En titrant son dernier rapport L’algorithme n’écoute plus1, le MIDiA, groupe de recherche privé destiné aux industries musicales, souligne une tendance majeure dans la recommandation en ligne : les goûts des utilisateurs servent de moins en moins pour produire des recommandations d’écoute, les algorithmes poussent de plus en plus les utilisateurs vers le contenu qui répond aux priorités de monétisation de la plateforme plutôt qu’à celles de l’utilisateur. Cela s’explique notamment par une pression des investisseurs et actionnaires des entreprises du numérique, à aller chercher rapidement un retour sur investissement, tel qu’on peut le comprendre à travers des stratégies de vente d’espaces médiatiques plus agressives ou dans les nombreuses restructurations et vagues de licenciement.
Ce changement met en lumière l’importance des modèles d’affaires au-delà des outils et nous encourage à ne pas regarder uniquement la dimension technique de la mise en avant de tel ou tel contenu lorsque l’on parle des suggestions algorithmiques. Ces changements de stratégie d’affaires des plateformes culturelles numériques se décident en fonction des résultats mais aussi du contexte sectoriel, économique, social et politique, des risques comme des opportunités. Ce changement progressif a déjà été remarqué dans le secteur audiovisuel, lorsque les promesses initiales d’une plateforme comme Netflix se sont transformées au fil des négociations avec l’écosystème de l’audiovisuel, avec l’évolution de la concurrence et avec la volonté de devenir rapidement rentable pour se calquer davantage sur le modèle des câblodiffuseurs. Ainsi, les tarifs de Netflix ont drastiquement augmenté (7,99 $ en janvier 2017 pour le service de base au Québec, 16,49 $ en janvier 2024, une hausse de plus de 100 % en 7 ans). 2017 est ici pris pour référence puisque c’était l’année durant laquelle Patrimoine Canada a négocié 500 millions sur 5 ans avec Netflix plutôt qu’une application de taxes et des quotas pour les contenus locaux et francophones.
Les changements de modèle d’affaire ont un impact direct sur la production et la circulation des objets culturels. Il est capital de chercher plus loin que les discours forcément vendeurs des promoteurs pour comprendre ce qui se joue. En dépassant les arguments de vente des plateformes de diffusion culturelle, on voit que la visibilité et la découvrabilité des contenus, n’est pas une stricte fonction des goûts des utilisateurs, elle répond à la fois à des stratégies de segmentation des publics, de monétisation des contenus, d’accords avec d’autres acteurs de l’écosystème musical ou d’adaptations aux politiques et régulations.
Le travail des chercheurs du MIDiA, mais aussi des travaux universitaires comme ceux de Nick Seaver2 par exemple, montrent que la création des algorithmes qui permettent (ou non) la découvrabilité des objets culturels en ligne relèvent largement de l’implication humaine, elle-même ancrée dans des impératifs économiques (rentabiliser un investissement, optimiser les revenus, mériter son salaire, par exemple). Les discussions autour de la découvrabilité, particulièrement dans les milieux universitaires, peinent souvent à couvrir l’ensemble de ces dimensions. La notion se trouve pourtant au cœur d’enjeux culturels, techniques, éthiques, politiques, sociaux, économiques.
Au Québec, la découvrabilité est envisagée comme une approche de mise en valeur de la culture québécoise et de la francophonie dans le numérique. Dans cette optique, les ministères de la Culture français et québécois ont mis en place plusieurs dispositifs afin de développer des outils, mesures, initiatives et stratégies allant dans ce sens et notamment un programme de subvention de recherche intitulé « Soutien à la découvrabilité des contenus culturels francophones. » Dans le cadre du dernier appel, nous avons reçu un financement pour un projet intitulé « Les algorithmes de recommandation des plateformes numériques comme instrument de politique culturelle : perspectives juridiques et sociotechniques de la découvrabilité » porté une équipe mixte constituée de chercheurs de l’Observatoire des Politiques Culturelles (France), de la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles de l’Université Laval (Québec), du Laboratoire Costech de l’Université de Technologie de Compiègne (France) et du centre d’innovation et de recherche Artenso (Montréal). L’obtention d’une bourse de stage MITACS a permis d’accueillir l’auteur de cet article au sein de l’équipe.
I. Problématique
Si notre recherche complète entend répondre à la question de l’articulation entre les pratiques des acteurs de la musique avec les cadres régissant la découvrabilité, cet article a pour objectif de mieux comprendre les types d’acteurs impliqués et leurs diverses mobilisations de la notion de découvrabilité, dans le verbe ou en pratique. L’exercice est rendu d’autant plus complexe que le terme de découvrabilité prend des sens différents selon ses contextes d’apparition et de circulation. Le tour d’horizon que nous proposons, sans qu’il soit totalement exhaustif, permet de mettre en lumière deux lignes de tensions sur la notion de découvrabilité : l’une reposant sur une définition élastique dans ses usages selon le type d’acteurs, l’autre sur des différences dans les mécanismes (techniques, économiques, politiques, sociaux) organisant les pratiques de découvrabilité. Nous viserons à mieux savoir ce que le terme de découvrabilité signifie, particulièrement lorsqu’on s’intéresse à ces deux points de vue complémentaires simultanément.
Notre travail se déploie sur deux questions qui constituent chacune une section de l’article :
Qu’est-ce que le terme de découvrabilité recouvre en termes de pratiques professionnelles de mise en découvrabilité de la musique au Québec ? Comment sont abordés les enjeux de découvrabilité dans les différents documents de planification culturelle, et ce à différentes échelles ? L’article vise à comprendre comment s’articulent les différentes acceptions de ce que recouvre la découvrabilité, dans ses pratiques comme ses enjeux.
II. Méthodologie
Notre proposition vise à développer une compréhension intégrant les différentes dimensions à l’œuvre dans les stratégies et tactiques qui encadrent et permettent la découvrabilité d’une production culturelle que l’utilisateur x ne connaissait pas ou ne cherchait pas. Notre démarche repose en partie sur un terrain de recherche réalisé auprès de professionnels de l’écosystème musical dont les fonctions, les tâches, les pratiques ou les expertises nous permettront de mieux connaître les modalités concrètes de la découvrabilité. En préalable de ce travail, nous avons effectué une revue de littérature scientifique en consultant la base de données universitaire Sofia avec les mots-clés suivants : « découvrabilité, playlist, curation, recommandation, algorithme, Québec ». Nous avons effectué une contre-recherche avec les mêmes mots-clés à l’aide du logiciel d’agrégation Publish Or Perish3. Ce travail a mené à la rétention de 85 sources pertinentes : 6 livres, 47 articles scientifiques, 10 chapitres de livre, 11 rapports et autres documents, 4 actes de colloque et 7 articles de presse spécialisée. C’est le fruit de ce travail de revue de littérature qui constitue la matière de cet article.
