L’expérience du dépaysement, conçu comme reconnaissance de l’altérité mais également comme domestication de l’étrangéité, est au cœur de A Time of Gifts, œuvre de l’écrivain britannique Patrick Leigh Fermor (1915-2011) publiée en 1977. Ayant pour sous-titre « On Foot to Constantinople: From the Hook of Holland to the Middle Danube », A Time of Gifts constitue le premier tome d’une trilogie viatique qui se poursuivra en 1986 avec Between the Woods and the Water, avant la publication posthume de The Broken Road (2013). Retraçant les prémices d’un périple effectué à pied de la Hollande aux territoires de l’antique Constantinople, de décembre 1933 à février 1935, ce récit de voyage se rattache à un genre hybride caractérisé par la porosité des frontières entre observations anthropologiques, mythologies culturelles et construction de soi1.
Au sortir de l’adolescence, Patrick Leigh Fermor part pour un voyage rédempteur, après une scolarité chaotique suivie par les ivresses de la bohème londonienne des Bright Young People2. Résolu à ressusciter la tradition médiévale du goliard-étudiant et du moine-érudit itinérant3, Leigh Fermor envisage le dépaysement comme le but impérieux d’un voyage qui se déploie à travers l’énigme de l’intraduisible :
To change scenery; abandon London and England and set out across Europe like a tramp—or, as I characteristically phrased it to myself, like a pilgrim or a palmer […]. I wanted to think, write, stay or move on at my own speed and unencumbered, to gaze at things with a changed eye and listen to new tongues that were untainted by a single familiar word4.
Le voyage de Patrick Leigh Fermor à travers la Mitteleuropa des années 1930 privilégie la découverte d’un environnement bucolique perçu comme la survivance d’un monde pré-industriel disparu. Comme le rappelle Jean-François Staszak, « l’exotisme est une forme de nostalgie ; le voyage dans l’espace, un déplacement dans le temps5 ». Mêlant la culture des Lumières aux horizons d’un Orient imaginé, l’Europe centrale découverte par Patrick Leigh Fermor est un territoire associé à la liminalité du Danube : elle est cet « other within6 », qui génère une mise en abyme, questionnant les impensés de l’anglicité et participant au brouillage de l’identité du voyageur-transfuge, entre séparation et retour aux sources. Il convient ainsi de s’interroger sur l’ampleur de la rupture effectuée par Leigh Fermor avec un imaginaire impérial qui appréhende les confins de l’Orient comme lieux d’une altérité irréductible.
Comme nous le verrons, le récit de Patrick Leigh Fermor constitue une exception notable au sein d’un genre fréquemment marqué du sceau de l’ethnocentrisme. Recelant de nombreuses épreuves conçues comme rites de passage, ce voyage initiatique favorise l’expérience d’un devenir-autre qui transforme les repères entre le familier et l’étranger, subvertissant les frontières symboliques et géographiques entre home et away. Publié dans le contexte de la guerre froide, le récit viatique de Patrick Leigh Fermor porte en creux l’écho nostalgique d’une perte et d’un exil. Au prisme de la mémoire – polyphonique et fragmentée – d’une jeunesse enfuie, l’évocation d’une Europe abolie par les tragédies de l’histoire témoigne également de la dimension temporelle du dépaysement, celle d’un impossible retour du passé.
Le dépaysement, entre domestication de l’altérité et devenir-autre
Initié par un désir de rupture et de découvertes au-delà des frontières britanniques, A Time of Gifts est caractérisé par une poétique de l’espace intimement liée à la traversée voire à la subversion des frontières territoriales et symboliques entre le même et l’autre. Le périple de Patrick Leigh Fermor débute à l’orée de l’hiver, sous le signe d’une domestication culturelle de territoires étrangers appréhendés à l’aune du familier. Dans son acception traductologique, le terme de domestication évoque l’effacement d’une étrangéité linguistique faite d’écarts et d’intraduisible, par contraste avec l’étrangéisation (foreignization), qui introduit les termes et les valeurs de l’Autre au cœur même de la langue7, à « l’épreuve de l’étranger8 ».
