La crise sanitaire advenue en 2019 a mis en lumière le caractère « pandémopolitique » du covid-19. La notion de pandémopolitique empruntée à Jean-Paul Gaudillière met davantage l’accent sur le lien entre la politique et les effets systémiques de la pandémie Covid-191. Choc sanitaire au début, la pandémie covid-19 est devenu un choc politique, géopolitique et géoéconomique majeur2 et inédit (elle représente la plus grande épidémie depuis la grippe espagnole de 1918-1919). Le covid-19 est bien plus qu’une pandémie : c’est un phénomène mondial qui réunit les critères d’une pandémopolitique en raison de ses interactions avec la politique, de la mise au point d’un procédé de tri coopératif et de ses effets systémiques sur la scène internationale. C’est dans ce contexte que la pandémopolitique covid-19 est présentée comme une clé explicative de l’évolution des transformations de la Francophonie depuis l’avènement du virus sur la scène internationale. Ce terme acquiert des significations importantes car il autorise que soient employées les notions de rivalités politiques et de puissances qui peuvent être étendues à la géographie ou à des dimensions autres. Nous partirons de ce constat, pour mettre en lumière l’hétérogénéité de l’impact significatif de la pandémie covid-19 sur la Francophonie et sur sa coopération interrégionale avec les pays africains. Les chiffres pétrifient : 235 349 décès en Afrique3, 975 886 en Europe4, 889 000 décès en Amérique du Nord5 et 1 273 000 décès en Asie6. Si le terme covid-19 est devenu une entrée de choix dans l’analyse des relations internationales depuis 2020, c’est en raison de son potentiel à créer des fractures géopolitiques dans le monde et à influencer les rapports de force entre les États. À l’œuvre sur la scène internationale, les effets du covid-19 vont agir comme un accélérateur des vulnérabilités de la Francophonie7 mais aussi comme une opportunité de recompositions géopolitiques. Les mises en scène publiques de la coopération entre l’OIF et l’Organisation mondiale de la santé (OMS)8 donnent clairement une valeur politique à la pandémie et étalent l’intérêt de la mobiliser comme une opportunité coopérative. La prise de conscience de cette opportunité coopérative vient se superposer à des rivalités économiques sino-Francophonie, sino-américaine ou russo-américaine très affirmée dans l’espace de la Francophonie9. Cette superposition signifie que les rapports de conflictualité n’ont pas disparu, mais qu’ils connaissent une nouvelle actualisation avec le Covid-19 qui appelle à la conquête de nouveaux marchés, à des accords commerciaux et à des stratégies de conquête des territoires. S’il faut penser ces rivalités comme l’expression de la fabrique d’une géoéconomie sanitaire consolidée et édifiée par et autour du Covid-19, alors la pandémie est une entrée de choix pour discuter du champ d’application de cette géoéconomie. Dans sa sociogenèse, l’OIF va particulièrement se distinguer comme une institution de légitimation des enjeux majeurs des relations internationales au rang desquels : le climat qui présente l’intérêt d’avoir un impact sur la localisation des individus ; la démographie qui constitue l’une des expressions les plus permanentes du rapport de force sur la scène internationale ; l’économie et la technologie qui ont une fonction amplificatrice des avantages et des effets des phénomènes politiques ; et enfin l’idéologie. L’enchevêtrement de ces enjeux donne un aperçu de l’emprise que le covid-19 peut avoir sur l’espace de la Francophonie10.
Ces dernières années, le covid-19 est devenu l’un des chantiers majeurs des sciences sociales. Tour à tour, le phénomène covid-19 sera envisagé de manière comparative et historique comme une problématique qui plonge ses racines dans la sociogenèse, l’ampleur et la rapidité des mutations de la scène internationale11. Les partisans de cette tendance soutiennent que le covid-19 est un relais potentiel des transformations géopolitiques de la scène internationale. Ces études aboutissent au dévoilement de la seconde tendance qui s’intéressent aux enjeux pluriels de la pandémie covid-19 et à la manière dont ces enjeux transforment les rapports entre acteurs sur la scène internationale12. Celle-ci, grâce à des détours géographiques internationaux, régionaux13 ou nationaux14, tente de mettre en lumière la pertinence des intérêts politiques, sécuritaires, sociaux et économiques qui se construisent autour de la pandémie. La présente contribution se propose d’évaluer l’impact de la pandémopolitique covid-19 sur le processus de coopération interrégionale de la Francophonie avec l’Afrique15. Récemment développé comme un concept centré sur le triage clinique, le concept de pandémopolitique connaît en redynamisation dans la Francophonie par l’intérêt qu’il accorde au triage politique, diplomatique et économique. Dans cette perspective, le triage politique, économique ou diplomatique de la Francophonie peut être confondu avec l’action de répartir, de classifier et de choisir coopérer prioritairement avec les États membres de la Francophonie pour le plus grand bénéfice de la résilience de l’Organisation. Élevé au rang de menace globale, le covid-19, en raison de ses effets d’incertitudes coopératifs et sécuritaires, impose aux États des circonstances de dilemme de sécurité (à deux niveaux : un dilemme interprétatif relatif à la primauté des choix coopératifs et un dilemme de réponse qui prescrit un horizon géographique aux actions) qui ont pour effet d’intensifier le principe de sélection de la coopération et des arrangements économiques et politiques avec les États membres de la Francophonie. À partir de cette analyse de la concomitance entre covid-19 et politique, il est donc possible de considérer la pandémie comme un phénomène pandémopolitique. Les études sur la diffusion mondiale du covid-19 font le constat que l’actualité sur la pandémie reste toujours très marquée dans les pays africains francophones. En 2021, les pays comme l’Algérie avec 238 885 personnes infectées, l’Égypte avec 411 749 personnes infectées, le Maroc avec 1 101 163 personnes infectées, le Cameroun avec 114 113 personnes infectées, le Sénégal avec 84 453 personnes infectées, se distinguent comme les États fortement touchés ou les marqueurs épidémiologiques de cette actualité pandémique16. Ces chiffres avouent à demi-mot qu’ils sont le résultat de l’impuissance de la communauté internationale et de ses institutions, mais aussi des politiques sanitaires et économiques des pays africains. Avec l’aide de la Francophonie, les pays d’Afrique centrale, de l’Ouest, orientale etc. vont bénéficier d’un renforcement de la politique sanitaire nationale17. En 2020, l’AUF dans le cadre d’un appel à projets va débloquer 1,2 million d’euros pour financer 92 projets 18en direction de ces pays. Se situer dans l’hypothèse de comprendre le covid-19 en rapport avec la politique et de ses effets systémiques, c’est faire une belle place à l’étude des relations entre la pandémie et la politique internationale de la Francophonie19. Toute pandémie n’est pas nécessairement pandémopolitique : pour qu’elle le soit, il faut qu’elle produise des effets systémiques sur la scène internationale façonnée par les rivalités politiques et de puissance qui peuvent être étendues à la géographie ou à des dimensions autres. À l’évidence, la pandémopolitique covid-19 produit des transformations de tous ordres qui organisent le dépassement des dimensions traditionnelles de la Francophonie consacrée par les ressorts linguistiques, culturels, institutionnels, politiques et plus récemment économiques20. Si l’on admet ce point, on comprend que l’un des problèmes de la Francophonie est celui de sa transformation. Cette tentative ambitieuse de comprendre les transformations de la coopération interrégionale de la Francophonie face au covid-19 implique pleinement la mobilisation de la théorie du changement. La richesse de cette théorie est d’être au cœur de la l’actualité politique de l’OIF en contexte de covid-19 : de la réforme des politiques sanitaires à la transformation des pratiques administrative de l’organisation, en passant par la mise en place des nouvelles politiques économiques de résilience de l’institution, il est difficile de trouver un champ d’action de la Francophonie qui ne soit pas marqué par cette contrainte du changement21. Elle présente l’avantage de rendre compte des modalités d’implications qui vont conduire à la transformation non seulement de la coopération interrégionale de la Francophonie, mais aussi du Covid-19 en pandémopolitique.
