Avec la sortie du premier volume de la collection « FrancophonieS » développée chez L’Harmattan, Pour une francophonie plurielle, plurilingue et pluricentrique en fin d‘année 2022, il nous paraissait intéressant et essentiel au regard de la réflexion menée dans le présent numéro de la Revue internationale des francophonies, de nous arrêter sur cet ouvrage centré sur des problématiques qui lui font écho. Parce qu’il a la volonté de formaliser le cadre épistémologique sur lequel s’est développé le réseau FrancophonieS né à la Haute École de Lucerne en 2010, réseau qui, à travers diverses manifestations scientifiques et l’intégration de multiples institutions et universités francophones en son sein, a vu son influence s’étendre peu à peu, cet ouvrage constitue une base de réflexion pour toute la communauté de chercheurs et usagers qui pensent la F/francophonie de manière heuristique.
Premier volet d’une série de 5 volumes qui ont la volonté de « (re)penser la francophonie comme plurielle (...), plurilingue (...) et pluricentrique » y abordant notamment les concepts de « diversification, pluralité, contextes, variation, connexion… », concepts qui jalonnent les différents articles de ce numéro de la Revue internationale des francophonies, ce volume a pour visée première de définir ce que sont ces francophonieS.
Les origines diverses des contributeurs, notamment celles de nos deux collègues chargées de diriger cet ouvrage, Mariella Causa de l’université de Bordeaux et Suzanne Richard qui officie dans diverses institutions du Québec, sont un premier gage de cette pluralité annoncée permettant de sortir d’une francophonie auto centrée.
Introduit par un article de présentation1 qui rappelle le cadre fondateur du réseau FrancophonieS, l’ouvrage propose 8 autres contributions. Au-delà de ce texte d’introduction qui justifie la collection qui vient d’être lancée, les 4 textes suivants tentent d’en définir le cadre épistémologique et de situer la réflexion partagée dans une perspective actuelle plurielle. Ce sont ensuite des articles situés, au sens d’inscrits dans divers contextes, qui permettent d’illustrer concrètement les propos mis en avant dans ce cadre défini.
C’est à Victor Saudan2 et à Laurent Gajo3 qu’il a été demandé de développer un certain nombre de « remarques préliminaires, en lien avec le projet d’élaboration d’une didactique de la francophonie pluricentrique, plurilingue et plurielle ». Leur contribution4 en lien avec la mise en œuvre d’une didactique de la francophonie(s) se développe autour de trois objectifs, à savoir « identifier l’existence d’une perspective francophone de la formation », « comprendre l’importance du contexte dans la définition des objets d’enseignement et des modalités de formation » et « documenter les objets/ressources sur lesquels portent l’enseignement francophone et la construction de l’identité francophones ». Leur propos, dont l’idée est d'essayer de tendre vers une francophonie contextualisée5 et plurielle, éclaire sur les orientations que veut prendre la collection dans laquelle s’inscrit ce volume initial. Après un rappel du cheminement et des fondements qui ont amené à cette nécessaire formalisation que constitue cette nouvelle collection dans le sillage de la naissance du réseau FrancophonieS, en 2010, ils nous exposent les différents chantiers6 que se sont donnés ses membres dont les réflexions vont alimenter les prochains numéros de la collection « FrancophonieS » dont ils rappellent qu’elle « veut offrir des ressources pour questionner la francophonie et la didactiser », à travers « plusieurs voix et plusieurs voies ».
Nous retrouvons ensuite Pierre Martinez à la manœuvre, au regard de son long parcours au cœur de la Francophonie, pour une réflexion actualisée sur le sujet7. Après avoir rappelé que l’enjeu est de repositionner la francophonie, au sens de la « replacer dans le jeu des langues de la planète » et par conséquent de la « mettre en jeu », il présente cette actualisation autour de trois entrées qui sont de « proposer des critères de méthode » afin de formaliser une description actualisée des Francophonies actuelles, de « les situer dans des contextes de plurilinguisme » et de les rendre opérationnels en les « inscrivant dans la réalité » des formations initiale et continue des enseignants en charge du projet francophone.
