À bien des égards, le dépaysement est au cœur de la réflexion menée par les auteurs canadiens qui considèrent la perception et la représentation de l’espace comme ne relevant pas de l’évidence. Chez Robert Kroetsch, Rudy Wiebe, ou Jane Urquhart (pour ne citer qu’eux), ce qu’Alain Roger nomme « l’autisme du dénuement » (le regard vide car déçu1) et « l’autisme du déplacement » (le regard incongru, inadéquat2) devient un outil romanesque qui ouvre la possibilité d’un renouvellement et d’une reformulation du lien à l’espace, au moment même où il met à mal la médiation des codes esthétiques et culturels qui transforment le pays en paysage.
La question du dépaysement se pose toutefois différemment dès lors qu’on s’intéresse aux auteurs des Premières Nations et à des textes qui mettent en scène les croyances et pratiques environnementales autochtones. Il peut même devenir suspect lorsqu’il répond à une recherche d’exotisme de la part du lecteur. Pas d’épreuve de l’altérité ici, mais un geste compensatoire qui désamorce d’emblée « ce que l’autre de l’autre culture peut avoir d’extérieur et d’inattendu, à la fois de surprenant et de déroutant3 ». Cette logique différentielle sous-tend notamment la figure de l’« Indien écologique4 » à qui l’on prête, en raison de son éloignement fantasmé de la modernité, des vertus environnementales qui seraient un antidote aux maux de la relation paysagère occidentale.
C’est bien au danger que représente ce tourisme littéraire en quête d’exotisme ethnographique5 que cherche à se soustraire le premier roman d’Eden Robinson. Monkey Beach est une histoire sur le passage à l’âge adulte au sein de la nation haisla, dans un petit village de la côte pacifique à la fin du XXe siècle. Il s’ouvre sur la mystérieuse disparition en mer du frère de la narratrice, Lisamarie, qui décide de partir en bateau rejoindre ses parents et l’équipe de sauveteurs. Ces vingt-quatre heures constituent le récit cadre dans lequel viennent s’insérer les souvenirs que la jeune femme garde de son enfance et de son adolescence, marquées par les figures tutélaires d’Uncle Mick, ancien militant de l’American Indian Movement, et de Ma-ma-oo, la grand-mère dépositaire de la culture traditionnelle haisla. Le récit est rythmé à la fois par les rites de passage et les petites transgressions de jeunesse (bal de fin d’année, première cigarette…) et par les rencontres avec les b’gwus, les visions du monde des esprits, les visites du « petit homme aux cheveux rouges6 ». Celles-ci s’inscrivent dans un cadre réaliste qui multiplie les allusions à la marginalisation et au racisme systémique avec lesquels les personnages sont aux prises7 – le roman aborde explicitement deux des sujets qui dominent (et entachent) les relations entre Premières Nations et Canada blanc : le trauma transgénérationnel des pensionnats indiens, et le scandale des femmes autochtones disparues8. Monkey Beach, cependant, n’est pas un texte polémique dont le matériau romanesque serait les manifestations culturelles, sociales et politiques de l’oppression des cultures autochtones par la culture dominante9, pas plus qu’il ne joue pas sur un dualisme opposant authenticité des savoirs traditionnels haisla et modernité occidentale dévoyée. Robinson fait d’ABBA, de Dynasty et des autres produits de la culture des mass media une partie intégrante de l’expérience de son personnage, au même titre que les pratiques, croyances et rites de la culture haisla.
Il y a, chez la romancière, une résistance à l’assignation identitaire qui réifie l’autre pour mieux le consommer, tout autant qu’un désir de contrevenir à son effacement, à sa négation par un lecteur qui revendiquerait une familiarité fantasmée10. En refusant de reconduire le mythe de l’« Indien écologique », le roman interroge sa propre réception par un lecteur non autochtone, notamment la représentation qu’il donne d’une relation à l’environnement qui ne se pense pas et ne se vit pas sous la forme du paysage tel que l’a défini la tradition occidentale. En cela, il semble se construire sur une aporie car, Ma-ma-moo insiste, l’anglais, la seule langue que parle la narratrice, ne peut traduire la relation au monde naturel que les histoires haisla mettent en mots (MB 211). Mais, là où l’aporie ne ferait que constater une extériorité irréductible, le roman s’attache à construire une altérité. Le dépaysement, comme effet de lecture produit par le texte, n’obéit pas à la logique de la différence, « opération de classement » répondant à une démarche ontologique11. Il relève bien davantage de l’écart, cette « opération d’espacement » qui est une « figure […] de dérangement » organisant la mise en tension de ce qu’elle a séparé12. Ce sont aux modalités de cette opération d’espacement que Monkey Beach invite le lecteur à s’intéresser lorsqu’il entre dans le roman depuis un dehors de la culture haisla.
