Religion et politique sont des thématiques ayant été maintes fois étudiées. Les travaux de Pierre Bréchon (Bréchon, Gonthier et Astor, 2019) en France, ceux de Robert Putnam et David E. Campbell aux États-Unis (Putnam et Campbell, 2012) ou ceux du Britannique Anthony D. Smith (Smith, 2004) ont tous, chacun à leur façon, suggéré des liens parfois insoupçonnés entre les aspects religieux, sinon pas la religiosité elle-même, et le comportement politique. Tous, de près ou de loin, suivent ici les traces de Max Weber, qui, par l’analyse fine des doctrines des grandes religions mondiales (Weber, 1915-1920 ; 1996 ; 1971 [1920]), chercha à comprendre comment les visions du monde orientent, voire structurent les comportements sociaux des individus et de leur collectivité.
Fidèle lui aussi à cette méthode comparatiste, le sociologue David Martin (1978) peaufinera l’une des théories de la sécularisation les plus nuancées, en proposant justement une application différenciée par nation des effets de la sécularisation selon le nombre de religions, leur agencement, le type de religion selon divers aspects structurels du politique. L’éminent sociologue posa ainsi les jalons d’une sociologie empirique de la sécularisation, centrée sur les différences nationales des diverses configurations socioreligieuses existantes et leurs conséquences sur le type de sécularisation. Plus récemment, le politologue Philippe Portier (Portier, 2016), inspiré en partie des travaux pionniers de Jean Baubérot (Baubérot, 2015 ; Baubérot et Milot, 2011) tout autant que de ceux de David Martin, a écrit une histoire de la laïcité tenant compte aussi bien des périodisations qui ont transformé son acception que des multiples configurations socioreligieuses qui en ont teinté l’application. Pour une des rares fois, il était proposé de comprendre l’interdépendance entre laïcité et religion – et non leur antagonisme.
Au Québec, outre les travaux phares de Micheline Milot (2002), peu ou prou de recherches ont fait la part belle aux liens insoupçonnés entre laïcité et religion. En général, dans la littérature savante comme dans le commentaire de tous les jours, la première exclut la seconde, comme si l’usage de la laïcité au Québec ne pouvait surgir que d’un monde enfin libéré du religieux, du moins dans l’espace public. Cette tendance n’est guère étonnante étant donné le passé quasi monopolistique du catholicisme. Historiquement, rappelons que durant les années 1970, les partisans de la revue Parti Pris et les militants du MLQ (Mouvement laïque des Québécois) avaient favorisé une séparation stricte entre l’État, les communautés et la société civile (Roy, 2014). Influencés en partie par le schéma de la Révolution française et, peut-être, par celui découlant de la loi de 1905, plusieurs de ces militants espéraient effacer toute trace de religion de l’espace public, à commencer par la religion catholique considérée comme la plus traditionaliste de l’histoire du Québec. Conformément à une certaine vulgate marxiste de l’époque, plusieurs de ces groupes, auxquels il faut ajouter certaines associations étudiantes et divers syndicats, entretenaient une vision négative des religions, considérées aussi aliénantes que nuisibles au développement juste de la société.
Par la suite, pendant plusieurs décennies, les partisans de la laïcité stricte ont été, la plupart du temps, associés aux critiques des religions dans la sphère publique. Sans exagérer leur importance dans l’histoire de la gestion étatique du fait religieux au Québec, leur influence a néanmoins été considérable dans maints milieux politiques et gouvernementaux, notamment auprès des citoyens de la génération du baby-boom. Si on lie le cas québécois à la périodisation sur la laïcité proposée par le politologue Portier, il est vrai qu’avec la transformation rapide de la société québécoise lors de la Révolution tranquille, cette laïcité a semblé se déployer telle une véritable laïcité de séparation. Ce n’est toutefois là qu’une portion de l’imaginaire ayant conduit à la transformation des institutions d’encadrement social du Québec durant les années 1960. Aux laïcistes stricts des militants politiques de gauche des années 1970, il faut ajouter l’apport des laïcistes « de dialogue » (Portier, 2016 ; Willaime, 2008), issus du renouveau du catholicisme social au Québec durant la Révolution tranquille. Tout en considérant nécessaire la laïcisation des institutions sociales, ces derniers étaient bien souvent en faveur d’un maintien du lien historique et privilégié entre le catholicisme et l’État québécois1. Ceci est illustré par le « concordat implicite » (Meunier et Laniel, 2012) conclu notamment dans le monde de l’éducation, où les commissions scolaires sont demeurées confessionnelles jusqu’en 2000 et où l’enseignement confessionnel perdurera jusqu’en 2005 environ.2 Jusqu’aux années 2000, pour diverses raisons, l’histoire a toutefois moins retenu la contribution de cette veine idéologique à la constitution du modèle québécois de laïcité. Comme si, préférant l’idéel au réel, on n’avait retenu de la laïcité que sa dimension normative et moins celle, qui, pleinement opératoire, s’est pourtant aussi déployée depuis plus de cinquante ans, dans une distance plus ou moins accentuée, entre le citoyen, la religion et l’État.
De 2007 à nos jours, ces deux conceptions de la laïcité et leur avatar – une laïcité dite stricte et une laïcité dite d’ouverture - n’ont eu de cesse d’être débattues dans l’espace public. En effet, il ne s’est pas passé une semaine ou presque, sans qu’un débat ou un autre, touchant tantôt la gestion étatique du religieux, tantôt les signes religieux dans l’espace public, tantôt encore les religions elles-mêmes ne viennent travailler la conscience des Québécois. Jamais dans l’histoire du Québec n’avait-on connu une telle récurrence de désaccords, différends et dissensus autour de ces questions. On peut se demander si ces débats n’ont pas contribué à un effritement accéléré du catholicisme, et, inversement, si les résistances d’un certain catholicisme culturel au Québec ne sont pas venues colorer, sinon transformer la nature même de la laïcité-à-la-québécoise.