III. Contexte
III.1. Définition technique
Apparu d’abord dans les sphères de l’informatique et de la bibliothéconomie, le terme de découvrabilité désigne la disponibilité en ligne d’un contenu et sa capacité à être repéré parmi un ensemble plus vaste, notamment par une personne n’en faisant pas précisément la recherche. En 2015, dans un document de référence abondamment cité, le Fonds des médias du Canada se réfère à la « capacité d’un élément – que ce soit une application ou un contenu – à se laisser découvrir facilement4. » Quelques années plus tard, l’Office québécois de la langue française (OQLF), qui en a fait un de ses mots de l’année 2023, le définit ainsi : « Potentiel pour un contenu, disponible en ligne, d’être aisément découvert par des internautes dans le cyberespace, notamment par ceux qui ne cherchaient pas précisément le contenu en question. »
La découvrabilité d’un contenu implique donc qu’il soit accessible et visible, créant ainsi une dynamique complexe entre les aspects technologiques, artistiques et politiques. Notons que l’OQLF reconnaît également le terme de trouvabilité, défini comme le potentiel d’un contenu d’être trouvé intentionnellement. Il importe de souligner que la découvrabilité, dans sa définition, ne concerne pas nécessairement la nouveauté. Il ne s’agit pas forcément de la capacité à découvrir un nouvel élément. Selon le FMC, la découvrabilité « se faufile entre le public et le contenu, dans un ensemble aux ramifications complexes, constitué d’initiatives et de stratégies marketing, mais également de politiques publiques, de négociations commerciales, de modèles d’affaires en mutation rapide, de technologies novatrices et de consommateurs aux habitudes changeantes5. » L’OQLF ajoute que la découvrabilité d’un contenu est liée à plusieurs facteurs : les métadonnées, le référencement, les mots-clés et la publicité qui lui sont associés, les habitudes de navigation des internautes ainsi que les algorithmes des différents moteurs de recherche impliqués.
III.2. Découvrabilité et plateformes culturelles numériques
On pourrait ajouter sur ce dernier point que la découvrabilité d’un contenu est également liée aux stratégies des grands acteurs transnationaux du numérique. Ceux-ci sont parfois regroupés sous le terme de GAFAM, acronyme qui recouvre certains de ces acteurs (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) mais se réfère en fait à un ensemble plus large, incluant notamment des plateformes de diffusion musicale comme Spotify ou audiovisuelles comme Netflix. Les stratégies permettant la domination de ces acteurs sur la plupart des usages culturels en ligne créent un environnement marqué par une forte concurrence des contenus internationaux et par une apparente complexité de l’écosystème. Les tentatives de régulation des plateformes se confrontent à des résistances fortes de ces acteurs qui se sont essentiellement construits hors des règles (officielles ou officieuses) des industries culturelles. La découvrabilité d’un contenu culturel spécifique se réfère, dans ce contexte, principalement à ce que l’on découvre sur ces plateformes numériques, ces environnements privés. La définition du terme, ancrée dans son rôle technique, se teinte ainsi d’une dimension économique.
Dans un contexte de plateformisation de la société6, le marché de la musique est lui aussi peu à peu dominé par des plateformes structurantes qui contrôlent les flux musicaux mondiaux, en donnant accès aux usagers à un catalogue unique à travers le monde. Lorsqu’on parle de plateformisation de la société, un phénomène parfois nommé « uberisation », on désigne le poids que prennent des plateformes numériques dans une multitude d’aspects de la vie sociale, économique et culturelle. Loin de n’être qu’un produit lié à des opportunités technologiques, la plateformisation repose principalement sur la dérégulation du travail et des relations économiques.
Les plateformes comme Amazon, Uber, Airbnb ou encore Facebook influencent la manière dont les biens et services sont échangés, en brisant la relation producteur/client. Elles se déresponsabilisent des produits : la chambre, l’objet, l’auto ou le contenu médiatique ne leur appartiennent pas, elles monnayent la mise en relation. La plateformisation modifie les modèles organisationnels7 et les dynamiques du travail, notamment avec une évolution du travail indépendant, autonome. Derrière une apparente liberté supplémentaire, les travailleurs doivent en réalité se conformer au cadre technonormatif et aux objectifs imposés par la plateforme pour voir leur travail récompensé et recommandé. Cela entraîne davantage de précarité, des enjeux de régulation, de protection et de respect des droits des travailleurs. En outre, les plateformes accumulent de grandes quantités de données sur les utilisateurs, ce qui soulève des préoccupations concernant cette utilisation des données et ses impacts sur la vie privée, la surveillance. Une part de la valorisation des plateformes par les investisseurs et marchés boursiers repose, non pas sur les profits réalisés, mais sur le potentiel de monopole à moyen terme, la stratégie de ces acteurs étant d’établir leur caractère incontournable en détruisant des marchés traditionnels : on le voit notamment avec Uber et les taxis, Airbnb et les services hôteliers, Amazon et le commerce de proximité.
Au niveau de la musique, c’est par des plateformes de streaming, apparues comme solution partielle aux enjeux de piratage numérique, que les changements dans l’organisation des industries musicales se structurent. Selon le dernier rapport annuel de l’International Federation of the Phonographic Industry8 (IFPI), en 2022 le streaming représente 67 % des revenus de l’industrie musicale mondiale. Au Canada, l’écoute en continu est ainsi devenue la première source de revenu de l’industrie avec 74 % des parts de marché9. En 2022 au Québec, la musique en continu cumule 24 milliards d’écoute dont 8 % « sont des écoutes d’œuvres interprétées par des artistes du Québec10 ».
La place grandissante de nouveaux acteurs numériques comme les plateformes d’écoute en continu et l’homogénéité de leurs interfaces d’utilisation11 s’accompagne d’un risque d’homogénéisation des pratiques d’écoute, des formes musicales et de leurs relations. Enfin, le fonctionnement technique des plateformes repose sur la quantification, la transformation des objets culturels en données, bref, la datafication des activités12. Plus précisément, la numérisation de l’industrie musicale induit une réorganisation de sa chaîne de valeur13. Cela se manifeste par le processus de réintermédiation des gatekeepers, acteurs influents dans la sélection et la diffusion des œuvres musicales et qui ont le pouvoir de créer les tendances. Traditionnellement, ces gatekeepers étaient représentés par les médias tels que la radio et les critiques musicaux. Dans ce jeu d’intermédiaires, les plateformes d’écoute en continu émergent comme de nouveaux gatekeepers, combinant « propriété, algorithmes et curation humaine14. »
L’avènement des plateformes d’écoute en continu a occasionné des transformations économiques majeures dans l’industrie musicale, mais a également contribué à la « numérimorphose » des habitudes de consommation de musique15. Dans cette évolution, du point de vue des consommateurs de musique, se pose la question de l’articulation entre les pratiques de découverte et la découvrabilité16. Au Québec, un aspect crucial de cette réflexion concerne l’accessibilité des contenus musicaux québécois francophones17. Cette dimension met en lumière les enjeux spécifiques liés à la promotion et à la visibilité des productions culturelles locales dans un contexte numérique en constante évolution.
