspectateurs à reconnaître qu’ils ont des préjugés envers certaines communautés, mais ce faisant, la série encourage une certaine méfiance à l’égard de celles‑ci.
Outre la misogynie de ce qu’il appelle les « mélodrames géopolitiques », Timothy Melley souligne également leur caractère homophobe constitutif : « an entire poetics of masculinity and homophobia developed in response to the apparent dangers of enemy “penetration”, “thought-control” and “subversion”4 » (23). Le président Eisenhower a effectivement interdit le recrutement sur des postes ayant trait à la sécurité nationale d’agents LGBT avec le décret 10450 — et bien que cette mesure ait dans les faits été progressivement levée depuis les années 1970, cette portion du décret n’a été officiellement révoquée qu’en 2017 avec le tout dernier ordre exécutif du président Obama (13764). Ainsi, en 2009, dans Flashforward, l’agent Janis Hawk cache à ses collègues qu’elle est lesbienne et les téléspectateurs apprennent dans l’épisode S01E18 que son orientation sexuelle l’a rendue vulnérable : une organisation criminelle la fait chanter et la contraint à participer à leurs activités. De même dans Quantico, Elias Harper, cette fois ouvertement gay, est forcé par le terroriste de Grand Central à travailler pour lui. Lorsqu’ils ne sont pas victimes de stéréotypes faisant d’eux des cibles, les personnages LGBT sont touchés par un autre trope qui se retrouve dans des séries télévisées de genres divers : « bury your gays » (Walsh 243). Ce concept signifie que les personnages LGBT sont statistiquement plus susceptibles de mourir que les personnages hétérosexuels, et particulièrement de mourir de façon arbitraire. Harper se suicide effectivement pour échapper au chantage du terroriste ; quant à Bethany Mayfair, directrice du bureau de New York dans la première saison de Blindspot et ouvertement lesbienne, elle est tuée lors d’une confrontation avec un terroriste. Il résulte de ces constatations que si, en apparence, les personnages d’agents du FBI se sont diversifiés, dans les faits, les héros de notre corpus demeurent des hommes blancs hétérosexuels. Ceci reflète le fait que les scénaristes, producteurs et réalisateurs de ces séries sont très majoritairement des hommes. C’est ici précisément un autre point commun des cinq séries auxquelles nous consacrons notre étude : leur showrunner est systématiquement un homme.
Les nouveaux héros : analystes et consultants
Les séries-terrorisme de la deuxième vague ont fait entrer dans la lumière les analystes, qui étaient jusque‑là bien souvent relégués à l’arrière‑plan, comme l’étaient finalement les véritables analystes du FBI méprisés par leurs collègues agents spéciaux. Cette valorisation coïncide avec la réalité de la lutte contre le terrorisme, dans laquelle les analystes jouent un rôle essentiel. Le cycle du renseignement est en effet entièrement organisé autour d’eux : les agents spéciaux leur confient les indices découverts sur le terrain ou en interrogatoire, que les analystes doivent raffiner afin de produire leurs rapports, qui nécessitent parfois de renvoyer les agents sur le terrain. Ce cycle est repris par Blindspot et rythme l’intrigue de la série, dont les actes s’ouvrent et se ferment le plus souvent dans le laboratoire de Patterson, qui anime des briefings à destination de ses collègues pour les tenir au courant de l’avancée de l’enquête et leur confier de nouvelles tâches, comme la collecte d’indices ou l’interrogatoire de suspects. L’écriture de personnages d’analystes complexes n’a cependant pas été motivée que par l’idée de tendre un miroir à la réalité, et nous remarquons qu’elle s’inscrit également dans une tendance du geek à la télévision apparue au milieu des années 2000 incarnée par les personnages de la série The Big Bang Theory (CBS, 2007‑2019). Bien que moins caricaturale que le désormais célèbre Dr Sheldon Cooper, Patterson partage tout de même un certain nombre de ses excentricités : passionnée de jeux de société, elle classe ceux‑ci par ordre alphabétique… du nom de leurs créateurs. Le physicien, lui, range ses céréales en fonction de leur teneur en fibres. Ils ont en commun certains comportements obsessionnels, comme le besoin de Cooper de frapper à trois reprises trois coups aux portes en interpellant les occupants d’une pièce avant d’y entrer, tandis que le gimmick de Patterson pour signifier à ses interlocuteurs qu’ils se trompent est « opposite opposite ». Remarquons ici que le père de Patterson n’est autre que Bill Nye, dit « The Science Guy », dans son propre rôle. Or, ce dernier apparaît également dans l’épisode S07E07 de The Big Bang Theory, au cours duquel Cooper, fâché après son colocataire Leonard Hofstadter, tente de le rendre jaloux en emmenant Nye boire des smoothies avec lui. Nye finit, comme de nombreuses célébrités apparues dans la série, par obtenir une ordonnance restrictive contre Cooper. La présence du « Science Guy » dans les deux séries signifie, au moins dans l’esprit des téléspectateurs qui les suivent toutes deux assidument, qu’elles se déroulent dans le même univers : Sheldon Cooper existe dans la réalité de Patterson, et inversement. Si l’intelligence exceptionnelle de Cooper est constamment mise en avant — il a construit un scanner à l’âge de douze ans — Patterson n’est pas en reste : à neuf ans, elle assemblait son premier superordinateur. Si le FBI espérait que les séries susciteraient des vocations d’analystes parmi les téléspectateurs, sur le modèle de la campagne de recrutement lancée par la CIA en 2004 mettant en scène l’actrice Jennifer Garner, qui interprétait alors l’espionne Sydney Bristow dans la série Alias, diffusée sur ABC (Jenkins 74‑77), le caractère trop extraordinaire de la jeune femme pourrait peut-être freiner certains candidats ne se sentant pas à la hauteur. Profiter de cette tendance geek a néanmoins un intérêt commercial pour Blindspot, qui attire ainsi de nouveaux téléspectateurs plus férus d’énigmes que de scènes de combat. La série fait en effet appel à leurs compétences de détective (pour reprendre le concept de « forensic spectator » de Jason Mittell) en dissimulant des messages codés dans le titre des épisodes de chaque saison.
