Texte introductif. 50 ans de Francophonie institutionnelle

DOI : 10.35562/rif.1136

Texte

Les 12 et 13 décembre 2020 devait se tenir à Tunis le XVIIIe Sommet de la Francophonie. Comme de très nombreuses manifestations et rencontres de chefs d’État et de gouvernement, ce sommet n’a pas résisté à la crise sanitaire qui touche une très grande partie du monde depuis le début de l’année 2020. Ces Sommets, organisés tous les deux ans, constituent pour la Francophonie le point d’orgue d’une histoire institutionnelle « au long cours » puisque 2020 est également l’occasion, pour la Francophonie, de commémorer la signature le 20 mars 1970, il y a 50 ans donc, de la Convention portant création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT).

Depuis lors, la Francophonie a pris une forme plus ouvertement politique à partir du Sommet de Versailles en 1986 et surtout en 1997 à Hanoï avec l’élection de son premier Secrétaire général, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali. La transformation de la Francophonie en véritable organisation internationale s’est accompagnée d’un élargissement considérable, accueillant de plus en plus d’États membres et en regroupant aujourd’hui 54 membres, 7 membres associés et 27 observateurs (OIF, 2020).

Parallèlement, notons que de nombreux mouvements et associations ont accompagné et encouragé ces processus d’institutionnalisation, qui se sont étendus à des domaines divers : l’économie, les médias, les universités et l’enseignement supérieur, donnant naissance à des opérateurs structurant, eux aussi, cette Francophonie institutionnelle internationale (Deniau, 1995).

La francophonie internationale n’est pas la seule à connaître un tel processus de structuration. C’est également le cas des francophonies locales, qui ont parfois largement devancé le mouvement, ou en constituent les (très) lointaines prémices en s’intéressant très tôt à la place ou au rôle public joué par le français : pensons par exemple (en nous permettant un petit anachronisme) à l’Édit de Villers-Cotterêt de 1539 ou à la création de l’Académie française en 1635. Les divers contextes nationaux, régionaux ou municipaux ont ainsi donné lieu au lancement de politiques publiques, la création d’organismes ou de dispositifs administratifs, l’adoption de normes autour du français ou de la francophonie : officialisation du français dans plusieurs contextes nationaux africains, régionalisation des langues en Belgique, création en France du Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française en 1966, devenu par la suite la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF)… Chaque contexte a généré, à son propre rythme et en fonction des enjeux et dynamiques sociopolitiques qui le traversaient, ses propres réponses quant au statut et à la reconnaissance du français et de la francophonie, l’enjeu linguistique ne se posant évidemment pas dans les mêmes termes au Québec ou en Acadie, en Algérie ou en France, au Cameroun ou au Sénégal, au Vietnam ou au Vanuatu.

Parallèlement à cette croissance, le processus de mondialisation (Wolton, 2006) s’est accéléré, transformant les grands équilibres géopolitiques. De nouvelles urgences globales sont apparues, comme le changement climatique ou les crises sécuritaires et migratoires. La question de l’aide au développement a changé radicalement dans ses objectifs, les rapports nord-sud se sont redessinés, et le monde apparaît, à bien des égards, pavé d’incertitudes, surtout dans le cadre de la crise sanitaire mais également économique que nous tentons de traverser. Dans ce contexte, quelle voie le mouvement francophone et l’institutionnalisation auquel il a donné lieu depuis 50 ans proposent-ils? Quelle est la place, également, de l’institutionnalisation du français et la reconnaissance des communautés de langue française ? Le temps des bilans semble venu. Le 50e anniversaire de la naissance du mouvement de la francophonie institutionnelle en donne, cette année, l’occasion à la Revue internationale des francophonies qui, par ce numéro commémoratif, a souhaité proposer une réflexion sur l’institutionnalisation de la francophonie « dans tous ses états » en sollicitant des textes au sein du réseau des chercheur.e.s, mais également en faisant appel aux praticiens de cette francophonie institutionnelle.

