Le croisement entre technologies numériques et migrations a déjà suscité bien des écrits1, alors que les technologies numériques ont contribué à un changement de paradigme dans la manière d’appréhender les réalités des personnes migrantes. La thèse de la « double absence », soit l’idée de ne plus être de son pays d’origine ni tout à fait de son pays d’installation2, a laissé place à celle de l’« immigrant connecté »3, où mobilité géographique se conjugue avec liens sociaux multisitués. Concurremment, les technologies numériques occupent une part importante des réflexions récentes en musique, plusieurs travaux parlant d’une « numérimorphose » des pratiques d’écoute musicale4. Enfin, migrations et musique sont souvent abordées de pair, la musique se distinguant par une grande mobilité imputable à toutes sortes de vecteurs de circulation que sont les artistes, les instruments de musique, les supports matériels et, désormais, ceux dématérialisés5. Par contre, la prise en compte simultanée des trois notions que sont les technologies numériques, les migrations et la musique se fait plus rare, dans un contexte où les études sur les personnes migrantes traitent d’ailleurs beaucoup moins d’enjeux artistiques et culturels que de questions sociales, politiques, civiques ou encore économiques6.
C’est un croisement de notions que j’ai analysé dans le cadre de mon enquête doctorale7 traitant de la musique comme vecteur de socialisation et de sociabilités multiples dans l’expérience migratoire. Je me suis alors intéressée aux écoutes et activités musicales de personnes nées au Maroc, en Algérie ou en Tunisie et vivant à Montréal (Québec, Canada), en faisant de la musique une lunette d’observation de leur parcours de vie, de leur rapport au monde et aux différentes sociétés où elles ont vécu. Si la méthodologie d’enquête comportait initialement des entretiens et observations en contextes musicaux, l’espace numérique s’est vite révélé incontournable étant donné les références constantes qu’y faisaient les répondantes et répondants, de même que l’information essentielle qui y circulait relativement à toutes sortes d’évènements musicaux montréalais. Ainsi ai-je intégré au corpus d’enquête des observations en ligne, un matériau complémentaire qui s’est avéré essentiel à une meilleure compréhension des phénomènes à l’étude8.
Basé sur cette recherche, cet article s’attarde sur l’interrelation des technologies numériques et de la musique dans la vie de personnes maghrébines vivant à Montréal9. Quel rapport les technologies numériques et la musique entretiennent-elles au fil d’un parcours migratoire ? Dans quelles circonstances et de quelles manières se combinent-elles dans la vie de personnes immigrantes ? Quels usages recouvrent-elles, et quelles en sont les appropriations proprement immigrantes ? Pour explorer ces questions, je problématiserai d’abord la littérature à l’intersection des technologies numériques, des migrations et de la musique. Puis, je ferai état du terrain d’enquête menée à Montréal et de l’immigration maghrébine qui a été étudiée. Ces prises théoriques et empiriques permettront alors d’examiner comment les technologies numériques et la musique se combinent pour favoriser une diversité d’interactions sociomusicales multisituées. Il sera aussi question de l’enchevêtrement quotidien des mondes « en ligne » et « hors ligne » que permettent les technologies numériques et que met d’autant plus en évidence la musique. Pour terminer, l’article s’attardera sur les usages, pratiques et symboliques, qui émergent de l’interrelation entre musique et technologies numériques en contexte immigrant. Ce faisant, il s’agira d’apporter quelques éléments de réflexion à la thématique au cœur de ce numéro, soit la diversité culturelle en contexte de F/francophonie numérique, en explorant l’agencement complexe d’ancrages socioculturels dont la musique témoigne et que les technologies numériques exacerbent dans la vie de personnes immigrantes maghrébines au sein de l’espace francophone.
I. Au carrefour des technologies numériques, des migrations et de la musique
Les technologies numériques jouent un rôle désormais central dans l’expérience migratoire, de par leur accessibilité de plus en plus généralisée et leur efficacité à faire circuler des informations cruciales qui nourrissent la démarche du pays d’émigration jusqu’à celui d’immigration10. Ces technologies constituent également de puissants vecteurs de connectivité sociale transnationale11, en reliant les différents espaces géoculturels où les personnes migrantes ont vécu, créant un rapport de proximité entre plusieurs pays : une forme de « vivre ensemble à distance »12. Enfin, ces technologies alimentent plusieurs autres facettes d’une vie en migration, notamment celles artistique et culturelle en permettant par exemple de stocker, d’apporter partout avec soi et d’échanger des contenus audio et audiovidéo13. La musique est de ce fait très présente dans la vie de plusieurs personnes migrantes, lesquelles contribuent notamment à la construction de « scène[s] musicale[s] virtuelle[s] »14 qui agissent tels des espaces d’échanges transnationaux et de rassemblement de nature musicale, incarnant la dimension sociale inhérente à la musique15.