En complémentarité à la théorie du changement évoqué, l’approche analytique mobilisée dans le cadre de ce travail de recherche est celle de la méthode géopolitique qui met en lumière les affinités entre le covid-19, la puissance et la coopération interrégionale. Toutefois, le lien entre Francophonie et covid-19 n’est pas seulement politique, mais il est aussi spatial. Les transformations du covid-19 sur la Francophonie vont susciter un besoin de comprendre, le lien ontologique entre la configuration spatiale de la Francophonie et les enjeux de puissance des États dans l’espace de la Francophonie. Les logiques à l’œuvre de la mobilisation de cette méthode géopolitique vont s’inspirer d’un travail empirique qui sera mené de manière distanciée dans l’espace francophone et en présentiel au Cameroun entre 2019 et 2022. Ce travail exploratoire va être profondément marqué par une démarche qualitative en grande partie appuyée sur les données tels que les documents officiels de la Francophonie, les documents de presse des pays africains de la Francophonie et des entretiens avec quelques agents de la Francophonie au Cameroun. Ce travail sera complété par une observation participante dans les réseaux sociaux numériques (forum WhatsApp et Facebook) qui permettra la collecte des données numériques et les perceptions des acteurs. Cette grille de collecte des données sera utilisée pour étudier en perspective, les effets de la pandémopolitique covid-19 sur la légitimation de la Francophonie (I), principale chape de plomb de son fonctionnement et ses effets de reconfigurations géoéconomiques (II).
I. La Francophonie par temps de pandémopolitique covid-19
La pandémie Covid-19 qui s’est traduite par le confinement de plus de la moitié des populations de la scène internationale n’a pas épargné la Francophonie. La crise sanitaire a mis en évidence le risque politique que représente le Covid-19 pour les États et les conséquences géopolitiques de la pandémie sur l’Organisation. La réinvention du modus operandi de l’Organisation va être fortement marqué par ce contexte (I.1.). Plus largement, les conséquences de cette crise sanitaire d’une ampleur sans précédent dessinent les contours d’une onde de choc géopolitique capable d’affecter l’équilibre de la puissance dans la Francophonie (I.2.).
I.1. Regard croisé du trilemme : pandémopolitique Covid-19, Francophonie, et réinvention du modus operandi de la coopération interrégionale
L’examen attentif des effets de la pandémopolitique covid-19 a sonné comme un douloureux rappel des problématiques de la Francophonie qui s’est avérée surinvestie d’incertitude face à la pandémie, mais aussi de réinvention de son modus operandi. Aux quatre coins du monde et dans toutes les organisations internationales, le confinement de l’économie destiné à mieux gérer le choc pandémopolitique covid-19 dans ses formes ambiguës a imposé de manière invasive des conséquences qui n’étaient codifiées dans aucun manuel ou guide diplomatique22. Le terrain de la Francophonie exige de considérer le covid-19 non pas comme « objet de la politique », mais comme « objet politique » au sens pandémopolitique du terme, c’est-à-dire un levier d’action politique capable de structurer la coopération de la Francophonie entre l’Afrique et les autres continents23. L’intrication de la notion de pandémopolitique covid-19 à la Francophonie requiert plusieurs constats : c’est que le covid-19 est surinvesti d’un décloisonnement géographique et épistémologique24 entretenu par la recherche des réponses anti-covid-19 qui obligent à travailler au-delà de l’échelle de la Francophonie ; les circulations de la pandémie imposent à la fois un dialogue avec les autres continents, mais aussi une capacité d’innovation et d’élargissement de ses champs traditionnels de coopération25 ; et la pandémie en raison de son impact a des effets systémiques sur le vaste réseau institutionnel, culturel et diplomatique de la Francophonie dense d’une centaine d’instituts en Afrique. Ces effets font la démonstration du lien profondément coopératif et connecté entre l’OIF et ses États membres. Cette entrée de choix, est utile parce qu’elle nous permet de comprendre que la représentation du covid-19 comme pandémopolitique, ne tire pas sa substance seulement de ses effets sociaux, politiques, culturels, sécuritaires et économiques, mais aussi s’enrichit des dynamiques de la coopération interrégionale de la Francophonie. C’est dans le registre de cet engagement coopératif interrégional que l’OIF organisera le 11 mars 2021, une rencontre de solidarité Nord-Sud ayant pour objet l’accès équitable aux vaccins et qui réunira le Directeur général de l’OMS (Tedros Adhanom Ghebreyesus) et le Président de la Commission de l'Union africaine (Moussa Faki Mahamat), la député européenne (Chtysoula Zacharoulou) et la Présidente de l’Institut national de santé publique du Québec (Caroline Qach-Thanh)26. Les annonces de fermeture des instituts français marqueur de l’important réseau de la Francophonie27 dans le monde, l’interruption des déplacements, l’annulation des évènements pour une bureaucratisation en ligne, donnent progressivement du crédit à une topographie constructiviste et politique de la pandémie. Ces points fondent et aménagent l’émergence d’une Francophonie pandémopolitique et sont vus comme le lien manquant entre l’OIF et la santé, qui est le parent pauvre des dimensions de la coopération interrégionale28 de la Francophonie. C’est à ce titre que la Secrétaire générale de la Francophonie affirmera que :
« L’ampleur de cette crise est majeure et son issue, encore incertaine. Hier soir, le Président de la République française, Emmanuel Macron, s’est à nouveau exprimé. Il a rendu publiques de nouvelles mesures destinées à freiner la propagation du covid-19 et à éviter qu’il ne s’étende davantage sur l’ensemble du territoire français. Il sait pouvoir compter sur ma pleine collaboration et mon entier soutien. »29
Pour exprimer le choc de la pandémie30 sur l’OIF, mais aussi la nécessité interrégionale de sa réinvention. La variable sanitaire est une opportunité de réinvention par le haut de l’OIF, mais aussi d’affirmation de l’indissociabilité du lien entre la Francophonie et la transcontinentalité de ses membres. Traditionnellement organisé autour de trois dimensionnements (politique, culturel et économique), le pilier sanitaire représente désormais l’un des redimensionnements les plus visibles de la Francophonie en raison des enjeux afférents à la pandémie covid-1931. L’essentiel des discours relatifs depuis 2020 porte sur les relations de coopération autour de ce pilier, mais aussi sur les investissements et les résultats concrets jusqu’ici limités. Ces discours qui ont lieu au sommet de l’Organisation en raison de leurs formats et mandats diplomatiques, donnent un contenu dialogique à l’OIF et produisent un effet de consolidation d’une identité claire et bien délimitée et d’une action commune de la Francophonie. Leurs formats se confondent aisément avec leurs objectifs : celui de la pérennisation du lien ou du dialogue entre l’OIF, l’Afrique, l’Europe, l’Asie et l’Amérique ; et celui de la construction du pont entre les États et les initiatives interrégionales de l’OIF tel que le dispositif de veille sur les impacts économiques de la pandémie covid-19 lancé le 6 mai 2020 pour les 54 États et gouvernements membres de l’OIF.
