Le dépaysement, un nouveau paradigme d’éclosion poétique
Guillermo Carnero, poète espagnol contemporain né à Valence en 1947, est classé par l’historiographie littéraire officielle espagnole dans les Novísimos, la génération de poètes ayant commencé à publier dans les dernières années du franquisme (tardofranquismo), vers 19651. Les premiers poèmes de Guillermo Carnero paraissent en 1965 et 1966. Son premier recueil de poésie, Dibujo de la muerte2, (Dessin de la mort), et la plaquette Libro de horas, (Livre d’heures), qui comprend quatre poèmes, sont publiés en 1967, alors que le poète n’a pas encore vingt ans. Grâce à la parution de Dibujo de la muerte, Guillermo Carnero est érigé au rang d’emblème de ces jeunes poètes car, et c’est ce que soulignera le critique catalan José María Castellet en 1970 par le titre qu’il donnera à son anthologie, qui initie la réception critique de cette génération – Nueve novísimos poetas españoles3 (Neuf très nouveaux poètes espagnols) –, ces jeunes poètes sont « una oleada de aire puro en nuestro mundo cultural4 ». C’est effectivement en référence au titre de cette anthologie que la critique nommera dès lors ce groupe de poètes.
Il convient de préciser, pour bien comprendre les enjeux du dépaysement opéré par les Novísimos et plus spécifiquement par Guillermo Carnero, quelle était l’alternative qui s’offrait à ces poètes qui débutaient alors leur carrière en termes de publication. Elle est clairement formulée par J.M. Castellet dans la Conclusión provisional de son prologue, dont le propos peut être synthétisé par : « Idéologiser ou poétiser5 ? ». D’un côté, une poésie en forme de manifeste idéologique, en connexion directe avec les événements historiques de la société espagnole et du monde des années 70 (la dictature franquiste principalement et les stratégies de contournement de la censure que celle-ci imposait), « proposer une réalité entièrement perméable à l’histoire6 » ; de l’autre, la proposition d’une autre réalité, coupée de l’histoire en formation, « proposer une réalité finalement impénétrable, irréductible7 ». Les Novísimos, et Guillermo Carnero particulièrement, retiendront la seconde hypothèse, utilisant la culture comme alternative à l’expression de l’intimisme primaire de la « poésie-message » et au réalisme social de la poésie sociale. Interrogeons à présent ce qui se joue en termes de dépaysement dans la poésie de Guillermo Carnero.
Le poème, « un lieu pour se perdre8 »
Il s’agit, pour l’alter ego du locuteur poématique qu’est le lecteur – l’implication intellectuelle et émotionnelle du lecteur est fondamentale pour les poètes Novísimos – d’accepter un voyage, un dépaysement, qui le conduira dans un premier temps à parcourir un kaléidoscope culturel : le poète convoque d’ailleurs à plusieurs reprises dans son œuvre l’image du « diorama », depuis la littérature française, plus précisément de l’écrivain voyageur cosmopolite Valery Larbaud. Mais ce lecteur sera également amené à s’interroger sur sa propre place dans le monde, car les questionnements métaphysiques qui traversent cette poésie, l’amour, la finitude de toutes choses, en articulation avec la réflexion sur la création, entrent en écho avec sa propre quête intérieure. Le dépaysement opère de fait dans la poésie de Guillermo Carnero selon deux axes majeurs, qui en sont en réalité des axes fondateurs : les « géographies culturelles », qui entraînent la relecture de la tradition et l’insaisissabilité de la voix poématique, en tant que facteurs de dépaysement intérieur du lecteur.
Les géographies culturelles, facteur de dépaysement vers soi
Pour entrer dans cette riche œuvre poétique, il est effectivement possible de s’intéresser aux « géographies culturelles » élaborées par le poète, dont le locuteur poématique est une sorte de Wandersmann européen, à la fois pèlerin, errant et marcheur9 : dire l’émotion d’un rapport au monde par la distance de façon à éviter tout recours à l’expression d’un sentimentalisme primaire, tel est le premier dépaysement opéré par le jeune poète dès son premier recueil, Dibujo de la muerte : délaissant le poème-message propre à la poésie sociale, le poète se décentre et convoque déjà la culture dans ses intitulations et ses paratextes qui vont à la fois affirmer l’ancrage culturel du poème et créer une distance propice à l’émergence d’un regard neuf chez le lecteur, dans le but de désautomatiser la réception de la parole poétique, provoquant ainsi un dépaysement initial chez celui-ci. C’est ce que met en évidence l’hispaniste Elide Pittarello lorsqu’elle écrit à propos du poème « Tempestad10 » : « Cada vez que elige objetos artísticos como temas de su poesía, Guillermo Carnero lleva a cabo un proceso de simbolización que suspende –cuando no deshace del todo– el valor de uso común11 ». C’est ainsi à un voyage interculturel souvent en forme d’hommage et de militantisme pour le sauvetage de la culture, surtout européenne, (pensons à l’essai de G. Steiner sur la même thématique, « Le crépuscule des Humanités », publié en 1999 et aux écrits de Hannah Arendt12), que nous invite le poète.