En ce sens, la musique est liée à de multiples formes de sociabilités : elle construit du lien social allant des interactions spontanées et éphémères qui adviennent entre membres d’une foule de concert16 aux relations profondes et durables qui se développent entre adeptes de certains genres musicaux17. En retour, les sociabilités sont un moteur indéniable d’écoutes et de pratiques musicales, qu’il s’agisse des phénomènes de découverte et de partage entre pairs18 ou des « sorties musicales » pour lesquelles les motivations sociales ont parfois préséance sur celles proprement artistiques19. Grâce aux technologies numériques, ce rapport itératif entre pratiques musicales et sociales se déploie et s’appréhende désormais à différentes échelles, les interactions étant devenues possibles indépendamment de la distance géographique. C’est là une potentialité intéressante pour des individus migrants dont les sociabilités débordent inévitablement du cadre local, et pour qui le web social permet ainsi de faire cohabiter le proche et le lointain.
Étant donné la présence particulièrement marquée des technologies numériques dans leur vie, les personnes migrantes invitent à réfléchir au phénomène de la « numérimorphose », cette transformation des modes d’accès et des supports d’écoute de la musique par le numérique. Il existe une variété grandissante d’équipements – ordinateurs, téléphones, tablettes –, de formats – playlists, MP3, etc. – et de plateformes – réseaux sociaux, chaînes spécialisées – qui façonnent de nouveaux usages de la musique20, l’écoute répondant à de nouvelles possibilités spatiales et temporelles. Si le phénomène n’est pas détaché de dynamiques générationnelles, la numérimorphose ne peut par ailleurs être associée de manière homogène aux digital natives, qui ont grandi avec les technologies de l’information et de la communication à partir des années 198021. Des fractures infragénérationnelles existent au sein de ce groupe en matière de rapport aux technologies, par exemple en fonction des classes sociales22. En retour, les générations antérieures aux années 1980, qualifiées de manière contestée de digital immigrants23, ne sont pas non plus uniformes dans leur relation aux technologies numériques. Entre autres facteurs possibles de différenciation figure le lieu de naissance d’une personne, alors qu’une fracture numérique multidimensionnelle existe dans le monde en termes de disponibilité des infrastructures et de leur coût, de même que de compétences et d’appropriation sociale des technologies au sein des populations24. Des études démontrent en ce sens des modes d’utilisation différenciés d’Internet selon les pays25. Un autre aspect à considérer est le statut d’une personne, alors que des recherches au Canada et en Europe rendent compte d’un usage plus marqué du web chez les individus immigrants que dans le reste de la population quand vient le temps de maintenir un contact avec la famille et les proches26. Bref, les enjeux générationnels croisent des questions sociales, économiques, culturelles ou encore statutaires lorsqu’il s’agit de rapport aux technologies numériques.
Enfin, si les usages de la musique sont renouvelés par ces technologies, ils le sont aussi par la migration : le déplacement géographique s’accompagne souvent d’une transformation, ou redéfinition des goûts et pratiques musicales, dans un contexte de bouleversement du cycle de vie. La musique permet alors de revisiter les notions de proximité et de distance, symbolique et physique, à travers ses répertoires associés à différents espaces géographiques et temporels d’une vie en migration. C’est une idée que développe par exemple l’ethnomusicologue Carolyn Landau dans l’étude du parcours migratoire d’un homme d’origine marocaine ; ce dernier, pour qui la musique classique orientale d’Égypte symbolisait une culture étrangère durant l’enfance à Fès, a vu son rapport à ce répertoire se transformer comme immigrant adulte à Londres, l’écoute de cette musique devenant une manière de se remémorer son enfance et ses souvenirs au pays d’origine27. Puis, la musique est également sujette à différentes « appropriations »28 par les personnes migrantes, au sens où elle peut servir à mettre en perspective leur situation et expérience de vie, devenir l’occasion de réflexivité sur leur parcours, transformer leur vision du monde et façonner la manière d’entrer en relation avec autrui. En cela, la musique participe par exemple de la négociation d’identités ethniques plurielles chez des personnes immigrantes, loin de s’identifier aux schémas identitaires statiques et réductionnistes qui leur sont souvent imposés29. Cette musique recouvre en somme tant un usage symbolique, contribuant à renégocier les appartenances et identifications, qu’un usage pratique, servant d’outil pour interagir et s’affirmer comme être à part entière d’une société30.
Ces nombreux entrelacements entre technologies numériques, migrations et musique sont tour à tour apparus dans l’enquête que j’ai menée à Montréal auprès de la population immigrante maghrébine. Cette ville, singulière par ses dynamiques migratoires, socioculturelles et linguistiques, a permis de riches observations in situ, auxquelles l’activité numérique a par ailleurs apporté un éclairage complémentaire.