À l’aune du contexte pandémopolitique covid-19, ces discours sont à mettre au crédit d’une part, d’une Francophonie confinée et frappée de dépression économique (attribution des moyens de la diplomatie culturelle de -23 % sur le plan des ressources humaines et -4,5 sur le plan budgétaire) et d’autre part de « l'impact de la crise sanitaire liée au Covid-19 dans l'espace francophone et sur une éventuelle action solidaire de la Francophonie »32. Les reproductions des stratégies mondiales telles que le confinement du réseau des 540 écoles françaises, formidable bras séculier de l’OIF33 ou véritable soutien du rayonnement culturel de la Francophonie, se montrent d’un impact considérable sur ses 368 000 élèves contraints de se soumettre à l’épreuve de la formation à distance. Après l’arrêt brutal du fonctionnement des institutions ou des activités essentielles à l’échelle internationale, ou de leur basculement en visioconférence, la volonté de la Francophonie est celle de l’adoption d’une démarche symbolique de réinvention et protectionniste destinée à maintenir intactes les capacités de la Francophonie et l’hypothèse d’un retour de l’organisation dans un monde en panne de dessein. Dès lors, il n’est guère surprenant que cette démarche optimise l’instauration du « télétravail aussi bien pour les personnels du siège à Paris, qui sont tenus de respecter les règles de strict confinement édictées par les autorités françaises, que pour les agents exerçant leurs missions dans des unités hors siège à travers le monde, appelés à suivre les consignes du pays d’implantation » 34. Le dialogue Afrique-Francophonie sédimente ce modus operandi aux jonctions entre distanciation et dynamiques bureaucratiques de transformation. Il démontre clairement une réelle capacité de l’OIF à s’adapter à la pandémopolitique Covid-1935. Les années 2020 et 2021 sont pour l’OIF, une période d’ambitions multiples et un temps utile pour le redimensionnement de la coopération interrégionale avec d’autres espaces et Organisations. Bien que porteuses du mot d’ordre d’une Francophonie confinée, les déclarations des responsables de l’Organisation appellent à la forge de nouvelles routes de la coopération de la Francophonie. La Secrétaire générale de la Francophonie en demandant que « Je vous exhorte à vous protéger et à protéger vos proches, en particulier les plus vulnérables d’entre eux, en suivant à la lettre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) »36 trouve en la pandémopoitique covid-19, l’opportunité d’un complément des relations interrégionales de la Francophonie. La Conférence ministérielle de la Francophonie tenue les 24 et 25 novembre 2020 par visioconférence est l’occasion pour l’OIF de renouveler sa réflexion sur l’extension de sa coopération et la réinvention de ses activités capables de mieux équiper le dialogue entre la Francophonie et l’Afrique pour faire au défi de pandémopolitique covid-1937. C’est sans doute dans cette perspective que dans son discours du 13 avril 2020, « Emmanuel Macron a souligné la nécessité d’imaginer des « solidarités et des coopérations nouvelles avec les pays africains »38.
La métaphore de la réinvention est forte mais elle est asymptomatique des défis auxquels semble confronter les fondamentaux de la Francophonie en matière de promotion de la Démocratie39. En effet, on n’est pas loin de ce que les mesures sanitaires dérogent à certains principes de la démocratie tels que la liberté d’expression, la liberté de mobilité, ou de travailler dans les États membres de l’OIF. Les mesures d’urgence telles que le traçage numérique des malades et les lois d’exception (État d’urgence, couvre-feu, mesures radicales de confinement, limitation de la liberté d’expression, interdiction de manifester, violences policières et usage excessif de la force, report des scrutins, contrôle des médias )40 sont pour les États africains, des outils qui remplissent pour rôle la préservation de l’intérêt général car ils permettent a priori de faire primer l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel imputé de ne pas avoir de périmètre en situation de crise. Cependant, dans l’imaginaire commun, l’urgence pandémopolitique transforme le covid-19 en une menace pour la démocratie car le il est porteur d’accélération de tendances révisionnistes : renforcement du pouvoir des États, renforcement de l’autoritarisme, restriction des droits et libertés, renforcement de la xénophobie, transformation du patriotisme en nationalisme, et renforcement du protectionnisme comme instrument de coopération et de gouvernance des États dans l’espace francophone41. Tel qu’observé sur la scène internationale, l’impact taxinomique et fragmentaire du bilan humanitaire du covid-19 dans le monde a convaincu que la disciplinarisation de l’OIF ou des États de la Francophonie (fermeture des frontières, fermeture des entreprises, couvre-feu) et l’affranchissement des lois (État d’urgence, décrets et arrêtés) restreignant la liberté de mouvement n’étaient pas de simples manœuvres destinées à la restriction des droits mais des réponses publiques qui jouent un rôle dans les rapprochements entre les États de l’espace francophone. Elle témoigne plutôt d’une capacité d’adaptation et d’une prise de conscience rapide qui s’inscrit dans une dynamique de légitimité de l’OIF dans l’espace francophone. Cette prise de conscience s’alimente également à plusieurs sources : celles de la mobilisation à forte intensité d’instruments numériques d’urgences qui incitent à la réinvention de la Francophonie (streaming, réseaux sociaux, podcasts, plateformes…) ; et celles de la mise en forme des financements dédiés à la réduction de la fragmentation interrégionale de l’organisation. Parfois, faute d’internet haut débit dans certains pays, la continuité des services ou des activités va s’étendre dans le cadre des réseaux sociaux tels que WhatsApp. À l’aune de la crise covid-19, le premier défi de l’OIF est celui de la coordination de ses activités entre les 54 États membres, le second défi est celui de sa visibilité et le troisième défi est celui de son effectivité en période covid-19. L’OIF est un laboratoire d’idée et un catalyseur de connectivité. On pourrait trouver les traces contemporaines de cette connectivité dans les projets interrégionaux financés par l’OIF (6 en direction de l’Afrique). Paradigme phare du dialogue entre la Francophonie et les pays francophones, les projets parce qu’ils se veulent mis en relation, connexions ou échanges, renouvellent dans le cas de l’Afrique, la connectivité entre la Francophonie et l’espace francophone africain. Dans le contexte pandémopolitique Covid-19, ils apparaissent comme un paradigme utile de potentialisation de la coopération : premièrement ils favorisent l’harmonisation des régulations, la facilitation des échanges et l’établissement des liens multiples entre l’OIF et les autres acteurs ; deuxièmement ils donnent un cadre d’investissement dans les infrastructures à l’organisation dans les domaines stratégiques considérés comme prioritaires ; et troisièmement ils favorisent la connectivité entre les peuples qui pourrait s’interpréter comme la mise en réseau interrégionale de l’OIF.
