I. L’impact du numérique sur les scènes culturelles dans la F/ francophonie
La vitalité des scènes culturelles dans la F/francophonie repose sur une diversité d’expressions culturelles et artistiques locales. Au sein de cet espace géoculturel et géopolitique complexe qui s’étend sur tous les continents, l’on retrouve par exemple tant du rap québécois marqué par diverses formes de plurilinguisme1 que du rap français intégrant le verlan2 ou du rap marocain qui puise dans la darija3 ; tant des dramaturgies francophones canadiennes qui s’affirment en contexte minoritaire par l’usage de la langue vernaculaire4 que des dramaturgies francophones africaines qui présentent un rapport inédit au corps et à l’oralité, construit et émancipé de l’emprise coloniale par l’expérience d’exil de ses artistes5 ; tant de l’art urbain du 13e arrondissement à Paris que de l’art urbain qui s’est translocalisé vers le village Erriadh sur l’île de Djerba (Tunisie), transformant son régime de visibilité à la parisienne6 et créant des relations inédites entre art urbain plus occidentalisé et espace typiquement arabe. En bref, les exemples témoignant d’une diversité de pratiques, inscrites dans des contextes socioculturels et sociopolitiques également divers, sont nombreux parmi ce que nous pourrions nommer les scènes culturelles de la F/francophonie.
Or, les dynamiques de production et de consommation de ce contenu artistique diversifié se transforment de plus en plus, comme partout dans le monde, sous l’effet des technologies numériques et de la « plateformisation7 » du secteur culturel. D’une part, ces technologies sont au cœur d’un renouvellement des pratiques créatives, notamment par l’ajout des dimensions collaboratives, interactives, immersives et synthétiques. Elles participent du développement de scènes en marge des industries et de la culture de masse8, permettant l’automédiation et amenant les artistes à l’autogestion de leur image de marque9. Elles modifient également les modes de sociabilité et d’engagement dans les milieux artistiques en transformant les pratiques de réseautage professionnel10. D’autre part, ces technologies sont à l’origine d’une intermédiation numérique qui façonne de nouveaux régimes de visibilité du travail artistique, avec les algorithmes qui effectuent désormais le moissonnage du web par les moteurs de recherche et modèlent des dynamiques de circulation des œuvres. Depuis l’avènement des algorithmes de recommandation, l’enjeu de la « découvrabilité » des contenus francophones tient à la difficulté, pour les créateur.rices comme pour les publics, de repérer et de faire émerger ces contenus dans un espace numérique mondialisé dominé par d’autres langues et cultures majoritairement anglophones. Cette situation soulève des réflexions quant à la visibilité des scènes culturelles francophones et à la vitalité d’une diversité d’expressions linguistiques et culturelles nationales, régionales et locales.
Quel impact a le numérique sur la diversité et la vitalité des scènes culturelles dans l’espace francophone ? Quelle influence ont les technologies numériques tels les algorithmes sur la circulation et la visibilité des contenus de ces scènes dans l’espace numérique globalisé ? Comment s’articulent les pratiques de circulation des œuvres et de leur recommandation entre acteurs humains et algorithmiques, et comment ces nouvelles dynamiques transforment-elles la « F/francophonie artistique » ? Qu’est-ce que les enjeux de découvrabilité insufflent en termes de nouvelles préoccupations dans l’étude des scènes culturelles ?
Ce sont autant de questionnements qui sous-tendent la constitution de ce dossier thématique alliant les notions de « scène culturelle » et de « découvrabilité », dont nous préciserons les contours et interrelations dans cette introduction.