II. Terrain et méthodologie d’enquête
Montréal est la métropole du Québec, une province bénéficiant de pouvoirs inédits en matière d’immigration au Canada, que ce soit sur le plan de la sélection des personnes immigrantes sur son territoire, des décisions entourant l’immigration temporaire ou des politiques concernant les services d’installation, d’accueil et d’intégration linguistique, culturelle et économique31. Ces pouvoirs visent à permettre au Québec de préserver son poids démographique et d’« assurer […] une intégration des immigrants respectueuse du caractère distinct de la société québécoise »32. Cette distinction tient au fait francophone, le Québec rencontrant des enjeux culturels, sociopolitiques et identitaires qui lui sont propres en tant qu’îlot de langue française sur un continent essentiellement anglophone. Les francophones du Québec sont ainsi une population majoritaire sur leur territoire, quant à lui minoritaire à l’échelle nationale canadienne et continentale nord-américaine. Dès lors, la langue fait l’objet de bien des préoccupations et débats, des tensions se jouant autour du français au Québec et au Canada et impliquant des rapports majoritaire/minoritaire variables aux échelles provinciale et fédérale33.
Or, Montréal est pour sa part le théâtre de dynamiques sociolinguistiques bien plus complexes encore qu’une dichotomie entre français et anglais. Accueillant quelque 85 % de l’immigration internationale au Québec34, cette région métropolitaine abrite une vaste gamme de réalités socioculturelles. À l’échelle de l’agglomération de Montréal, 34 % de la population est immigrante35, pourcentage qui passe à 59 % en incluant les enfants de ces personnes36, si bien que Montréal compte un peu plus de 20 % de citadines et citadins parlant trois langues et est de ce fait la ville avec le plus haut taux de trilinguisme au Canada37. De cette réalité découlent des pratiques langagières quotidiennes riches et variées, intimement liées aux interactions humaines ainsi qu’aux espaces de sociabilité dans la ville38. Sur ce plan, la « géographie de [l’]immigration » montréalaise témoigne d’une pluralité de schémas d’installation résidentielle des personnes immigrantes39, ce qui donne lieu à une certaine dispersion dans l’espace urbain et contribue à une grande mixité ethnoculturelle, loin des modèles de « banlieue » à la française ou de « ghetto » à l’américaine. Ajoutons que Montréal est caractérisée par une « superdiversité » de son immigration, c’est-à-dire que les personnes immigrantes proviennent d’une grande variété de pays et, au sein de ceux-ci, de statuts socioéconomiques, de profils ethnoculturels, de régions, de religions et autres également très divers40.
Parmi cette immigration se trouve une population maghrébine particulièrement nombreuse depuis le tournant du XXIe siècle. L’Algérie, le Maroc et la Tunisie se classaient respectivement aux 2e, 7e et 10e rangs des principaux pays d’origine des personnes immigrantes récentes dans l’agglomération de Montréal en 2021, tandis que l’Algérie et le Maroc figuraient parmi les cinq principaux pays d’origine des personnes immigrantes en général sur ce même territoire41. Cette situation n’est pas sans lien avec la dimension francophone du Maghreb, la maîtrise de la langue française étant un critère de sélection des personnes immigrantes au Québec, dont le gouvernement a mené des efforts spécifiques de recrutement en Afrique du Nord42. Puis, cette immigration maghrébine fait écho à d’autres critères de la grille de sélection adoptée en 1996 par le gouvernement québécois, incluant un taux général élevé de scolarisation, de même qu’une forte proportion d’individus se qualifiant pour l’immigration économique, c’est-à-dire ayant des caractéristiques socioprofessionnelles, des compétences et une capacité à contribuer à l’économie. La présence conséquente de cette population au Québec a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses études ces dernières années43, sans toutefois que les questions culturelles et artistiques n’aient vraiment été traitées.
La nature dès lors plutôt inédite d’un projet s’attardant au rapport à la musique de ces personnes immigrantes a nécessité une méthodologie qualitative exploratoire, à caractère ethnographique44. De juillet 2017 à octobre 2018, quarante-cinq entretiens ont été réalisés avec des personnes nées en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, arrivées au Québec depuis les années 199045 et qui correspondaient à une diversité de profils socioprofessionnels, ethniques et générationnels permettant d’explorer un large spectre de réalités individuelles. Sous forme de « récits de vie »46 axés sur la musique, ces entretiens qui ont duré entre 52 et 211 minutes impliquaient de parler des écoutes et pratiques musicales de l’enfance au Maghreb jusqu’à l’âge adulte au Québec. Parallèlement, soixante-dix séances d’observation se sont déroulées dans une diversité de contextes musicaux (concerts, festivals, fêtes, chorales, galas) et de lieux (intérieurs et extérieurs, institutionnalisés comme des salles de spectacle ou informels comme des cafés, des salles de réception, des parcs) au sein de la région métropolitaine de recensement de Montréal. L’observation portait sur les dimensions sociale, culturelle et spatiale des évènements, afin d’examiner le rapport des gens à la musique en contexte collectif. En complément de ces sources « hors ligne », un e-terrain47 a permis l’observation d’interactions numériques (échanges publics de commentaires) et de partages de musique (publications audio et audiovidéos) sur des groupes et évènements Facebook, des chaînes YouTube, des médias électroniques spécialisés et des radios en ligne. Une grande complémentarité de ces trois types de données s’est affirmée, éclairant d’autant mieux l’interrelation entre musique et technologies numériques.