C’est de fait à un éloge implicite de l’errance en tant qu’établissement d’une relation dialogique avec la culture auquel s’adonne le poète, livrant par conséquent son lecteur au dépaysement. À ce titre, la table des matières de Dibujo de la muerte convie déjà ce dernier à un voyage en forme de dépaysement interculturel : s’y découvrent en effet des intitulations brèves, qui pourraient constituer des titres de tableaux (si l’on excepte les quelques longs « titre-sommaires » employés parfois à dessein par l’auteur13), évocatrices déjà d’une distance, mais aussi quelque peu trompeuses car anticipant faussement un poème en forme d’ecphrasis. Ces titres transportent déjà le lecteur de l’Espagne, avec par exemple « Ávila », « Castilla », « Amanecer en Burgos », « Capricho en Aranjuez14 », vers l’Italie (« Muerte en Venecia15 ») et vers la France (« Les Charmes de la Vie », « Watteau en Nogent-sur-Marne16 » …). Ce dépaysement est également littéraire avec « Melancolía de Paul Scarron, poeta burlesco », « Óscar Wilde en París », « Panorama desde la Tour Farnèse » ou « J’ai presque peur, en vérité17 », ou bien encore pictural avec « Plaza de Italia » et « Piero della Francesca18 » : la liste pourrait être continuée et déployée en un vaste hommage à la culture européenne. C’est ainsi que le lecteur, avant même de prendre connaissance du contenu du poème se voit embarqué dans les géographies référencées qui composent les univers culturels relus par le poète.
Le paratexte, auquel ce dernier a très fréquemment recours, que ce soit en introduction des recueils ou des poèmes, en forme de citation ou par la mention d’un auteur ou d’un autre titre, est également facteur de dépaysement pour le lecteur : prenons l’exemple du poème « Castilla » (« Castille »), l’un des tout premiers que publie l’auteur dans les années 1970 et second poème du premier recueil. Le poète y met en scène une thématique récurrente de son œuvre poétique spiralaire, celle de l’impossibilité du langage pour se dire et dire le monde et le paradoxe de devoir néanmoins l’utiliser pour exprimer une parole poétique et métapoétique. Nous remarquons que ce poème est parcouru par la métaphore de la muraille, en réalité celle du langage :
De mar a mar, recuerdo, he galopado, una
y otra vez, levantando bastiones y murallas,
he galopado, quiero vivir, he galopado
para dejar atrás ese bosque de muros,
he extendido mi cuerpo, esa ciega maraña
de sillares marchitos y argamasa candente
de mar a mar19.
Le corps du poème est précédé, après son intitulation évocatrice d’un référent on ne peut plus traditionnel de la poésie espagnole, la Castille, d’une épigraphe extraite du chapitre onze de la seconde partie du Don Quichotte de Miguel de Cervantès (1615) : or, celle-ci met en avant la question du masque, du théâtre dans le théâtre, en une sorte de mise en abyme créée par l’intermédiaire du parangon de l’espace castillan, à savoir le très célèbre Don Quichotte. L’articulation entre le titre de ce poème, chargé de références historiques et culturelles, « Castille », et la citation de Cervantès provoque la désautomatisation de la réception de ce référent, lui donnant le statut d’objet dans un objet, de référent imbriqué dans un autre référent20 en une allusive analogie – une figure récurrente dans l’écriture pour le poète – de la représentation artistique, celle-là même que met en scène le langage. Le lecteur ne peut donc s’attendre à lire ici une évocation de la Castille, par exemple telle que la glorifia le franquisme, et si c’est le cas, ses espérances seront déçues, pas plus qu’il ne retrouvera dans le poème trace, sinon analogique, de la citation extraite du Don Quichotte. C’est donc davantage à une réflexion sur le langage et ses rapports avec la réalité – les mots peuvent-ils dire notre relation au monde ? – qu’est invité le lecteur de ce poème.