Plusieurs travaux, dont ceux canoniques du politologue Vincent Lemieux (Lemieux 1973 et 1979), ont montré les liens entre certaines options politiques plutôt conservatrices et une religiosité affirmée dans une fréquentation assidue de la messe dominicale. D’autres recherches, comme celle de Kristoff Talin (2006 et 2017), ont même montré combien la pratique religieuse hebdomadaire semblait être le fait de citoyens plus enclins au fédéralisme qu’aux options nationalistes, voire indépendantistes. Ces recherches ont mis l’accent sur le rôle de la participation à la messe dominicale comme prédicteur de comportements politiques. Peu ont toutefois pris le soin d’étudier l’influence de l’appartenance religieuse sur l’attitude face à des politiques concrètes ou des positions idéologiques particulières.3 Néanmoins, dans la foulée des travaux de la Commission Bouchard-Taylor, quelques études quantitatives se sont ajoutées en tentant d’évaluer, selon divers indicateurs sociodémographiques (dont l’appartenance religieuse), l’attitude générale des Québécois et Québécoises face aux signes dits ostensibles du religieux. Les travaux de Pierre Noreau (2005) ont montré dans quelle mesure une majorité de Québécois catholiques tolérait mal la présence du voile dans l’espace public ; ceux de Luc Turgeon et Antoine Bilodeau (2014, 2018 et 2019) ont, quant à eux, finement évalué le rapport à l’immigration des Québécois dits de souche ; ils ont, par exemple, illustré diverses résistances, notamment à l’égard de citoyens appartenant à des religions exogènes au corpus chrétien. Plus récemment, David Koussens, a dirigé un numéro de Recherches sociographiques portant le titre « Les terrains de la laïcité au Québec »4. Plus récemment encore en 2018, il a codirigé, avec Catherine Foisy, Les catholiques québécois et la laïcité où on propose pour la première fois au Québec une véritable réflexion sur la laïcité québécoise pensée, élaborée, critiquée et prise en compte par les catholiques d’ici. Dans ce collectif, on retrouve des essais et des études, dont plusieurs à caractère historique, et un questionnement sur les représentations erronées d’une laïcité construite sans les catholiques. Si « le processus de laïcisation peut certes être analysé sous l’angle de rapports de force, parfois conflictuels, entre les milieux catholiques […] et les instances étatiques » (Koussens et Foisy, 2018, 4), le tout doit être appréhendé à partir de « son enchevêtrement profond avec un autre processus, celui de la sécularisation » - dans lequel les catholiques ont été acteurs et véritables parties prenantes5. Si le livre de Koussens et Foisy ne contenait malheureusement aucune analyse sociologique de nature statistique pour mettre en lien catholicisme et laïcité, il faut dire à leur décharge que les sondages mettant en lien l’un et l’autre sont rarissimes. Et il fallut attendre les prolégomènes de la Loi 21 sur la laïcité de l’État proposée par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec, pour que des sondeurs multiplient les enquêtes et évaluent l’importance de l’appartenance religieuse et de la religiosité en général sur le degré d’accord des mesures dites de laïcité. Ces nouvelles données donnaient dès lors l’opportunité aux chercheurs d’élucider un peu plus la nature de ces liens, si liens il y a, et de mieux circonscrire leur teneur. C’est ce que cet article se donne comme objectif.
Afin de brosser un portrait de cette nouvelle situation sociologique à partir de données quantitatives, nous explorerons simultanément trois avenues : a) d’abord, la relation des Québécois à la religion et à la religiosité ; b) ensuite, la relation à l’immigration et c) enfin leur relation à la Loi 21. Sans prétendre qu’il y a un lien de causalité entre ces trois dimensions, nous verrons qu’il y a des tendances assez fortes pour suggérer qu’il s’agit d’une nouvelle configuration de la laïcité au Québec, surtout en ce qui concerne la question des générations.
Avant de poursuivre toutefois, un mot sur la Loi sur la laïcité de l’État ou la Loi 21. Rappelons qu’il s’agit d’une loi québécoise adoptée le 16 juin 2019 par l’Assemblée nationale du Québec. Elle est la première loi à promulguer que l’État du Québec est laïque (voir article 1). Elle interdit le port de signes religieux aux employés de l’État en position d’autorité coercitive, ainsi qu’aux enseignants du réseau scolaire public (tout en reconnaissant un droit acquis aux personnes déjà en poste le 27 mars 2019). Cette loi prévoit également que les employés de la fonction publique du Québec doivent exercer leur fonction à visage découvert et que tout citoyen qui souhaite être servi par l’État doit le faire aussi à visage découvert6. De plus, le 28 mars 2019, au moment du dépôt de la loi, l’Assemblée nationale adopta à l’unanimité une motion mandatant « le Bureau de l’Assemblée nationale, suivant l’adoption du projet de Loi 21 "Loi sur la laïcité de l’État", afin que ce dernier déplace le crucifix du Salon bleu pour le mettre en valeur dans l’enceinte du Parlement ». Ledit crucifix avait été placé au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale et y occupait une position centrale depuis 1954. Cette loi est le résultat concis (en moins de 18 pages) d’un vaste et long débat au sein de la société québécoise. À sa manière, elle clôt le cycle de controverses québécoises en matière d’accommodements raisonnables, qui avait donné naissance à la Commission Bouchard-Taylor, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, créée le 8 février 2007. Le projet de Loi 21 est, en effet, le dernier d’une série de projets sur la laïcité, tous aussi contestés les uns que les autres. Ce fut le cas de Charte des valeurs (projet de Loi 60) sous le gouvernement de Pauline Marois et celui du projet de loi sur la neutralité religieuse de l’État (Loi 62) sous le gouvernement libéral de Philippe Couillard. Pour diverses raisons politiques, l’une et l’autre n’ont pas pu être adoptées et ont provoqué de vives et nombreuses critiques. Bien qu’elle soit finalement adoptée, la Loi 21 n’échappera pourtant pas à une salve de critiques diverses, notamment de la part d’intellectuels ainsi que de plusieurs communautés ethnoreligieuses qui verront en elle une loi discriminatoire. Loi visant à interdire les signes religieux dans l’État québécois, la Loi 21 va moins loin que la Charte des valeurs voulant interdire le port de signes religieux jusque chez les employés d’hôpitaux. En revanche, elle déborde de la recommandation de la Commission Bouchard-Taylor qui visait à interdire le port des signes religieux seulement pour les personnes en autorité coercitive (policier, juge, gardien de prison, etc.), et propose plutôt que l’interdiction vise désormais « un directeur, un directeur adjoint ainsi qu’un enseignant d’un établissement d’enseignement sous la compétence d’une commission scolaire instituée en vertu de la Loi sur l’instruction publique » (Loi 21, 2019, p.16). Le gouvernement Legault justifia cette loi, sa nature et ses champs d’application notamment du fait qu’« Au Québec, c’est comme ça qu’on vit ! » (Martinez, 2019).
