Préambule : Le « Newgate », dépaysement littéraire
En Angleterre, l’aube du dix-neuvième siècle va de pair avec de profondes mutations sociales, démographiques et géographiques. Avec la révolution industrielle qui commence à imprimer ses marques sur le territoire anglais, c’est une contrée tout entière qui se découvre un nouveau visage : les métropoles grandissent et donnent au paysage urbain une forme souvent inédite, hybride, qu’il est difficile de circonscrire. A la même époque, le paysage artistique fait écho à ces troubles : les hommes de lettres, en particulier, semblent chercher une nouvelle voie d’expression dans le but de comprendre les mutations du moment, les délimiter ou les exorciser. Aux alentours de 1800, la littérature anglaise tente de se frayer divers chemins, avec en tête de cordée les Romantiques, qui, en réponse à l’urbanisation galopante, vont, sous l’impulsion de Wordsworth et Coleridge, repenser le lien entre le monde qui les entoure, l’art et le divin, replaçant la Nature au cœur d’enjeux artistiques et philosophiques majeurs. Toutefois, cette voie ouverte par les premiers Romantiques fait rapidement place à des inquiétudes qui s’emparent de la littérature pour mieux en « déplacer » les paysages. C’est en particulier ce qui se produit avec un genre éphémère nommé « Newgate » qui voit le jour en 1830 pour s’éteindre une petite vingtaine d’années plus tard.
Du nom de la célèbre prison londonienne, le Newgate centre son intérêt sur la question de la criminalité selon une cartographie des plus complexes. Il joue en effet avec les limites du licite et de l’illicite en dressant le portrait de marginaux, le plus connu d’entre eux étant Oliver Twist de Dickens. En flirtant avec le monde des criminels – qu’il s’agisse de criminels urbains ou de bandits de grands chemins – le Newgate semble alors explorer une tout autre facette du monde que celle choisie par les Romantiques, et dire quelque chose de la vérité de son temps : un temps en proie aux réformes (sociales ou juridiques) où il est difficile de trouver des repères stables, où le monde s’interroge et se cherche, de page en page, un paysage qui soit à l’image de ses tourments.
Les préoccupations du Newgate coïncident donc avec l’état d’esprit tourmenté caractéristique de temps houleux. L’époque en question est celle du Reform Bill, mais aussi de l’exode rural massif. C’est également l’époque où le code pénal entre à son tour au cœur de négociations, déchaînant les passions des philosophes comme celles du peuple. Ce code, aussi connu sous le nom très évocateur de « Bloody Code », est alors décrié pour son manque de mesure et son inefficacité : tout type d’exaction, depuis le plus petit larcin jusqu’au crime le plus sanglant, est en théorie associé à la peine capitale1. De nombreux détracteurs décident alors de faire entendre leur voix contre ce système pénal désuet, et parmi eux figurent les auteurs du Newgate. Leurs revendications sont simples : il s’agit pour eux de mobiliser leurs talents d’écrivains pour mieux dénoncer l’inadéquation de ces codes avec leur temps. A titre d’exemple, Bulwer-Lytton, auteur de Paul Clifford, premier roman du Newgate, ambitionne de dénoncer ce qu’il nomme « a vicious Prison-discipline and a sanguinary Criminal Code2 ».
Pour atteindre leur but, ces auteurs font le choix de ré-enchanter l’univers usuellement policé des belles lettres en mettant sur le devant de la scène des bandits de grands chemins et autres petits larcineurs urbains. De fait, ils font le choix d’explorer les contrées marginales du crime, comme s’il s’agissait là de faire un pied de nez aux défenseurs de la peine forte et dure qui rêvaient à la stabilité du monde. En faisant entrer des espaces déviants dans le cadre supposément rigide et noble de la littérature, les auteurs du Newgate décident par conséquent de plonger leur lecteur dans un univers hors cadre, à l’image des personnages transgressifs que l’on y découvre.