III. Résultats et discussions
III.1. Des interactions sociomusicales multisituées
À l’instar de la « numérimorphose » des pratiques musicales, les témoignages recueillis lors de l’enquête faisaient état d’une évolution des supports d’écoute utilisés depuis l’enfance au Maghreb jusqu’à la vie adulte à Montréal. De la radio et des 33 et 45 tours aux cassettes, de la télé aux disques compacts, jusqu’à Internet et aux formats numériques que sont notamment les MP3, les vecteurs d’approvisionnement et d’écoute de la musique s’étaient inévitablement transformés, voire dématérialisés. Dans tous les cas, le numérique occupait désormais une place prédominante dans la vie musicale de ces personnes :
Différentes plateformes pour différents types de musique ; je téléchargeais. Je mettais sur mon MP3, ou bien sur mon ordinateur, mais là que j’ai un smartphone, donc c’est plus… j’ai une application […], la meilleure pour écouter la musique arabe. Sinon, Spotify pour tout ce qui est international. C’est ça que j’utilise. Ça m’arrive d’acheter des chansons sur iTunes aussi. Mais quand je le fais, généralement, [c’est] parce que j’aime le chanteur et j’ai envie de contribuer. (Othmane, Maroc)
Tu peux écouter ce que tu veux n’importe où, partout, puis tout est maintenant sur Internet. Même des affaires qui sont plus rares, difficiles à trouver, tu peux les trouver sur Internet. (Malika, Tunisie)
Ces extraits rendent bien compte du fait que les plateformes en ligne donnent accès à une grande variété de musiques, et ce, indépendamment du lieu géographique où l’on se trouve. Pour des personnes qui ont migré, il devient ainsi possible de maintenir un contact avec des répertoires musicaux de différents pays qui ont été habités, quelle que soit la distance physique. Il peut s’agir du pays d’origine, mais aussi d’autres destinations par lesquelles les gens ont transité au cours de leur vie. Dans le cadre de cette enquête, certains parcours migratoires étaient précisément multidirectionnels et multiformes, passant par la France, les États-Unis, la Jordanie, l’Égypte, l’Italie et/ou l’île de la Réunion, ce que reflétaient les écoutes musicales : « toutes mes chansons sacrées si tu veux, tout ce qui est Kadhem Saher, George Wassouf, tout mon bagage du Maroc et de la France [… Ces chansons me] rappelle[nt] par exemple le Maroc, ça [me] rappelle des rencontres, ça [me] rappelle… je sais pas, des évènements tu vois ? Ça, ça me suit toujours partout. » (Elyes, Maroc).
Le maintien d’un rapport de nature musicale à différents pays était toutefois rarement dissocié des liens sociaux qui subsistaient, les pratiques sociales transnationales étant quotidiennes chez plusieurs individus grâce aux technologies numériques. D’abord, la musique alimentait des sociabilités à distance, des répondantes et répondants disant partager des pistes musicales avec leurs proches ailleurs dans le monde. Qu’il s’agisse de Meryem qui échangeait des musiques avec sa sœur en Tunisie ; de Saliha, originaire de Ouarzazate et à qui le neveu toujours au Maroc envoyait des vidéos de son groupe de hard rock ; de Lehna, née en Kabylie et qui avait un groupe de discussion avec ses sœurs où elles partageaient ce qu’elles écoutaient du Canada à l’Algérie et inversement : les exemples où la musique nourrissait des interactions transnationales étaient nombreux. Dans cette veine, Mohamed, originaire de Casablanca, m’a montré des vidéos envoyées par sa nièce, sur lesquelles elle chantait. Ces vidéos jouaient sur son téléphone mobile et son iPad, appareils qu’il m’a décrits en ces termes : « C’est mes amis, mes enfants. […] Et même la fenêtre… avec laquelle je regarde, et je parle avec ma famille, je vois ma famille. C’est grâce à ces technologies-là. Ça raccourcit la distance entre le Maroc. » (Mohamed, Maroc). Ainsi, non seulement la musique sous-tendait-elle bien des échanges avec les membres de sa famille, mais Mohamed reconnaissait en outre le rôle très important que jouaient les technologies numériques à cet égard. Ces outils avaient un usage utilitaire mais, plus encore, une dimension affective en facilitant un contact avec des gens qui lui étaient chers.