I. Sonder le cœur des Québécois au sujet de la laïcité
La période précédant l’adoption de la Loi 21 a été propice à mener plusieurs sondages d’opinion cherchant à mesurer l’appui des Québécois et Québécoises aux mesures inscrites dans la loi. L’une des particularités de ces sondages est qu’ils ont mis en lumière une transformation historique. Les partisans de ladite laïcité stricte ne se retrouvaient plus seulement chez les « sans-religions » et autres citoyens athées ou agnostiques, mais chez les catholiques également. Qui, quarante ans auparavant, aurait-il pu prédire un tel revirement ? Certes, dès les premiers sondages sur la Charte des valeurs en 2013, on pouvait voir que la majorité des Québécois francophones appuyait les principes de cette loi, mais pas nécessairement la pleine application de toutes ses mesures7. Avec le projet de Loi 21, c’est aujourd’hui la mise en œuvre elle-même que cette même population appuie. Et la majorité des supporters actuels sont d’abord francophones et catholiques. Si 70 % de la population québécoise se déclarent toujours catholiques, cela signifie-t-il pour autant l’existence d’un déterminant religieux à l’appui à la laïcité au Québec ? C’est à évaluer. Chose certaine, cela indique sans doute un lien entre une culture primordiale et sa mise en laïcité.
Pour cet article, nous allons nous concentrer sur trois sondages : l’un au Canada pour le compte du Projet sur la diversité provinciale (Bilodeau, Turgeon, White et Henderson, 2014) du 20 décembre 2013 au 9 février 2014, un autre pour le compte de la CAQ du 22 au 26 mars 2019 et l’autre au Canada pour le compte de Jack Jedwab du 3 au 7 mai 2019, ces deux derniers menés par Léger à partir d’un panel WEB8. Il ne s’agit pas ici de fusionner les données de différentes enquêtes, mais de mieux comprendre une situation complexe à partir d’une variété de données, afin de nuancer autant que possible notre compréhension du phénomène. Cette utilisation de différentes bases de données permet également de comparer entre celles-ci à différents moments. Dans l’espace qui nous est imparti, nous fournirons d’abord les données les plus pertinentes – des annexes offriront des résultats complémentaires pour nourrir la réflexion d’ensemble du phénomène.
I.1. Mise en contexte : les Québécois et leur rapport à la religion
Afin de mieux saisir le contexte historique et sociologique encadrant le rapport à la laïcité, il importe d’abord de comprendre la transformation du rapport des Québécois à la religion, notamment au catholicisme, qui constitue en quelque sorte leur religion patrimoniale. En effet, appréhender pleinement le régime de laïcité promu et supporté par une population exige en premier lieu de mieux comprendre le régime de religiosité, c’est-à-dire la configuration dominante du religieux qui caractérise une société donnée. Le régime de laïcité est toujours défini en fonction du régime de religiosité (et ce dernier s’adapte bien sûr au type de laïcité qui est choisi et mis en application).
« On entend ici par régime de religiosité la configuration dominante du religieux et de l’exercice des religions instituées au sein d’un type de société donné et dans lequel pratiques et croyances se manifestent dans une distance plus ou moins accentuée avec l’État, avec les autres institutions de la société civile et avec les finalités de la société. Tout type de société reposant sur un régime de religiosité et vice et versa. » (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011, 687)
Plusieurs éléments entrent en ligne de compte dans la définition même de ce régime. Les indicateurs les plus communs sont l’appartenance religieuse dominante, la participation aux messes ou aux activités religieuses hebdomadaires, les grands rituels de passage marqués par des cérémonies religieuses (baptêmes, mariages religieux et autres rituels sacramentels). À cela peuvent s’ajouter d’autres indicateurs classiques, tel que le type d’agencement des grandes confessions religieuses au moment de la fondation d’une nation (religion monopolistique ou d’État ; configuration polarisée entre deux grandes confessions religieuses ; configuration 60/40 ; agencement entre trois grandes confessions ; pluralisme religieux, etc.) (Martin, 1969).
Dès sa fondation, la Nouvelle-France, qui deviendra le Bas-Canada puis le Canada français, a nettement privilégié le catholicisme comme religion d’assise. À un point tel qu’en 1981, 88 % des habitants de la province de Québec se déclaraient de religion catholique apostolique romaine. À cette époque, les minorités religieuses appartenaient pour la plupart aux principales confessions protestantes du Canada (anglicanisme, Églises Unies, méthodisme, presbytérien, baptisme, etc.). Tout comme pour la France, la Belgique, l’Espagne, la Suède et la Finlande, le Québec était alors principalement composé d’une grande religion monopolistique qui, sans être constitutionnellement une véritable religion d’État, jouait néanmoins un rôle d’importance dans la définition de sa culture et de son régime de laïcité (Lemieux, 2018). Toutefois, il importe de voir que ce caractère monopolistique s’est peu à peu effrité au fil du temps, donnant à voir une transformation d’importance du régime de religiosité. Défini jusque dans les années 1960 comme ethno-religieux, ce régime est devenu peu à peu teinté d’une conception culturelle du catholicisme, pour se transformer de nouveau en un certain régime pluraliste à partir des années 1995/2000 (voir Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011).
Si nous centrons l’analyse sur les mutations du rapport des Québécois au catholicisme depuis 1960, nous découvrons une surprenante transformation qui tient à la fois de la sécularisation interne de la société québécoise, mais aussi d’une modification du régime de religiosité
Le graphique synthétique (n °1) tente de résumer les données que nous avons recueillies et donne un aperçu des principaux indicateurs de la religiosité de 1968 à 2016, dans les 21 diocèses catholiques du Québec9. Une lecture rapide du graphique montre d’abord que la participation hebdomadaire à la messe est passée de 80 % en 1968 à 30 % en 1975. Pour plusieurs sociologues d’alors, le Québec était en passe de devenir l’un des examplars de la thèse forte de la sécularisation10. Certes, la chute du taux pratique dominicale est spectaculaire, et très rapide bien sûr. Elle se compare en partie à ce que connaîtra l’Irlande au début des années 1990 à 2000 (Lambert, 2004). Or, on peut se demander si une province si catholique peut se transformer en une nation laïque forte aussi rapidement et sans relation avec sa religion historique. Plutôt que de souscrire à l’idée d’un changement du tout au rien, où la variable de la participation à la messe dominicale serait le facteur décisif du rapport d’une population à sa religion patrimoniale, nous préférons saisir cette mutation comme une reconfiguration de la relation entre les Québécois et le catholicisme. L’indicateur du ratio du nombre de mariages catholiques par rapport aux mariages totaux (toutes les confessions et les mariages civils) montre à voir une baisse lente et régulière de 1968 à 2016. Or, malgré ces baisses importantes, on constate que l’affiliation catholique s’est maintenue de manière très élevée depuis 1968 jusqu’aux années 2000. Finalement, ce graphique montre à voir le taux annuel du total des baptêmes divisé par le total des naissances (toutes les naissances, quelle que soit la religion de la mère). À la lecture de cet indicateur, on comprend que le rapport des Québécois au catholicisme est demeuré plus important, plus longtemps, qu’on ne l’avait cru. En effet, telle ne fut pas notre surprise lorsque nous constations qu’en 2001, trois enfants sur quatre étaient baptisés (74,8 %). Malgré une baisse du taux de mariages catholiques (de 90 % en 1968 à 43 % en 2001) et une baisse importante de la participation à la messe hebdomadaire, on constate donc une certaine stabilité des indicateurs d’affiliation catholique déclarée (baisse de 3 % de 1968 à 2001) et d’inscription religieuse (baisse de 13 % de 1968 à 2001).