En effet, la numérisation de l’industrie musicale, en partie illustrée par l’usage d’algorithmes de recommandation par les plateformes d’écoute en ligne, engendre une mise en avant sélective de certains contenus par rapport à d’autres. Au Québec et dans d’autres régions francophones, cette évolution a des répercussions directes sur la vitalité du marché de la musique francophone, qui connaît une diminution significative de sa part entre les formats physique et numérique18. Cette dynamique soulève la problématique cruciale de la découvrabilité des contenus musicaux francophones, une catégorie minoritaire, au sein des plateformes d’écoute en ligne. Les productions locales font face à des défis liés à la définition du produit local, aux modèles d’affaires des plateformes, aux barrières à la découvrabilité et aux algorithmes de recommandation pour être visibles et découvrables sur les plateformes numériques transnationales19.
L’enjeu de la découvrabilité émerge de manière particulièrement saillante lorsque l’on considère la surreprésentation des contenus anglophones sur ces plateformes. Les algorithmes, conçus pour maximiser l’engagement et la rétention des utilisateurs, peuvent favoriser les œuvres populaires ou conformes à des tendances globales, souvent dominées par des artistes anglophones. Cette préférence algorithmique peut entraîner une visibilité réduite pour les créations musicales francophones, même dans des espaces où le français occupe une place culturelle majeure. Dans le contexte spécifique du Québec, cette situation crée un écart notable entre la production musicale locale et sa mise en avant sur les plateformes numériques. La découverte d’œuvres francophones, nouvelles ou non, se voit ainsi compromise pour les auditeurs. Dans le bulletin La consommation d’enregistrements musicaux au Québec en 202220 de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ), Lysandre Champagne note que « Parmi les 10 000 pistes les plus écoutées, la part des enregistrements interprétés en français est de 8,6 % (5,3 % proviennent du Québec et 3,3 %, de l’extérieur de la province), alors que celle des enregistrements interprétés en anglais s’élève à 85,7 % (1,4 % proviennent du Québec et 84,3 %, de l’extérieur). » Les données ne permettent pas de savoir si les écoutes se font par des choix des auditeurs, des suggestions éditoriales ou des suggestions algorithmiques. Dans tous les cas, ces chiffres sont révélateurs d’une grande disparité entre contenus locaux et internationaux et mettent en lumière la nécessité de traiter la question de la découvrabilité afin de préserver la diversité culturelle et linguistique dans le numérique.
Dans ce paysage numérique complexe, des mesures stratégiques doivent être envisagées pour rééquilibrer la présence des contenus francophones sur les plateformes de streaming. Cela pourrait impliquer une régulation pour incorporer des critères de diversité linguistique, encourageant ainsi la mise en avant équitable de la musique francophone comme le propose la Loi sur la diffusion continue en ligne21 (issue du projet de loi C-1122). Celle-ci propose d’assujettir les principales plateformes culturelles numériques à des obligations en matière de création, de production et de valorisation des productions musicales et audiovisuelles, comme pour les autres diffuseurs. Mais, comme l’indique une page officielle dédiée aux mythes et faits à propos de la loi C-11, le gouvernement semble vouloir ménager l’approche technique : « Nous ne réglementerons pas les algorithmes. Nous voulons encourager l’innovation pour que le contenu canadien et autochtone soit plus facile à trouver23. »
Parallèlement, des partenariats plus étroits entre les acteurs de l’industrie musicale et les plateformes se développent et pourraient favoriser une meilleure représentation des artistes francophones et une meilleure découvrabilité de leurs contenus. Dans ce contexte, il apparaît essentiel de favoriser l’innovation afin d’améliorer la découvrabilité - sans toutefois arrêter de revendiquer des formes de régulation des pratiques des plateformes culturelles numériques. En somme, favoriser la découvrabilité des contenus francophones et la diversité des expressions culturelles dans un contexte de numérisation de l’industrie musicale exige une réflexion approfondie sur les pratiques algorithmiques, ainsi que des collaborations efficaces entre les acteurs politiques, les acteurs clés de l’industrie musicale et les plateformes.
III.3. Dimension politique de la découvrabilité au Québec
D’après la directrice du Laboratoire de recherche sur la découvrabilité et les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique (LATICCE) Michèle Rioux, l’État joue un rôle crucial dans la promotion d’une découvrabilité culturelle équitable, transparente et diversifiée. Son intervention dans « la gouvernance culturelle mondiale24 » pourrait garantir la diversité des expressions culturelles en protégeant les industries culturelles locales, en régulant les plateformes numériques, en favorisant la création culturelle locale et en élaborant des indicateurs de découvrabilité afin de mesurer la visibilité des contenus locaux. Au Québec, la volonté de régulation s’ancre dans une posture politique portée notamment par le palier provincial. Pour comprendre cette position, il est intéressant de la lier à la question de la diversité des expressions culturelles et aux combats politiques internationaux qui l’ont accompagnée.