Puis, si la musique nourrissait des relations sociales par-delà les frontières, ces relations alimentaient en retour le rapport à la musique. Grâce aux réseaux sociaux sur lesquels circule du contenu versé par des individus partout dans le monde, il est possible d’accéder à une variété de répertoires et d’artistes comme m’expliquaient ces personnes originaires d’Essaouira et de Tunis :
Facebook, il a vraiment rapproché le monde, mais d’une force pas possible. Tu as une chanson qui vient de sortir, tu la mets sur Facebook, tous tes contacts le voient puis, ça fait une chaîne, et ça… ça s’écoute. (Osmane, Maroc)
Dernièrement, j’ai découvert un monsieur, un grand amateur de la musique classique [orientale]. Sur Facebook. C’est un Égyptien, il met que des choses qu’on n’a jamais entendues. (Naima, Tunisie)
Sur ce « dispositif de sociabilité »48 qu’est Facebook, les modalités de partage et d’accès à du contenu musical sont multiples : publications de liens musicaux sur des murs personnels, pages spécialisées auxquelles il faut s’abonner, groupes publics ou privés auxquels il faut adhérer comme membre, etc. J’ai moi-même expérimenté le phénomène en joignant des groupes Facebook diversement liés à la population maghrébine à Montréal, tel un groupe créé en complément d’une association montréalaise de musique andalouse marocaine (dite al-âla) dont m’avait parlé un homme originaire de Fès lors de son entretien. Ce groupe rassemblait virtuellement des gens basés à Montréal, mais aussi en Afrique du Nord et ailleurs dans le monde. Il facilitait d’une part l’accès à une plus grande variété de sources de musique al-âla pour les mélomanes en migration, alors que le Maroc reste un pôle important de la pratique de ce répertoire, et permettait d’autre part aux personnes encore au pays d’origine de découvrir les initiatives hors du Maroc, comme à Montréal où il existe des chorales et associations à ce sujet. Dans cet espace numérique se jouaient dès lors des circulations musicales multidirectionnelles, liées à des personnes basées dans différents pays et réunies par Facebook. Ces interactions sociomusicales transnationales rendues possibles par les technologies numériques alimentaient une socialisation à la musique d’autant plus riche qu’elle était « multisituée » dans le monde. En somme, alors que le réseau socionumérique Facebook a été qualifié d’« espace de socialisation et [d’]espace de ressources »49, l’idée s’applique vraisemblablement aussi pour la musique.
Il y a lieu de souligner que même si les personnes immigrantes rencontrées avaient entre 23 à 60 ans50, l’usage des outils numériques n’est pas apparu radicalement différent selon le groupe d’âge. Une propension à utiliser Facebook s’est affirmée chez une majorité d’individus, tendance qui s’explique par plusieurs facteurs. D’emblée, la migration transforme une telle plateforme en important vecteur de communication et d’information quotidiennes avec le pays d’origine, voire avec d’autres endroits dans le monde. Puis, à l’échelle locale immigrante, pareil réseau socionumérique facilite la production et la diffusion de contenu pour un groupe en situation minoritaire, par contraste aux espaces médiatiques institutionnalisés dirigés par le groupe majoritaire. Enfin, l’usage des technologies de l’information et de la communication a connu un bond marqué dans les pays du Maghreb autour des évènements du printemps arabe, participant depuis de finalités tant sociales, politiques, économiques que culturelles dans un contexte où les autres moyens d’accès à l’information ne sont pas toujours optimaux51. Bref, une combinaison de paramètres relatifs aux contextes émigrant et immigrant, à des questions culturelles, sociales et statutaires, est à prendre en compte.
Cela étant dit, si les technologies numériques jouaient un rôle prédominant dans la vie musicale des personnes que j’ai rencontrées, l’écoute live, qui permet une expérience d’une autre nature, n’en avait pas pour autant perdu sa place. Cette musique en présentiel côtoyait néanmoins toujours de près le numérique, alors qu’une véritable porosité de la frontière entre les mondes « en ligne » et « hors ligne » s’est affirmée dans des contextes musicaux variés.
III.2. Une imbrication des espaces « en ligne » et « hors ligne »
Hormis les nombreuses échelles sociomusicales dans la vie des participantes et participants à l’enquête, j’ai pu observer un autre phénomène prépondérant, soit celui d’un enchevêtrement des espaces « hors ligne » et « en ligne ». Il m’est souvent arrivé de voir, lors d’évènements à Montréal, des spectatrices et spectateurs filmant et rediffusant simultanément la performance musicale à l’aide d’un téléphone ou d’une tablette, pour une personne dont le visage apparaissait dans le coin supérieur droit de l’écran au même moment. Ce partage musical pouvait même donner lieu à des échanges verbaux, selon le contexte – un spectacle de festival extérieur permettant davantage de discussions qu’un concert en salle avec un certain décorum. Dans le même esprit, j’ai aperçu sur scène des artistes avec un téléphone posé sur un lutrin, se filmant en direct pour un membre de leur entourage à distance, qui se retrouvait ainsi virtuellement « aux premières loges » du concert. Ces situations, qui impliquent deux individus en relation directe, trouvent un équivalent plus impersonnel, mais aussi à plus large diffusion dans les vidéos et stories sur Facebook, Instagram et autres plateformes de ce type. Les clips audiovisuels que les gens publient sur leurs réseaux sociaux peuvent alors être visionnés par tous leurs contacts, voire par toutes les personnes utilisatrices de la plateforme. À cet effet, j’ai notamment assisté à un festival d’été montréalais avec une femme d’origine algérienne qui a filmé et republié aussitôt une vidéo d’un groupe exécutant la pièce de chaâbi algérois très connue « Ya Rayah » sur son compte Snapchat. Quelques instants plus tard, alors que nous étions toujours en train d’écouter la performance, elle me montrait des commentaires générés par la vidéo, qui demandaient où elle se trouvait. Ainsi s’est déclenchée pour elle, par l’entremise de cette publication musicale, une série d’interactions numériques parallèles à nos interactions dans l’espace du festival de musique. L’interrelation des technologies numériques et de la musique a en cela concouru à une forme d’ubiquité par des expériences sociomusicales simultanées dans les espaces « hors ligne » et « en ligne ».