Jusqu’en 2001, tout au moins, nous sommes donc placés devant une logique ambivalente11, une sorte de relation d’amour/haine des Québécois envers le catholicisme : avec un côté négatif, où les Québécois semblent vouloir s’éloigner de l’Église, surtout lorsqu’on touche les questions de la vie privée (mariage ou pratique religieuse personnelle) ; et avec un côté plus positif où les Québécois semblent fortement liés aux aspects identitaires du catholicisme. Les côtés négatif et positif de la relation des Québécois au religieux sont un héritage paradoxal de la Révolution tranquille. Nous l’avons dit, même après la réforme des institutions d’encadrement social lors des années 1960, les conseils scolaires sont demeurés religieux (catholiques et protestants) et une majorité d’élèves suivait les cours d’enseignement religieux confessionnel. De plus, chaque école avait son propre service pastoral. En outre, et cela n’est pas anodin, à cette époque, les rites sacramentels étaient incorporés au cœur du monde scolaire des enfants - l’école et l’église locale partageaient alors cette responsabilité. Il faudra attendre les années 2000, pour que cesse entièrement ces éléments de socialisation religieuse de type étatique au sein des écoles ; cela deviendra effectif lorsque les commissions scolaires religieuses seront transformées en commissions linguistiques. Bref, de 1960 à 2000, tous les jeunes Canadiens français connaissaient suffisamment les formes culturelles du catholicisme pour pratiquer au besoin cette religion et avaient été initiés en même temps à l’imaginaire critique du catholicisme, notamment via le récit de la « Grande noirceur »12. Le catholicisme faisait en quelque sorte partie d’une identité commune chez les Québécois. De 1968 à 2000 environ, plusieurs Québécois se disaient d’abord catholiques parce que Canadiens français ; en repoussoir, d’une certaine façon, de la nation anglophone et protestante du reste du Canada (Meunier, 2020).
De 1960 à 2000, le catholicisme est devenu une « question de culture », comme l’écrivait Raymond Lemieux (1990). L’affirmation identitaire des Québécois passait entre autres par une religiosité marquée par des liens de mémoire avec un certain Canada français, une filiation intergénérationnelle (Lemieux et Montminy, 2000) et un certain désir d’affirmation d’une nation distincte (Meunier et Laniel, 2012). Le catholicisme culturel comme régime de religiosité peut être considéré comme une « ressource identitaire, comme référence éthique ou encore au titre de réservoir de rites » (Voyé. 2006, 140), qui a « conserv[é] par-delà la déperdition des croyances officielles et l’affaissement des observances, une remarquable puissance d’imprégnation culturelle » (Hervieu-Léger, 2003, 294). L’individu qui vit dans ce régime de catholicisme culturel ne vit pas dans un monde où les croyances, les pratiques, les rituels sont en parfaite cohésion avec les prescriptions ou les proscriptions religieuses. Il peut prier (parfois), aller (ou non) à la messe lors de grandes fêtes (Noël, Pâques) ou lors de rites de passage (initiation sacramentelle, mariage ou enterrement). En 2005, environ 77 % des Québécois croyaient en Dieu13; de plus, une majorité considérait alors hautement la figure de Jésus (Leclerc, 2010). Une grande majorité des Québécois dits « de souche » respectent plusieurs signes d’un passé patrimonial catholique. Les catholiques culturels aiment généralement leur église ou celle de leur enfance14, même si dans l’une comme dans l’autre, ils s’y rendent rarement. Rappelons également que les députés ont voté à l’unanimité pour le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale en 2007 (Laniel, 2016 ; Zubrzycki, 2016), et ce, contre la recommandation expresse de Gérard Bouchard et de Charles Taylor, tous deux coprésidents de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard et Taylor, 2008).
Après 2001, plusieurs indicateurs de religiosité catholique, tels que le déclin continu de la participation à la messe dominicale, ainsi que les baisses du taux de mariage catholique/mariage totaux et du taux de baptêmes catholiques par an par rapport au nombre total des naissances, semblent refléter une transformation graduelle du rapport des Québécois au catholicisme. Cela s’amorce ou s’intensifie plus particulièrement au moment où la génération « Y » atteint l’âge adulte (c’est-à-dire des individus âgés entre 18 et 35 ans, aujourd’hui). L’entrée en scène de cette génération vient consolider un nouveau régime de religiosité s’écartant peu à peu de l’ancien. La logique ambivalente d’hier quant à la relation d’amour/haine avec l’Église commence à s’étioler. Toujours plus indifférents à la pratique de la messe dominicale, voire au catholicisme dans son ensemble, nombre d’entre eux décident dès lors de remettre en question la nécessité de transmettre cette configuration sociale, en choisissant notamment de ne plus faire baptiser leurs enfants. Pour la première fois dans l’histoire récente, le taux de baptême chute sous la barre des 50 % en 2014, pour atteindre, en 2017, près de 35 %, soit une diminution d’environ 40 % du taux de baptême par naissance totale en seulement quinze ans. Ce phénomène est d’une importance comparable à la chute de la pratique dominicale dans les années 1975 : il signe en quelque sorte la sortie d’un moment historique, installant peu à peu une ère post-catholique au Québec. Conséquemment, il n’est pas surprenant que le taux d’affiliation catholique ait continué de diminuer depuis. En 2016, le taux d'individus âgés entre 18 et 34 ans s’identifiant à la catégorie « sans religion » frôle désormais les 25 % (Thiessen et Wilkins-Laflamme, 2017 et 2020, p. 8 ; Beaman, 2017). Bien que demeurant la religion patrimoniale du Québec, le catholicisme devient peu à peu une religion parmi d’autres.