Le jeune Patrick quitte l’Angleterre en décembre 1933 avec pour viatiques The Oxford Book of English Verse et la traduction des œuvres d’Horace publiée par la Loeb Classical Library. Lors de la Première Guerre mondiale, ces recueils d’auteurs classiques avaient été inclus dans le paquetage des jeunes soldats britanniques envoyés sur le front. En terre étrangère et au cœur des combats, l’anthologie oxfordienne et les Odes d’Horace avaient fourni, « a ready-made store of images and metaphors with which to interpret their experience9 » avant d’être pensées comme des répertoires d’idées à visée universelle permettant d’accompagner le deuil10. Récit de formation et voyage initiatique, A Time of Gifts témoigne d’une transformation identitaire indissociable des périls de l’hiver et de la nuit, avec en leitmotiv la référence intertextuelle au Roi des Aulnes (Erlkönig) de Goethe, évocation d’une créature maléfique qui entraîne les voyageurs vers la mort.
Nourri de culture classique, Patrick Leigh Fermor inscrit ses pas dans ceux des lettrés du Grand Tour, perpétuant des repères familiers qui se surimposent aux temporalités et aux territorialités du périple vers Constantinople. De fait, comme le rappelle Nathalie Roelens, le voir est filtré par le savoir : « On n’arrive jamais en voyage vierge d’images préalables, de clichés, d’un imaginaire forgé par les textes11 ». Le voyage participe à la construction de « géographies imaginaires12 » qui naturalisent la perception de la distance et de la proximité avec l’Autre. Edward W. Said évoque en ces termes la construction de territoires symboliques, cette pratique universelle consistant à désigner :
in one’s mind a familiar space which is “ours” and an unfamiliar space beyond “ours” which is “theirs” […]. Space acquires emotional and even rational sense by a kind of poetic process, whereby the vacant and anonymous reaches of distance are converted into meaning for us here13.
La Hollande apparaît dans les premiers jours du périple comme un territoire liminal caractérisé par la séparation avec le connu et la perception de l’incertain. Le franchissement des confins du continent européen s’effectue dans la solitude et le silence d’une saison hivernale nimbée de brume. L’hiver semble abolir les frontières, transvasant le passé dans le présent, et donnant accès à l’immémorial :
The world is muffled in white, motor-roads and telegraph-poles vanish, a few castles appear in the middle distance; everything slips back hundreds of years […]. Sometimes the landscape moves it further back in time. Pictures from illuminated manuscripts take shape […]. It is Carolingian weather14.
Le familier et l’attendu peuvent constituer des remèdes à la mélancolie inhérente au dépaysement, qui « exige une déterritorialisation existentielle, culturelle, physique, esthétique15 ». De fait, la perception des Pays-Bas s’effectue au prisme de la peinture flamande – les paysages de Brueghel – et l’étrangéité est appréhendée au prisme d’une culture classique conçue comme universelle :
For, if there is a foreign landscape familiar to English eyes by proxy, it is this one; by the time they see the original, a hundred mornings and afternoons in museums and picture galleries and country houses have done their work. These confrontations and recognition-scenes filled the journey with excitement and delight16.
Les multiples références à Elisabeth Stuart, éphémère « reine d’hiver » dans la Bohême de Shakespeare et figure de l’exil dans une Prague associée aux énigmes indéchiffrables17, révèlent en outre la fluidité entre l’ici et l’ailleurs. Les références à la Winter Queen – indissociable de l’Âge d’Or élisabéthain et shakespearien – introduisent du même dans l’autre. Elles participent ainsi à la domestication d’une altérité culturelle indissociable d’une toponymie multiple aux sonorités imprononçables pour un anglophone, dans le quartier pragois du Hradčany/Hradschin18. En outre, comme en témoigne l’identification de Leigh Fermor à la jeune reine de Bohême, la porosité des frontières temporelles va de pair avec la transgression du genre masculin-féminin, qui révèle le brouillage des catégories identitaires.
À l’approche du Danube et aux confins de l’antique limes romain, la porosité des espaces temporels fait advenir la figure du barbare aux portes de l’Empire, tout en convoquant de manière obsessionnelle19 la mémoire de la guerre de Trente Ans. Scandé par des événements dramatiques tels que « the defenestrations and pitched battles and historic sieges, the slaughter and famine » mais également parcouru par « the rumor of cannibalism and witchcraft20 », ce conflit multinational est assimilé par Leigh Fermor aux instincts les plus primitifs. Mais le Barbare n’est pas irrévocablement l’Autre. Il peut en effet arborer les vêtements du polyglotte cosmopolite et cultivé, alter ego du jeune voyageur. C’est ainsi que « The polyglot captains of the ruffian multi-lingual hosts […] populate half the picture-galleries in Europe21 ».