Si la littérature met alors au jour des lieux marginaux, c’est par le truchement du dépaysement, qui devient pour le Newgate un véritable modus operandi : il s’agit pour des auteurs de haut rang, dont le plus connu est Charles Dickens, de parcourir les contrées anglaises, depuis les grands chemins où évoluent des bandits héroïsés jusqu’aux bas-fonds urbains où grouille la pègre. Cette trajectoire étonnante n’est en fait pas anodine : arpenter les routes anglaises ou les coupe-gorges londoniens, c’est tenter de chercher, au cœur de déambulations, l’image qui traduirait au plus près l’esprit transgressif d’auteurs rétifs à utiliser les vieilles recettes pour dépeindre leur temps. Le dépaysement serait donc pour les auteurs du Newgate l’occasion rêvée d’un décentrement, la condition de toute subversion d’ordre idéologique. Si l’on considère que les personnages du Newgate se démarquent par leur esprit de licence, d’affranchissement des codes et de transgression, il semble alors que les lieux du Newgate ne peuvent se construire que selon une poétique de l’effraction. Cette poétique se mue en symptôme, celui d’une époque où la représentation artistique du monde refuse d’emblée le droit chemin pour préférer les chemins de traverse. L’ordinaire, le canonique et l’usuel sont tout à coup mis à mal par des romanciers qui rêvent de décentrer, de décadrer, ou en d’autres termes, de dépayser, le territoire de la littérature.
Les bas-fonds : territoires de l’obscur
Au début du XIXe siècle, la criminalité rime avant tout avec les dessous de l’urbain. Comme l’explique l’historien Louis Chevalier, les classes laborieuses sont à l’époque prises au cœur d’une relation spéculaire fort stigmatisante, assimilées aux « classes dangereuses3 », et le moyen le plus efficace pour s’en prévenir lorsqu’on est d’un rang social plus respectable est de les tenir à distance, de leur réserver un espace qui leur soit propre. C’est ce qui se produit au niveau urbain avec ce que l’on pourrait nommer la « ghettoïsation » de nombreux quartiers des grandes villes anglaises emblématisée entre autres quelques décennies plus tard par Gustave Doré dans sa célèbre gravure, Over London by Rail : on découvre des lieux abyssaux semblables à des souricières, où se massent les pauvres, et avec eux l’idée d’une criminalité qui leur colle à la peau. Cette image est également relayée par les commentateurs sociaux de l’époque tels que Chadwick, Engels ou Mayhew4 qui dressent un portrait tout aussi tranché des zones urbaines où s’opposent notamment les bas quartiers (slums) au reste de la ville.
La rhétorique du Newgate s’enracine dans la continuité exacte de ces perceptions sociales, selon une topographie de la frontière, entre bienséance et altérité. Avec le recul du temps, cela peut paraitre normal pour des romans que de se faire le reflet de leur époque, et pourtant, si ces différences urbaines ne sont pas nouvelles, la majorité des romans publiés dans les années 1810 esquivent la question : avec les Silver Fork novels, on découvre des intrigues qui, bien loin des slums, se centrent sur l’aristocratie et les classes montantes – intérêt qui culmine quelques années plus tard avec Vanity Fair de Thackeray. Contrairement à ces romans, ceux du Newgate refusent d’ignorer la dure réalité sociale des bas-fonds, et osent ouvrir les portes de l’Hadès en représentant ce qui était jusqu’alors demeuré en silence. Voici comment l’enfer des bas-fonds prend corps dans Oliver Twist :
A dirtier or more wretched place he had never seen. The street was very narrow and muddy, and the air was impregnated with filthy odours. There were a good many small shops; but the only stock in trade appeared to be heaps of children, who, even at that time of night, were crawling in and out at the doors, or screaming from the inside. […] Covered ways and yards, which here and there diverged from the main street, disclosed little knots of houses, where drunken men and women were positively wallowing in filth5.
Cette description fait état d’un lieu d’abomination, et s’engouffre dans une rhétorique où l’humain se confond avec l’animal, et où la tonalité d’écriture semble revisiter les grands classiques du gothique pour les parer d’une dimension sociale : un sentiment d’oppression nait d’une construction labyrinthique de l’espace qui trouve dans la métaphore dédaléenne son image la plus idéale. Ici, le gothique, qui était très prisé dans le romance du XVIIIe siècle, est finalement revu et corrigé, adapté aux exigences de dénonciation sociale. Les cimetières et autres images d’Épinal du gothique ne sont pas l’outil privilégié du roman de Dickens, qui semble déplacer les grilles de lecture usuelles vers un nouvel espace : celui de l’urbain.