I.1 Le concept de « scène culturelle » : entre pratiques créatives, dynamiques spatiales et communautés sociales
Le concept de « scène » traverse plusieurs disciplines, aires géographiques et linguistiques ; en sociologie des arts et de la culture, il s’est affirmé à partir des études sur les musiques populaires et des recherches en études urbaines11. Ce concept permet d’analyser comment un groupe d’individus – artistes, artisan.es, mais aussi intermédiaires culturel.les, promoteur.rices, publics, etc. – s’organise et se structure autour de certaines pratiques créatives et en certains espaces physiques, compris à différentes échelles. En cela, les frontières qui délimitent les scènes sont à la fois malléables12 et perméables13. De plus, les scènes accentuent la visibilité et l’effervescence créative souvent en périphérie des industries et institutions culturelles, s’organisant autour d’une « chose qui importe14 », qu’il s’agisse de nouvelles formes musicales15, de « faire un mur » comme dans la scène mondialisée de l’art urbain16 ou encore, dans le contexte de la F/francophonie, de productions culturelles francophones. Plus précisément, les scènes sont porteuses d’une tension entre des logiques à la fois de visibilité et d’invisibilité, car bien qu’elles participent d’une « mise en visibilité17 » de différentes activités, l’invisibilité des « routines et [...] structures formelles de la vie collective18 » qui les sous-tendent, tout comme leur statut plus marginal par rapport aux institutions et industries culturelles, en sont aussi des caractéristiques importantes.
Dans leurs écrits, les chercheurs Shank19 et Straw20 soulignent l’importance du lieu physique comme espace d’engagement et de convergence autour de la « chose qui importe21» , car celui-ci agit de manière dynamique sur le travail créatif pour en réorganiser constamment les résultats. La scène est alors un espace de circulation culturelle, d’agrégat de signes et de symboles échangés à l’intérieur d’une « communauté surproductive de significations22 » , dans laquelle les individus cherchent à créer et à partager leurs expressions culturelles afin de développer leur sentiment d’appartenance et de préciser leur identité23. Cette idée rejoint la définition également proposée par Irwin24, pour qui l’individu choisit une scène pour rendre son existence plus significative.
La dynamique sociale engendrée par la diversité d’acteur.rices uni.es par leurs intérêts, leurs valeurs et leurs goûts pour l’objet constitutif d’une scène crée un bouillonnement culturel et accentue sa productivité. Selon Casemajor et Straw, cette conception de la scène culturelle devient alors :
« Un levier d’analyse de la morphologie sociale, c’est-à-dire une façon de nommer des unités particulières ou des formes organisationnelles de la vie sociale. Une scène est alors comprise comme l’agrégation des lieux, des gens, des choses et des actions qui composent la vie d’un phénomène social particulier. Ces phénomènes sociaux (tels les genres musicaux et les activités récréatives) constituent le cœur d’une scène, le centre de l’attention et de la dévotion autour desquels les scènes s’assemblent et par lesquelles elles sont nommées et identifiées »25.
Le concept de scène culturelle, qui intègre de plus en plus les plateformes numériques dans la réflexion26, permet dès lors de mieux expliquer les dynamiques et circulations au sein de ce que nous pourrions nommer une « F/francophonie artistique ».
I.2 Les environnements numériques et leurs algorithmes comme acteurs dans les systèmes d’articulation des scènes
L’étude des scènes culturelles francophones passe par une prise en compte de la réalité géopolitique contemporaine, celle d’une F/ francophonie multilatérale qui, tout en demeurant le pilier de l’expression de la langue française et de ses cultures, n’est plus le seul pôle d’influence de son développement. En effet, différentes scènes culturelles dans l’espace francophone se constituent désormais autour de lieux de création et d’espaces de rassemblement locaux, régionaux, nationaux, voire internationaux, en mettant de plus en plus à profit des environnements numériques. Il en découle une diversité de pratiques et une effervescence culturelle qui rayonnent et se nourrissent à une échelle mondialisée. La question de la fracture numérique qui intervient dans ces dynamiques n’est toutefois pas à négliger, notamment en Afrique où, malgré une importance démographique grandissante dans la F/francophonie27, il s’affirme une fracture numérique multidimensionnelle : enjeux de disponibilité des infrastructures, d’abordabilité, d’adéquation entre l’offre et la demande, de compétences et d’appropriation des technologies numériques par les populations28. Cette fracture numérique affecte inévitablement la production culturelle, les artistes, artisan.es et publics, qui ont des processus d’adaptation variables et territorialisés à ces technologies29, ce que le récent épisode pandémique n’a fait qu’accentuer30.