I.2. La pandémopolitique covid-19 : un accélérateur des failles géoéconomiques et d’émiettement de la coopération interrégionale de la Francophonie
La pandémopolitique covid-19 va jouer un rôle de catalyseur des failles de l’OIF dans l’espace francophone africain. En contexte covid-19, les pays africains membres de l’OIF ont été pour la plupart les premiers à affirmer la supériorité de l’intérêt national sur les règles multilatérales de la Francophonie, libérant ainsi les velléités protectionnistes et les conflits d’intérêts entre les acteurs. Les mesures de confinement prises pour endiguer la pandémie covid-19 vont entraîner une crise économique inédite au point de favoriser l’émergence d’une géoéconomie du covid-19 dans l’espace francophone africain et une quête stratégique des marchés de la pandémopolitique covid-19. Comparativement aux formes de crises économiques de l’histoire, la crise sanitaire covid-19 est inédite en raison de son caractère exogène à l’économie et parce qu’elle s’est révélée au début imprévisible, voire inopérante pour les méthodes (nowcasting de type économétrique) de prévision42. À l’analyse, pour réduire cette imprévisibilité, ainsi que l’impact brutal du confinement, il ne faut pas s’étonner du chassé-croisé des accords de coopération interétatique liée à l’économie de la santé entre les pays de l’espace francophone africain et les pôles de la mondialisation43 que sont la Chine, les États-Unis, etc. Les succès de la diplomatie sanitaire de ces acteurs en Afrique francophone rendent compte de ce que l’OIF présente des failles factuelles à la lecture de la gestion du covid-19.
La première faille de l’OIF est financière car l’emprise de la pandémopolitique covid-19 préside à des déficits publics énormes dans l’espace francophone et expose les États à se soumettre à l’interventionnisme économique d’autres formes d’organisations ou de puissance sur la scène internationale. Le poids économique de la Francophonie (en termes d’ouverture au commerce, de flux bilatéraux et multilatéraux commerciaux etc.) est potentiellement intégré dans les échanges économiques avec les pays africains, ce qui explique que les conséquences économiques de la crise sanitaire sur la Francophonie aient une incidence directe sur le déficit public des pays africains44. Les variables qui rendent compte du dimensionnement de cette faille relèvent des conséquences économiques issues de la pandémopolitique Covid-19. Ces conséquences pandémopolitiques sont la traduction d’un véritable choc économique exogène dans l’espace francophone. En effet, la notion même de pandépolitique, annonce la rupture avec une vision par excès autocentrée sur l’OIF ou homogène de sa coopération interrégionale restée pourtant trop longtemps affectée aux compétences politiques, diplomatiques, économiques, et culturelles45. L’émergence de la santé comme nouvelle échelle de coopération dans l’espace francophone débouche vers la soif de nouvelles formes de coopération peu opératoire au sein de l’OIF. C’est sans doute au cœur de la notion de réseau financier qu’il convient de mieux mesurer cette faille, car il faut envisager le système financier de l’OIF et celui de ses États membres dans sa globalité comme un maillage institutionnel remarquable par ses acteurs et leurs capacités financières. Bien que les institutions semblent distinctes (banque centrales, banques commerciales…), elles sont étroitement connectées pour ne pas dire interdépendantes car l’OIF opérationnalise ses activités grâce au recours massif des financements auprès des États membres. Tout autant que l’est le système sanguin pour le corps humain, le système bancaire avec sa monnaie (assimilable au sang) qui circule et les réseaux bancaires (assimilable aux vaisseaux sanguins) est aussi important pour les États. Cette transposition augure qu’il alimente que ce soit en fond propre ou en prêt les contributions des États membres à la Francophonie. Ce sont au total 54 membres et leurs réseaux financiers ou acteurs directs et indirects qui contribuent au financement des initiatives de l’OIF. Le potentiel heuristique de ce réseau va se révéler dans la portée taxinomique des projets covid-19 financés par l’OIF et destinés aux expressions géographiques de la Francophonie. Le faible nombre des projets fait valoir que la Francophonie ne va pas bien et qu’elle est en panne de dessein. Son repli stratégique en période covid-19 est marquant, il impose l’articulation État/OIF comme réponse au défi de la distanciation et la réinvention des financements des activités susceptibles d’entretenir son rôle auprès des États. Le coût des projets covid-19 en direction de l’Afrique francophone (programme de l’AFD « covid-19-santé en commun » (6 projets) d’un montant de 12 millions d’euros46 semble être à la hauteur des capacités de la Francophonie, reflet d’une dépression économique. La topographie des financements des projets qui ont précédé la crise covid-19, démontre que les engagements de l’institution (financement de 84,6 projets) atteignaient les 11,4 milliards d’euros47 en Afrique lorsqu’elle était en plein potentiel économique. Cette faille sur la longue durée est bénéfique aux puissances rivales et ouvre la porte aux intérêts étrangers qui survalorisent l’espace francophone par l’augmentation de leur part de marché sanitaire. Le sommet extraordinaire Chine-Afrique sur la solidarité contre le covid-19 en juin 2020, ainsi que la « diplomatie des vaccins » initiée en février 2021 par la Chine auprès du Sénégal, du Maroc, de l’Égypte48 etc., révèlent l’intérêt que les puissances étrangères ont pour l’espace francophone. Le 22 mars 2020, alors que la France entamait son 5e jour de confinement, la Chine offrait déjà des dons de matériels aux pays francophones (masques, kits de dépistages, écrans faciaux, vêtement de protection, don de deux milliards sur deux ans). Durant cette période, pas moins de 18 pays ouest-africains et centrafricains bénéficient de cette aide. La survalorisation fait référence aux marchés qui sont difficiles à chiffrer mais qui aboutissent à la construction d’une nouvelle géoéconomie, celle de la santé dans l’espace francophone. Les circonstances à la fois d’émiettement de la coopération de l’OIF, de repli stratégique ou de réinvention de son modus operandi sous l’effet de la pandémopolitique covid-19 vont placer les entreprises pharmaceutiques américaines et chinoises ainsi que leurs produits dans une situation confortable dans l’espace francophone. Le découpage géographique des accords de coopération interétatiques relatifs à la livraison des vaccins chinois (CoronoVac, Sinopharm, Sinovac) et américains (Pfizer, Johnson&Johnson) dans l’espace francophone participe de deux stratégies49, celle de s’inscrire dans les marchés sanitaires porteurs (coopération avec les hôpitaux et accélération de la construction du centre africain pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) qui n’auront de cesse de faire évoluer les représentations des bases hégémoniques de la puissance mais aussi celle d’aborder l’espace francophone comme un ensemble géoéconomique pluriel découpé en États.