Dé-payser
Le dépaysement n’est pas nécessairement un dé-paysagement, bien au contraire. Le préfixe, nous dit le dictionnaire, signale un déplacement, un changement de décor (CNRTL), décor qui peut aussi bien se nommer paysage – le terme anglais « scenery » appartient au lexique paysager et au lexique théâtral. En d’autres mots, le déplacement peut justifier et nourrir l’injonction paysagère qui fait de certains pays des paysages.
C’est ce « prêt-à-vivre » et « prêt-à-voir13 » dont se moque Lisamarie dès qu’il s’agit de ces touristes en quête d’exotisme qui viennent à Kitamaat dans le seul but de visiter une réserve autochtone. Certains posent devant le totem sur la place principale (MB 321)14. D’autres, depuis leur voiture, prennent en photo Lisamarie et Pooch assis sur les marches de l’église en train de fumer des cigarettes. La jeune fille plaisante et imagine la carte postale qui immortalisera le geste obscène par lequel son ami répond aux regards scrutateurs – « Indian boy gives ancient haisla greeting » (MB 219). La plaisanterie ne dissipe pas l’inconfort que provoque l’épisode, notamment le rapprochement qui y est fait avec les zoos humains du XIXe siècle lorsque la narratrice se rappelle les enfants, les yeux écarquillés par l’excitation mêlée de crainte face à ceux qu’ils voient comme de « dangereux animaux » (MB 219 ; ma traduction). La tournure, d’ailleurs, fait écho à la première évocation du b’gwus, présenté par la narratrice comme « le sauvage homme des bois » (« the wild man of the woods », MB 7), phrase qui n’est pas sans rappeler les descriptions coloniales des peuples indigènes. Approprié par la culture dominante, il devient un avatar de ces monstres qui peuplent les imaginaires des grands espaces ; et Lisamarie d’ajouter, sarcastique : « To most people, he is the equivalent of the Loch Ness monster, something silly to bring the tourists in » (MB 317). De fait, la rencontre avec la famille de touristes peut se lire comme une illustration des plus littérales de la réflexion de Barthes sur les mécanismes de l’exotisme qui, en transformant l’autre en spectacle, s’assure qu’il ne puisse plus porter atteinte « à la sécurité du chez-soi15 ». Sous leur regard, les deux adolescents se confondent avec l’Indien, « figure de secours16 » qui neutralise tout ébranlement possible puisque déjà assignée à une place reconnue, c’est-à-dire connue d’avance.
Dans le roman, l’anecdote se présente comme une analepse provoquée par une autre rencontre dans le récit-cadre. Au cours de son périple, Lisamarie s’arrête à Blind Pass et croise un jeune vacancier :
He tells me how glad he is to see someone his own age and how he hadn’t realized it would be so empty in the wilderness. He goes on to say how beautiful it is, how spiritual it is getting back to nature, and then asks if I want some coffee. (MB 216 ; je souligne)
Avec une grande économie de moyens, le texte évoque et révoque le caractère eurocentrique de la wilderness qui tient de la terra nullius puisqu’elle récuse « les rapports multiples » que les peuples autochtones n’ont cessé de tisser avec l’environnement17. Dans le contexte canadien, le mythe trouve sa formule dans la peinture paysagère du début du XXe siècle avec le Groupe des Sept, dans des tableaux dont le sens symbolique dépend de l’absence autochtone, de l’effacement de toute présence humaine comme figure, trace ou évidence matérielle18. Chez Robinson, les trois adjectifs ne produisent donc pas un effet cumulatif : la wilderness est empreinte d’une beauté mystique parce que vide, ou plutôt vidée pour permettre à l’homme occidental de se régénérer au contact retrouvé d’une nature fantasmée comme vierge. Tout comme dans l’analepse, la narratrice s’abstient de tout commentaire, la portée critique se situant dans le jeu entre le rencontre et le contexte dans lequel elle s’inscrit : d’une part, le quotidien de deux adolescents qui comme tant d’autres fument en cachette de leurs parents ; de l’autre, le voyage le long d’une côte dont les repères familiers ravivent la mémoire de parcours anciens.