Les pistes que nous souhaitions particulièrement explorer étaient relativement larges et visaient à s’inscrire dans des préoccupations actuelles tout en s’appuyant sur des travaux de recherche récents. Il s’agissait notamment de questionner systématiquement les institutions mais également les processus d’institutionnalisation (ou même de dés-institutionnalisation dans certains cas) du français et de la francophonie, tant sur la scène internationale que sur les scènes nationales-étatiques ou régionales. Ce faisant, nous proposions aux auteurs de réfléchir sur 5 axes majeurs, largement définis pour permettre de rassembler une variété la plus large possible d’approches, de perspectives et de cas : 1 - La place de la Francophonie et de l’OIF dans l’ordre international. Dans ce cadre pouvaient être explorés le rôle et l’importance de l’économie francophone, tout comme les questions de sécurité globale ou les questions environnementales. 2 - La Francophonie est souvent représentée par une carte soigneusement colorée en fonction des membres, des associés et des observateurs, découpant l’espace en une présentation classique de géopolitique et présentant des frontières qui racontent une histoire en extension (Organisation internationale de la Francophonie, 2018). La réalité est cependant plus complexe car elle s’est construite le plus souvent en réseaux hétérogènes et interconnectés dont l’exploration met en évidence des dynamiques très diverses (Revue internationale des Francophonies, 2018). Ce second axe invitait donc à réfléchir plus particulièrement sur l’effectivité et l’actualité d’un (ou de plusieurs) espace(s) francophone(s). 3 - Derrière cette carte colorée, on trouve également des réalités institutionnelles nationales, régionales, municipales : la francophonie institutionnelle se donne également à voir à travers ses déclinaisons infra-étatiques. Il s’agissait cette fois d’accueillir au sein de ce numéro des propositions qui questionnaient cette institutionnalisation « interne » et multiscalaire, tant cette institutionnalisation touche à tous les niveaux : de l’international, avec l’OIF, aux politiques linguistique universitaires, ou municipales. 4 - Au-delà de cette question des cartes et des territoires, des lieux et des milieux, la francophonie repose sur des parlants français dans un monde où une part d’entre eux est en mouvement. La description des mobilités dans l’espace francophone, qu’elles soient scientifiques (étudiants, enseignants), techniques ou économiques (entreprises), culturelles ou migratoires, nous paraissait particulièrement intéressante. À ces flux humains, il convient aussi de réfléchir aux flux financiers, techniques ou technologiques, matériels ou conceptuels qui font partie des dynamiques francophones : rôle de la langue dans ces mises en mouvement, tout comme aux murs qui un peu partout viennent s’opposer à certains de ces grands mouvements. La francophonie est-elle fragmentée ? Dans quelle mesure ces mobilités et ces mouvements composent ou recomposent-ils la dimension institutionnelle « des » francophonies ? C’est, sans doute, l’axe le moins couvert ici : à charge donc à un prochain numéro d’en explorer la veine. 5 - Enfin, nous souhaitions donner toute leur place aux approches qui questionnent plus directement le processus d’institutionnalisation de la francophonie internationale ou des francophonies locales, et notamment aux approches « néo-institutionnelles » (Hall et Taylor, 1997) qui cherchent, à travers l’histoire, le rôle des acteurs ou les différences culturelles, à questionner souvent de manière comparative la diversité des parcours institutionnels et les contrastes qui peuvent exister entre ces processus d’institutionnalisation, en croisant les regards. Par exemple, la langue française a-t-elle généré des processus d’institutionnalisation contrastés ou similaires dans les différentes aires linguistiques ? Quels rôles les différents types d’acteurs (politiques, sociaux, économiques) ont-ils pu jouer dans le processus d’institutionnalisation ? Belgique, Sénégal, Québec, Acadie connaissent des processus d’institutionnalisation de la francophonie ou du français (langue officielle, langue d’enseignement, langue de l’espace public…) : quels acteurs politiques et sociaux entrent-ils en scène ? Quelle place le passé joue-t-il dans chacun de ces processus d’institutionnalisation, et notamment les conflits ou tensions culturelles, religieuses, économiques ?