Si l’on s’appuie sur des indicateurs tels que la pénurie des produits sanitaires (incertitude des traitements, déficit de médicament ou rationnement des médicaments), on est tenté de relever que la seconde faille est industrielle50. Le déficit des infrastructures sanitaires (hôpitaux, lits, matériels respiratoires…) et industrielles (industrie pharmaceutique) dans la majeure partie des pays membres51 de la Francophonie permet de comprendre la construction de ce paradigme propre à la quasi-totalité des pays exposés à la pandémie. Tous les pays de la Francophonie, particulièrement ceux de la Francophonie du Sud n’ont pas été exposés aux pénuries des médicaments, de tests ou de dispositifs médicaux au même titre que les pays de la Francophonie du Nord, épicentre la pandémie. La transversalité de ce paradoxe est à chercher pour certaines tendances de l’opinion publique dans l’anthropocène (climat, végétation, écosystèmes, biodiversité, et la pharmacopée…) des pays de la Francophonie du Sud et dans la délocalisation des chaînes industrielles des pays de la Francophonie du Nord. Ce paradoxe permet d’évoluer vers la connaissance du covid-19 comme chaîne de valeur industrielle mondiale, mais aussi explique l’abandon de la dimension interrégionale des États dans les dynamiques de coopération de la Francophonie. Dit autrement, la francophonisation de la crise sanitaire transforme le covid-19 en valeur marchande. En matière de capitalisme, ce sont les besoins qui créent le marché, et c’est le marché qui régule les échanges entre les acteurs. Le degré de dépendance des États africains vis-à-vis de l’exacerbation de la rivalité systémique États-Unis-Chine-Allemagne-Russie-Angleterre procure un pouvoir de marché sur le covid-19 à ces puissances. Les incapacités concurrentielles relatives au déficit de masque, de tests ou de traitement, et aux ruptures d’approvisionnement du matériel sanitaire (tels que les respirateurs) révèlent la fragilité de la chaîne de valeur industrielle des pays de la Francophonie. L’impuissance circonstancielle industrielle de la puissance majeure de la Francophonie (la France) à reconvertir par exemple son industrie du textile en industrie de la santé au service de l’échelle interrégionale et des États membres de la Francophonie, érige les pays comme la Chine, les États-Unis et la Russie, en concurrents systémiques dans l’espace francophone. La Chine et les États-Unis représentent ensemble plus de 30 % du commerce mondial des biens, la Chine étant le deuxième partenaire des États-Unis et vice-versa. La France souffrira particulièrement de la délocalisation des sites de ses industries pharmaceutiques. Les flux d’importations des masques de l’espace francophone viendront essentiellement de ces deux États ainsi que de l’achat et des dons de matériels sanitaires. Ce marché génère d’énormes bénéfices de l’ordre par exemple de 18 milliards de dollars de revenus pour Pfizer (premier semestre 2021-vaccin américain qui compte tirer 33,5 milliards des ventes de son vaccin ; BioNtach a enregistré 8,5 milliards de dollars au premier semestre 2021 et espère atteindre le chiffre d’affaires de 18,7 milliards de dollars52, Moderna a engrangé 5,9 milliards de dollars et anticipe 20 milliards, Astra Zeneca a annoncé 1,17 milliards et Johnson&Johnson 264 millions de dollars même s’il compte atteindre 2,5 milliards de chiffres d’affaires…) durant la période qui va de 2020 à 2021. De façon globale, les États impérialistes plongent les racines de leurs projections géoéconomiques dans la quête des marchés53.
La troisième faille est celle du relâchement du multilatéralisme54. La persistance de l’unilatéralisme55 des États de la Francophonie est l’un des marqueurs de la nouvelle figure de la coopération interrégionale de l’OIF relayée à dépendre de l’impulsion interrégionale de ses membres. Dans un contexte pandémopolitique pourtant marqué par le triomphe de la coopération, la faiblesse du principe de solidarité entre les États se démarque comme un ressort structurant des relations entre les États. Ce contexte de politique étrangère tire parti du repli stratégique de la puissance de leadership de la Francophonie qui est la France soucieuse de préserver la stabilité politique, économique et culturelle de son espace interne. Alors que ces États semblent promis à un rôle central dans l’OIF, la pandémopolitique Covid-19 les impose une vision anxiogène et un choix préférentiel pour l’unilatéralisme qui les oblige à se recentrer sur leurs intérêts nationaux. L’OIF est alors sous-utilisée par les États. L’unilatéralisme est décrit ici comme une valeur de référence, mais aussi une situation de survie de la coopération interrégionale56 dans un monde pandémopolitique devenue plus imprévisible et plus instable. Puisque l’ordre international et multilatéral est confiné, l’unilatéralisme devient la solution57. Cette valeur suprême de l’unilatéralisme sur le multilatéralisme trouve sa traduction dans les aspects liés à la gestion de la crise : confinement, restriction des droits et libertés, approvisionnement des équipements médicaux, fourniture et stock des médicaments, fermeture des provinces. Ainsi donc, le multilatéralisme de la Francophonie est réduit au second plan malgré l’appel des pays comme la France à des sommets extraordinaires. Préoccupés par leurs survies, les États à la marge de la Francophonie préfèrent opter pour un glissement des positions multilatérales d’avant la pandémopolitique vers des accords commerciaux bilatéraux considérés plus équitables. La coopération bilatérale constitue l’une des formes de coopération la plus mobilisée depuis l’avènement de la pandémie. Elle a revêtu de multiples formes qui se sont traduites par exemple par l’envoi des masques des organisations internationales ou des puissances impérialistes ou d’expansion vers différents pays africains ; par l’envoi des médecins ; et l’envoi des soutiens financiers ou d’équipements médicaux. C’est dans ce registre que Xi Jinping réaffirme l’engagement de la Chine d’envoyer à chaque pays africain un « package » composé de 20 000 kits de test, 10 000 masques et un millier de combinaisons de protection58. Cette coopération bilatérale va également faciliter les efforts d’accès aux vaccins. Le vaccin sera distribué gratuitement à de nombreux pays africains tels que le Sénégal, le Maroc, la RDC et bien d’autres.