À partir des années 1990, dans un contexte de multiplication d’accords commerciaux internationaux, le Québec va jouer un rôle actif dans la protection des objets culturels, et particulièrement des productions des industries culturelles. Après ce qui a été parfois nommé l’échec de l’exception culturelle, à savoir une initiative, notamment poussée par la France, pour créer un régime spécifique de la libéralisation des services culturels ou une exception visant à exclure ces services des accords commerciaux internationaux organisant le passage du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), une nouvelle approche apparaît. À partir des accords de Stockholm de l’UNESCO en 1998, on va passer de la notion d’exception culturelle à celle de diversité des expressions culturelles à protéger. Compte tenu de son contexte identitaire, culturel et politique unique et de sa proximité avec la puissance culturelle des États-Unis, le Québec s’investit dans l’élaboration d’un instrument centré sur cette approche, assurant sa promotion et intensifiant les dialogues et les liens diplomatiques avec la France sur ce sujet. Cet engagement du Québec est franc, comme l’évoque Véronique Guèvremont :
« Lors de la phase de sensibilisation des États à l’importance de se doter d’un instrument juridique contraignant sur la diversité culturelle, il a eu l’audace de se positionner sur la scène internationale comme l’un des principaux leaders de ce dossier, en s’appuyant notamment sur les travaux et l’expertise du professeur Ivan Bernier dont les nombreux écrits prônaient depuis longtemps la nécessité de faire évoluer le droit international dans cette direction. Le Québec s’est pleinement investi dans la négociation de cet instrument de 2003 à 2005, à la fois en assurant la présence de plusieurs fonctionnaires québécois au sein de la délégation canadienne et en entreprenant une vaste "campagne diplomatique" auprès de plusieurs partenaires et forums internationaux de haut niveau. » 25
Ces engagements se concrétisent en 2005 avec l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles26. L’Assemblée nationale du Québec est le premier parlement au monde à adopter une motion pour approuver l’entente. L’implication se poursuit, notamment via l’activité de la Coalition pour la diversité des expressions culturelles qui rassemble une cinquantaine d’organisations professionnelles. Elle s’incarne aussi dans la présence et l’action du Québec au sein de l’UNESCO ou l’implication de Montréal dans la commission culture de l’organisation internationale Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU). Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver au Québec un fort engagement pour la question de la diversité des expressions culturelles en ligne.
IV. Découvrabilité et planification culturelle
Il importe de souligner que la notion occupe une place importante dans les stratégies de planification culturelle, comme le montre remarquablement bien le rapport du comité-conseil sur la découvrabilité des contenus culturels, comité constitué de Louise Beaudoin, Clément Duhaime, Véronique Guèvremont et Patrick Taillon27. Ce rapport propose 32 recommandations pour améliorer la découvrabilité des contenus francophones au Canada, qui touchent tant à la diplomatie qu’à la loi et aux négociations fédéral-provincial. En dialogue avec ce travail, nous proposons, en s’arrêtant sur certaines initiatives des différents paliers gouvernementaux, de comprendre quelle définition de la découvrabilité est proposée dans ces différents contextes de mobilisation.
IV.1. Au fédéral
Depuis 2016, le Fonds des médias du Canada, mandaté par le gouvernement, s’est emparé de l’enjeu de la découvrabilité en produisant le rapport de recherche Découvrabilité : vers un cadre de référence commun28. Ce rapport a pour objectif :
« d’offrir à la collectivité et aux intervenants de l’industrie audiovisuelle canadienne un cadre de référence commun afin de favoriser leur appropriation de la découvrabilité grâce au développement d’une compréhension commune du concept et de leur permettre de réfléchir et de se positionner par rapport aux différents enjeux. » 29
Le rapport du FMC distingue les leviers institutionnels relevant des sphères gouvernementales des leviers industriels menés par le milieu. Les principaux leviers institutionnels qui influent sur la découvrabilité des contenus dans le cadre de référence commun sont les politiques culturelles, la réglementation et les mesures de financement. Parmi ceux-ci, par exemple, la réglementation en matière de radiodiffusion (CRTC), les politiques culturelles, les aides financières et la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Ces leviers sont mis en place par les pouvoirs publics pour soutenir la production et la diffusion des contenus, ainsi que pour favoriser l’accessibilité et la découvrabilité des contenus canadiens en ligne. Le cadre règlementaire est particulièrement important dans le cadre d’accords commerciaux internationaux. La notion d’exemption culturelle est un cas concret et bien documenté de régulation de la circulation des œuvres musicales enregistrées. Dans cet esprit, la découvrabilité est conçue comme un paramètre technique modifiable.
Les leviers industriels englobent plusieurs facettes, notamment le soutien à la création en vue d’améliorer sa disponibilité, l’assurance de la repérabilité des contenus grâce à des métadonnées descriptives, au référencement, à l’indexation et à la traçabilité de la circulation. Ils incluent également l’adoption de stratégies promotionnelles, la transmission d’informations aux acteurs culturels, et l’organisation des ressources à travers des tables de concertation sectorielle et multisectorielle, ainsi que la mutualisation avec le Réseau des Agents de développement numérique (RADN30). Les leviers industriels jouent un rôle déterminant dans le processus de découverte des contenus. Divers moyens sont employés pour améliorer la découvrabilité des contenus, parmi ceux-ci :
« des moteurs de recherche qui fouillent les catalogues des agrégateurs en ligne, moteurs de recommandation qui poussent les contenus vers les consommateurs, applications qui les trient et les organisent pour le consommateur à la recherche d’un bon contenu, initiatives de marketing, des plus traditionnelles aux plus technos, qui reposent sur l’analyse des données des usagers et des usages. » 31
En combinant ces leviers, l’industrie musicale québécoise doit pouvoir améliorer la visibilité, la promotion et la disponibilité des contenus, ce qui contribue à leur découvrabilité.
Le concept de découvrabilité demeure absent du Cadre stratégique du Canada créatif32 . On le retrouve néanmoins dans une acceptation plus proche de la visibilité ou de la promotion. Il est ainsi implicitement inclus au sein des programmes de financement du Conseil des arts du Canada, tels que « Rayonner au Canada », « Rayonner à l’international » et « Pépinière numérique ». En effet, ces trois programmes visent à appuyer les artistes dans leur démarche de diffusion de leurs œuvres, une démarche intrinsèquement liée à la capacité de leurs créations d’être découvertes. Il est important de noter que la dimension francophone des contenus n’est pas nécessairement centrale, c’est la production canadienne et sa circulation qui sont encouragées.
Comme le rapportent les auteurs du rapport du comité-conseil sur la découvrabilité des contenus culturels, plusieurs initiatives en faveur de la francophonie sont apparues dans les années précédentes et notamment la stratégie numérique de la Fédération culturelle canadienne-française (FCCF) pour le secteur culturel de la francophonie canadienne et acadienne ainsi que Mobilisation franco, événement annuel piloté conjointement par le Centre de la francophonie des Amériques (CFA) et la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (FCFA).
Les fonds de financement de la musique francophone Musicaction contribuent indirectement à renforcer la découvrabilité en appuyant la commercialisation et la promotion des projets artistiques, particulièrement en ligne. Ainsi, parmi les dépenses admissibles au programme « Commercialisation nationale - volet 1 promotion », on trouve le recours à un relationniste de presse, un agent de promotion web ou l’achat de publicité Internet ; autant de ressources et d’outils essentiels pour favoriser la découvrabilité d’un contenu musical.