Ce brouillage des frontières entre civilisation et barbarie est renforcé par la révélation d’affinités électives, empreintes d’affectivité, avec ses hôtes allemands. Né en 1915, élevé dans un sentiment anti-germanique, dans un contexte où « the villains of books […] were always Germans22 », le jeune homme bénéficie de la bienveillante tradition d’hospitalité accordée aux pèlerins et aux errants :
Anticlimactically but predictably, I very soon found myself liking them. There is an old tradition in Germany of benevolence to the wandering young; the very humility of my status acted as an Open Sesame to kindness and hospitality23.
Invité par les Spengel à passer la nuit à l’auberge Zum Roten Ochsen de Heidelberg afin de s’abriter des rigueurs de l’hiver rhénan à la veille de la Saint Sylvestre 1933, il se demande alors « how a German would get on in Oxford if he turned up at The Mitre on a snowy December night24 ». Cette intégration culturelle d’un voyageur particulièrement attentif aux coutumes locales est pourtant régulièrement mise au défi de l’étrangement familier (« enigmatically familiar ») généré par les dialectes paysans25.
Si « le clivage entre le même et l’autre peut être atténué par l’hospitalité, ouverture à l’altérité26 », indissociable de la rencontre interculturelle, cette hospitalité le ramène également à son étrangéité irréductible : il est ce stranger from Ausland27 qui fait irruption, comme par effraction, dans la vie quotidienne de paysans de Haute-Allemagne. Par la suite, à Stuttgart, sa présence comme invité inopiné lors d’une soirée mondaine où il se protège derrière un nom d’emprunt fait de lui tout autant une énigme qu’un intrus : « My host obviously found me a question mark; possibly a bit of a rotter, and up to no good28 ». Se présentant sans recommandation et sur un malentendu dans un château des environs de Vienne, il reconnaîtra sans détours : « I was convinced that a stranger’s presence might be a curse past bearing29 ». Le dépaysement peut en outre s’avérer périlleux : à proximité de la frontière hongroise – zone frontalière associée à un imaginaire de la subversion et de l’illégalité –, il est confondu avec un trafiquant recherché. Son passeport britannique prouvera finalement son innocence alors qu’il est menacé par des gardes-frontière armés : « When it emerged that I was English, it seemed to make a great difference30 », écrira-t-il dans son journal. Ces événements dotés de tension dramatique se produisent dans une Tchécoslovaquie anglophile, moins de cinq ans avant la « trahison des alliés » franco-britanniques par les accords de Munich qui permettront à Hitler d’annexer des territoires tchécoslovaques (septembre 1938).
Accompagnant le brouillage des identités, le dépaysement expérimenté par les voyageurs les assimile parfois à des transfuges, entre ambiguïtés interculturelles et potentielle trahison. Cette expérience met en évidence la portée de l’étymologie latine du terme « hospitalité ». Ainsi, selon Anne Dufourmantelle, hostis
signifie à la fois l’hôte (invité et invitant) et l’ennemi. Ainsi, l’hospitalité et l’hostilité ont une racine commune dans la langue […]. L’étranger excite le fantasme de celui qui vient vous déposséder dans votre propre maison, qui vous séduit et prend vos biens31.
Les glissements sémantiques associées aux termes hostis (étranger, ennemi)/hospes (hôte, étranger, voyageur)/hostia (victime) révèlent le basculement ontologique lié au dépaysement et à la subversion des frontières.
Posant la question de l’identité ambiguë et fragile associée à la liminalité de l’insider-outsider, le périple de Patrick Leigh Fermor possède, par son caractère initiatique, des caractéristiques de changement ontologique radical associé au dépaysement. Débutant à l’orée de l’hiver, le récit se clôt au début du printemps (veille de la résurrection pascale), aux marches de la Hongrie. Recelant de nombreuses épreuves vécues comme rites de passage, telles que l’égarement dans la nuit glacée et la perte du passeport, l’itinéraire vers l’Orient s’effectue par référence au cycle schubertien du Winterreise (Voyage d’Hiver) qui donne son nom au chapitre consacré à la Bavière. L’œuvre, qui met en musique des poèmes de Wilhelm Müller, évoque l’errance et les abîmes de la mort, et elle commence par les mots « Étranger je suis venu/ étranger je repars » (« Fremd bin ich eingezogen,/ Fremd zieh’ ich wieder aus »).