Après avoir présenté quelques nécessaires rappels historiques les liant au passage à de nombreux écrivains et autres chercheurs, il propose des « angles d’approche différents », pour mieux aborder la Francophonie8 au regard « des objectifs qu’elle s’assigne », autour de trois approches qui seraient « sociolinguistique, symbolique, géopolitique ». Il y voit une remise en jeu permanente de la langue française, dans un ensemble qu’il situe au sein de « plusieurs Francophonies ». Son développement, autour de l’objet complexe qu’est la F/francophonie, n’est pas sans contradictions, et découvrir en quoi cela l’est, ainsi que les perspectives conséquentes que cela engendre, ouvre pour le lecteur, des champs de réflexion intéressants. Y sont alors évoqués les dimensions politiques, heuristiques - au sens pluridisciplinaire - mais aussi didactique, que se doit d’intégrer l’approche actualisée qu’il préconise, autour d’une « articulation entre recherche et action ».
Dans la lignée des articles précédents, Christophe Traisnel9 et Eliana Razafimandimbimanana10, poursuivent à travers leur contribution,11 le travail de cadrage engagé dans ce premier volume en présentant la francophonie sous le regard croisé de différentes disciplines, à aborder comme ce qui « fait débat et est faite de débats ». Ils y voient d’ailleurs un objet « insensé » au sens, comme ils le précisent, où la notion « échappe au consensus ». Le panorama qu’il nous est proposé de parcourir, veut nous permettre d’observer cet « insensé » à travers le prisme des sciences du langage et la dimension sociolinguistique qui les animent, mettant en avant les « diversités linguistiques » et « les minorités sociales », sans omettre de rappeler les nombreux « questionnements historiques, politiques, épistémiques, discursifs ou encore idéologiques » qui peuvent être attachés à la notion. En écho à cette dimension sociolinguistique essentielle, les entrées didactiques qui y sont associées, mettent en avant les « approches plurilingues et pluriculturelles », et interrogent sur ce que serait une science des francophonies, à actualiser au prisme de la « “créolisation” au sens d’imprévisible et de relations mutuellement impactantes » : un vrai sujet de débat et de confrontation d’idées en perspectives.
Au-delà de cette entrée liée aux sciences du langage, dans le cadre de ce « panorama pluridisciplinaire » annoncé, d’autres sciences sociales sont convoquées, même si l’objet « francophonie » n’y est pas central. Sont ainsi évoquées les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, mais aussi les disciplines juridiques, ainsi que l’économie dans son lien avec les langues au sein des échanges commerciaux. La dimension sociographique n’est pas en reste, notamment dans sa composante démographique, mettant en avant les notions d’espaces et de contextes, qui y sont corrélées. L’idée principale de ce parcours en disciplines résulte comme le disent nos deux contributeurs d’une volonté de « “désophistiquer” la francophonie », et de développer une approche heuristique des francophonies, qu’ils souhaitent « collaborative ».
On ne pouvait clore cette entrée en francophonieS sans aborder de manière explicite la dimension interculturelle que revêt l’approche contextualisée proposée en ce volume. C’est ainsi que Jean-Louis Dumortier12 s’y attelle à travers sa contribution13. Il y fait bien évidemment état de diversité et d’hétérogénéité, notamment dans le mouvement migratoire mondial actuel. Cela, nous dit-il, n’est pas sans engendrer des « tensions », où l’identité des uns et des autres est mise à rude épreuve, d’où la nécessité de les « apaiser », en dotant les « individus de compétences interculturelles ». Il y évoque plusieurs notions qui sont associées à l’interculturalité, telles que représentations, communautarisme, altérité, différences... Il fait référence aussi à l’ouvrage de François Provenzano14, qui met en avant deux discours antagonistes sur la francophonie, l’un qui se veut protecteur de la langue française ancré dans la tradition et l’autre qui veut la « vivifier par différents moyens », porté par l’innovation. C’est à partir de ces différents éléments qu’il nous invite à réfléchir autour du questionnement sous-entendu dans le titre de son article « Enseigner du français et de la littérature en langue française selon la perspective d’un francophone : est-ce à dire ? »15, y voyant une attention à davantage accorder « aux usages et aux usagers, qu’aux systèmes », que sont la langue française et la littérature en langue française. Il interroge alors les places de l’enseignant de français, celles des élèves, mais aussi l’importance à donner aux variables lieux et temps, dans ce souci d’éducation interculturelle. En parcourant son raisonnement, on verra que les termes « variation » et « adaptation » se doivent de remplacer ceux de « standard » et « écart » au sein de cet enseignement du français et de littérature en langue française dont on appréciera le marquage pluriel porté par les partitifs « du » et « de ».