Ce qu’on désigne comme « systèmes d’articulation » des scènes culturelles, théorisés par Will Straw31, renvoie aux mécanismes à travers lesquels des éléments culturels, sociaux et économiques sont mis en relation et interagissent au sein de divers espaces. Ces systèmes permettent de comprendre comment les pratiques culturelles se diffusent, s’adaptent et se transforment en fonction des interactions entre les acteurs sociaux, les médias et les infrastructures numériques, contribuant ainsi à la construction de scènes culturelles spécifiques. Ces systèmes d’articulation subissent d’ailleurs une profonde transformation sous le pouvoir grandissant des environnements numériques qui engendrent un ralentissement, une atténuation, voire une disparition de l’activité sociale, spatiale et culturelle propre à certaines scènes culturelles.
Alors qu’auparavant, ces environnements numériques servaient davantage à faire circuler les productions culturelles humaines, ils deviennent de plus en plus des environnements de cocréation (par exemple avec l’intelligence artificielle générative) et font émerger, tout particulièrement dans la F/francophonie, des préoccupations liées à la diversité des expressions culturelles pouvant se développer et rayonner dans le contexte contemporain. Ces préoccupations sont particulièrement significatives dans le domaine de la création artistique, où les plateformes numériques et les algorithmes de recommandation redéfinissent non seulement la manière dont la culture est produite, mais aussi la manière dont elle est consommée et découverte. En cela, le numérique modifie les systèmes d’articulation des scènes entre des acteurs humains et des acteurs désormais algorithmiques qui créent de nouvelles hiérarchies culturelles, favorisant certains types de contenus (telles les productions globalisées, principalement de langue anglaise) au détriment d’autres (les expressions culturelles locales ou régionales, notamment issues de la F/francophonie). Ce phénomène présente le risque de standardiser et d’uniformiser les pratiques de production et de consommation dans l’espace francophone en fonction de critères de popularité et de rentabilité souvent dictés par des acteurs économiques puissants. En ce sens, le numérique introduit un régime de visibilité qui repose en bonne partie sur des dynamiques de recommandation automatisées, à la logique de fonctionnement opaque et qui interfèrent avec la « découvrabilité » des contenus émanant des scènes culturelles francophones.
I.3 L’avènement des questions de « découvrabilité » des contenus culturels francophones
La question de la « découvrabilité » des contenus culturels francophones a émergé d’études françaises et québécoises s’attardant aux dispositifs sociotechniques qui participent des recommandations, mais aussi de l’invisibilisation de certains contenus en ligne32. Elle se situe au croisement des priorités de la Francophonie que sont la valorisation de la langue française et le développement des cultures francophones. De la Mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones lancée en 201933, différentes définitions de la découvrabilité ont convergé vers la suivante : « La découvrabilité d’un contenu dans l’environnement numérique désigne sa disponibilité en ligne et sa capacité à être repéré parmi un vaste ensemble d’autres contenus, notamment par une personne qui n’en faisait pas précisément la recherche34 ». Deux dimensions de cette notion sont à relever : la trouvabilité — qui renvoie à la capacité d’un contenu à être découvert par un.e utilisateur.rice qui en fait la recherche — et la sérendipité — qui réfère au potentiel d’un contenu à être découvert par hasard en contexte numérique. Ces deux dimensions se retrouvent dans les approches techniciste (web sémantique, métadonnées), techno-institutionnelle (gouvernance, régulation) et sociotechnique (agentivité de l’usager.ère) de la découvrabilité35, pour ne citer que quelques exemples. Ces dimensions soulignent le pouvoir qu’ont les algorithmes et les plateformes numériques sur la manière dont les contenus sont activement recherchés ou découverts par hasard, influençant ainsi l’accès et la visibilité des productions culturelles francophones dans l’écosystème numérique global.