Pour ainsi dire, les bas-fonds sont l’image séculaire d’un « monde sous un monde6 » : ils représentent un topos déclassé qui traditionnellement n’a pas droit de cité dans le champ littéraire. C’est un lieu qui résiste à toute définition. A ceci près que le Newgate décide de ne pas esquiver cette mise en mots, mais ambitionne bien au contraire de circonscrire ces lieux indécis, même si cela implique de jouer avec des stéréotypes pour mieux illustrer « la certitude d’une mutation radicale des formes de la vie sociale7 ». Dire le paysage de la déviance, c’est offrir la possibilité à la littérature de revisiter le monde, de le regarder en face, d’emphatiser parfois ses distinctions, pour mieux essayer d’épingler avec force sa réalité. En effet, les bas-fonds métonymisent une géographie plus générale de la marge qu’affectionne le Newgate. Ils s’écrivent à rebours du bon goût, de la bonne société et de ses codes, et leur représentation fictionnelle devient l’espace de ce qui semble être une dénonciation. Le dépaysement de la littérature ainsi opéré devient la condition d’une critique aux accents politiques et sociaux8.
Le paysage du Newgate et l’orientalisation
Plus exactement, il semble que la représentation des bas-fonds puisse se concevoir uniquement par le biais d’une rhétorique que l’on nommera « orientaliste », en écho aux thèses d’Edward Said : traverser les bas-fonds et les autres lieux marginaux du Newgate ne peut en effet s’envisager que par le truchement d’un mode d’expression qui emphatise l’exotisme de ces contrées situées au-delà du dicible.
C’est l’intuition que va confirmer le roman Rookwood, de William Ainsworth, dont nous analyserons plus précisément les modalités. L’intrigue suit les tribulations d’un bandit de grand chemin nommé Dick Turpin, gredin qui va s’immiscer dans une histoire familiale de succession et d’héritage. Sa trajectoire le mène depuis le domaine de Rookwood et son manoir où se déroule l’intrigue principale jusque dans un campement de bohémiens situé à quelques encablures de la grande propriété. Ce campement devient le lieu pivot du roman où se joue, comme en coulisses, le théâtre d’une seconde intrigue dont l’objet est de tendre un miroir à l’histoire cadre. À l’écart du domaine et de sa prétendue bienséance, cette seconde intrigue permet de mettre au jour les ficelles qui sous-tendent le monde des gredins où Dick est adulé, célébré comme le père symbolique d’une micro-société faisant de la transgression son mot d’ordre. Le campement devient le topos pivot du roman et s’inscrit dans une géographie aux contours étranges, voire étrangers : situé dans un vallon proche de Rookwood, c’est-à-dire dans un entre-deux, cet espace parenthétique (refuge que les bohémiens ont élu pour accueillir leur présence éphémère) est avant tout un espace présenté comme exotique :
It was a little valley in the midst of wooded hills, so secluded that not a single habitation appeared in view […], variegated with tinted masses of bright orange, umber and deepest green. […] Deep sunken in the ravine, and concealed in part from view by the wild herbage […] ran a range of precipitous rocks, severed, it would seem, by some diluvial convulsion. […] This quiet scene was the chosen retreat of lawless depredators, […] those creatures of the night – a people whose deeds were of darkness, and whose eyes shunned the light9.
Les teintes orangées, terre d’ombre ou vert profond décrivent un lieu insondable, étrange, en aucun point conforme avec la lande anglaise traditionnellement associée à des couleurs pastel comme celles que l’on voit au XVIIIe siècle dans les tableaux des grands maîtres du pittoresque anglais. La même remarque peut être faite pour ce qui est de l’escarpement géologique exagéré et incongru des lieux. Cela suffit à faire basculer l’atmosphère du roman dans la démesure, si l’on entend par là ce qui excède les limites du connu, du maîtrisable. La réalité de l’Angleterre s’efface au profit d’une topographie adaptée, « orientalisée », dirait-on, qui s’accorde en tout point avec les habitants du jour, ces bohémiens devenus « créatures », qui adulent Dick Turpin et l’érigent en souverain.
En écho à ce que dit Said des textes orientalistes, c’est ici une rhétorique du non-conforme, de « l’étrangeté » et de la « différence » qui est associée aux bas-fonds10. Son but semble être de faire frémir le lecteur précisément par le biais de stéréotypes que Said nomme des « tropes11 ». Ce sont ces tropes, symptômes d’étrangeté, qui se trouvent associés aux personnages issus de la petite communauté vagabonde : on y découvre entre autres une diseuse de bonne aventure au visage buriné et aux oripeaux moirés qui cristallise l’étrangeté de son clan. Elle suscite en effet une certaine part de suspicion qui collera à la peau du monde hors champ qu’elle incarne.