Suivant les travaux de Daniel Hervieu-Léger (1993), Meunier et Wilkins-Laflamme ont proposé de lire cette lente transformation comme une forme d’« exculturation », c’est-à-dire comme une rupture progressive de ce que l’histoire avait tissé entre la culture du Québec et le catholicisme (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011). Plus récemment, Meunier et Nault ont montré que cette exculturation est aussi attribuable à la pluralisation de la société québécoise qui, sans ressembler à des provinces comme l’Ontario ou la Colombie-Britannique, s’est néanmoins transformée par l’augmentation significative de l’immigration qui a lentement modifié la configuration de l’identité modale du Québec (Meunier et Nault, 2014). Sécularisation interne, exculturation, pluralisation religieuse sont autant de phénomènes ayant contribué à éroder la capacité pour le catholicisme culturel de maintenir l’unité symbolique du Québec en tant que société. Des années 2000 à nos jours, ce processus de transformation du rapport au religieux des Québécois, et le débat public qui va s’ensuivre, vont provoquer commissions d’enquête, projet de loi sur projet de loi visant à réguler la question religieuse (son déclin, sa transformation et la mutation identitaire qu’elle provoque chez les Québécois et Québécoises), et ce, jusqu’au projet de Loi 21 – dernière tentative en la matière.
Même si les Québécois s’identifient aujourd’hui beaucoup moins au catholicisme, ils ne sont pas, pour autant, moins ancrés dans certaines représentations religieuses d’eux-mêmes. La sortie du catholicisme culturel n’est pas la fin de la religion, mais une transformation profonde de son régime de religiosité. Le passage du catholicisme culturel vers un nouveau régime ne se fera pas sans tensions ni oppositions. Et cela pourrait encore prendre du temps. Comme en témoigne l’époque actuelle, le catholicisme culturel devient progressivement un lieu de résistance aux transformations accélérées de la société cosmopolite. C’est pourquoi la transformation de ce régime de religiosité ne va pas sans réactions, et même sans moment d’inquiétudes pour certains Québécois, habitués à vivre entre tradition et modernité.
I.2. Les Québécois et le port des signes religieux dans l’espace étatique et scolaire
S’intéresser à la laïcité et brosser un portrait clair du rapport qu’entretient une certaine population n’est pas aussi simple que de poser la question. Pouvant prendre plusieurs formes, la laïcité ne peut faire l’objet d’une évaluation statistique, sans devoir en dégager des indicateurs au préalable. Elle doit alors être pensée à l’aune des dimensions qu’elle contient. Puisqu’il s’agit d’un concept riche d’interprétations (et de débats), il devient alors plus judicieux de soumettre d’abord à l’étude l’une de ses composantes. C’est ce que nous ferons pour l’ensemble des résultats et graphiques qui suivent15. Nous nous intéresserons au degré d’accord ou de désaccord des Québécois face au port de signes religieux pour les professeurs et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques au Québec16. Nous avons choisi de nous attarder tout particulièrement à cette question, plutôt qu’à d’autres, parce que celle-ci s’avère la plus clivante et, par-là, sans doute, la plus révélatrice des tensions et des débats de la société québécoise autour des questions de laïcité entourant la Loi 2117.
Examinons alors cette question en tenant compte d’abord de la langue maternelle des individus ainsi que de leur âge. À cette question, le graphique 2 témoigne de la division générationnelle chez les francophones.
Il ressort clairement que le désaccord croît avec l’âge chez les francophones. Seules les personnes âgées entre 18-24 ans sont majoritairement en accord avec le port de signes religieux au sein des professions visées. Or, parmi l’ensemble de la population, c’est 71 %18 des francophones qui appuient cette mesure d’interdiction. Ce portrait contraste fortement avec celui des Anglo-Québécois. Le graphique 7 (en annexe) montre à voir que, peu importe la catégorie d’âge, ces derniers sont en faveur du port de signes religieux pour les enseignants et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques. Indépendamment de l’âge, c’est 72,2 %19 des Anglo-Québécois qui n’appuient pas cette mesure contenue dans la Loi 21. À la lecture de ces données, on s’aperçoit que la langue est le facteur de dissension le plus important sur cette question, surpassant l’importance générationnelle. Deux conceptions antagonistes seraient à l’œuvre, l’une plus restrictive, voulant faire des autorités scolaires des individus neutres sur le plan religieux, et de l’autre, une vision ouverte à l’ostension de symboles religieux dans l’espace scolaire.
La langue n’est toutefois pas la seule ligne de fracture. L’appartenance religieuse en est une autre. Tout comme les francophones, les catholiques semblent redouter le port de signes religieux chez les enseignants et directeurs d’écoles.
Les taux similaires entre les graphiques 2 et 3 nous permettent d’affirmer qu’un certain profil semble se dessiner au sein d’une tranche de la population, celle des francophones catholiques âgés de plus de 34 ans. Cette accointance entre les francophones et les catholiques d’appartenance ne surprend que très peu dans le contexte québécois. Ce qui est davantage remarquable, c’est la réticence des catholiques à appuyer le port des signes religieux dans l’espace scolaire et étatique20, surtout lorsqu’on les compare aux individus n’ayant pas d’appartenance religieuse (annexe, graphique 10). Pas moins de 73,5 % des catholiques affirment être en désaccord avec le port des signes religieux chez les enseignants et les directeurs d’école, contre 64,1 % chez les sans-religions21. Ce qui peut sembler un paradoxe témoigne de deux choses. D’abord, les profils des catholiques culturels et des sans-religions ne sont pas aux antipodes, ni même statistiquement totalement opposés, et une logique similaire, respectant les catégories générationnelles semble opérer. Autrement dit, les sans-religions et les catholiques semblent se rejoindre sur cette question, nous laissant croire qu’au-delà de l’appartenance religieuse et de ses symboles, d’autres indicateurs comme la langue ou l’âge semblent ici prédominer22.
Des distinctions sont aussi observables sur le plan régional. Lorsqu’on omet les variables précédentes et que nous n’observons que le lieu d’habitation des individus, nous constatons que des régions comme l’Outaouais et Montréal se distinguent assez nettement du reste du Québec.