Plus encore, les publications d’évènements musicaux sur les réseaux sociaux peuvent générer des commentaires par des gens basés en différents points du globe, qui expriment leur appréciation de la performance. C’est ainsi dire qu’un moment musical local, vécu dans l’espace d’une salle de concert ou d’un site de festival, rencontre soudainement un auditoire transnational par l’entremise de l’espace numérique. Ce phénomène invite alors à repenser la relation entre les scènes musicales « locale », « translocale » et « virtuelle » conceptualisées par les sociologues Bennett et Peterson52. Pour ces auteurs, la scène locale se caractérise par une activité musicale réunissant des personnes dans un espace et un temps donnés, tandis que la scène translocale connecte des individus ancrés dans différentes scènes locales similaires, qui forment une « communauté affective » par-delà les interactions en face-à-face53, et que la scène virtuelle se distingue par une activité strictement en ligne, généralement contrôlée par des fans54. Or, dans les cas que j’ai observés, ce qui appartient à une scène locale, soit un concert se tenant à Montréal, se voit translocalisé par l’entremise des technologies numériques, créant une sorte de communauté affective par l’écoute de la vidéo, indépendamment de la localisation géographique des personnes. De plus, cette écoute est désormais entièrement en ligne, rappelant alors la scène dite virtuelle. Ainsi s’entremêlent, voire se télescopent les caractéristiques de différentes scènes musicales, par une imbrication d’échelles (locale et translocale), mais aussi d’espaces (en ligne et hors ligne).
Enfin, les circulations que j’ai observées étaient loin d’être unidirectionnelles, soit seulement de Montréal vers l’international. À titre d’illustration, j’ai rencontré un homme algérien, musicien actif dans les mariages lorsqu’il vivait en Algérie, qui disait être encore bien connecté au milieu musical de son pays d’origine grâce à ses collègues ingénieurs de son :
Avec le live sur Facebook, je peux regarder toutes les soirées, toutes les fêtes, tous les chanteurs […] Parce que je connais, je connais les gens qui font le son. Table de mixage et son […] Et je peux regarder des fois les soirées que j’aime, je peux regarder. Avec le live, je peux attraper tout. Regarder tout. (Faudel, Algérie)
Passionné de chaâbi algérois, il utilisait ses médias sociaux comme source d’approvisionnement de ce répertoire musical, qui s’entend de plus en plus à Montréal, mais dont l’accessibilité reste incomparable avec Alger et ses environs. Son écoute transnationale du chaâbi ne l’empêchait pas pour autant de s’intéresser à ce qui se déroulait à Montréal au même moment, alors qu’il racontait fréquenter toutes sortes d’évènements et de festivals dont les programmations vont du jazz aux musiques populaires et électroniques, en passant par une grande variété de musiques du continent africain55. Facebook restait néanmoins sa source d’information pour connaître l’existence même de ces évènements. En bref, c’est une combinaison d’évènements musicaux « hors ligne » et « en ligne » qui constituaient sa vie musicale du moment, les réseaux socionumériques lui donnant accès aux programmations locales de plusieurs localités dans le monde tout à la fois.
Par ces quelques exemples relatifs à des personnes immigrantes maghrébines à Montréal, l’idée du sociologue Antonio Casilli voulant qu’« Internet est un élément du monde social et non un espace à part »56 trouve sa pleine incarnation. Loin d’agir en silos indépendants, les pratiques musicales hors ligne et en ligne forment un continuum : les expériences en présentiel se doublent souvent d’une dimension numérique, où se rencontrent alors le local et le translocal, tandis que les sources musicales qui proviennent de tous horizons et circulent par les technologies numériques nourrissent constamment la réalité « hors ligne » des individus. Il en découle une diversification des opportunités, tout comme des sources musicales auxquelles ces personnes ont accès et qu’elles mobilisent au quotidien.
III.3. Usages renouvelés de la musique et des technologies numériques
Cette imbrication des mondes en ligne et hors ligne, rendue possible par l’omniprésence des technologies numériques et exacerbée par le vecteur musical, n’est pas sans impact sur les usages respectifs du numérique et de la musique en contexte immigrant. Que ce soit sur le plan pratique ou symbolique, les technologies numériques et la musique s’alimentent pour devenir des outils qui aident à se situer dans le monde, à faire sens de son propre parcours migratoire, à interagir et à se positionner vis-à-vis d’autrui.