Évidemment, face à ces questionnements aussi larges qu’ambitieux, et en dépit de leurs indéniables qualités, les auteurs qui ont bien voulu répondre à cet appel n’ont pas, loin s’en faut, tari par les travaux qu’ils nous présentent dans ces textes, ces réflexions nécessaires sur la francophonie et les processus d’institutionnalisation qui la traversent. Ceci étant, ces contributions s'avèrent les jalons utiles et fort bienvenus d’une telle réflexion. C’est un voyage au sein des singularités institutionnelles de plusieurs francophonies auxquels les auteurs nous invitent dans leurs contributions, avec l’accent, bien souvent, mis sur le rôle des acteurs et des contextes dans la configuration de ces francophonies, rendant d’autant plus prégnante la question du rôle de ces diverses manières de (se) représenter le français et la francophonie au sein de cette aventure commune que représente la Francophonie internationale.

A noter : plusieurs articles portent sur les francophonies canadiennes. Il est vrai qu’en même temps que nous célébrons le 50e anniversaire de l’institutionnalisation de la francophonie, le Canada commémorait (en 2019) le 50e anniversaire de l’adoption de la Loi sur les langues officielles et l’instauration du bilinguisme au niveau fédéral, donnant naissance à une série de politiques de reconnaissance linguistique à destination des minorités francophones. Par ailleurs, cette législation linguistique a suscité le foisonnement de recherches sur les langues en contact, les francophonies minoritaires et les politiques linguistiques, et il n’est pas surprenant qu’on retrouve ici la vitalité d’une telle recherche.

Michèle Landry traite ainsi de l’institutionnalisation du militantisme acadien et des relations entretenues par le mouvement acadien avec le Gouvernement fédéral. Au-delà de la situation de l’Acadie, Landry nous propose une lecture du rôle des acteurs politiques, et notamment des « francophonistes » dans le processus de reconnaissance des francophonies locales. Anne Mévellec et Linda Cardinal examinent quant à elles l’institutionnalisation des politiques linguistiques, mais cette fois au niveau local : celui des Comtés unis de Prescott et Russell en Ontario francophone, à travers un secteur : celui de l’agrotourisme local. Les auteures tentent de comprendre comment les logiques territoriales propres aux régions influencent les comportements des acteurs locaux à l’égard des politiques linguistiques. Christophe Traisnel, Eric Mathieu Doucet et André Magord, pour leur part, portent leur réflexion sur la considération politique dont bénéficie l’Acadie tant au sein des institutions canadiennes qu’à travers les relations qu’entretient l’Acadie avec la France d’une part, et la Francophonie internationale d’autre part en émettant l’idée qu’une nation sans État (l’Acadie) semble être la cause de la présence, sur la scène internationale, d’un État sans nation (le Nouveau-Brunswick). Quant au texte de François Charbonneau, il porte sur les dynamiques de financement propres aux associations porte-paroles de la francophonie canadienne. En montrant l’étroite dépendance financière qui lie ces associations au Gouvernement fédéral canadien, l’auteur questionne l’impact d’un tel financement sur leur autonomie et notamment, sur leur capacité à représenter les communautés au nom desquelles ces associations agissent.

Une autre francophonie d’Amérique est explorée : la francophonie haïtienne, cette fois à travers l’article de Renaud Govain. La recherche présentée montre à quel point, au-delà des statuts conférés à une langue, les représentations de celle-ci changent, et ne sont pas exemptes d’ambiguïtés, dessinant les contours d’une francophonie haïtienne elle aussi bien singulière, tant en francophonie américaine, au sein de laquelle l’auteur la resitue, qu’à l’échelle du monde.

Frédéric Turpin revient quant à lui sur le rôle, les intentions et les réserves de la France dans le processus d’institutionnalisation de la Francophonie, et ce tout au long des 50 dernières années. Cet article nous permet de mieux comprendre le paradoxe apparent de la posture française à l’égard de la Francophonie : un pays pourtant pilier de la francophonie institutionnelle, mais au sein duquel cette notion peine à devenir audible.