Ces deux régions se situent bien en-deçà de la moyenne provinciale qui est de 71,9 %23 en faveur de l’interdiction du port de signe religieux pour les enseignants et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques. À la lecture de ces chiffres, il s’y jouerait une dynamique différente du reste de la province. Résolument plus diversifiées culturellement tout en étant à proximité de l’Ontario et de la capitale nationale canadienne, ces deux régions semblent se distinguer de la configuration nationale québécoise. Bien que les habitants de ces grands centres soient plus en accord avec le port de signes religieux dans l’espace scolaire et étatique, le contraire n’est pourtant pas tout à fait vrai. En effet, il semble que ce ne soient pas les régions les plus éloignées et homogènes qui appuient le plus massivement cette mesure de la Loi 21. D’importantes régions limitrophes de Montréal, comme les Laurentides, la Mauricie et l’Estrie, sont de celles qui appuient le plus l’interdiction du port de signes religieux pour les enseignants et les directeurs d’école. Avec des taux oscillants entre 87,3 % et 91,9 %, ce sont neuf personnes sur dix qui supportent cette mesure ! Malgré une relative proximité des grands centres (dont Montréal en particulier), le portrait de ces régions n’est pas du tout le même. Cette distinction nous amène à croire, comme l’écrivent Antoine Bilodeau et Luc Turgeon (2014), qu’un contact davantage superficiel avec les individus issus des communautés culturelles et religieuses minoritaires engendrerait une certaine méfiance et une frilosité en raison même de la superficialité de ce contact. La rencontre et l’interprétation qu’on en fait seraient alors imaginées plus que vécues (Bilodeau et Turgeon, 2014, 285).
Quoi qu’il en soit, à ce stade-ci, il est impossible d’expliquer intégralement la nature de cet important désaccord de la part de la population envers le port de signes religieux chez les individus en autorité au sein de l’école publique québécoise. En vertu des données présentées, aucune lecture ne nous permet d’expliquer intégralement ce qui disposerait la population québécoise à défendre cette dimension de la Loi 21, et moins encore ses variations régionales. Au-delà des variations observables selon diverses variables, subsisteraient selon nous dans cette position paradoxale des Québécois catholiques culturels, l’affirmation d’un sentiment national partagé. Cela est même remarquable dans l’ambivalence du rapport des Québécois à l’immigration.
À la lecture des données précédentes, nous aurions pu être tentés de nous satisfaire d’une explication misant sur les seules différences culturelles. Or, lorsqu’on questionne les Québécois sur leur rapport aux immigrants, nous voyons que le portrait se complexifie de manière à dévoiler une réalité en demi-teinte.
Tableau 1 : Accord ou désaccord des Québécois francophones face au port de signes religieux (hijab, kippa, croix ou turban) chez les enseignants et directeurs d’écoles publiques, en fonction du niveau d’appréciation (positif/négatif) envers les immigrants (2019) (%)
Appréciation négative envers les immigrants |
Appréciation positive envers les immigrants |
Total |
|
En accord avec le port de signes religieux |
14,6 % |
35,3 % |
29,19 % |
En désaccord au port de signes religieux |
85,4 % |
64,8% |
70,81 % |
Total |
100 % |
100 % |
100 % |
|
V de Cramér = 0,25 |
Source : les données proviennent d’un Sondage Léger Marketing effectué du 3 au 8 mai 2019 par panel web auprès de 1212 répondants. Pondération 2001 – Statistique Canada, marge d’erreur 3,09 %, 19 fois sur 20
(Le V de Cramér est un coefficient de contingence mesurant le niveau d’association entre deux variables).
Par la lecture du tableau 1, nous notons que c’est 64,8 % des Québécois qui, à la fois, expriment une appréciation positive des immigrants24 et manifestent un désaccord à l’égard du port de signes religieux pour les enseignants et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques. Cette donnée nous révèle qu’il est alors impossible de réduire au même dénominateur le rapport des Québécois aux signes religieux – et par extension celui à la religion et à la laïcité – et leur rapport aux immigrants. Si les deux tiers de la population ont une appréciation positive des immigrants tout en désirant en même temps interdire le port de signes religieux, c’est peut-être qu’il n’y a pas nécessairement de liens entre les deux. Et au lieu de rapporter de manière univoque l’appui à la Loi 21 chez une majorité de Québécois à un réflexe de repli identitaire, il serait peut-être plus prudent de lire leur attitude d’une manière plus nuancée. Si ceux qui sont en défaveur de l’immigration sont généralement heureux des restrictions de la Loi 21, ce n’est pas le cas de tous ses partisans. En fait, l’immigration ne semble pas être un facteur déterminant comme l’ont supposé maints commentateurs et chroniqueurs.
II. De la Charte des valeurs à la Loi 21 : mêmes tendances ?
À la vue de ces données, une question demeure : la situation de décrite en 2019 est-elle somme toute similaire à celle qui prévalait au temps de la Charte des valeurs et de la laïcité en 2014 ? Autrement dit, sommes-nous devant une constante de l’identité québécoise ou devant un contexte en évolution ? Est-ce que l’avis des Québécois sur cette question était similaire en 2014 ? Retrouvions-nous chez les mêmes catégories d’individus des orientations similaires ? Comparons alors les résultats de deux sondages à partir de modèles logistiques25. Pour ce faire, examinons la même question relative à l’accord ou au désaccord des Québécois face au port de signes religieux pour les enseignants et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques, pour les années 2013-14 et 2019.26
Le premier modèle (2013-2014)27 nous montre à voir que la langue, la religion et l’âge, sont, dans cet ordre, les variables autour desquelles se polarise l’opinion des individus. D’abord, un effet de génération semble clairement établi. Plus les individus sont âgés, moins ils croient que le port d'un signe religieux devrait être autorisé pour les enseignants. Les personnes de 35 à 54 ans ont 1,9 fois moins de chance d’être en accord que les personnes âgées de 18 à 34 ans. Cela peut même aller jusqu'à 2,7 fois pour les personnes de 55 à 74 ans. Il n’est toutefois pas surprenant de constater qu'une diminution graduelle du niveau d'appui à cette dimension de la loi s'opère selon l'âge. Ensuite, les anglophones ont près de 19 fois plus de chances d'accepter qu'un enseignant affiche un signe religieux à l'école, comparativement aux francophones. Ce clivage immense est le plus spectaculaire de nos modèles et vient appuyer l’hypothèse du clivage linguistique élaborée plus tôt à partir des données descriptives. Quant aux allophones, ils ont 3,4 fois plus de chance que les personnes de langue maternelle française d’accepter le port de signes religieux. En ce qui a trait aux variables religieuses proprement dites, il est impossible de se prononcer, le seuil de significativité statistique n’étant pas atteint28.