Confronté à de graves difficultés géoéconomiques, il est clair que, la Francophonie dans cette configuration subit les ondes de choc de ces dynamiques de marchés covid-19 et de transferts des politiques publiques qui vulnérabilisent sa coopération interrégionale dans l’espace francophone et lui donne une faible cohérence. L’élargissement géographique sans précédent de l’influence de l’économie sanitaire par les puissances traditionnelles précitées (États-Unis, Chine, Allemagne, Russie…) pose inévitablement les bases d’une nouvelle conceptualisation de la puissance, celle de la puissance de distribution sanitaire. C’est la période la redécouverte d’une économie monde de la santé et de l’emboîtement de nouvelles échelles de la puissance en Afrique francophone. Au-delà des enjeux géoéconomiques, se dessinent des enjeux de puissance. Malgré ses failles, la capacité de facilitation interétatique et interrégionale de la Francophonie la fait valoir comme une ressource de légitimité. Cette capacité s’arrime au rayonnement de ses projets covid-19 et à l’accompagnement (formations, échanges d’informations, assistance matérielle) qu’elle apporte aux États membres de l’Organisation. Cette posture globale œuvre à la résilience de la Francophonie, au renforcement de son rôle dans l’espace francophone, et à la différenciation avec les autres acteurs ayant prioritairement en partage la puissance plutôt que l’intégration.
II. La Francophonie face au choc géoéconomique de la pandémopolitique Covid-19
Deux entrées permettent de caractériser le choc géoéconomique de la pandémopolitique covid-19 à l’échelle de la Francophonie : d’une part, le chambardement géopolitique et géoéconomique de ce vaste ensemble géopolitique (II.1) et d’autre part, la prospective post pandémique de la Francophonie (II.2).
II.1. Le covid-19 un choc sanitaire et géoéconomique dans l’espace francophone africain
Fondamentalement, l’espace international connaît des recompositions depuis l’avènement de la pandémie covid-19 tant sur les plans géopolitiques que sur les plans géoéconomiques. Réfléchir sur la géoéconomie de la pandémie Covid-19, dans le cadre de la Francophonie c’est interroger le caractère mouvant des relations que l’Organisation entretient avec l’équilibre de la puissance59 qui se dessine au travers de la territorialisation des accords sanitaires. La territorialisation est un exercice complexe mais elle est davantage le support de l’organisation et de la circulation des coopérations sanitaires à l’échelle de l’espace de la Francophonie. À tout accord sanitaire, correspond un territoire ou un espace qui est le lien le plus fort d’ancrage de la coopération entre plusieurs acteurs. L’une des vertus de la territorialisation est de donner aux accords sanitaires un fondement spatial qui se précise au travers de l’éclatement des centres de décision et d’action qui pourraient revêtir des convergences sous forme de pôles. Instrument de Soft Power,60 la territorialisation des accords sanitaires est le moteur essentiel des changements d’échelle de la coopération interrégionale de la Francophonie. Les stratégies de groupes ou de triage interrégionalistes des projets covid-19 de l’OIF (entre l’OIF et les sous-régions africaines et entre l’OIF et l’Union africaine) permettent de faire prévaloir les liens entre la territorialisation des accords sanitaires et le redimensionnement de l’échelle coopératif de la Francophonie. « Diplomatie des masques », « diplomatie des vaccins », « diplomatie sanitaire », les expressions qualifiantes sont nombreuses pour traduire d’une part, ce lien entre territoire et accords commerciaux et d’autres parts, l’intérêt effréné des États pour la géoéconomie de la santé. Elles tirent également leurs liens de l’évolution des relations avec les politiques sanitaires nationales, et de leurs inscriptions dans des dynamiques financières particulières : accords commerciaux sanitaires, économie sanitaire, dons, etc.61. De manière remarquable, les mouvements géopolitique et géoéconomique de dispersion des accords sanitaires bouleversent en profondeur l’équilibre géoéconomique de la coopération interrégionale de la Francophonie. Ces accords sanitaires dessinent les contours de l’influence de la géoéconomie du covid-19 sur l’équilibre de la Francophonie ou sur l’émergence d’un ordre géoéconomique sanitaire et d’autre part conduisent à une polarisation du champ de l’économie de la santé de l’espace francophone africain62.
Le sino-américanisme sanitaire est la traduction spatiale de l’émergence d’un nouvel ordre géoéconomique dans l’espace francophone africain qui a les caractéristiques d’un ordre relâché. Entre 2020 et 2021, tous les États africains membres de la Francophonie, soient 28 États font le choix stratégique des accords sanitaires avec les principales puissances productrices des vaccins, parmi lesquels, la Chine et les États-Unis. La crise covid-19 a complètement modifié la carte sanitaire de la coopération interrégionale de l’espace francophone avec d’un côté, l’entrée en crise du système hégémonique de la Francophonie resté très longtemps alimenté par la confusion qui existe entre la Francophonie et la France, principale puissance de la Francophonie ; et d’un autre côté, l’émergence de nouvelles puissances à vocation mondiale dans le domaine de la santé. Depuis l’avènement du covid-19 en 2019, la puissance de la France connaît des situations d’incertitudes. Relatif, mais réel, le repli de la puissance hégémonique face à la pandémopolitique covid-19 et son extrême confusion, vont révéler aux puissances concurrentes les vulnérabilités de la Francophonie et les limites de la puissance française dans le domaine de la santé. Les conséquences immédiates sur la Francophonie en Afrique sont : le risque d’émergence de préjugés ou de suspicions sur la capacité de la Francophonie à appuyer sanitairement les pays africains(poursuite des efforts déjà engagés par la Francophonie dans le domaine de la santé) ; la percée sino-américaine sur le marché sanitaire qui vient bouleverser la hiérarchie de l’économie de la santé de la Francophonie car ses différentes formes organiques (Francophonie des chefs d’État et de gouvernement, Francophonie institutionnelle, Francophonie intergouvernementale…) 63ont toujours bénéficié des réseaux de distribution sanitaires de la France ; risque d’aggravement des fractures géopolitiques et d’éparpillement des États africains dans de nouveaux engagements géopolitiques avec les puissances concurrentes ou leurs réseaux complémentaires. À compter de décembre 2020, les vaccins homologués en urgence par les pays africains sont essentiellement américains et chinois. L’effort vaccinal est sans précédent en Afrique avec près de 51 321 625 doses de vaccins administrés aux populations au Maroc, 5 763 106 de doses en Algérie, 3 421 681 de doses en Guinée, 994 643 au Sénégal etc.64. Tous ces indicateurs de coopération sanitaires peuvent amener à penser à un basculement de la Francophonie vers le sino-américanisme : accords de coopération économique et sanitaire ; flux de capitaux sanitaire ; transfert des technologies. La domination Chine-États-Unis semble ainsi couler de source dans le domaine sanitaire, elle s’impose dans la géoéconomique sanitaire sans réel contre-pouvoir et avec elle de nouveaux acteurs parfois plus influents que certains États africains de l’espace francophone.