C’est à travers l’apprentissage linguistique que s’effectue le « lent travail d’apprivoisement de l’inconnu32 » au cœur du territoire étranger. Dès le début de son voyage, la méconnaissance de certains équivalents toponymiques (Aix-la-Chapelle/ Aachen) prive Patrick Leigh Fermor de découvertes33. Par la suite, ayant mal compris des indications d’itinéraires, il se perd avant d’être retrouvé par des villageois dans la nuit et l’hiver bavarois34. Avouant sa méconnaissance de la culture allemande35, il va approfondir sa connaissance de la langue de Goethe dans la « célèbre traduction allemande » du Hamlet de Shakespeare. Celle de Schlegel et Tieck est en effet « almost as good as the original36 », s’il faut en croire un libraire de Cologne qui se fait l’écho d’une lettre de Novalis à Schlegel : « Je suis convaincu que le Shakespeare allemand est à présent meilleur que l’anglais37 ». De fait, cette méthode d’apprentissage par la langue-cible introduit l’altérité germanique au cœur même de l’identité anglaise, à travers un processus traductologique de domestication-recréation caractéristique de l’époque romantique. Générant le mythe d’un Shakespeare allemand permis par la « symbiose totale38 » entre une langue et une œuvre, l’assimilation de Shakespeare à l’âme germanique constitue le contrepoint à l’intégration culturelle et linguistique de Leigh Fermor (polyglotte particulièrement doué) au cœur du monde germanophone.
Le dépaysement vécu par Patrick Leigh Fermor découle tout autant de la traversée des multiples frontières sociolinguistiques que du changement de décor généré par l’alternance des hébergements, des granges paysannes aux châteaux baroques :
There is much to recommend moving straight from straw to a four-poster and then back again. Cocooned in smooth linen […], I nevertheless stayed awake for hours, revelling in all these delights and contrasting them with joy to the now-familiar charms of cowsheds and haylofts and barns […]. Castles were seldom out of sight39.
À l’issue d’un séjour de trois semaines à Vienne, ancienne capitale d’un Empire multiculturel, il fait l’expérience d’un devenir-autre et de l’acclimatation, étape ultime du dépaysement, selon Roland Barthes40 : « The days had sped by. They had simultaneously spun themselves into a miniature lifetime and turned me into a temporary Viennese [...]. Departure would be a deracination41 ».
Comme nous l’avons vu, le voyage de Patrick Leigh Fermor voit se succéder le dépaysement de l’hiver hollandais (« domestiqué » par les références à Brueghel), la familiarisation (qui passe par l’approfondissement de l’allemand) puis l’acculturation viennoise (décrite comme devenir-autre). Il convient de noter que le lien avec la culture anglaise, loin d’être renié ou rompu, est pérennisé par les multiples rencontres avec des locuteurs anglophones et anglophiles, passeurs interculturels dotés d’une grande érudition. Dans A Time of Gifts, l’altérité est fréquemment médiatisée et assimilée au familier à travers le partage d’une culture commune. En témoigne le don d’une édition ancienne des œuvres d’Horace offerte par le baron Rheinhard von Liphart-Ratshoff à l’issue de son séjour à Gräfelfing, près de Munich42. Dans le château baroque du Dr Arnold, bourgmestre de Bruchsal, il explore la collection d’ouvrages parus aux éditions Tauchnitz43, lisant avec grand plaisir un roman de P.G. Wodehouse, Leave it to Psmith, dont l’action se déroule dans un manoir anglais : « […] and soon I wasn’t really in a German schloss at all, but in the corner seat of a first class carriage on the 3.45 from Paddington to Market Blandings bound for a different castle […]44 ».
Conçu comme écartement et séparation, le dépaysement demeure néanmoins l’expérience fondamentale d’un périple décrit par Patrick Leigh Fermor comme « The Great Trudge45 », « la grande crapahute ». Ce cheminement éprouvant s’effectue avec pour environnement une altérité langagière souvent associée à l’intraduisible et à l’incompréhensible, une fois franchie « the Edge of the Slav World46 ».
À l’épreuve de l’étranger, une rupture (encore) inachevée avec le regard impérial ?