Ce dont on s’aperçoit, c’est bien que l’horreur ou le frémissement ne sont en fait que des impressions de façade suscitées par le monde obscur de la déviance. A vrai dire, derrière cette image sourd une autre légende des bas-fonds – et plus largement des lieux liminaires qu’explore Newgate –, légende qui supplante la première. En effet, à y regarder de plus près, le campement des bohémiens est un lieu de fête, de rire, d’interlude au cours duquel le héros, Dick, peut renouer avec une forme de félicité, comme en témoignent les nombreux chants qui, au cœur du vallon, résonnent à la gloire du gredin. C’est aussi ce qu’illustre la gravure de Cruikshank intitulée « The Inauguration » (qui accompagne le roman) où l’on voit Dick porté aux nues par l’ensemble du petit clan, érigé comme personnage central d’une scène d’adoration.
Si l’on revient à Oliver Twist, on s’aperçoit que la même logique d’un renversement de valeurs est associée au repaire du vieux Fagin, tanière des brigands et endroit inaugural dans lequel le jeune Oliver va faire ses armes dès son arrivée à Londres. Là encore, on découvre un monde en apparence obscur qui pourtant, dans le détail, se décline en un lieu à la fois exotique et enchanté. Plusieurs événements permettent d’incarner ce glissement du lieu de l’obscur vers l’univers de la fête : niché au cœur des bas-fonds londoniens, l’antre de Fagin est un topos où l’identité de l’individu s’efface au profit de surnoms (on peut penser à Jack Dawkins, ce personnage qui fait entrer Oliver chez Fagin et qui répond aussi au sobriquet de « the Artful Dodger », à comprendre littéralement comme celui qui maîtrise l’art de l’esquive et de l’échappée belle). Dans ces bas-fonds, les hommes se parent de costumes ; dans ces bas-fonds encore, Fagin, prince de la pègre, celui qui au premier regard semble vil et cupide, est, en dépit de son apparente infamie, rebaptisé « the pleasant old gentleman », ou encore « the respectable gentleman12 », comme si dans ce lieu marginal de la fiction, les valeurs usuelles étaient inversées.
La même impression émane de l’étude de la gravure de Cruikshank intitulée « Oliver introduced to the respectable old gentleman » qui accompagne cet épisode du roman : Fagin se retrouve placé au centre de l’attention, tel un personnage de théâtre campé au milieu d’une scène, avec pour objet de capter l’attention de son jeune public et de le divertir. Fagin n’est donc pas seulement le redoutable « receleur de biens volés » (« receiver of stolen goods13 ») : il est aussi l’amuseur, le bouffon intronisé chef des brigands, et son attitude théâtrale entre souvent en contradiction avec la rudesse de la vie associée aux bas-fonds. C’est de surcroit lui qui offre à Oliver ses premières gouttes d’alcool, faisant ainsi basculer le monde de la déviance dans celui du rêve. Par ce glissement vers le sème du théâtre et du fantasme, le royaume des hors-la-loi est ainsi associé à l’espace de l’artifice et de l’illusion, c’est-à-dire du jeu.
On s’aperçoit par conséquent que les bas-fonds prennent forme sur la page du Newgate par l’entremise d’une construction biaisée, d’une mise en tableau à la fois orientaliste et fantasmatique, qui emphatise un sentiment d’étrangeté associé aux lieux dont les contours se dessinent. Par conséquent, les romans lèvent le voile sur une réalité ré-enchantée, sur des terres suspectes que l’on prend plaisir à découvrir autant qu’elles suscitent des frissons. Ce faisant, les auteurs du Newgate invitent leurs lecteurs à une déambulation tantôt inquiète, tantôt amusée, qui rappelle en tout point cette activité – fort répandue au cours de l’époque victorienne – connue sous le nom de « slumming ».