IV.2. Au provincial
C’est au palier provincial que la question de la découvrabilité embrasse le projet politique de la défense et la valorisation de la francophonie, comme le démontre la vision du Plan culturel numérique du Québec (PCNQ) qui est d’« assurer, grâce au numérique, la vitalité de la culture québécoise, son renouvellement et son rayonnement, chez nous, partout. » Le PNCQ est une initiative gouvernementale visant à encadrer et à favoriser le développement de la culture à l’ère numérique. Mis en œuvre entre 2014 et 2023 par le gouvernement du Québec, ce Plan vise à soutenir la transformation numérique des industries culturelles de la province en mettant en place des stratégies, des politiques et des mesures concrètes. Parmi celles-ci, la mesure 111 - Mettre en place un plan d’action concernant les données sur les contenus culturels québécois, reflète l’enjeu de la découvrabilité des contenus locaux.
Le PCNQ s’articule autour de deux grands dossiers : Accompagnement et appropriation et Visibilité et rayonnement des contenus culturels. Le second fait de la découvrabilité un enjeu majeur. Il a pour objectif :
« d’assurer le maintien et l’accroissement de la vitalité et de la visibilité de la culture québécoise [par] l’adoption des pratiques caractéristiques du numérique [...]. La numérisation, la documentation et la mise à disposition publique des œuvres et des contenus constituent une première étape. Par la suite, des mesures visant à stimuler la mise en circulation et la consommation des contenus doivent être déployées. » 33
Plus spécifiquement, au sein du PCNQ, pour la musique, on dénombre 7 mesures dont 5 en lien direct avec la découvrabilité : 101 – Outiller les créateurs et l’industrie de la musique pour la maîtrise du numérique ; 57 – Faciliter la diffusion des enregistrements sonores numériques ; 110 – Mieux comprendre l’impact social des algorithmes de recommandation sur la curation des contenus musicaux francophones au Québec ; 102 – Déployer une approche commune relative aux données numériques ; 50 – Soutenir les entreprises en musique et variétés dans leurs activités en nouveaux médias (Volet 5 – Soutien additionnel aux activités en nouveaux médias du Programme d’aide aux entreprises).
Autre initiative, le Guide du Ministère de la culture et des communications sur la découvrabilité et les données en culture34 s’adresse spécifiquement au milieu culturel. Il vise à fournir des conseils pratiques aux professionnels de la culture pour améliorer la découvrabilité de leurs contenus. Il présente notamment les 4 piliers de la découvrabilité : d’une part la promotion et le marketing numérique (court terme, conversations avec les humains) et de l’autre le SEO et les métadonnées liées et structurées (long terme, conversation avec les machines). Ce guide assez complet permet ainsi de voir l’importance stratégique de maîtriser la circulation des œuvres musicales en ligne. La découvrabilité est ici définie de manière complexe, à la fois technique, culturelle et au cœur de stratégies commerciales.
La Mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones vise à améliorer la visibilité et la circulation des productions culturelles francophones sur Internet en encourageant la mutualisation des données et des bonnes pratiques entre les deux pays. En collaborant, les ministères travaillent à promouvoir la diversité des expressions culturelles dans l’environnement numérique.
Dans un rapport publié en 2020, la Mission met en lumière la diversité des interprétations de la découvrabilité parmi les acteurs culturels, la diversité des secteurs culturels touchés et la nécessité, pour y répondre, de mettre en place une approche intégrée. Le rapport recommande le développement d’une stratégie concertée entre la France et le Québec, pouvant servir de modèle pour l’ensemble de la francophonie, afin de renforcer la visibilité des contenus francophones sur les marchés nationaux et internationaux. Les gouvernements doivent promouvoir la découvrabilité des contenus locaux et nationaux pour favoriser la diversité des expressions culturelles et contrer l’influence des grandes plateformes internationales. La Mission FR-QC poursuit son travail de sensibilisation aux enjeux de la découvrabilité des contenus culturels francophones à travers la tenue des « Rendez-vous France-Québec sur la découvrabilité des contenus culturels francophones » (2021, 2022, 2023) et la création d’un Massive Open Online Course (MOOC, cours en ligne) intitulé « Rendre visibles vos contenus culturels : les clés de la découvrabilité » 35.
Le Programme d’aide aux producteurs d’expériences numériques de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), doté d’un budget de 10 millions de dollars sur une période de deux ans, revêt une importance significative dans le contexte de la Stratégie pour l’essor de la culture numérique au Québec en 2023. Parmi les objectifs clés de ce programme, figure la volonté de « favoriser la diffusion de contenus culturels de propriété intellectuelle québécoise sur tout le territoire et leur découvrabilité numérique. » Cette initiative reflète une prise de conscience tangible de l’importance stratégique de la découvrabilité dans l’environnement numérique, cherchant ainsi à soutenir et à promouvoir la visibilité des créations culturelles québécoises à l’échelle nationale.
Si la SODEC couvre les industries culturelles, le sort des artistes est également lié au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), organisme subventionnaire couvrant un vaste ensemble de pratiques artistiques. La découvrabilité se couple dans ses programmes avec le rayonnement. Le programme du CALQ « Exploration et déploiement numérique36 » vise directement des objectifs de découvrabilité, comme l’indique sa description : « Ce soutien vise à favoriser l’appropriation de l’univers numérique par les artistes à des fins de création, de production, de diffusion et de rayonnement et favoriser la découvrabilité des œuvres37. » La notion de découvrabilité apparaît aussi dans les formulaires de demande de financement de façon générale en étant liée à des questions de diffusion et d’accessibilité du projet soumis : « (Dans le cas d’un projet de production d’œuvre) Indiquez quels moyens vous entendez prendre pour favoriser la diffusion, l’accessibilité et la découvrabilité de votre projet. » Cette approche ouvre la définition de la découvrabilité, notamment puisqu’elle ne s’adresse pas qu’à des artistes dont les œuvres peuvent être partagées sur des plateformes numériques. La découvrabilité s’accorde ici avec la visibilité et la promotion numérique.