« The kingdom has slid away westwards and into the dark47 ». Cette phrase inaugurale évoque le départ de Londres un soir de décembre 1933, première étape du périple sur le Continent européen. L’Est, et par extension l’Orient, sont dès lors appréhendés comme lieux d’une renaissance individuelle associée à la lumière de l’aube. L’assimilation sémantique du Royaume-Uni à l’obscurité et à la nuit semble subvertir l’identification des territoires occidentaux aux lumières de la pensée comme à la pensée des Lumières. Il convient par conséquent de s’interroger sur l’inscription du récit de Patrick Leigh Fermor au sein de la tradition du récit de voyage vers l’Orient.
À l’époque coloniale, le récit de voyage a participé à l’élaboration d’un discours orientaliste qui naturalise la distance entre le même et l’autre, figeant ce dernier dans un ailleurs exotique, à la fois étrange et redoutable. Faisant des territoires de l’altérité un enjeu de savoir et de pouvoir, le « regard impérial48 » s’est également déployé en Europe centrale et dans les Balkans – territoires de l’Autre proche – à travers un « impérialisme de l’imagination49 » indépendant de tout passé colonial. La liminalité géographique et civilisationnelle de ces territoires en font un Orient intérieur50 vecteur d’une « ambiguïté imputée » (« imputed ambiguity51 ») au cœur même de l’Europe. Selon l’analyse de Larry Wolff « l’invention de l’Europe de l’Est » élaborée par les travelogues dès la fin du dix-huitième siècle est caractérisée par un paradoxe :
[…] a paradox of simultaneous inclusion and exclusion, Europe but not Europe. Eastern Europe defined Western Europe by contrast, as the Orient defined the Occident, but was also made to mediate between Europe and the Orient. One might describe the invention of Eastern Europe as an intellectual project of demi-Orientalization52.
« L’Orient commence à l’est de Vienne » (« Östlich von Wien fängt der Orient an »). Cette phrase attribuée à Metternich53 et citée par Patrick Leigh Fermor54, prend acte de géographies imaginées nourries par la mémoire de l’occupation ottomane55. Vienne est la porte d’entrée vers des territoires dotés d’un fascinant mystère et le jeune voyageur éprouvera l’appel de l’inconnu : « [...] all the mysterious regions which lay between the Vienna Woods and the Black Sea brought their rival magnetisms into play. Was I really about to trudge through this almost mythical territory?56 ».
Assiégée à deux reprises par l’Empire ottoman, Vienne apparaît à Patrick Leigh Fermor comme un rempart tout autant que comme une passerelle entre l’Orient et l’Occident : lieu emblématique de défense de la Chrétienté face à l’altérité ottomane, la ville impériale est devenue par la suite un creuset assimilateur symbolisé par le triomphe pacifique du croissant et du café turc57. Comme l’écrit Claudio Magris, « cette rencontre entre l’Europe et l’empire ottoman est le grand exemple de deux mondes qui, en se combattant et en se déchirant, finissent par se pénétrer imperceptiblement et s’enrichir réciproquement58 ». Dans les intérieurs du quartier de Mariahilf, les portraits de l’Empereur François-Joseph côtoient alors les photos du pape Pie X et l’étoile de David59. Arrivé à Vienne en février 1934 lors de la « guerre civile autrichienne » – affrontements meurtriers opposant les socialistes aux conservateurs-fascistes – Patrick Leigh Fermor évoque rétrospectivement « une époque atroce pour l’Autriche » (« a desperate time for Austria60 »), marqué par la montée du nazisme avant l’Anschluss de 1938. De fait, cette « Vienne avant la nuit61 » située au bord de l’abîme peut également être appréhendée dans sa liminalité historique comme un seuil séparant l’hospitalité sécurisante d’un « Monde d’hier62 » souvent idéalisé et l’abolition de l’altérité voulue par le Troisième Reich.