Le « slumming » : modalité du dépaysement
On entend par « slumming » l’exploration des bas-quartiers plébiscitée par des individus généralement issus de la bonne société : c’est là ce que l’on pourrait nommer le dépaysement en acte. Au cours de l’époque victorienne, nombreux sont les journalistes et autres commentateurs sociaux à s’adonner à cette mode fondée sur le désir de découvrir par soi-même les conditions de vie des pauvres, leur monde, le cadre de leur existence, leurs coutumes, leurs valeurs et leurs codes. Toutefois, le slumming demeure une activité extrêmement paradoxale : si d’un côté, son objet premier est d’arraisonner l’Autre à un savoir, à une vérité dont il serait l’objet d’étude, de l’autre, c’est également ce moment hors de toute temporalité où l’individu bienséant peut oublier pour un temps ses contraintes usuelles afin de donner libre cours à ses fantasmes. Le monde d’en dessous, l’underworld, devient ainsi le monde de l’onirisme, un univers où le « slummer » est autorisé non seulement à découvrir l’altérité d’un territoire inconnu, mais par la même occasion à se découvrir « soi-même comme un autre », pour reprendre l’expression de Ricœur14. Dans ce cas, les bas-fonds s’envisagent comme le lieu du fantasme où se frotter à l’Autre, c’est aussi momentanément s’imaginer semblable à lui.
C’est précisément ce qu’emblématise toute l’histoire d’Oliver Twist, puisque le jeune homme descend dans les bas-fonds malgré lui avant de finir par découvrir ses origines plus nobles. Ce faisant, Oliver goûte sans le vouloir aux saveurs illicites du monde d’en bas, ce qui semblait, a priori, ne pas lui être autorisé par sa naissance. Il devient un « slummer » malgré lui, et entraîne le lecteur dans la même aventure délictueuse. Tout comme le personnage, le lecteur est invité à l’expérience d’une forme d’étrangement à soi autorisée par ce dépaysement qui partage de nombreuses qualités avec le carnaval. On l’a compris, les origines d’Oliver se révèleront in fine plus nobles que le début du roman ne le laisse présager : le jeune personnage a pour vocation d’incarner le renversement carnavalesque que dit en anglais le signifiant « twist », et sa descente dans le monde du crime donne l’occasion au lecteur bienséant de prendre part à une inversion entre le « haut » et le « bas », valeurs usuellement stables, pour faire l’expérience d’un monde interdit. C’est si vrai que lorsqu’Oliver réintègre le monde des criminels après en avoir été momentanément sauvé par M. Brownlow, son retour ne peut se faire que sous la condition qu’il abandonne ses vêtements « du dimanche » et qu’il se pare d’oripeaux plus adaptés à sa condition retrouvée de brigand : « The Artful shall give you another suit, my dear, for fear you should spoil that Sunday one », précise Fagin15. Un travestissement forcé s’opère alors, sommant Oliver de renoncer à une part de lui-même pour retrouver sa place dans le royaume d’en bas. Le dépaysement semble ne pouvoir s’écrire qu’à l’aune d’un nécessaire travestissement auquel il se conjugue.
Comme l’explique l’historien Seth Koven, le slummer, qui pratique généralement le déguisement pour mieux se fondre incognito dans l’univers dans lequel il se faufile, est en fait invité à une expérience duelle : celle de l’altruisme d’une part, et celle de l’érotisation d’autre part16. Car la contrée de l’Autre est aussi un territoire qui engage le désir : celui de voir sans être vu, de déflorer, d’atteindre une vérité dont on était jusqu’alors tenu à l’écart. En se déguisant, le slummer victorien succombe à l’appel de l’inconnu, mais aussi à la possibilité d’aller au contact de l’Autre et de sa terre, et d’y laisser une part de soi. Le lecteur lui-même n’est pas exempt d’une telle logique : lui aussi se retrouve pris dans la mécanique du dépaysement qui caractérise le slumming, invité à son tour à déambuler sous-couvert dans l’architecture méandreuse des bas quartiers, pour s’encanailler, frémir et jouir du spectacle. C’est l’invitation que fait à demi-mot l’auteur-narrateur du roman Paul Clifford quand il lance au lecteur :
As when some rural citizen [...] conducts some delighted visitor over the intricacies of that Daedalian masterpiece which he is pleased to call his labyrinth or maze, [...] O pleasant reader! doth the sage novelist conduct thee through the labyrinth of his tale17.