Le sino-américanisme met également en exergue, le lien stratégique qui existe entre le covid-19 et le chambardement tectonique de l’équilibre géoéconomique de la Francophonie. La domination Chine-États-Unis dans le domaine de la santé impacte la Francophonie par ses effets d’aspirations de son marché sanitaire. En s’alignant derrière le sino-américanisme, les États dopent le rapport de force géoéconomique dans l’espace francophone. L’assaut du marché pandémopolitique des francophonies Nord, Asie et Sud par la Chine ou les États-Unis et bien d’autres États, comme grille de lecture préjuge que les États africains s’engagent par vulnérabilité ou par peur de la menace covid-19. La crainte est que le fait de s’associer au sino-américanisme ne corrompe les pays africains membres de la Francophonie en leur dictant des comportements à suivre dans le domaine de la santé. La projection de ces deux rivaux États-Unis et Chine de leur volonté de réappropriation d’un des champs d’intervention de la Francophonie traduit deux claires ambitions : d’une part, celle de contrôler la nouvelle architecture du marché mondial de la santé et de lui imposer son rythme et ses modalités ; d’autre part celle de capter les réseaux d’alliances de la Francophonie qui reste toujours sujette à définition65. En envisageant les champs d’intervention de la Francophonie comme un marché, les puissances impérialistes Chine-États-Unis donnent clairement à ce sous-ensemble géopolitique une traduction géoéconomique. Les exemples de succès des accords sanitaires permettent d’envisager la diversification des champs d’intervention de la Francophonie comme des horizons à maîtriser. Ainsi entendue, la géoéconomie de la pandémopolitique covid-19, s’envisage donc comme une approche à la jointure entre solidarités coopératives de santé et exercice de la puissance.
À côté de la Chine et des États-Unis, on trouve bien sûr les pays émergents comme la Russie en quête de renouveau impérialiste et dont l’affirmation sanitaire croissante bouleverse à la fois l’équilibre géoéconomique de l’espace francophone, mais aussi alimente la course au marché de l’économie de la santé66. Selon leur rang et leur capacité, ces États déploient leurs ressources sanitaires (pharmaceutiques, traitements, matériel sanitaire, vaccins) et leurs diplomaties des vaccins67 comme leviers d’influences pour capter les réseaux d’alliances de la Francophonie (en Algérie, en Égypte, puis en Guinée, les premières doses de vaccins seront russes). En 2020, les dépenses mondiales de la santé des pays de la Francophonie augmentent considérablement. Elles impulsent de manière spectaculaire l’émergence d’une géoéconomie de la santé. Pourtant ces dépenses demeurent très polarisées en fonction des effets de la crise. Elles sont relativement plus fortes dans la Francophonie occidentale épicentre de la pandémie de l’espace francophone : elles augmentent de 8 à 10,1 milliards d’euros en France68 et de 28 millions d’euros à près de 30 millions d’euros en Belgique et bien d’autres. Avec de telles dépenses dans le domaine de la santé, il est clair que la France maintient sa première place de puissance économique dans l’espace francophone. Derrière la santé, se jouent également les enjeux d’affirmation des États. Les pays africains de l’espace francophone ne sont pas en reste : réduction de la croissance économique, endettement des États, forte dépendance à l’égard des investissements, vulnérabilité sociale, réduction des exportations, etc. Dans un tel contexte d’économie pandémopolitique, il est clair que la santé devient une ressource stratégique de puissance dans la Francophonie. Les investissements font entrer la santé dans le cercle restreint des attributs de puissance sur la scène internationale alors que la question de la maîtrise des autres attributs demeure toujours un énorme défi. Pour autant, confronté à la finitude des attributs de puissance traditionnelle, l’OIF semble de plus en plus se tourner vers la fabrique de nouvelle centralité de la puissance telle que la santé. Le covid-19 en faisant ressortir l’interpénétration santé-puissance a eu pour intérêt, de poser les fondamentaux d’une conceptualisation de la puissance dans la francophonie.
La pandémopolitique a une fonction importante : c’est un évènement qui affecte grandement les relations sur la scène internationale. En plus d’accroître les inégalités économiques entre les États, elle impose une relation de puissance tripolaire aux États francophones autour des États-Unis, la Chine et la Russie considérés comme les centres mondiaux de l’économie de la pandémopolitique covid-19. La multipolarité des accords commerciaux sanitaires de nature interétatiques semble s’organiser autour de ces trois États qui n’ont pas toujours été les puissances majeures dans l’espace d’action de la Francophonie. Pour le pôle États-Unis, fruit d’une histoire sanitaire longue, le marché pandémopolitique de l’espace francophone est d’une importance vitale pour la survie de son industrie pharmaceutique en déficit de production au début de l’émergence de la pandémie. La réduction du fossé entre les États-Unis et certains pays d’Afrique francophone dans le domaine sanitaire pousse (…) vers cette hypothèse. Mention doit également être faite au pôle chinois qui bénéficie d’une grande concentration d’accords sanitaires, qui pourraient efficacement alimenter l’affirmation de son rôle de puissance dans l’espace francophone. Quant au pôle de la Russie, il se trouve particulièrement propulsé grâce à la course au marché de la pandémopolitique covid-19 et inaugure un mode nouveau de configuration que nous avons appelé les aires sanitaires ou bassins géographiques d’influence sanitaire russe qui permettent de donner une idée de l’étendue des accords de coopération sanitaires signés par la Russie dans l’espace francophone. En une année, on va ainsi assister au déplacement de la marginalité des puissances concurrentes à une situation de tripolarité construite par l’économie de la santé.
II.2. La paradiplomatie, une stratégie de résilience sub-étatique ou « par le bas »
Même si les poches de vulnérabilités et les indices de chambardement géopolitique et géoéconomique « par le haut » de la Francophonie peuvent porter à croire à un relâchement de l’Organisation, d’autres ressorts « par le bas » peuvent permettre d’envisager l’OIF comme une Organisation résiliente. Les pandémies sont une constance dans l’histoire des relations internationales, mais l’espace Francophonie n’a pas connu de choc pandémique aussi considérable ou de pandémie aussi foudroyante. Les pandémies connues ont été contenues et se sont moins développées moyennant quelques précautions minimales : Sida, Ebola de 2014 à 2016 (plus de 20 000 morts en Afrique). Confiantes, l’OIF comme les autres institutions internationales n’ont pas envisagé le renversement de la stabilité des relations internationales par le phénomène covid-1969. Depuis le début de la crise pandémopolitique covid-19, la Francophonie a suscité de nombreuses interrogations en raison de ses initiatives apparemment modestes et de ses incertitudes. Toutefois, elle a su se distinguer par la forte portée interrégionale de sa capacité de résilience à l’échelle locale des États. Le mot « résilience » « par le bas » exprime convenablement l’usage d’une politique internationale coordonnée, complémentaire et parallèle à celle des États et qui s’appuie sur les régions infra-étatiques ou collectivités territoriales70.