Les titres des différents épisodes de la première saison étaient ainsi constitués d’anagrammes. Le titre de l’épisode pilote, « Woe Has Joined », devenait ainsi « Who Is Jane Doe ». Pour la troisième saison, il fallait extraire de chacun des titres la seule lettre entourée de deux lettres identiques, et reconstituer le message « One of us will give our life » à partir de ces lettres isolées. La quatrième saison complexifie encore l’exercice en exigeant des téléspectateurs une bonne culture sérielle : chaque titre fait en effet référence à une série télévisée, dont la première lettre sert à décrypter le message secret. L’épisode S04E04, intitulé « Sous-Vide » par exemple, fait référence à une autre série mettant en scène le FBI et diffusée sur le même réseau que Blindspot, ce qui signifie que les téléspectateurs sont susceptibles de reconnaître facilement la référence. Il s’agit de la série Hannibal (2013‑2015), dont les titres d’épisodes sont composés comme ceux d’un menu de restaurant et évoquent, selon les saisons, la gastronomie française, japonaise ou italienne. D’autres épisodes rendent hommage à des séries plus anciennes mais ayant marqué l’Histoire de la télévision américaine, comme le titre du S04E17, « The Night of the Dying Breath », allusion à The Wild Wild West (CBS, 1965‑1969), dont les épisodes commençaient toujours par « The Night of… ». En découvrant la source d’inspiration derrière chacun des titres de la saison, les téléspectateurs pouvaient reconstituer l’interrogation suivante : « Is this the death of the FBI5? »
L’autre personnage type des séries que nous avons analysées est le consultant. Il s’agit d’un personnage qui n’est pas un agent du FBI, mais qui est doté de compétences particulières qu’il met au service de l’agence. Si ces personnages apportent aux séries télévisées une touche de fantaisie, tant par leurs tenues vestimentaires — chemises à fleurs pour Rich Dotcom dans Blindspot, costumes impeccablement coupés et fédora pour Raymond Reddington dans The Blacklist — que par leurs personnalités colorées (Rich est constamment à la recherche d’un bon mot ou d’une référence à la culture populaire), ils ne sont pas sans fondement dans la réalité. C’est en effet l’une des particularités du FBI ayant permis sa survie : il s’agit d’une agence hybride disposant à la fois d’une branche « maintien de l’ordre » et d’une branche « renseignement » et appartenant au département de la Justice, ce qui lui permet de proposer aux malfaiteurs des accords d’immunité pour leurs crimes en échange de leur aide pour arrêter d’autres suspects. L’exemple le plus célèbre de consultant du FBI est probablement Frank Abagnale Jr, l’escroc dont la vie a inspiré le film Catch Me If You Can (2002) et qui travaille encore à ce jour en bonne intelligence avec l’agence sur des affaires d’usurpation d’identité ou de fraudes financières. Ces personnages dotés d’une morale à géométrie variable permettent de nuancer quelque peu l’idéologie très manichéenne héritée de l’administration Bush : « either you are with us, or you are with the terrorists ». Les consultants sont des personnages ambivalents : Rich Dotcom est un seigneur du cybercrime sur le chemin de la rédemption, tandis que Reddington se sert ouvertement du FBI pour faire arrêter les criminels et terroristes qui lui font concurrence, de façon à faire fructifier ses propres affaires douteuses.
Conclusion
Nous avions pour objectif de déterminer si les séries télévisées ont indirectement participé à la valorisation des transformations connues par le FBI après le 11 Septembre : si c’est effectivement le cas pour certaines d’entre elles — comme la formation des agents à la lutte contre le terrorisme, ou les progrès effectués dans le traitement des analystes — pour d’autres, en particulier la diversité des agents, elles se font le vecteur d’une image faussée. Il en résulte deux possibilités : soit ces séries avaient véritablement pour mission d’être des outils de propagande et de recrutement au service du FBI, auquel cas elles pourraient susciter des vocations au sein du public féminin, soit elles sont seulement le reflet d’un fantasme d’équipes de production qui perpétuent des schémas narratifs comme celui de la femme fatale. En outre, si, en apparence, la présence de personnages non blancs ou homosexuels semble constituer une évolution importante des représentations d’agents, celle‑ci est en réalité limitée par le fait que les véritables héros sont systématiquement des hommes blancs hétérosexuels.