Le texte de Jean-Pierre Nirua et Anne-Sophie Vivier nous propose cette fois l’analyse, de l’intérieur, d’un cas d’institutionnalisation, à travers la création d’une toute nouvelle Université nationale bilingue français-anglais : celle du Vanuatu. À travers cette création, c’est tout le processus menant à la création d’une institution nouvelle, et de ses dimensions linguistiques, qui se trouve exploré.

Daniel Nebeu s’interroge, quant à lui, sur le rôle d’une institution parlementaire nationale pour influencer la politique étrangère au sein de la Francophonie, en s’appuyant sur le cas camerounais. Sa démonstration permet notamment de souligner l’influence de l’AIPLF puis de l’APF sur la politique étrangère du Cameroun en Francophonie.

Enfin, Jean-Paul Yongui, pose l’hypothèse selon laquelle le futur des francophonies dépend de la qualité des débats qui émergeront lors du cinquantenaire de la Francophonie en 2020.

À ces jalons et balises proposés par des recherches récentes sur plusieurs aspects de l’institutionnalisation de la francophonie, nous avons aussi voulu enrichir la réflexion en sollicitant directement plusieurs acteurs de cette francophonie institutionnelle, et rassembler l’approche de ces praticiens : autant de témoignages sur les institutions francophones « en train de se faire ».

Cinq personnalités ont accepté de contribuer à ce numéro en répondant à nos questions :

  • Madame Catherine Cano, Administratrice de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ;

  • Monsieur Slim Khalbous, Recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) ;

  • Monsieur Jacques Krabal, Secrétaire général parlementaire de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) ;

  • Monsieur Thierry Verdel, Recteur de l’Université Senghor ;

  • Monsieur Yves Bigot, Directeur général de TV5Monde.

Nous les remercions vivement.

Bibliographie

Deniau X. (1995), La francophonie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n° 2111.

Frenette Y., Rivard E. et Saint-Hilaire M. (2012), La francophonie nord-américaine, Québec, Presses de l’Université Laval.

Gilbert A. (dir.) (2010), Territoires francophones. Études géographiques sur la vitalité des communautés francophones du Canada, Québec, Septentrion.

Guillou M.et Phan T. (2011), Francophonie et mondialisation, Tome 1 : Histoire et institutions des origines à nos jours, Paris, Belin.

Hall P.A. et Taylor R. C.R. (1997), « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, vol. 47, n° 3-4, p. 469-496.

Organisation internationale de la Francophonie, Carte des 88 États et gouvernements, disponible sur : https://www.francophonie.org/88-etats-et-gouvernements-125, consulté le 10/06/2020.

Pilhon D. (2018), « Quel pouvoir à l’ère de la mondialisation », dans Badie B. et Vidal D. (dir.), Qui gouverne le monde ?, Paris, La Découverte.

Revue internationale des Francophonies (2018), n° 12, 07/12/2018, disponible sur : http://rifrancophonies.com/index.php?id=687 , consulté le 17/12/2018.

Tétu M. (1997), Qu’est-ce que la francophonie ?, Paris, Hachette.

Traisnel C. (1998), Francophonie, francophonisme : groupe d'aspiration et formes d'engagement, Paris, L.G.D.J.

Wolton D. (2006) Demain la Francophonie. Pour une autre mondialisation, Paris, Flammarion.

Citer cet article

Référence électronique

Christophe Traisnel et Marielle Payaud, « Texte introductif. 50 ans de Francophonie institutionnelle », Revue internationale des francophonies [En ligne], 7 | 2020, mis en ligne le 10 juin 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1136

Auteurs

Christophe Traisnel

Christophe Traisnel est Professeur à l’Université de Moncton, Titulaire de la chaire Senghor de la Francophonie de Moncton (Canada).

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Marielle Payaud

Marielle Payaud est Professeur des Universités, Directrice de l'Institut international pour la Francophonie (2IF), Université Jean Moulin Lyon 3 (France).

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