Les défis de visibilité des scènes culturelles francophones face aux nouvelles logiques de plateformisation et de découvrabilité algorithmique renvoient à plusieurs enjeux, à commencer par l’utilisation prédominante de la langue anglaise dans le déploiement et les échanges permis par les technologies numériques. Les phases successives de développement technologique – Web 1.0, 2.0 et 3.0, web sémantique, intelligence artificielle, technologies immersives et bientôt peut-être le métavers – ont mis et mettront à l’épreuve l’utilisation de la langue française. Par exemple, plusieurs technologies permettent la « localisation linguistique » de ces plateformes, à travers un lieu d’hébergement, un nom de domaine ou encore un contenu propre à la langue française. Or, comme leur analyse culturelle approfondie le montre36, cette localisation linguistique n’est qu’une des facettes des différentes caractéristiques culturelles de ces outils numériques. Les images, les icônes, les affordances et même les processus interactifs transportent également des signifiés culturels qui, trop souvent, reflètent les origines et les signifiants « Silicon Valley » de leur conception37. Bien que peu de travaux soient disponibles sur l’impact de la langue par défaut et/ou de l’expressivité culturelle des plateformes sur la découvrabilité des contenus francophones, plusieurs chercheur.euses, mais aussi acteur.rices culturel.les et politiques38 s’interrogent sur l’avenir de la langue et des cultures francophones dans ce nouveau contexte numérique. C’est sans compter l’impact qu’aura l’intelligence artificielle (IA) et les nombreux défis qu’elle soulève pour les scènes culturelles francophones39, puisqu’elle est aussi contrôlée par les géants numériques américains.
I.4 Au-delà des approches technocentrées de la découvrabilité
Au-delà des considérations technologiques, les logiques déterminant quels contenus culturels francophones sont promus et rendus visibles dans l’espace numérique globalisé soulèvent également d’importantes questions éthiques et sociopolitiques, entre autres par rapport au contrôle exercé par les grandes plateformes de distribution. La centralisation des pouvoirs d’intermédiation numérique a été plusieurs fois décriée comme une menace à la diversité culturelle francophone, en favorisant l’hégémonie de certains contenus au détriment des expressions locales ou minoritaires40. C’est à cet effet que l’enjeu de la découvrabilité suscite des propositions de diverses natures pour réduire les barrières à la découverte des contenus culturels francophones. Des solutions techniques qui mettent l’emphase sur des plateformes numériques locales, régionales et nationales aux solutions règlementaires telles que le récent projet de loi n° 109 du Gouvernement du Québec41, qui réitère la souveraineté culturelle du Québec en encadrant la découvrabilité des contenus culturels francophones dans l’environnement numérique, les mobilisations sont nombreuses et les moyens alloués à ce sujet sont conséquents ces dernières années42.
En ce sens, le concept de « scène » nous semble receler d’un intéressant potentiel d’analyse et de réflexion prospectives, en permettant d’imaginer de nouveaux systèmes d’articulation entre acteurs humains et algorithmiques, mais aussi espaces physiques et numériques, telles des plateformes alternatives visant à rééquilibrer les logiques de visibilité pour une pluralité de scènes culturelles et leurs contenus dans la F/francophonie43. Ces nouvelles plateformes seraient à concevoir dans leurs caractéristiques fonctionnelles44, mais aussi dans leurs logiques curatoriales, tout comme dans leur manière de mettre en réseau des communautés d’usager.ères et de sous-tendre des sociabilités culturelles. En effet, au-delà des considérations sociotechniques, les idées exposées dans ce numéro en appellent à réhabiliter des aspects socioculturels centraux dans les logiques d’accès et de découverte des œuvres culturelles45, mais qui sont parfois invisibilisés dans des travaux récents et plutôt technocentrés sur la découvrabilité. C’est ainsi au croisement de réflexions technologiques, politiques, sociales et culturelles que se situent les contributions des différent.es auteur.rices de ce dossier, dont les textes présentent des réalités diversement situées au sein de la F/francophonie.