C’est ainsi que le poète octroie au paratexte un rôle de dépaysement des attentes du lecteur, qui se verra amené par cette construction poématique à l’impossibilité de considérer l’œuvre d’art comme « réaliste », ce qui est ici un autre facteur de prise de distance avec la poésie-message, à laquelle n’ont pas recours les Novísimos. Au-delà de toute érudition plaquée, et bien au-delà d’une volonté d’éviter les interprétations erronées de l’œuvre21, c’est effectivement grâce à une mise en mouvement de la culture par le transfert interculturel22, qui est aussi une relecture de la tradition, comme l’Europe des arts et des cultures est un territoire à arpenter, que s’opère le dépaysement du lecteur. Rappelons-ici les propos du philosophe G. Steiner : « L’Europe a été, est encore parcourue à pied. […] Cette réalité détermine une relation féconde entre l’humanité européenne et son paysage. […] Les beautés de l’Europe sont inséparables de la patine du temps humanisé23. »
Mais ce dépaysement axé sur l’interculturalité, – la culture comme possibilité de déport de soi vers soi –, en une mise en exergue de la relation dialogique qui se tisse entre le locuteur poématique, la culture et la réception de cette relation par le lecteur comporte sa part d’ombre : en effet, face aux déceptions provoquées par la réalité du quotidien, les blessures de l’amour et la déliquescence de la culture, grande est la tentation du refuge dans le monde de l’art. Il s’agit là d’un dépaysement en quelque sorte sans retour possible, contrairement à l’idée contenue dans ce terme, qui n’évoque pas forcément un départ définitif mais suppose une origine. C’est le dépaysement fait exil dans le monde de l’art, en tant que seule alternative possible à l’impossible expression d’un rapport au monde trop chargé d’émotion, qu’il faut juguler par la distance, comme celles du titre et du paratexte. C’est ce qu’exprime le locuteur dans « Campos de Francia » de Verano Inglés24 lorsqu’à la toute fin du poème celui-ci affirme, face à la beauté des grandes orgues de la chapelle du château de Versailles : « Nunca/hizo tanto por mí ningún ser vivo 25 ». Et, dans le recueil Fuente de Médicis26, c’est de même, grâce au référent culturel, envisagé sous la forme d’un dialogue avec Galatée, la statue du groupe sculptural du jardin du Luxembourg, une référence française entrecroisée au référent espagnol du magistral Polyphème de Luis de Góngora, que la voix poématique va s’interroger sur cette tentation de la fuite, sur ce dépaysement sans retour dans le monde de l’art, solitaire mais protégé des bombes à retardement que sont les humains, ce qu’avait déjà expliqué l’auteur en personne à propos de « Terres de France », qui n’a bien entendu rien à voir avec une quelconque description de la campagne française27 :
« Nunca/hizo tanto por mí ningún ser vivo » da cuenta de la sensación de belleza y serenidad que produce el arte, y que nunca podrá igualar la de un ser vivo, en el que siempre late una bomba de relojería, si bien la vida no puede dártela el arte. Aquella sensación emocional primaria de soledad y pérdida, si no hubiese estado acompañada de su carga cultural no me habría dado esa percepción especial, sin la cual, por otra parte, habría quizá pasado por allí como un turista más28.
Le dépaysement du lecteur se réalise donc sur l’assise d’une poésie savante nourrie de la tradition, qui fait cependant interagir les univers culturel et quotidien sans qu’aucune frontière ne sépare les deux, ce que le poète nomme « la mémoire culturelle » : « La memoria cultural […] confiere profundidad y color a nuestro deambular por el mundo real29 ». La poésie est ainsi pour Guillermo Carnero un dépaysement ontologique fondé sur l’imaginaire culturel, qui ne consiste pas en une évocation ecphrastique inerte – aucun de ses poèmes n’est une ecphrasis – qui ne renverrait au lecteur que la description de l’œuvre d’art dans le poème, mais la mise en marche d’un procès analogique tel que le définit Paul Valery dans son « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » : « L’analogie n’est précisément que la faculté de varier les images, de les combiner, de faire coexister la partie de l’une avec la partie de l’autre et d’apercevoir, volontairement ou non, la liaison de leurs structures30. » Le poète utilise-t-il donc alors les œuvres d’art comme de possibles illustrations d’une pensée ou d’une émotion ? Il n’en n’est rien car ce que le poème met à nu par le truchement du langage c’est l’articulation entre l’imaginaire culturel et les réactions émotionnelles et intellectuelles provoquées par l’expérience quotidienne ou culturelle. L’exemple du poème « El embarco para Cyterea » est à cet égard éclairant pour le lecteur dépaysé car, bien loin de décrire ce tableau de Watteau, cette fête galante peinte en 1717, il va permettre l’expression de la nostalgie d’une voix poématique qui ne put vivre l’amour et observe distanciée, cette farce lugubre :
Hoy que la triste nave está al partir,
con su espectacular monotonía,
quiero quedarme en la ribera, ver
confluir los colores en un mar de ceniza,
y mientras tenuemente tañe el viento
las jarcias y las crines de los grifos dorados
oír lejanos en la oscuridad
los remos, los fanales, y estar solo31.