Le fantasme est bien là, qui guette le lecteur au détour d’un monde aussi labyrinthique que l’écriture qui le sous-tend. Or, s’il est question de fantasme dans cette déambulation complice, le slumming la tient notamment d’une longue tradition littéraire à laquelle il puise : la tradition orientale des princes déguisés ou princes philanthropes, qui, tels Harun Al Raschid dans les contes orientaux, décident de se dissimuler sous des vêtements d’emprunt pour déambuler dans les bas-quartiers, le plus souvent nuitamment. Leur objectif est complexe : ils peuvent ainsi se divertir tout en faisant la triste expérience de la misère des hommes prétendument infâmes18.
Cette légende fut à l’évidence ravivée en Europe dès le XVIIIe siècle avec la publication et la diffusion des Mille et une nuits, qui séduisirent de nombreux lecteurs par leur exotisme, à commencer par Dickens dont on sait qu’il en avait été un lecteur friand19. Il semble donc intéressant de noter que le slumming participe en plein à cette « orientalisation » que nous évoquions précédemment. On comprend aussi, par extension, que par leur construction textuelle, les bas-fonds engagent des modalités d’investigation profondément duelles : entre fascination et répulsion, le paysage prend vie au cœur d’un paradoxe. Il devient sublime en ce qu’il n’a de cesse de forcer le spectateur à franchir les limites qui séparent l’effroi de la séduction.
Les grands chemins : lignes d’effraction, lignes de fuite
Si les bas-fonds ont une place de choix dans le Newgate, les romans ne se cantonnent pas simplement à décrire cet univers de l’ombre : ils parcourent d’autres types de paysages en célébrant les bandits de grands chemins, ces personnages populaires qui avaient massivement gagné leurs lettres de noblesse dans le cœur du peuple anglais au cours du XVIIIe siècle. Qui plus est, dans l’Angleterre contemporaine, de nombreux noms de bandits devenus à l’époque légendaires riment encore dans l’inconscient collectif avec des valeurs telles que l’héroïsme, la fougue et l’entrain. Ceux que l’on nommait les « highwaymen » ou « bandits de grands chemins » étaient, à l’origine, bien souvent perçus par le commun des mortels non pas comme des pourfendeurs de la loi, mais plutôt comme des justiciers au grand cœur capables d’exactions pour servir de bonnes causes. En d’autres termes, ils incarnent un autre visage du crime, étonnamment élevé au rang d’exploit.
Comme leur nom l’indique, les « highwaymen » avaient pour territoire commun les grands chemins : en d’autres termes, aucun lieu fixe ne leur est attitré, puisque la route est bien par définition un territoire de passage, de vectorialité, d’indétermination, bref : un no man’s land. En s’intéressant à ces personnages sans feu ni lieu, certains romans du Newgate déplacent leur intérêt depuis la ville vers la campagne, renouant du même coup avec leurs racines picaresques.
Cependant, il ne faudrait pas voir dans ce mouvement une volte-face de l’écriture : les grands chemins, qui semblent bien loin des bas-quartiers, ont en commun avec ces derniers l’image d’un lieu insaisissable, hors la loi, débarrassé de toute contrainte. Le roman Jack Sheppard, signé de la main du même auteur que Rookwood, en est une illustration parfaite : en suivant la trajectoire finaude d’un bandit de renom expert en évasion, le roman consacre celui qui reste encore de nos jours dans les esprits associé à la figure du roi de la débrouillardise et de l’escapologie. De nombreuses gravures de Cruikshank accompagnent le roman et permettent de saisir avec force la façon dont Sheppard se joue des lieux institutionnels, le premier d’entre eux étant la prison, emblème par excellence d’une sanctuarisation infligée par la société à ses détracteurs.
L’une d’elles en particulier retient notre attention en ce qu’elle cristallise la fureur et la fièvre du jeune héros. Intitulée « Jack Sheppard’s escape from Willesden Cage », cette gravure signée Cruikshank et adossée au roman met en scène le gredin Jack qui réussit à s’extraire d’une petite cellule située au bord d’un chemin. Le texte d’Ainsworth décrit cette dernière comme un sanctuaire inviolable : il évoque « a strong door », « secured by stout bolts and padlocks20 ». La cellule, quelque peu personnifiée par les adjectifs « strong » et « stout », est indubitablement garante d’ordre, de pouvoir, d’autorité institutionnelle. Mais la ruse de Jack lui permet de s’affranchir de ce corset que l’institution lui a assigné, de s’en échapper. De ce fait, la gravure revêt une image paradoxale. A la croisée des chemins, l’édifice en forme de croix revisite l’épisode biblique de la crucifixion pour le réinventer : pas question de mettre à mort le héros qui est ici en surplomb. Il faut au contraire le célébrer, faire de lui une idole. Une fois la cellule quittée, le héros, accoudé au-dessus de l’édifice sous le regard médusé de deux spectateurs, voit devant lui s’ouvrir tout un paysage. Par l’entremise des flèches indiquant la voie à suivre, la gravure ne se contente pas de montrer le succès de Jack : elle trace dans le paysage de la déviance des lignes de fuite qui poursuivent métaphoriquement l’entreprise d’évasion de Jack. S’esquissent alors sur la page autant de trajectoires fantasmées qui dessinent dans l’imaginaire du roman une pluralité de possibles.