II. Regards croisés sur les contributions
Dans un contexte de transformation numérique accélérée, où les plateformes et leurs algorithmiques redéfinissent les conditions de visibilité des contenus culturels, l’article de Sylvain Martet et d’Elsa Fortant propose une réflexion sur l’émergence de la découvrabilité comme enjeu central des politiques culturelles, en particulier dans le secteur de la musique au Québec. Issu d’un projet de recherche interinstitutionnel associant notamment la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles et l’Observatoire des politiques culturelles, leur article constitue la première étape d’un programme de travail plus large. Il se donne pour objectif de cartographier les usages différenciés et les tensions conceptuelles autour du terme de découvrabilité, tout en interrogeant les modalités de son intégration dans les cadres de planification culturelle à différentes échelles (locale, provinciale, fédérale). S’appuyant sur une revue de littérature interdisciplinaire, les auteur.rices analysent la découvrabilité non seulement comme une fonction technique portée par des algorithmes, mais aussi comme une construction politique, culturelle et économique. Leur article montre que cette notion, initialement issue des mondes de l’informatique et de la bibliothéconomie, devient un opérateur stratégique dans la réorganisation de la chaîne de valeur en musique, au croisement de logiques de promotion, de curation, de gouvernance des métadonnées et de politiques publiques de soutien à la diversité culturelle. L’article se distingue par son approche critique des discours techno-optimistes, en soulignant notamment les effets de la plateformisation sur les pratiques professionnelles, les inégalités structurelles entre les contenus et les limites des dispositifs actuels en matière de régulation. En ce sens, il offre d’intéressantes prises à la compréhension des dynamiques de visibilité des contenus culturels dans les environnements numériques contemporains, soulignant les responsabilités partagées des plateformes, des pouvoirs publics et des acteurs culturels. Sans mobiliser explicitement le concept de scène culturelle, l’analyse éclaire néanmoins les transformations profondes des écosystèmes artistiques et des dynamiques de reconnaissance au cœur de mutations contemporaines des scènes culturelles à l’ère numérique.
L’article de Claudie Saulnier s’inscrit pour sa part au croisement des études sur la plateformisation des pratiques culturelles et sur les scènes en contexte minoritaire. L’autrice examine la manière dont des artistes en arts visuels au Québec utilisent les médias sociaux pour se rendre visibles dans un environnement numérique dominé par des plateformes globalisées. Loin de se limiter à des stratégies de promotion, ces usages relèvent de véritables pratiques identitaires et relationnelles, où l’affirmation d’une appartenance linguistique et culturelle se joue à travers la langue, les symboles partagés, la narration de soi et l’ancrage territorial. L’article met en lumière les tensions entre logiques algorithmiques standardisées des plateformes (comme Instagram ou Facebook) et tentatives des artistes francophones de maintenir une présence signifiante au sein de communautés souvent marginalisées par les dynamiques de visibilité globales. Saulnier montre ainsi comment les artistes mobilisent ces outils à la fois en tant que vitrines professionnelles et en tant qu’espaces de reconnaissance culturelle, en adoptant souvent des tactiques de contournement ou de réappropriation pour affirmer leur voix francophone dans un champ où l’anglais est surreprésenté. Ainsi, l’identité francophone québécoise se donne à voir non seulement comme un contenu, mais aussi comme une pratique située de visibilité, traversée par des enjeux de langue, de réseau et de reconnaissance symbolique.
Corinne Raynal-Astier signe, quant à elle, un article basé sur un projet exploratoire en Sciences du langage – didactique du français langue étrangère et seconde, réalisé auprès de personnes migrantes d’origine congolaise enseignantes de français hors de la F/francophonie. Par une enquête en deux temps menée en Eswatini, l’autrice s’intéresse à la manière dont des contenus francophones numériques sont repérés et mobilisés par ces enseignant.e.s vivant dans un pays qui les éloignent de cette langue au quotidien. En ce sens, elle relève une tension entre la notion de découvrabilité telle qu’elle s’inscrit dans les préoccupations politiques et mobilisations institutionnelles, et les « usages ordinaires » de contenus francophones numériques pour ces locuteur.rice.s du français en contexte non francophone. Critique des approches qui quantifient et probabilisent des usages de la langue française en ligne, l’autrice creuse plutôt des dynamiques peu visibles, voire oubliées de la recherche, soit les « usages en ligne / en langues » quotidiens de ces internautes exilé.e.s hors de l’espace francophone. L’article prend ainsi appui sur des pratiques numériques de tous les jours pour confronter une Francophonie « mise en mots dans les discours institutionnels » et une francophonie « mise en chair par ses locuteur.rice.s ».