Dans cette veine, l’enquête m’a permis de rencontrer Quentin, un homme d’une trentaine d’années originaire du Maroc et qui avait vécu en Italie et en France avant d’arriver au Canada, d’où il repartait par ailleurs souvent en voyage comme ce fut le cas pour un stage de six mois en Guinée pendant ses études de maîtrise. Au moment de l’entretien, Quentin possédait deux sources d’écoute de la musique : un disque dur qui contenait des pièces que lui avaient suggérées des proches dans les pays où il avait habité ; des radios en ligne qu’il sélectionnait en fonction de raisons pratiques et affectives. Ce sont essentiellement ces deux sources qui ont guidé notre discussion, alors que Quentin en commentait les contenus et usages. La collection de pistes audio sur son disque dur de même que les hyperliens de webradios sont alors devenus des prises pour raconter son parcours de vie, les amitiés et sociabilités qui l’avaient jalonné et étaient souvent à la base de ses découvertes musicales. Cet exercice rétrospectif et réflexif s’est avéré très révélateur du sentiment d’appartenances multiples, mais aussi variables que Quentin entretenait vis-à-vis des différents pays où il avait vécu. Parlant encore du Maroc comme d’un « chez-moi » et toujours enthousiaste à l’égard des années passées en France et en Italie, dont il gardait plusieurs souvenirs sociomusicaux, il avait un sentiment plus mitigé face au Québec où il n’avait pas développé d’amitiés proprement québécoises, ni vraiment découvert de musique après pourtant six années : « D’ailleurs, j’ai pas appris de… rien, rien sur la musique québécoise. Rien. Puis personne ne m’a rien appris, puis personne n’est jamais venu me partager un CD ou une chanson ou… “Tiens ma playlist, charge-la.” Rien. ».
Ainsi, Quentin écoutait surtout de la musique liée à des étapes antérieures de sa vie, notamment sur Radio Nova, une chaîne FM française à laquelle il accédait en ligne et qu’il disait être écoutée par « tout le monde [en France] à l’heure de l’apéro », une habitude qu’il répétait désormais au Québec. Ses écoutes musicales sous-tendues par les technologies numériques étaient en somme fortement teintées par son parcours migratoire, par les sociabilités qui avaient rythmé les différentes étapes de sa vie et nourri son rapport à la musique. En outre, si Quentin justifiait son usage fréquent des webradios par leur commodité, soit leur dématérialisation dans un contexte où il s’était départi de beaucoup d’objets au fil des déplacements, elles recouvraient dans les faits une forte dimension symbolique en ravivant son attachement pour un lieu qu’il avait quitté, mais dont il se sentait encore proche à ce jour et auquel il se reconnectait ainsi momentanément. C’est dire qu’usages pratiques et symboliques s’entrelaçaient, la musique et les technologies numériques devenant des moyens de revisiter son parcours de vie en migration.
À cet exemple plus intime, lié à l’écoute musicale individuelle, pourrait s’ajouter le cas de Redouane, qui fait plutôt état d’une écoute à dimension sociale. Ce chauffeur de taxi d’origine marocaine m’expliquait combien la musique était utile pour établir un contact avec sa clientèle. En effet, sa radio sur laquelle il syntonisait divers postes, dont la station « moyen-orientale » de Montréal, lui permettait d’initier des discussions avec des passagères et passagers, que la curiosité poussait souvent à poser des questions allant jusqu’au lien de leur chauffeur de taxi avec la musique entendue. Redouane parlait alors de son pays d’origine, des musiques qui en sont issues, et il se rabattait sur le web pour appuyer son propos :
Maintenant, avec la technologie, on peut faire beaucoup de choses. Et parfois même, parce que j’ai beaucoup de Go dans mon cellulaire, je peux écouter directement la musique par mon Internet. Si des clients demandent un style de musique différent, surtout gnawa – si tu connais, les gens, ils s’intéressent beaucoup à [cette musique]. Ils posent beaucoup de questions [sur la musique] gnawa. Je cherche des morceaux tout de suite sur YouTube. Avec une connexion Bluetooth dans ma voiture, il[s] peu[ven]t écouter directement […] Je peux même donner une idée sur ma culture, sur mon pays et tout, et je l[eur] fais plaisir.
Pour Redouane, la musique faisait ainsi l’objet d’un usage social, initiant des discussions avec des personnes rencontrées au hasard d’une course de taxi. Or, le web et ses multiples ressources contribuaient à cet usage en permettant un accès à une diversité de musiques qui enrichissaient l’échange. Plus encore, ces interactions sociomusicales favorisées par une combinaison de sources locale (la radio montréalaise) et translocales (les pistes trouvées sur Internet) étaient l’occasion d’une forme de positionnement identitaire et social pour Redouane :
En même temps, c’est une façon de… de [contribuer à la] diversité ici à Montréal. Je me dis : « Ok, je fais partie [de] cette communauté-là. Ou de ce pays-là, ou de cette ville-là, donc… c’est bien, il faut que je réponde ». Parce que c’est ça le plus important à Montréal. C’est la mosaïque, c’est la diversité, différentes cultures. J’ai amené, j’amène avec moi une culture, une musique et tout, alors c’est mieux de guider les autres à apprendre, ou à comprendre c’est quoi ma musique.