L’action internationale des collectivités territoriales ou des régions infra-étatiques s’est affirmée comme le premier levier de cette capacité de résilience71. Sa densification sanitaire entre les États et l’OIF, a mis au jour la capacité de l’organisation à prendre des mesures de diplomatie de groupe, de nature à renforcer son rôle sur la scène internationale. Entre 2020 et 2022, de nombreuses collectivités territoriales vont bénéficier de l’accompagnement de la Francophonie. Dans le cas du Cameroun, le Bureau de l’AIMF réuni le 17 avril 2021 a adopté un plan d’appui de 1,35 millions d’euros. Dans le cadre de l’opération « 5000 000 de maques contre le covid-19 » de l’AIMF, les communes membres du Réseau des maires camerounais et en lien avec les coopératives locales (RELESS), grâce à une approche paradiplomatique72 vont bénéficier des projets covid-19 financés par l’OIF. Les communes seront rejointes par les régions qui vont également bénéficier des projets covid-19 (75 000 masques, 320 dispositifs de lave-main tels que les containers de 100 litres réutilisables, 25 000 savons, et 250 cartons de gel hydroalcoolique)73. Six régions sont concernées : Centre, Littoral, Nord, Extrême-Nord et Est. Les failles de l’OIF forcent l’organisation à composer avec ces acteurs de second ordre de la politique étrangère de l’institution dont les politiques publiques ont en priorité les pays membres. Elles posent la base constituante d’une paradiplomatie dont le succès en Afrique se mesure à l’étendue de sa mobilisation, de ses effets et de son action dans les pays de la Francophonie et qui a sans doute pour objectif de renforcer la pertinence de l’OIF. La paradiplomatie pandémopolitique ne se limite pas à une seule sous-région, on voit son extension dans toutes les sous-régions d’Afrique et les États membres de l’OIF de celle-ci. Les entités sub-étatiques développent certes des stratégies de captations des investissements mais l’internationalisation de ces stratégies encourage le développement d’un interrégionalisme de résilience et de resserrement des États africains et de leurs sous-régions d’appartenance autour de la Francophonie74. L’augmentation des flux sanitaires entre l’OIF et les collectivités territoriales du Cameroun crée un échelon local de coopération de la Francophonie plus responsable et plus compétent en matière de gestion de la pandémie Covi1975. Mentionnons d'une part le Réseau des maires camerounais dans le cadre de son projet d’équipement des populations en matériel de protection, et d'autre part la Communauté urbaine de Yaoundé qui va bénéficier dans le cadre de l’Initiative pour la santé et la salubrité en ville (ISSV) de l’élargissement de son plan d’urgence qui consiste à désinfecter les marchés, fournir les dispositifs de lavage des mains, à mobiliser 300 volontaires à des fins de sensibilisation. Au Bénin, en moyenne près de 77 collectivités territoriales vont bénéficier de l’assistance de l’OIF76. L’État seul n’apparaît pas capable d’assumer la lutte contre le covid-19. Les collectivités territoriales se voient confier de nouvelles responsabilités sanitaires qui vont contribuer à la résilience des États africains. En situation de concurrences, ces collectivités peuvent donc être des relais d’opportunité pour la Francophonie, car elles font valoir sa capacité de résilience à l’échelle nationale, sous-régionale et régionale. Cette légitimation par le bas fait valoir un interrégionalisme porté sur le jumelage des logiques bilatérales (coopération technique OIF/collectivités) et multilatérales (réseau de l’OIF et échange des bonnes pratiques).
Le second levier de résilience est culturel dans sa caractéristique éducationnelle77. Ce levier largement sous-estimé durant la période pandémopolitique permet d’expliquer également la résilience de l’OIF au covid-19, mais aussi à l’impérialisme des puissances internationales. Le rôle pluriel des Agences de la Francophonie telles que l’Association internationale des maires francophones (AIMF), l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et le maillage de sa stratégie de coopération avec les établissements des États membres en période covid-19 va contribuer unanimement au renforcement du sentiment de résilience de la Francophonie. Au Cameroun, c’est l’université de Yaoundé I qui a bénéficié en 2020 des formations à distances offertes par l’AUF dans le cadre de son programme FOAD (Formations ouvertes et à distance) ou IFADEM (Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres) pour pallier le problème de la distanciation imposée par le covid-19. D’autres États d’Afrique francophone tels que la Côte d’Ivoire, le Sénégal et bien d’autres vont bénéficier en 2020 des formations en ligne (qui représentent 20 % des formations offertes par la Francophonie). À travers ces programmes sub-étatiques mis en œuvre grâce aux réseaux de la Francophonie et qui permettent de pénétrer les États et élargir la coopération avec d’autres régions, il est clair que l’OIF souhaite réduire la fragmentation de l’espace francophone, augmenter sa marge d’autonomie et renforcer sa capacité de résilience dans l’espace francophone78. Il est donc normal que le post-mortem de la pandémopolitique covid-19, cristallise la résilience de l’OIF dans l’espace francophone. Malgré les conséquences de la pandémopolitique covid-19, l’OIF possède les ferments culturels et multilatéraux qui permettront à la Francophonie ou à la France, de rester une puissance majeure dans l’espace francophone. Ce dont la Francophonie a le plus besoin, c’est : plus de coopération interrégionale « par le bas » pour réduire les failles préexistantes ; plus d’autonomie stratégique (problématique des investissements) ; plus d’élargissement de la diplomatie dans des domaines tels que la santé, et plus de multilatéralisme, car la pandémopolitique covid-19 pose des questions fondamentales comme celle de la meilleure forme de coopération interétatique79, ou idéologique de nature à renforcer la compétence interrégionale « par le haut » et « par le bas » de l’OIF.
Conclusion
De ce cheminent intellectuel, appuyé sur la mobilisation de diverses approches et outils de la science sociale et des approches tels que la théorie du changement ou géopolitique, les enseignements suivants peuvent être tirés. Premièrement que la pandémopolitique covid-19 est un accélérateur de transformations géoéconomiques dans l’espace francophone africain, qu’il s’avère fructueux de comprendre. Aussi avions nous émis pour hypothèse grâce aux théories du changement que le séisme sanitaire covid-19 bouleverse non seulement les pratiques qui encadrent la coopération interrégionale de la Francophonie mais aussi accélère ses vulnérabilités. Si les relations entre ces variables attirent notre attention, c’est davantage parce qu’elles peuvent contribuer à la transformation de la légitimité de l’institution internationale sur le plan sanitaire et géoéconomique, mais aussi à sa résilience. Les caractéristiques de cette légitimité sont examinées en détail en utilisant des analogies heuristiques du rôle de la puissance majeure dans l’espace francophone, ou des financements des projets. Cela ne signifie pas que les failles disparaissent mais au contraire que leur distribution vulnérabilise la coopération interrégionale de la Francophonie remettant ainsi en question sa géoéconomie sanitaire sans la contester. Dans un tel contexte, la conquête, les rivalités géoéconomiques sont inévitables de plus que les questions liées à l’ordre de la puissance dans le domaine de la santé. Or les chambardements géoéconomiques et géopolitiques observés à l’échelle de l’espace francophone attestent combien la pandémopolitique covid-19 influence grandement la coopération interrégionale. Les effets des ambitions sino-américaines et de la paradiplomatie sur la conquête des marchés, la réduction des inégalités entre les pays et enfin des polarités sanitaires sont alors interpellés car ils permettent de questionner la capacité de résilience de la Francophonie en période Covid19.