IV.3. À l’échelle locale
Aux échelles plus locales, la définition de la notion, loin de ses dimensions techniques, a une certaine ampleur. Ce niveau décisionnel n’ayant pas de contrôle direct sur la législation entourant la circulation d’œuvres musicales en ligne, c’est sur sa définition étendue que les Conseils régionaux de la culture (CRC) mobilisent la notion de découvrabilité. Les CRC rassemblent les individus et les organisations qui contribuent à l’épanouissement artistique et culturel de leur région. Ils mettent en œuvre les mandats confiés par le milieu culturel ainsi que par le ministère de la Culture et des Communications du Québec, favorisant ainsi le développement artistique et culturel régional. Au sein de ce réseau, la notion de découvrabilité émerge à travers celle de promotion et de circulation de l’information, comme le démontrent les plateformes de découvrabilité mises à disposition par 8 (des 15) CRC, à savoir Culture Gaspésie, Culture Lanaudière, Culture Laurentides, Culture Laval, Culture Mauricie, Culture Outaouais, Culture Capitale Nationale et Chaudières Appalaches, Culture Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Ces plateformes de découvrabilité peuvent être définies comme des sites vitrines. À travers la publication de « calendriers d’événements, répertoires, boutique, vitrine, actualités » 38, les CRC ont pour objectif « de mieux positionner l’offre culturelle dans l’univers numérique, de la promouvoir, d’en améliorer l’accessibilité, en plus d’accroître l’intérêt du public. » 39Le projet dia-log, mené par le réseau des CRC, se concentre lui aussi spécifiquement sur l’enjeu de la découvrabilité puisqu’il vise à « sensibiliser les diffuseurs et programmateurs québécois en arts de la scène (les "contributeurs") aux meilleures pratiques numériques à adopter pour bonifier la visibilité et le repérage de leur offre sur le Web. » 40
Les politiques culturelles et plans de développement culturel locaux (MRC, municipalités, arrondissements), tout comme les programmes des Conseils des Arts municipaux, mobilisent peu le terme de découvrabilité. On retrouve des catégories connexes cependant : promotion, visibilité, diversité des expressions culturelles.
V. Découvrabilité et pratiques professionnelles
V.1 Mise en œuvre de la découvrabilité : quelles initiatives au Québec ?
En s’organisant, les associations et regroupements professionnels du milieu de la musique ont pu faire émerger plusieurs initiatives en découvrabilité. On retrouve notamment l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ), l’Association des professionnels de l’édition musicale (APEM), le Conseil québécois de la musique (CQM) et la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN). En 2019, plusieurs acteurs clés de l’industrie musicale québécoise – dont l’ADISQ, l’APEM, ARTISTI41, la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ), la SOCAN, la Soproq42, la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec et des artistes entrepreneurs (SPACQ-AE) et l’Union des artistes (UDA) ainsi que des professionnels du milieu et de la recherche – ont collaboré étroitement pour élaborer MétaMusique43, un outil de saisie, d’indexation et de diffusion de métadonnées musicales. Cette initiative aboutit à la création d’un guide conçu pour accompagner les ayants droit de l’industrie musicale dans le processus d’indexation de leurs contenus à l’aide de métadonnées. Le guide offre des directives détaillées ainsi que des bonnes pratiques à suivre, établissant notamment un modèle standardisé de métadonnées à appliquer à tout contenu musical.
Parallèlement à cette initiative collective, plusieurs acteurs mènent des projets individuels au sein de leur organisation, parmi lesquels « Le répertoire des outils de mise en marché de la musique44 » établi par l’ADISQ. Celui-ci révèle une attention significative portée à la découvrabilité, avec 41 outils spécifiquement étiquetés en ce sens, dont dix sont originaires du Québec. Parmi ces outils, des plateformes d’écoute en continu, des distributeurs et des sociétés de gestion collective des droits. L’ADISQ, en partenariat avec l’APEM, propose aussi un microprogramme de trois formations sur la découvrabilité qui explore les métadonnées, les stratégies et les données.
Au cours de l’année 2023-2024, l’APEM a lancé trois projets de recherche visant à établir des indicateurs de mesure qui pourraient être proposés au CRTC dans le cadre d’une éventuelle réglementation des plateformes de diffusion musicales comme Spotify. Ces projets ont pour objectif de : mesurer la provenance des écoutes, mesurer l’exposition d’un contenu à son auditoire via les listes de lecture et comparer l’exposition de répertoires canadiens et français en utilisant les impressions algorithmiques et éditoriales. Selon l’APEM, « les impressions algorithmiques (algorithmic outreach) font référence à la visibilité au sein des profils d’artistes, apparitions dans les sections d’artistes similaires, résultats de recherche, listes de lecture algorithmiques, mix et radios » 45.
La SOCAN, en tant que société de gestion des droits d’auteur, joue un rôle crucial dans la sensibilisation des artistes à l’importance des métadonnées pour la rémunération des droits d’auteur. En mettant en lumière la nécessité d’une gestion méticuleuse des métadonnées associées aux œuvres musicales à travers ses formations, la SOCAN contribue à optimiser le processus de versement des droits d’auteur, tout en reconnaissant l’impact direct de ces métadonnées sur la découvrabilité des créations artistiques.
Par ailleurs, dans le milieu musical et culturel québécois, on dénombre plusieurs événements et conférences significatives portant sur la découvrabilité des contenus culturels, telle « Maximiser votre visibilité et la possibilité d’accroître votre public46 ». Plus récemment, l’édition 2023 du Forum MTL Connecte a accueilli plusieurs conférences sur le sujet : « Découvrabilité des contenus culturels : défis et possibilités pour la francophonie » ; « Comment mesurer le rayonnement d’un contenu culturel sur le Web ? L’impact de nos actions en découvrabilité47 ».
Dans une démarche collaborative entre artistes, acteurs des technologies de l’information et de la communication (TIC) et organismes subventionnaires, une initiative notable est l’émergence de Musique Bleue48 lors de la pandémie de Covid-19 en 202049, portée par la vision du musicien Philémon Cimon et soutenue par l’entreprise en télécommunication Telus. Initié comme un projet novateur, Musique Bleue s’est positionnée en tant qu’« outil de découverte » dans le domaine musical. Cette plateforme visait une approche intégrée, favorisant l’exploration et la promotion de contenus musicaux québécois francophones. Le recours à un mot-clic spécifique contribue à renforcer la présence en ligne de l’initiative. Une dimension importante de cette collaboration résidait dans le financement apporté par la SODEC, soulignant ainsi l’engagement institutionnel dans le soutien de projets innovants favorisant la découvrabilité musicale. Cette initiative s’ancrait dans une perception à la frontière de la découvrabilité technique et de la promotion. Signalons également la création en 2024 de Musiqc.ca par la SPACQ-AE, une plateforme de playlists de musique québécoise qui permet de rediriger les écoutes vers les différentes plateformes d’écoute en continu, en fonction des préférences et abonnements des utilisateurs.