Ces épisodes renvoient à une culture du regard qui fait du paysage une vue distancée et place en vis-à-vis le sujet et l’objet dont son regard se saisit19. Ce régime scopique, dont Robinson nous rappelle ce qu’il doit au voyeurisme, sous-tend la marchandisation et la consommation de ces espaces considérés comme autres et de leurs habitants. Aussi brefs soient-ils, aussi anecdotiques qu’ils puissent paraître au regard du fil de l’intrigue, ces incidents endossent une fonction métadiégétique qui interroge ce à partir de quoi le lecteur non autochtone reçoit le texte. La mise en garde y est discrète mais la question reste ouverte. Elle est d’autant plus prégnante quand la narratrice paraît endosser le rôle familier de l’intermédiaire autochtone, informateur et interprète donnant accès à la culture qu’il représente par association métonymique20.
Les occasions sont nombreuses, de la leçon de prononciation et des considérations sur l’orthographe du mot « Haisla », au bref exposé sur la fondation du village moderne de Kitamaat par les missionnaires méthodistes (MB 193-194) ; de la recette détaillant les étapes nécessaires à la fabrication de la graisse d’eulachon (MB 85), à la carte des territoires traditionnels de pêche et aux allusions à l’économie qui lui est associée, économie dont on apprend qu’elle est fragilisée par les conséquences environnementales de la pollution liée aux activités de Kitimat, la « ville du futur » construite par l’industrie métallurgique (MB 5, 92). Il peut être tentant de ne retenir de tels passages que la description d’une culture menacée et d’en faire un exemple d’ethnographie de sauvetage21, de leur donner une fonction documentaire et didactique qui planterait un cadre culturel, linguistique et géographique venant circonscrire l’histoire racontée et la trajectoire de ses personnages. Or, et ce n’est pas anodin, ces passages n’apparaissent pas dans le récit-cadre : tous constituent des analepses qui esquissent les contours d’un apprentissage dans lequel, le choix d’un toponyme comme titre du roman le suggère, le lien au lieu et à l’environnement occupe une place prépondérante.
Dé-paysager
Dans Monkey Beach, on trouve somme toute fort peu de descriptions de paysage, à savoir de descriptions qui se construisent sur la mise en relation d’un site, d’un regard, et d’une image22. Les rares fois où l’auteure fait appel à ce code, c’est pour mieux s’en démarquer :
Clio Bay is an appropriately picturesque mountain in the background, with the kind of peak kids draw when they think of mountains, sharp and pointed. […] I forget which family used to live here – Ma-ma-oo told me on one of our fishing trips. (MB 180)
L’adverbe « appropriately » mesure l’adéquation de ce que la narratrice voit à une forme paysagère qui, ramenée au niveau d’un dessin d’enfant, témoigne d’une forme de cristallisation iconique : est pittoresque – digne d’être peint –, ce qui peut être ramené à une grammaire visuelle, un langage géométrique simple et infiniment reproductible. La distance ironique qui sous-tend le commentaire de la narratrice sert ici à dé-paysager la description. Clio Bay retient l’attention de Lisamarie moins comme expérience esthétique, qu’en tant que lieu où s’articulent mémoire individuelle et mémoire collective. Sa dynamique relationnelle, au double sens de liaison et de récit, fait sortir ce coin de pays du seul cadre de la contemplation désintéressée, mettant par là en lumière ce qu’il advient de l’habiter dans l’écartement qui sépare le pays du paysage, dans sa définition ornementale23. Cette dernière, en effet, suppose l’absentement de celles et ceux qui, pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy, occupent le pays, s’en occupent et sont occupés par lui24. Chez Robinson, c’est bien l’attention portée à l’occupation, au sens spatial comme au sens pratique, qui prime : les paysages sont « vécus, pratiqués dans une familiarité » qui, en en faisant des lieux, rappelle la parenté sémantique entre habiter et habitude25.