C’est également une relecture de la littérature française qui est réalisée lorsque le poète revisite la notion de paysage, de panorama, par l’intermédiaire de l’un de ses doubles poématiques, en la personne de Stendhal, l’un des écrivains de prédilection de l’auteur. En effet, le poème « Panorama desde la Tour Farnèse » propose une lecture nouvelle du paysage, par les yeux du locuteur-Fabrice, ambivalent héros de La Chartreuse de Parme, involontaire mais heureux dépaysé dans sa tour-prison, qui lui donne l’occasion d’observer le monde depuis la distance :
Tres nenúfares líquidos componen
un trasparente círculo. Aquí, desde la altura, tan sólo un persistente
surtidor se diría, y sin embargo
las tres corolas, esculpidas una y otra vez en el agua,
dilatan sus pétalos, hasta colmar la piedra. Si me fueran
concedidas las riendas de la inmortalidad, sé que las dejaría
caer, para mejor sentir cómo en la verde caverna
el frío viento de la tarde dispersa las flores agostadas32.
Il serait donc réducteur d’imaginer que, malgré les mouvances qui la traversent, la poésie de Guillermo Carnero ne s’enracine pas dans la tradition. Le poète, érudit et nourri de culture française dès ses premières lectures au lycée français de Valence, propose ainsi à son lecteur une relecture de la tradition par le canal du référent culturel mis en transfert par l’analogie allusive. Ce dépaysement par la revisite de la tradition littéraire et artistique, européenne et occidentale, rappelle également que pour pouvoir dépasser l’intimisme primaire et le réalisme social, comme le fait depuis toujours le poète dans ses créations, il est nécessaire d’en être fin connaisseur, tout comme il est nécessaire, pour utiliser le vers blanc, de connaître la tradition métrique.
Les errances de la voix poématique, un dépaysement lecteur
Mais le dépaysement dans la poésie de Guillermo Carnero c’est également un insaisissable locuteur : « C’est sans doute dans l’œuvre de Carnero que le lecteur de 1970 peut le moins se projeter33 » rappelle M.C. Zimmermann. Et de fait, dépayser le lecteur par l’errance de la voix poématique, c’est le conduire au sein du poème en « un lieu pour se perdre », être désorienté par une impossible identification, l’impossible déchiffrement d’un message univoque, car si la poésie de Guillermo Carnero comporte un message, c’est justement celui de la fécondité du dépaysement, voire de la nécessité du mouvement, de la distance, pour se comprendre soi-même : c’est la poésie en tant qu’autosalvación34, telle que la défendait le poète espagnol Jaime Gil de Biedma, l’un des maîtres à poétiser du jeune Guillermo Carnero, et celle qui nécessite la mise en mouvement du lector activado35.
Cette voix poématique diffuse, qui participe du plaisir de l’expérience de la lecture, du « plaisir du texte » comme le spécifiait Roland Barthes, et du jeu entre le poète et son lecteur, révèle également la complexité de cette poésie, ce qui a pu parfois faire dire à la critique institutionnelle que le poète Guillermo Carnero mettait à distance son lecteur. Bien entendu, lire la poésie de Guillermo Carnero, c’est accepter la tâche ardue mais ô combien gratifiante, de la (re)-découverte culturelle pour partir à la découverte de soi : « Seul l’homme prend vis-à-vis de son entourage la distance nécessaire à une vue d’ensemble, et à l’ouverture d’un monde commun, qui déborde les limites du territoire » nous rappelle Michel Collot dans son essai La Pensée-paysage36.