Conçu comme « ébranlement devant l’altérité63 », le dépaysement ne constitue pas un processus linéaire mais il implique le franchissement de seuils et de frontières symboliques autant que politiques. À la suite de son séjour viennois, où il se perçoit comme bénéficiaire d’une « citoyenneté honoraire » (« a kind of honorary citizenship64 »), le monde slave apparaît lors du franchissement d’un « pont énorme » (« enormous bridge65 »), menant à Bratislava en Tchécoslovaquie. Autrefois assiégée par les Turcs à l’instar de Vienne, Bratislava se situe sur le limes danubien situé aux confins de l’Empire ottoman. Fréquemment associée au statut transitionnel des ponts66, la traversée des fleuves est un des tropes caractérisant les récits de voyage vers l’Est et vers les Balkans. Point de convergence de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, Bratislava peut être appréhendée comme un « tiers espace67 » caractérisé par une culture frontalière hybride. Mystérieuse et complexe, appelant à une transgression des normes à la fois exaltante et périlleuse, elle incite de manière impérieuse à la découverte voire à la conquête, comme en témoigne l’usage de métaphores militaires :
I was excited by the thought that the frontiers of Austria and Czechoslovakia and Hungary were about to converge. Though separated from by the river, I was opposite Czechoslovakian territory already; I planned to wheel left into the Republic and attack Hungary later on from the flank68.
Le franchissement de cette frontière entraîne un dépaysement sensoriel associé à la modification du monde sensible : « […] the juxtaposition of tongues made me feel I had crossed more than a political frontier. A different cast had streamed on stage and the whole plot had changed69 ». À Bratislava/Pressburg/Pozsony, ville-carrefour à la toponymie multiple, il fait l’expérience du dépaysement à travers l’intraduisible. Les sonorités slaves et hongroises créent une polyphonie qui échappe à toute appréhension immédiate : « Listening to the unfamiliar hubbub of Slovak and Magyar […] I realized I was at last in a country where the indigenous sounds meant nothing at all; it was a relief to hear some German as well70 ». La description par Patrick Leigh Fermor de son court séjour slovaque contraste fortement avec la tonalité des chapitres précédents dans lesquels l’assimilation de l’altérité participait à la transformation individuelle à travers l’apprentissage linguistique. Par la suite, la familiarisation avec les langues locales telles que le hongrois permettra à Patrick Leigh Fermor d’effectuer ce que Anne Dufourmantelle nomme « le lent travail d’apprivoisement de l’inconnu71 », favorisant un contact direct avec les populations72. Ce passage révèle le rôle joué par les hôtes du jeune voyageur dans son appréhension des frontières symboliques et territoriales qui délimitent les catégories mouvantes de l’identité et de l’altérité. Non exempte de stéréotypes, l’intériorisation de géographies imaginaires ancrées dans des histoires et des territoires (ceux de l’aristocratie austro-hongroise ayant vécu le morcellement de l’Empire des Habsbourg) témoigne de son acculturation au sein de la Mitteleuropa germanophone. Originaire de Bohême et récemment rencontré à Vienne (« his true home ») le jeune Hans Ziegler lui sert de guide et il se fait l’écho d’une dépossession et d’une nostalgie, celle de l’ancienne Pressburg devenue tchécoslovaque en 1918 : « “You should have seen it before the War !”—this was the general burden of those who were old enough to remember. The great days of the city were long past73 ».
Initié aux saveurs exotiques de la liqueur distillée de pêche et de prune, du paprika et des graines de pavot, Patrick Leigh Fermor découvre également les harmonies étranges et bouleversantes d’une musique tsigane qualifiée d’« exotique, enivrante » (« deviant and intoxicating74 »). Si « la perception occidentale d’un Orient lointain consiste le plus souvent en un amalgame d’inquiétude, de mystère et de fascination75 », Bratislava s’inscrit dans la perception d’une altérité irréductible, résumée en ces mots : « Bratislava was full of secrets76 ». C’est à Bratislava que Patrick Leigh Fermor aura « a first glimpse of Gypsies » regroupés aux confins de la ville dans une « bordure ambiguë de huttes, de roulottes, de feux » (« an ambiguous fringe of huts and wagons and fires77 »). Selon Jean-François Staszak, « la question de l’exotisme aboutit fatalement à celle de l’érotisme78 ». Très vite, le Schlossberg de Bratislava, un quartier peuplé de femmes fardées, attire le jeune homme comme un aimant : « This was the first quarter of its kind I had seen […]. Recoil, guilt, sympathy, attraction, romantisme de bordel and nostalgie de la boue wove a heady and sinister garland79 ». Entre désir et culpabilité, le récit de ce périlleux franchissement du seuil, marqué par l’ambivalence, possède de remarquables similarités avec le récit freudien d’un séjour en Italie, relaté dans son essai L’Inquiétante Étrangeté (Das Unheimliche). Le récit freudien se conclut par ces mots : « Je fus saisi alors d’un sentiment que je ne peux que qualifier d’unheimlich [non-familier]80 ». L’attraction ressentie par Patrick Leigh Fermor découle en grande partie de l’adéquation entre ses perceptions d’un territoire « mystérieux » et les représentations d’un Est (déjà oriental) associé à la subversion des interdits81. L’année suivante, la découverte de la Corne d’Or sera source d’une immense déception, les géographies imaginaires de Constantinople ayant éclipsé les réalités de la contemporaine Istanbul.