La contribution de Romuald Jamet, de Guillaume Blum et de Sacha Siary est issue d’une école d’été qui s’est tenue à l’Institut national de la recherche scientifique du 26 au 30 août 2024, sous le titre « L’écosystème musical québécois et la découvrabilité culturelle ». Convoquant des chercheur.euses du Québec et de la France, de même que des professionnel.les lié.es au secteur de la culture, cette semaine d’échanges a permis le partage des plus récents travaux relatifs aux questions de découvrabilité de la musique en contextes francophones. À partir d’une synthèse de ces interventions à teneur historique, politique, sociale, culturelle et éthique, Jamet, Blum et Siary développent une réflexion transdisciplinaire visant une redéfinition du concept de découvrabilité, au-delà d’une vision strictement technocentrée. S’amorçant par un survol de l’histoire sociotechnique de la découvrabilité, les auteurs rappellent que les innovations technologiques ont toujours redéfini l’industrie musicale et les conditions de pratique de ses acteur.rices, bien avant l’avènement du numérique. S’ensuivent des considérations plus contemporaines liées aux politiques de découvrabilité, tout particulièrement dans le contexte québécois où ces politiques sont envisagées comme un outil de reconnaissance identitaire, à plus forte raison pour des artistes marginalisés. Le texte se conclut par une analyse de préoccupations éthiques, que ce soit en matière d’impact écologique des pratiques numériques, de rôle de l’intelligence artificielle ou de gouvernance responsable. Ainsi, leur redéfinition de la découvrabilité s’appuie sur ses dimensions tant technologique que sociale, économique que juridique, spatiale que temporelle. Il en ressort notamment le rôle clé des réseaux humains dans la visibilité des contenus culturels, par-delà les mécanismes algorithmiques et les impératifs technologiques liés à l’environnement numérique. En ce sens, ce texte réarticule efficacement les ancrages tant humains que technologiques, physiques que numériques des scènes culturelles francophones face aux enjeux de découvrabilité.
Le numéro se poursuit avec deux entretiens, respectivement réalisés par les rédactrices invitées Caroline Marcoux-Gendron et Hela Zahar auprès de chercheurs dont les travaux sont fortement associés aux notions de « découvrabilité » et de « scène culturelle ». D’une part, Marcoux-Gendron a discuté avec Destiny Tchéhouali, professeur en communication impliqué dans de multiples initiatives scientifiques et comités consultatifs internationaux traitant des questions de diversité des expressions culturelles propres à la F/francophonie et de gouvernance à l’ère du numérique. D’autre part, Zahar a rencontré Will Straw, chercheur qui a durablement marqué le corpus de travaux portant sur les scènes culturelles ces trente dernières années. Ces deux entretiens, voulus tels des regards croisés sur les notions au cœur de ce dossier thématique, invitent à remettre au cœur des réflexions entourant la découvrabilité les dimensions socioculturelles, les sociabilités humaines, voire les ancrages physiques également constitutifs des phénomènes artistiques et culturels en cette époque marquée par le numérique.
Enfin, deux textes propres à ces mêmes chercheurs sont proposés sous la rubrique « Textes essentiels », pour une entrée directe dans les travaux traitant de scènes culturelles et de découvrabilité. L’article "Scenes and Sensibilities", proposé dans une traduction française inédite, replonge aux fondements de la théorisation des « scènes culturelles » en interrogeant leur plasticité, tandis que le rapport coécrit par Destiny Tchéhouali et Christian Agbobli, État des lieux de la découvrabilité et de l’accès aux contenus culturels francophones sur internet, présente les résultats d’une étude sur les tendances et pratiques en matière de découvrabilité de contenus culturels francophones dans diverses régions d’Afrique, d’Europe et des Amériques.
Bonne lecture !