On pourra toutefois regretter que seule la dimension enseignement est ici développée sans être associée de manière explicitée à celle de l’apprentissage qui implique ceux et celles - pourtant évoqués - à qui est destiné cet enseignement, et constitue un des versants de l’éducation interculturelle, lié au processus d’enseignement-apprentissage.
Ce qui fait aussi la valeur de cet ouvrage, c’est qu’il ne se contente pas de proposer simplement des orientations de pensée mais bien qu’il nous offre la possibilité de voyager dans la diversité annoncée et de nous poser aussi bien dans des territoires du Nord tels que la Roumanie et la Moldavie, à travers le regard d’un Wallon, que dans des espaces du Sud que sont le Cameroun et le Maroc. À cette déclinaison spatiale s’y ajoute un hommage à Hayat Kertaoui, linguiste et didacticienne disparue il y a peu, co-autrice, de l’article situé au Maroc, qui à travers un bref rappel de son parcours universitaire débuté il y a plus de 30 ans, nous montre aussi, à travers son cheminement, la dimension évolutive et historique que revêt notre sujet de réflexion partagé.
Sans rentrer dans les détails de ces dernières illustrations contextualisées, juste quelques mots pour à la fois mettre en avant certaines dimensions de cette francophonie plurielle et donner aux lecteurs l’envie de les découvrir dans la pluralité qu’elles constituent.
C’est ainsi que Robert Massart16 nous trace le portrait de cette « île latine au milieu d’un océan slave et magyar » que constitue la Roumanie, à laquelle on peut associer la Moldavie. Au-delà d’une francophilie historique nourrie dès le milieu du xixe siècle par les élites du pays, les liens étroits entre le roumain et le français, dans la proximité linguistique originelle pan romane qui les unit, offrent une singularité francophone portée par les locuteurs du pays, à travers leurs pratiques langagières et la dimension interculturelle qui les façonnent.
Autre lieu, autre contexte avec le Cameroun, territoire qui a pour particularité, à la différence des autres pays francophones d’Afrique subsaharienne, d’avoir une « identité à la fois française et anglaise » du fait de son histoire coloniale singulière17, comme nous le rappelle Joseph Abah Atanga18. Son propos, au-delà de la présentation de la situation camerounaise, lui permet de manière plus générale de voir la francophonie tel un « pot-pourri culturel harmonieux » dont chacun pourra partager ou non l’avis et de faire référence, comme nous l’abordons dans ce numéro de la Revue internationale des francophonies, au géographe Onésime Reclus quand il parle des « francophonies unies ».
Dernière étape de ce voyage, le Maroc, où le sujet est abordé sous sa dimension académique, par Fatima Zohra Itfahen19 et Hayat Kertaoui20, dans la réalité sociologique, économique marocaine actuelle. Elles y montrent un changement de paradigme qui nous fait passer d’une francophonie académique élitiste développée autour d’une représentation normée telle qu’elle était encore dans les années 1990, à une francophonie actuelle intégrant les dimensions plurilingues et pluriculturelles qui sont celles du Maroc, davantage construite comme une « francophonie choisie et non-imposée ».
Ce premier volume constitue une mise en bouche pleine de perspectives et de débats : aussi c’est avec impatience que nous attendons les quatre suivants, dans la déclinaison des aspects de cette F/francophonieS21 plurielle, plurilingue et pluriculturelle, en perpétuels mouvements et créativité qu’il nous est donné(s) à voir, notamment au cœur de cette indianocéanité qui constitue le cadre de nos réflexions dans ce présent numéro de la Revue internationale des francophonies. Peut-être y verrons-nous une réflexion qui abordera de manière plus explicite la dimension historique liée au processus de F/francophonie, qui, si elle n’est pas mise de côté dans ce numéro, mérite sans doute un développement qui lui soit davantage consacré.