Unissant le sensuel au politique, l’appréhension ambivalente des confins comme territoires des passions refoulées révèle une translation sémantique : elle traduit la nostalgie d’un Empire morcelé par le nationalisme et l’irrédentisme de ses peuples rebelles. De fait, l’évocation d’un Âge d’Or immémorial est omniprésente parmi les aristocrates rencontrés en Autriche :
[…] until 1919—when the centrifugal break-up spared only the Austrian heartlands—a buoyant douceur de vivre had pervaded the whole of life. Or so it appeared to them now, and many seemed to look back to those times with the longing of the Virgilian farmers and shepherds in Latium when they remembered the calm reign of Saturn82.
Mettant en lumière les sentiments monarchiques de Patrick Leigh Fermor83, cette évocation de L’Énéide exalte une société harmonieuse et déférente qui contraste avec une Grande-Bretagne parcourue de tentations radicales : « […] when, on the road or during halts at an inn, the theme of the local castle dwellers cropped up, as they invariably did, there was no Cobbett-like diatribes84 ». Entre exotisme temporel et analogie interculturelle (autre forme de domestication), l’Europe centrale rappelle ainsi, par effet-miroir, l’Angleterre pré-industrielle (Merry Olde England) idéalisée par un vaste courant de pensée britannique, du socialiste William Morris au conservateur Stanley Baldwin.
Par la suite, cette nostalgie acquiert une épaisseur temporelle supplémentaire dans le cadre de la mise en forme et de la réécriture du journal par un auteur parvenu à maturité : le regret irrévocable de n’avoir pu contribuer à l’échange de présents avec des hôtes allemands particulièrement accueillants, un soir de Noël 1933, inspire des réflexions sur l’irréversible fuite du temps85. Cette conscience de l’impossible retour est illustrée par le poème Twelfth Night de Louis MacNeice, composé après la Deuxième Guerre mondiale, qui donne son nom au premier volume de la trilogie viatique :
For now the time of gifts is gone –/ O boys that grow, O snows that melt,/ O bathos that the years must fill –/ Here is dull earth to build upon/ Undecorated; we have reached/ Twelfth Night or what you will … you will86.
L’ampleur des destructions subies pendant la Deuxième Guerre mondiale mais également les divisions de la guerre froide ont séparé ou sacrifié des êtres. Ils ont également aboli des lieux, à l’instar de la cathédrale d’Ulm bombardée et plus tard, de l’île submergée d’Ada Kaleh évoquée dans le second tome du travelogue, Between the Woods and the Water : « […] myths, lost voices, history and hearsay have all been put to rout, leaving nothing but this valley of the shadow […] and everything has fled87 ».
Selon la formule empreinte de métaphores de Claudio Magris, autre arpenteur du Danube, « [u]n voyage est toujours également une expédition de sauvetage, une occasion de se documenter et de recueillir quelque chose qui est en voie de disparition, c’est le dernier accostage sur une île que les eaux commencent à submerger88 ». Ce constat fait également de la mémoire et de l’écrit une forme de résistance à l’irrévocable. Témoignage personnel et ethnographique sur l’Europe centrale de l’entre-deux-guerres mais également œuvre littéraire, A Time of Gifts suspend le temps dans ses dernières pages, immobilisant Patrick Leigh Fermor sur le pont Marie-Valérie, à Esztergom :
I found it impossible to tear myself from my station and plunge into Hungary. I feel the same disability now: a momentary reluctance to lay hands on this particular fragment of the future; not out of fear but because, within arm’s reach and still intact, this future seemed, and still seem, so full of promised marvels89.
Simultanément définie comme un « état de tristesse causé par l’éloignement du pays natal » et comme le « désir d’un retour dans le passé90 », la nostalgie accompagne la quête infinie de l’identité. Par un apparent paradoxe, comme le rappelle Barbara Cassin, la nostalgie articule le désir du lointain et le désir du retour, l’errance et le déracinement. Quand donc est-on chez soi lorsque l’on a déterritorialisé la langue maternelle au contact de la langue d’autrui et que « la patrie, Heimat, est unheimlich, chez soi (heim) mais pas chez soi (unheim), le paradigme même de l’“inquiétante étrangeté”91 » ?