L’image de cette prison devenue croisement de routes illustre plutôt bien la subversion qu’orchestre le Newgate en dépaysant le topos institutionnel (la cellule) : en effet, la cellule était au départ censée représenter un lieu immuable du pouvoir, ne menant qu’à la potentielle rédemption de celui qui, mis derrière les barreaux et jeté au regard de tous, était invité à méditer sur ses exactions. Mais ici, elle devient symbole d’irrésolution : elle incarne le mystère qui caractérise aussi le jeune criminel. Si la cellule symbolise au départ le statisme, elle devient ici vectrice de dynamisme. Ce glissement du sens rappelle une distinction faite par Michel de Certeau entre « lieu » et « espace » : pour lui, « lieu » rime avec ordre, ou ce qu’il nomme « la loi du propre », le symbole du stable ; en revanche, l’« espace » correspond davantage à un « croisement de mobiles21 ».
Ce dont on s’aperçoit à travers l’exemple de cette gravure, c’est que le Newgate choisit de redéfinir la sacrosainte stabilité des lieux institutionnels pour inventer un paysage dynamique, un véritable « espace » – au sens que nous venons d’évoquer –, qui repense le sens et la relation de soi au monde.
Envoi : Dépaysement, fantasme et poéticité
Le thème du Newgate est donc d’une fertilité extrême : les paysages qui s’y déploient s’emparent de l’imagination et réclament un rapport nouveau au monde, au territoire, à l’espace : le paysage revisité devient ce qui prolonge la déviance. On parcourt les grands chemins comme on déambule dans les bas-fonds : par le biais de l’imagination, par la petite mécanique du fantasme qui est un des rouages du dépaysement. C’est ce que dit Ainsworth lorsqu’il explique sa fascination pour Dick Turpin, héros de Rookwood :
One of Turpin’s adventures in particular, the ride to Hough Green, [...] took hold of my fancy [...]. When a boy, I have often lingered by the side of the deep old road where this robbery was committed, to cast wistful glances into its mysterious windings; and when night deepened, the shadows of the trees have urged my horse on his journey, from a vague apprehension of a visit from the ghostly highwayman22.
Si les accents de ce passage oscillent entre le gothique, le conte et le romance, il y a quelque chose qui dépasse, ou devrait-on dire qui « sublime », ces catégories traditionnelles. En effet, la légende agit comme point de mire et comme ligne de fuite pour un auteur littéralement happé par le paysage de la déviance et le mythe qu’il construit. C’est précisément une fois que Dick est passé par le campement des bohémiens que le texte s’enflamme, et que le roman se poétise : c’est pour cela que nous disions de lui qu’il s’agissait d’un lieu pivot. Nombreux sont les chants et poèmes qui se déposent alors sur la page et empourprent l’écriture en célébrant le territoire de l’inconvenance. Ce serait peut-être précisément l’enseignement à retirer de l’étude de ce corpus étonnant que représente le Newgate : né à l’aube d’une époque littéraire qui consacrera le règne de la mimesis et du réalisme social avec l’irréductible « three-decker », copieux roman en trois volumes, le Newgate ouvre une parenthèse dans la littérature du XIXe siècle : en faisant le choix audacieux de décentrer le regard, le Newgate semble avoir trouvé un moyen de dépayser la littérature de son temps en inquiétant les stabilités usuelles. Le « lieu » du crime, devenu « espace » de l’effraction, laisse penser que cet interlude littéraire représenté par le Newgate est aussi une façon d’arpenter les contrées anglaises de manière novatrice, sous l’impulsion conjuguée du plaisir et de l’insoumission.
Chevalier Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle [1958], Paris, Perrin, 2002.