V.2. Pratiques professionnelles
Les professionnels de la musique peuvent donc bénéficier de soutien des regroupements et associations du milieu pour mieux ajuster leurs pratiques sur les plateformes culturelles numériques. Si l’objectif principal semble être de permettre aux artistes de monétiser leurs créations en permettant de trouver leurs publics, il est important de souligner que la question de la découvrabilité ne repose pas, en premier lieu, sur les épaules des artistes. Si l’autoproduction musicale est en claire augmentation50 depuis le développement d’outils de production musicale accessibles (en coût comme en connaissances techniques)51, et si la promesse des plateformes est de court-circuiter les intermédiaires classiques de l’industrie afin d’augmenter l’agentivité des artistes, l’observation des processus de mise en circulation de la musique en ligne nous montre que ce ne sont pas les artistes seuls qui se chargent de la diffusion, de la promotion et de la monétisation des œuvres qu’ils créent.
Les stratégies de promotion et de diffusion s’élaborent en général encore avec les labels, avec les distributeurs, les acteurs classiques des industries musicales occupant encore des rôles centraux. Évidemment, il existe des contre-exemples où les artistes se chargent eux-mêmes, partiellement ou totalement, de ces dimensions, ce qui leur ajoute des tâches supplémentaires et fait reposer le risque davantage sur leur travail52. En outre, les modèles de revenus des plateformes de diffusion en continu ont été un sujet de discorde, les artistes recevant souvent une rémunération minimale pour leur musique diffusée en continu53, particulièrement les artistes indépendants ou évoluant dans des « petits » marchés. Les professionnels du milieu musical n’ont pas d’autre choix que de prendre en compte l’existence des algorithmes de recommandations dans leur stratégie de développement d’artistes.
Les algorithmes de recommandation sont fréquemment caractérisés, du côté des compagnies technologiques, comme des « boîtes noires », c’est-à-dire comme des technologies au fonctionnement secret et opaque pour les usagers, et laissant penser qu’ils sont difficiles voire impossibles à dompter ou manipuler. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans le disclaimer de Spotify sur les recommandations, qui ne donne aucune information précise sur le fonctionnement de la technologie utilisée pour les recommandations aux usagers mais laisse entendre que son utilisation n’est tournée que vers la satisfaction des goûts des utilisateurs :
« Grâce à nos recommandations, trouvez du contenu audio que vous aimez, qu’il s’agisse d’un ancien coup de cœur ou encore de nouveautés que vous ne soupçonniez pas. Nos éditeurs à travers le monde connaissent la musique et la culture sur le bout des doigts et s’assurent que nos playlists sont connues pour offrir à nos auditeurs la meilleure expérience d’écoute possible. Nos recommandations personnalisées sont adaptées à vos goûts personnels et prennent en compte divers facteurs, notamment : ce que vous écoutez et à quel moment, les habitudes d’écoute de personnes ayant des goûts similaires en matière de musique et de podcasts, ou encore l’expertise de nos experts en musique et en podcasts. Dans certains cas, des considérations commerciales peuvent influencer nos recommandations, mais la satisfaction des auditeurs constitue notre priorité et nous ne recommandons que les contenus susceptibles de vous plaire. Nos recommandations s’appuient sur les signaux que vous nous transmettez, alors continuez à écouter les titres et les podcasts que vous aimez ! »54
Dans cette optique, il serait alors complexe pour les professionnels de comprendre comment exploiter les algorithmes à leur avantage afin d’accroître leur découvrabilité par les publics. La découvrabilité serait alors, dans ce cadre, une question elle-même technique, le produit de l’adéquation entre les goûts des utilisateurs et les modalités de découverte de musique sur les plateformes. La promesse relève d’une part de magie, celle d’une technique pure. Ce discours se complète récemment par des mentions à l’intelligence artificielle, sur laquelle on fait reposer l’expertise dans le choix.
Il est intéressant à ce titre de considérer les travaux de Roberge, Jamet et Rousseau sur la perception des professionnels de l’industrie musicale quant à l’impact des algorithmes de recommandation sur la curation des contenus musicaux francophones au Québec, qui ne semblent pas les considérer comme un obstacle à la découvrabilité.
« Les professionnels insistent principalement sur le fait que les algorithmes de recommandations seraient "neutres et impartiaux" concernant la curation et la recommandation de musique francophone québécoise. Les professionnels rencontrés affirment dans leur grande majorité que c’est, d’une part, la qualité du travail réalisé en amont de la promotion, et, d’autre part, l’activation (ou non) du public et de la "fan-base" qui doit être remis en cause. » 55
Nous retenons deux éléments clés ici : la passivité envisagée de l’algorithme et l’agentivité nécessaire des professionnels pour s’assurer de la circulation de la musique. La découvrabilité des contenus apparaît ici comme le produit d’une bonne compréhension de l’utilisation des algorithmes comme des outils d’affiliation aux publics potentiellement intéressés. Cela suppose un fonctionnement neutre, purement technique, de l’algorithme.
Dans un ouvrage publié en 2023 et intitulé Computing Taste, Algorithms and the Makers of Music Recommendation, Nick Seaver propose de regarder du côté des professionnels qui développent les algorithmes de recommandation. Ce pas de côté lui permet notamment de documenter l’évolution de l’approche dans le développement des algorithmes de recommandation. Il montre, notamment en s’appuyant sur la stratégie développée par Netflix pour passer du marché du DVD à celui du streaming, comment les gros joueurs sont passés d’outils de prédiction des goûts à des outils de recommandation prescriptive. Le positionnement des plateformes devient alors celui d’un acteur ayant le catalogue mais surtout la recommandation : "It may be argued, thus, that curation represents the distinctive service (the commodity) that music streaming platforms offer to their user-base"56.
Ce changement s’est notamment réalisé dans l’optique de rassurer les investisseurs, car il se centre sur les chiffres (nombre d’utilisateurs, temps passé, abonnements, etc.), ce qui permet de valoriser les plateformes dans leur potentiel dans un contexte où les profits ne sont pas encore au rendez-vous : Spotify, deuxième acteur mondial de l’écoute musicale en ligne après YouTube57 et plateforme clé pour la musique, n’a toujours pas engendré de profits annuels. Paradoxalement, Seaver met en lumière le potentiel technique en termes de découvrabilité de contenus spécifiques. En effet, si le marché s’est concentré sur les données d’usage dans une perspective de captation de l’attention et a pu orienter les contenus présentés aux auditeurs, alors l’algorithme de recommandation n’est bien qu’un outil aux paramètres malléables.