Pour ce qui est du second modèle (2019), nous voyons qu’il y a une diminution de la polarisation au sein de la variable la plus clivante : la langue. Autrement dit, les rapports de cotes obtenus sont moins spectaculaires, suggérant une différenciation moins grande et davantage de catégories significatives. Au niveau de l’âge, seule variable où il n’y a pas de diminution systématique, nous observons un maintien chez les 35-54 ans et une hausse chez les 55-74 ans, passant de -2,7 fois à – 5,1. Chez les 75 ans et plus, nous observons qu’ils ont 7,8 fois moins de chances d’être d’accord avec le port de signes religieux chez les enseignants que les jeunes de 18 à 25 ans. Il est donc possible d’estimer une certaine stabilité, notamment chez les moins de 55 ans. Un hiatus semble donc peu à peu se creuser entre les plus jeunes et les plus vieux, laissant présager des différences générationnelles croissantes. La seconde variable, celle du sexe des répondants, qui n’était pas significative dans le premier modèle, nous montre en 2019 que les femmes sont plus souvent en accord avec le port de signe religieux que les hommes, et ce, par une marque de 1,5 fois plus. Difficile d’expliquer cette prévalence. Pour ce qui est de la langue, une diminution importante se produit chez les anglophones. Ceux qui avaient près de 19 fois plus de chance d’être en accord que les francophones au port de signes religieux chez les enseignants en sont désormais à 6,9. Avec précaution, nous pourrions en déduire une diminution, entre 2013-14 et 2019, du clivage linguistique, bien que cela demeure présent, et ce, de façon non négligeable. Enfin, pour ce qui est de l’appartenance religieuse, on peut remarquer que les protestants ont 4,6 fois plus de chance de s’opposer à cette dimension de la loi. Les individus appartenant à une religion « autre » (que chrétienne) ont eux aussi, mais dans une proportion moindre (2,5 fois plus), plus de chance que les catholiques d’accepter le port de signes religieux.29
Lorsqu’on compare les deux modèles de façon générale, ce qu’on remarque d’abord, c’est la permanence des variables culturelles. La langue comme la religion demeuraient, comme nous l’avons illustré avec les données descriptives, les principaux déterminants de l’attitude des citoyens à l’égard de la laïcité. Quant à l’âge, nous y voyons là-aussi une piste de compréhension qui est d’abord le fait d’un clivage générationnel de plus en plus affirmé entre une partie de la population vieillissante qui demeure attachée à une vision plus « catho-laïque » du Québec et une nouvelle génération plus ouverte et ayant fait plus l’expérience des nouvelles particularités culturelles issues de l’immigration, entre autres. En cela, les préceptes de la Loi 101 ont en effet contribué à réunir un peu plus la jeunesse issue de l’immigration à celle du Québec dit de souche, édifiant de manière inédite une certaine sensibilité cosmopolite (Thériault, 2019), à Montréal et à Gatineau, notamment.
Conclusion. Que signifie la Loi 21 pour le Québec ? Entre polarisation générationnelle et affirmation nationalitaire
Les attitudes et l’opinion des Québécois et des Québécoises face aux mesures restrictives mises de l’avant par la Loi 21 montrent à voir une quadruple polarisation de la société. D’abord, il y a celle liée à la langue. Une majorité de citoyens de langue anglaise du Québec ont une opinion nettement plus défavorable de la Loi 21 que les citoyens francophones, et ce, quels que soient leur âge, leur sexe, leur revenu, leur niveau de scolarité ou leur religion. L’appui à la Loi 21 semble en quelque sorte associé au fait d’avoir le français comme langue maternelle. Il ne s’agit pas de causalité, mais d’une très forte prévalence, semblant creuser un écart entre deux populations, entre deux cultures, et entre deux façons de concevoir la gestion étatique du religieux. Une seconde polarisation, fortement liée à la première, se dessine à partir d’un hiatus entre la ville de Montréal et le reste du Québec. Par sa composition sociodémographique typique des sociétés cosmopolites occidentales, une part importante des habitants de Montréal semble plus critique des mesures de la Loi 21, hésitant ainsi à souscrire à ses principes. Curieusement, c’est là où l’on retrouve le moins de diversité ethnoreligieuse et que l’appui aux mesures restrictives de la Loi 21 est le plus considérable. Les travaux de Turgeon et de Bilodeau fournissent d’ailleurs d’excellentes pistes d’interprétations de ce type de phénomène (Turgeon et Bilodeau, 2014 ; Turgeon, Bilodeau, White et Henderson, 2019). Une troisième polarisation semble aujourd’hui peu à peu poindre, mettant face à face « catholiques » et « sans religion » dans leur rapport à la laïcité. Le sondage de 2014 suggère que les sans-religion avaient 1,5 fois plus de chance d’être en désaccord avec le port des signes religieux chez les enseignants, que les catholiques. Celui de 2019 modère la tendance, et va jusqu’à l’inverser : les catholiques (et cela est encore plus vrai chez les plus âgés) sont désormais aussi en désaccord avec le port de signes religieux par les enseignants, que le sont les sans religion. Que les citoyens se déclarant sans religion soient contre semble logique et confirmerait leur opinion et leur vision du monde. Or, que les catholiques en fassent de même est plus surprenant. En comparant les sondages de 2014 et de 2019, on peut remarquer comme une inversion tendancielle des polarités usuelles, comme si les personnes se déclarant sans religion devenaient de plus en plus enclines ou neutres face à la diversité ethnoreligieuse et à l’ostentation des signes religieux, alors que les personnes se déclarant catholiques semblent incarner peu à peu le pôle critique du religieux visible (qui n’est pas nécessairement l’apanage de la religion à laquelle ils appartiennent). La dernière polarisation, et non la moindre, est directement liée à la question de l’appartenance religieuse : il s’agit de l’âge. En effet, près de 50 % (49,9 %) des Québécois se déclarant sans religion se retrouvaient chez les personnes âgées entre 15-34 ans, en 201630. Cela montre une fracture d’importance qui va s’accentuant, incarnée par le rapport au religieux, qui, en quelque sorte, viendrait jusqu’à teinter le rapport à la laïcité. La fracture générationnelle qui s’ouvre devant nous aujourd’hui témoigne non seulement d’une transformation du régime du religiosité, mais aussi d’une certaine résistance par rapport à ce changement, résistance incarnée par la population francophone du Québec suburbain ou en région de Montréal, de confession catholique et âgée de 35 ans et plus (plus spécifiquement d’une cinquantaine d’années et plus).