Cette « diversité », que maints répondants et répondantes ont d’ailleurs jugé distinctive de Montréal, est une réalité que Redouane expérimentait ni plus ni moins quotidiennement dans son taxi, au contact des personnes qui montaient à bord. Non seulement la musique provoquait-elle des interactions révélatrices de cette coexistence d’une variété d’individus et d’expressions culturelles dans la métropole montréalaise, mais elle avait en outre éveillé Redouane au rôle et à la place qu’il pouvait jouer dans ce contexte. Ces pièces musicales marocaines, rendues accessibles grâce à Internet sur son cellulaire, constituaient un moyen par lequel cet homme se sentait devenir acteur de ce tissu social diversifié, en s’affirmant par « [s]a culture ». En d’autres mots, sa manière de s’approprier la musique et les technologies numériques en faisaient des outils pour entrer en relation avec autrui et se situer dans son contexte immigrant montréalais.
Conclusion
La nature exploratoire de cette recherche pose des limites, invitant à mettre à l’épreuve les constats en regard d’autres terrains d’enquête. Qui plus est, la vitesse à laquelle se développent les technologies numériques, doublée des transformations continues des réalités migratoires, feront inévitablement évoluer les phénomènes observés. Néanmoins, ce travail constitue un prolongement original d’un corpus de travaux qui s’attardent aux changements induits par le numérique tantôt en matière de migrations humaines, tantôt en matière de musique. En faisant dialoguer ces trois notions, cet article révèle comment les technologies numériques et la musique se combinent et s’alimentent dans le renouvellement de leurs usages, pratiques et symboliques, en contexte immigrant. Alors que les technologies numériques nourrissent un rapport à une diversité de musiques qui sont génératrices d’interactions avec autrui et révélatrices d’appartenances multiples, les écoutes musicales sous-tendent en retour des usages tant utilitaires qu’à connotation affective des technologies numériques. Puis, l’interrelation de la musique et de ces technologies concourt à une imbrication des mondes « en ligne » et « hors ligne » qui rend possible la coexistence d’une diversité d’interactions sociomusicales multisituées. Il se dessine ainsi une forme de « pluri-ancrage »57, sociomusical et géoculturel, chez ces personnes immigrantes maghrébines à Montréal.
À l’issue de cette réflexion, il est légitime de s’interroger sur l’impact de cette multiplicité d’espaces et de canaux d’approvisionnement musical en termes de rapport à du contenu francophone, sachant que la langue française était à la base des choix et opportunités d’immigration au Québec pour une majorité de répondantes et répondants58. Or, force est d’admettre d’emblée que le rapport au français n’était pas homogène au sein de ce groupe ; au Maghreb comme à Montréal, ces personnes avaient évolué dans des contextes plurilingues. Certaines se définissaient comme francophones, avaient grandi dans une famille francophile et / ou étudié à l’école française, alors que d’autres provenaient de milieux beaucoup plus arabophones, voire amazighophones. Le rapport à la langue continuait en outre de varier à Montréal étant donné les dynamiques sociolinguistiques complexes qui se jouent dans cette ville, permettant de mobiliser plus d’une langue au quotidien. Bref, les contextes d’émigration et d’immigration59 de ces individus sont empreints d’une grande diversité, ethnoculturelle et linguistique, qui ne peut être ignorée au moment d’étudier leurs écoutes musicales. L’intérêt de combiner des observations hors ligne et en ligne a précisément été d’arriver à dessiner les contours d’univers musicaux pluriels, où les référents proprement maghrébins (al-âla, chaâbi algérois, gnawa, etc.) côtoient diversement des répertoires d’un peu partout dans le monde, incluant la chanson française ou québécoise, mais aussi la musique classique orientale, le rock, l’électronique, le jazz, etc. Loin d’un portrait monolithique, c’est une diversité de profils qui se dégage de l’enquête, témoignant d’une « géographie culturelle complexe » chez ces individus60, soit une identification à une variété de référents culturels interagissant et se redéfinissant au fil de leur parcours migratoire.
En cela, les mutations technologiques qui font du numérique l’une des modalités contemporaines de rapport à la musique ne sont pas apparues à la base d’un phénomène d’uniformisation des goûts et pratiques musicales chez ces personnes immigrantes maghrébines. Loin d’une généralisation de contenus strictement anglo-américains, les répondantes et répondants ont démontré une variété d’écoutes musicales, où celles d’expression française côtoient celles relatives à plusieurs autres langues et cultures. Leurs univers musicaux, façonnés au carrefour d’espaces géoculturels et socionumériques multiples, offrent ainsi un aperçu de la manière dont ces personnes migrantes vivent quotidiennement la « diversité culturelle » au sein de l’espace francophone. Une diversité inhérente à leur parcours de vie, et dont la défense est précisément l’une des valeurs chères à la Francophonie.