La découvrabilité se retrouve aussi au cœur des pratiques d’écoute. Il faut ici souligner une sorte de paradoxe. Puisque le discours de la crise de l’industrie musicale face aux plateformes culturelles numériques s’ancre sur les revenus que perçoivent les artistes (et le reste de l’écosystème musical), on en appelle souvent à des comparaisons avec les ventes d’album. L’album est parfois décrit comme représentant l’industrie musicale pré-numérique. Or, c’est passer à côté des morceaux circulant individuellement, qui ont eu un rôle majeur à plusieurs moments clés, en 45 tours comme en CD puis en mp3 ; c’est aussi réduire le rôle de la radio à une plateforme secondaire alors que l’écoute musicale y est dominante tout au long du développement des industries musicales. Les plateformes culturelles numériques permettent techniquement une jonction de ces différents formats. Mais dans les faits, c’est davantage l’écoute dans des listes de lecture (algorithmiques, éditoriales ou les deux) qui centralise les investissements et concentre les mécanismes de découvrabilité. Les plateformes ont donc un impact sur les formes d’écoute58. Ainsi, Bonini et Gandini59 indiquent que la consommation musicale sur les plateformes de streaming évolue de la préférence pour les albums vers celle des listes de lecture.
Pour les artistes et leurs équipes, faire figurer ses morceaux sur des listes d’écoute populaires peut avoir un impact significatif sur leur visibilité et leur portée. Faire partie des listes de lecture telles que "New Music Friday", « Rap Caviar » ou "Montreal Chill" peut valoriser le profil d’un artiste et faire connaître sa musique à un public plus large. Prey et Esteve-Del-Valle60 montrent également que la présence dans des listes de lecture est aussi stratégique pour les artistes dans leur positionnement au sein d’un genre musical, d’une scène et peut constituer, par proximité avec d’autres morceaux, d’autres artistes, une opportunité de développement de carrière. Cependant, le processus de placement dans les listes de lecture est souvent influencé par un ensemble de facteurs, notamment l’analyse des données, le comportement des utilisateurs et les décisions éditoriales, ce qui en fait un espace concurrentiel pour les artistes. Il existe trois grands types de liste d’écoute, définies par le degré d’implication de l’algorithme et de l’humain dans leur création. On distingue les playlists algorithmées de celles créées par des curateurs/éditeurs (des êtres humains, qu’ils soient employés de la plateforme ou usagers amateurs de musique). Lorsqu’il y a un mélange des deux, il s’agit d’une démarche « algotorial » (fusion de algorithmic et curatorial). Au Québec, la liste d’écoute Québécois contemporain61 correspond au premier type, Du Québec62 et HITS QUÉBÉCOIS63 au deuxième.
Le rôle des métadonnées et du référencement dans le domaine musical est un aspect fondamental de la visibilité et de l’inclusion dans des playlists éditoriales. La question du gatekeeping, analysée du point de vue des acteurs impliqués, soulève la question de la stratégie concrète adoptée pour être sélectionné dans ces playlists. Les artistes indépendants ne peuvent que rarement tirer leur épingle du jeu face à des équipes spécialisées dans la distribution numérique (comme on en retrouve notamment beaucoup dans le rap) et les grandes maisons de disque (rappelons notamment qu’Universal est au capital de Spotify). En ce sens, on peut saluer les initiatives comme celle de Distribution Amplitude, une structure sans but lucratif qui propose d’assurer le rôle de distributeur numérique mais avec des coûts moindres pour les artistes. On note également l’apparition de nouveaux intermédiaires entre artistes et éditeurs/curateurs comme Soundplate64, outil pour soumettre sa musique à la plateforme Spotify ou Submithub qui propose aux artistes de « Fai[re] examiner et promouvoir votre musique par plus de 1,800 playlisters Spotify, blogueurs musicaux et influenceurs dont la qualité a été vérifiée » 65, améliorer son référencement grâce au SEO est une autre façon d’être inclus dans une playlist plus « organiquement » et c’est ce que propose par exemple l’entreprise française MusicTomorrow66, impliquée dans le projet de recherche mené par l’APEM visant à mesurer le algorithmic reach des listes de lecture algorithmique sur Spotify. Les artistes-compositeurs-interprètes qui souhaitent se charger de leur distribution en ligne peuvent également compter sur des réseaux informels d’entraide spécialisés, particulièrement sur les plateformes communautaires Reddit et Discord, ou via des partages d’expériences sur des médias sociaux (Tik Tok, YouTube, Twitch, etc.). Enfin, au Québec rappelons également l’importante initiative MétaMusique, principalement financée par le gouvernement provincial67 et qui vise, en rassemblant les industries musicales locales et une approche ancrée dans les métadonnées à optimiser le référencement et donc la découvrabilité de la musique québécoise.
Conclusion
Cet article nous a permis une exploration des réalités que recouvre la notion de découvrabilité dans le milieu culturel québécois, et particulièrement en musique. Nous cherchions à comprendre ce que représentait la découvrabilité à différents niveaux. Nous retenons que le terme évolue en fonction des capacités, des outils, de l’emprise que chaque type d’acteur peut réellement avoir sur la mise en accès de contenus culturels. Si sa définition technique est régulièrement mobilisée, le terme se rapproche de celui de visibilité, d’accessibilité ou de promotion, particulièrement lorsque les structures agissent au niveau local. Du côté des professionnels de la musique, la notion de découvrabilité est reliée au développement d’affaires et particulièrement à la mise en marché, puisque c’est de cette capacité à être en lien avec l’auditeur et l’auditrice qui permet la rémunération.
Notre analyse met en évidence une diversité de pratiques et d’approches en matière de découvrabilité dans les documents de planification culturelle. Nous observons que la découvrabilité est souvent abordée comme un enjeu transversal, impliquant des mesures visant à promouvoir la diversité culturelle, à soutenir la création artistique locale dans sa diffusion et sa circulation et à faciliter l’accès aux contenus culturels pour tous les publics. De plus, nous identifions des stratégies spécifiques telles que la promotion en ligne, la collaboration avec les plateformes de diffusion numérique et le développement d’outils de mesure de la visibilité des contenus culturels.
Pour approfondir notre compréhension des pratiques et des enjeux de découvrabilité dans le domaine musical au Québec, des entrevues avec des professionnels du milieu culturel (distributeurs, stratèges numériques, artistes, maison de disque, éditeurs) poursuivront ce travail. Ces entretiens fourniront des perspectives supplémentaires sur les défis rencontrés, les tactiques de résistance et les stratégies de développement mises en place pour renforcer la découvrabilité de la musique. Ils permettront également d’explorer de nouvelles pistes d’action et de collaboration entre les différents acteurs du secteur culturel, contribuant ainsi à enrichir les politiques et les pratiques en matière de découvrabilité culturelle. Ce travail a été rendu accessible dans un rapport à destination du ministère de la Culture français (automne 2024) et un article pour la revue de l’Observatoire des politiques culturelles paraîtra en 2025.