Le Québec serait donc entré au cœur d’une longue transition vers un nouveau régime de religiosité, que Meunier et Wilkins-Laflamme ont nommé « pluraliste »31. Est-ce que cela signifie pour autant que le projet de Loi 21 reflète cette transition ? Oui et non, car toute la question est de savoir si celle-ci est la réalisation du régime de religiosité du catholicisme culturel32 ou la production du nouveau régime dit pluraliste. Certaines parties du projet de loi, notamment celle portant sur le retrait du crucifix de l’Assemblée nationale du Québec, semblent peu liées à cet attachement catholique typique du régime culturel. Depuis 2014, l’idée même du retrait du crucifix a souvent été présentée par ses promoteurs comme une sorte de concession faite aux Québécois issus de la diversité ethnoreligieuse, en retour d’une certaine paix sociale en ce qui a trait à la culture du majoritaire33. Or, nous le disions plus haut, cette loi rassérène aussi une certaine stratégie de résistance adoptée par une part de la culture québécoise qui, par les mesures restrictives de cette loi, consolide et reconfirme toute l’importance du régime de religiosité du catholicisme culturel (et vice et versa). En fait, les mesures restrictives en soi, notamment l’interdiction du port de signes religieux pour les enseignants ou pour les personnes en autorité, n’ont rien à voir avec le catholicisme culturel en tant que tel. Toutefois, force est de constater qu’il existe un lien empiriquement vérifiable (et récurrent de sondage en sondage) entre les citoyens qui sont en accord avec ces mesures restrictives et leur identité typique des catholiques culturels du Québec (francophone, âgé de 35 ans et plus, vivant en banlieue de Montréal ou en région et se déclarant de confession catholique). Inversement, ceux qui s’y opposent s’associent davantage à l’univers cosmopolite propre au régime de religiosité pluraliste. Une part importante de ces derniers a comme langue maternelle l’anglais, habite Montréal, est âgée de 35 ans et moins, et se déclare sans-religion ou d’une religion autre que le catholicisme. Bref, plus on a été socialisé dans et par le régime de la religiosité culturelle catholique (et ses institutions), plus on semble d’accord avec les mesures clés de la Loi 21 – notamment celles touchant l’interdiction du port de signes religieux. Il n’est également pas si surprenant de constater que c’est dans la grande banlieue de Montréal que cet accord est le plus soutenu. C’est aussi hors de Montréal que prédominent les taux les plus élevés de religiosité catholique chez les Québécois de 35 ans et plus (incluant l’affiliation, la pratique hebdomadaire chez les catholiques de 3e génération et plus, le baptême et les funérailles catholiques) (Nault et Meunier, 2017). Deux régimes de religiosité s’opposeraient donc au Québec à l’heure actuelle. Deux régimes de religiosité, mais aussi deux positions diamétralement opposées devant les préceptes et les interdictions de la Loi 21 sur la laïcité.
Il est essentiel d’ajouter deux remarques complémentaires. Tout d’abord, il importe de rappeler que la sortie du catholicisme culturel est d’abord le fait des plus jeunes - en ce qui a trait à la pratique religieuse, au mariage catholique et au baptême notamment. Sans parler d’une rupture complète, on constate que les 35 ans et moins et, plus encore, les 25 ans et moins incarnent une faille dans le continuum culturel d’hier34. Ce serait moins, pensons-nous, l’identification religieuse en tant que telle, que l’insertion générationnelle qui pourrait expliquer leur réserve à l’égard du projet de Loi 21. Autrement dit, ce serait moins une question strictement de rapport au religieux, que d’insertion d’une génération à une époque correspondant à une forte exculturation du catholicisme de la société québécoise – notamment dans le domaine de l’éducation où le catholicisme confessionnel en sera exclu à partir de 2005, et, plus largement, au sein de la famille qui verra s’accélérer sa transformation à partir des années 2000. En ce sens, le partage de référents communs spécifiques à un groupe d’âge importerait ici sans doute plus que tout autre variable. Du moins, il semble que plusieurs de ceux-ci ne partagent plus nécessairement le même imaginaire et les mêmes visions du monde que ceux de leurs aînés, particulièrement en ce qui a trait à l’insécurité culturelle que semblent vivre certains Québécois.
Deuxièmement, et contrairement à ce que nous venons de laisser entendre, le taux de personnes en accord avec la Loi 21 parmi les 35 ans et moins, même sans religion, demeure malgré tout relativement élevé (environ 50 %). Bien qu’il existe un lien clair entre l’âge et l’accord avec la loi, l’appui à la Loi 21 ne s’explique pas par l’appartenance religieuse, l’éducation, la classe sociale ou le sexe. Est-ce à dire que, malgré certaines différences, une majorité de Québécois – de tout âge et de toute affiliation religieuse, demeurent unis ? En d’autres termes, leur appui à la Loi 21 ne relèverait-il pas aussi de quelque chose comme une affirmation nationalitaire ? Bien sûr, trois publics différents semblent s’unir ici d’une seule et même voix : les sans-religions laïques strictes, les laïcs inquiets (sinon anxieux) par l’immigration, et les catholiques culturels.
Mais la Loi 21, par son absence de reconnaissance de la religion historique des Québécois, par sa volonté de retirer le crucifix de l’Assemblée nationale ne serait-elle pas aussi le dernier acte d’un certain Québec nationalitaire : celui de bannir les religions de l’espace public – y compris sa religion patrimoniale – dans l’idéal inavoué de protéger ce qui reste de sa culture ? Ce qui représente peut-être la seule façon que les Québécois ont trouvée pour parvenir à sortir (de manière significative) de l'ère du catholicisme culturel. Comme une sortie laïque du régime de laïcité concordiste héritée de la Révolution tranquille, mais rassérénant en même temps les inquiétudes de sa majorité. Il n’est pas de notre expertise de deviser sur la légitimité du geste. Or, disons simplement que celui-ci est sociologiquement compréhensible. Les Québécois n’ont pas le luxe d’oublier leur fragilité sociodémographique, les francophones ne représentant que 3 % de citoyens en terre d’Amérique. Mais tout l’ennui avec l’inquiétude, c’est qu’elle est parfois inextinguible...