Cette démultiplication du locuteur empêche effectivement toute identification, toute immobilisation, puisque le poète, non content d’utiliser peu le déictique « Je » et encore moins le « Tu » ou le « Nous », diffracte la voix du locuteur en de nombreux doubles propres aussi bien à égarer le lecteur qu’à voiler l’émotion qui affleure sans cesse dans le poème. Si ce locuteur parle par les yeux du peintre Antoine Watteau dans « El embarco para Cyterea », par ceux de Stendhal dans « Panorama desde la Tour Farnèse » ou encore ceux du vieux peintre William-Adolphe Bouguereau dans « Las Oréades, por Bouguereau (1902)37 », en un paradoxe initial et jamais démenti de l’œuvre, qui consiste à convoquer l’autre pour se dire soi-même, nous sommes néanmoins en plein processus d’impersonnation telle que la définit M.C. Zimmermann, qui « n’est en rien une dépersonnalisation puisque le vide intérieur [la disparition de la biographie] aboutit à la pleine existence de cette personne langagière qu’est le moi – ou plutôt le locuteur fictif –, autrement dit la voix du poème38. »
C’est ainsi que les avatars du poète se manifestent sous la forme de doubles aussi bien émotionnels qu’intellectuels39 et qu’au fil des années et des recueils, Guillermo Carnero donne à voir, par référents interposés, l’ordonnancement scénique de son rapport au monde : « spectateur du monde », le poète cherche néanmoins à « s’examiner soi-même40 » mais indirectement, de biais, en donnant corps à cette dualité, objectivée et distanciée par la mobilisation de ses différents avatars. Littéraires, picturaux, architecturaux, paysagers, objectaux, les référents avec lesquels le poète construit sa relation dialogique avec l’Europe de la culture, qui configurent en quelque sorte la « Galería de retratos41 » de ses compagnons de route créatifs et réflexifs, s’éploient également en une pluralité de figures langagières qui ordonnent leur propre insaisissable dans le miroir de l’altérité.
La lecture des recueils expose donc le lecteur à la réception de cette cohorte d’influences constituée de peintres, poètes, écrivains, sculpteurs, musiciens, philosophes… auxquels le poète à sa façon rend hommage tout en les fictionnalisant. Ceux-ci constituent effectivement son horizon émotionnel (en tant que déclencheurs de l’émotion, mise en mots dans le poème) mais également intellectuel (en tant qu’objets d’étude universitaire notamment pour certains d’entre eux et de réflexion sur l’acte d’écriture). Ils participent donc pleinement du dialogue entre les cultures que l’auteur met en avant en tant que double alternative : d’une part à l’enfermement dans l’Art comme substitut à la vie et d’autre part comme stratégie de résistance au délitement de la culture européenne de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. C’est que cette immobilité du refus de l’altérité par une relation à sens unique au référent culturel (mimesis) n’est pas tenable, et que l’échange, le dépaysement interculturel nourricier et en mouvement, se fait indispensable voie de découverte de Soi et de vivification de la culture, qui ne reste ainsi pas lettre morte : c’est en cela que chez le poète la culture et son potentiel de dépaysement est un élément vital, au même titre que l’air et l’eau, deux éléments d’ailleurs omniprésents dans son œuvre poétique, qui réitère par ailleurs si souvent la mise en marche de la réélaboration du souvenir : « … il n’y a que deux choses où le temps ne peut rien changer ni détruire : l’eau et le vent42 ».
En guise de conclusion : traduire le dépaysement
Traduire est sans aucun doute une autre forme de dépaysement, par l’implication de la voix étrangère, propre à incarner, hors de toute glose critique, le traitement distancié que donne le poète Guillermo Carnero à l’imaginaire culturel. Les deux textes restent en face à face, avec entre eux la distance du dépaysement, cette figure du lecteur qui à son tour s’empare de l’écriture, déployant une nouvelle parole, sans que pour autant la traduction ne soit réécriture. Elle consisterait plutôt à lever les voiles qui existent entre le poème et son lecteur, en donnant à voir par les mots la profondeur d’une réception intime et subjective de l’œuvre. La traduction, dont le poète novísimo Jaime Siles affirme qu’elle est la « lecture la plus profonde43 » d’une œuvre, est de plus un acte paradoxal, une autre forme de dépaysement, puisqu’il fige sur le papier le mouvement du poème, qui ne pourrait être perçu, reçu sans cette immobilisation. La traduction serait, comme le précise Yves Bonnefoy une « musique nouvelle » et « l’expérience de la présence44 », une nouvelle lecture de l’œuvre, « c’est-à-dire mille manières de déchiffrer dans les textes ce qui nous a déjà écrit45 ». C’est l’exercice de la liberté raisonnée du lecteur, qui, faisant cette nouvelle expérience de réception, interroge depuis le dedans du langage sa propre réception du dehors de la culture de l’Autre en un dépaysement vers soi cependant facteur d’altérité, comme le poète Guillermo Carnero partage avec son lecteur ses questionnements ontologiques en relisant l’imaginaire culturel pour se connaître lui-même par le langage du poème.