Voyage initiatique entraînant « un bouleversement esthétique, intellectuel et sensible, existentiel92 », le périple fermorien à travers l’Europe prend acte de la fluidité des frontières entre la terre natale et les territoires de l’étranger. Doté d’un riche intertexte et faisant dialoguer les temporalités, ce récit s’inscrit pleinement dans le cadre des questionnements postcoloniaux pourtant sur la porosité des espaces ainsi que sur les mémoires poly-identitaires93. Selon Loredana Polezzi, la littérature de voyage contemporaine génère des récits qui résistent aux schémas binaires :
[they] do not easily fit with well-worn binary models of “here” and “there”, “home” and “abroad” […]. Places of origins are often plural and unstable, in spite of the enduring appeal of traditional labels such as “mother country” or patrie […]. “Arrival” and “destination” are equally ambiguous notions and do not always constitute part of individual or collective itineraries94.
Publié en 1977, A Time of Gifts a pour origine et référence le journal de voyage tenu par un jeune homme de dix-huit ans dans l’Europe centrale de 1933-35. Publié plus de quarante ans après la fin du périple, il a fait l’objet d’un travail de mise en forme et de réécriture consciencieux qui révèle la polyphonie de la mémoire tout en se faisant l’écho d’une absence, d’une perte et d’un exil autant géographique qu’existentiel. Il s’agit de la conscience nostalgique d’une Europe disparue et d’une jeunesse enfuie, de l’ « impossibilité d’un revenir du devenir95 ».
« Leave thy home, O youth, and seek out alien shores ». Dans cette épigraphe de Pétrone, traduite par la mère du jeune Patrick avant son départ, un homme d’expérience s’adresse au jeune homme d’autrefois, lui enjoignant d’embarquer pour un voyage vers « le lointain Danube », car son univers en sera grandi. Plusieurs voix se rejoignent et annoncent le sentiment d’épiphanie ressenti aux portes de la Hongrie, au terme de l’ouvrage.
« Parallax » était le titre initialement donné par Leigh Fermor au premier volume de son récit de voyage96 et de fait, selon Grzegorz Moroz, « the dramatic and nostalgic power of the book [...] lies to a large extent in these shifts of perspectives between the two figures of Patrick Leigh Fermor97 ». A Time of Gifts mêle ainsi la voix d’un adulte en devenir découvrant une Europe au bord de l’abîme aux réflexions de l’homme de lettres parvenu à maturité, expérimentant comme arrachement l’irréversible destruction des êtres et de lieux par les tragédies de l’Histoire. Cette oscillation narrative et mémorielle entre l’ici et l’ailleurs, mais également entre le présent et le passé, fait de la nostalgie – étymologiquement associée à l’éloignement des lieux familiers et à l’abolition du passé originel – le contrepoint indissociable du dépaysement.
Mais où se situent désormais le familier (home) et l’étranger (away), au terme d’un récit viatique caractérisé par la fluidité des frontières entre la terre natale et l’ailleurs ? Comme l’écrit Edward W. Said, « Exile, immigration, and the crossing of boundaries are experiences that can […] provide us with new narrative forms or [...] with other ways of telling98 ». L’estrangement est cette capacité à s’exiler par rapport à sa culture, à s’émanciper de la coutume afin « de trouver lointain ce qu’on avait d’abord pensé proche, et étrange ce que l’on avait cru familier99 ».
Parvenu au terme de son périple, sur le mont Athos où il fête ses vingt ans en février 1935, Patrick Leigh Fermor écrit alors dans son journal, cité dans les dernières lignes de The Broken Road : « I feel a great deal of regret at leaving this quiet and happy life. This last month will be an unbelievable memory when I am back in England. I wonder when I will be here again?100 ». Ce passage fait écho à l’interrogation de Patrick Leigh Fermor, lors de son départ d’Angleterre : « I wondered when I would be returning101 ».
Selon Vladimir Jankélévitch, « Le nostalgique s’installe dans l’invincible espérance parce qu’il se reconnaît citoyen d’une autre cité et d’un autre monde, parce que sa patrie est une Ville invisible située à l’infini102 ».