Monkey Beach semble en cela esquisser une topographie volontairement resserrée26 qui s’articule autour de quelques lieux familiers. À commencer par ceux qui appartiennent au quotidien de l’enfant et de l’adolescente – l’école, la maison familiale, celles des tantes et des amis –, et qui sont chacun associés à un fil diégétique : les amitiés et inimitiés qui se font et se défont, les secrets et les non-dits qui ternissent les relations au sein de la famille de Lisamarie, les liens qu’elle noue avec son frère. En mettant en scène une vie familiale rythmée par la saisonnalité de la pêche et de la cueillette, depuis la montaison des eulachons (MB 85) jusqu’à l’apparition des q°alh’m, ces pousses au goût annonciateur du printemps (MB 73), Robinson fait dialoguer ces lieux avec une topographie aux origines plus anciennes que la petite fille apprend peu à peu et que la narratrice revisite lors de son périple le long de la côte. À Kemano, près d’un ancien village saisonnier (MB 100), la famille possède une petite maison où elle se retrouve quand vient le temps de la pêche aux eulachons (MB 85). C’est là que Ma-ma-oo emmène Lisamarie lorsque celle-ci se remet avec peine de la mort d’Uncle Mick, deuil auquel s’ajoute le trauma d’un viol lors d’une fête chez des amis (MB 263). Les lieux où toutes deux vont cueillir des baies sont eux aussi situés non loin de l’emplacement de camps datant de l’époque où la nation haisla était semi-nomade (MB 150, 192). Si comme le souligne John Thieme, la diégèse se construit en partie sur les implications matérielles et épistémologiques des pratiques coutumières de la pêche et de la cueillette27, Robinson ne les dépeint pas comme « un ensemble de principes absolus qu’on viendrait appliquer de manière déductive sur le lieu28 ». Le dispositif narratif, dans lequel le voyage réactive une mémoire individuelle et collective, lui permet de représenter « des usages continûment élaborés et ajustés au contact du lieu […] dans le cours de ce que l’on pourrait appeler une conversation avec [lui]29 ». Conversation perturbée, contrariée par les effets du colonialisme et des dégradations environnementales, certes, mais une conversation qui fait de ces pratiques autre chose que les vestiges d’une tradition.
Dans les premières pages du roman, la narratrice invite le lecteur à parcourir du doigt une carte des côtes de la Colombie-Britannique et à y dessiner les contours du « territoire traditionnel haisla » (MB 4). L’expression recouvre des enjeux juridiques et politiques dans le cadre des revendications territoriales des Premières Nations canadiennes que la narratrice présente comme un épineux sujet de conversation (MB 4). Pour autant, elle ne se réduit pas au seul « découpage de l’étendue », à la « détermination de limites30 ». Les adjectifs ne renvoient pas à une identité qui serait donnée, établie une fois pour toutes en ouverture car, justement, un des enjeux du texte et de sa réception est la négociation entre ces termes.
Il y a là un lent apprentissage dont les inflexions contribuent à structurer le roman. La première partie est dominée par la figure d’Uncle Mick qui donne à la petite Lisamarie les bribes d’une éducation politique centrée sur la défense des droits autochtones et les enjeux territoriaux, et ce, au grand dam de ses parents. S’il s’insurge contre leurs réticences (MB 68), il n’en reste pas moins qu’il s’y plie, et lorsque sa nièce le questionne, notamment sur la blessure qu’il a reçue lors du siège de Wounded Knee, ses réponses restent évasives : « It’s a long story, all grown-up and silly » (MB 53). Les considérations politiques sont ainsi placées sous le signe de la réserve : qu’il s’agisse des messages brodés sur les vêtements de Mick – « Free Leonard Peltier31 » (MB 56), « Trail of Broken Treaties32 » (MB 56) – ou des chansons qu’il écoute avec sa nièce – « I shot Custer33 » (MB 68) –, Robinson laisse à son lecteur le soin de relever les références historiques et comprendre en quoi elles participent à une réécriture du récit dominant par les mouvements autochtones militants des années soixante-dix34.
L’éducation politique de la petite Lisamarie se double d’un enseignement que l’on pourrait qualifier d’environnemental et qui passe, dans un premier temps, par les histoires racontant les phénomènes naturels : la langue des palourdes, noircies par le feu qu’elles essayèrent d’éteindre au début du monde (MB 317), l’empreinte sur le granite de Stone Man, jeune chasseur pétrifié pour avoir refusé d’écouter l’avis des Anciens (MB 113-114). À ces histoires succèdent les séances de cueillette avec Mick puis avec Ma-ma-oo qui deviennent l’occasion d’une éducation à l’attention mêlant savoir regarder, savoir goûter, savoir sentir35. Les pipxs’m au goût sucré et acidulé tire leur nom de la fine pellicule blanche qui les recouvre, les sya’k°nalh (« the real blueberries ») de leur couleur noire bleutée (MB 160) ; quant aux mimayus (« pain in the ass »), leur nom vient des difficultés que rencontre le cueilleur à les trouver (MB 160). La traduction des mots haisla devient un truchement pour rendre compte d’une « activation […] d’un rapport sensible » au monde environnant car elle rend à chacune des variétés de baies la spécificité gommée par le terme générique blueberry que Lisamarie utilisait jusqu’alors.
Bien que l’adolescente se désespère de la lenteur avec laquelle Ma-ma-oo se propose de lui apprendre le haisla (MB 211), elle ne se montre pas toujours des plus réceptives (MB 151). Ma-ma-oo s’en désole (MB 150), mais oppose souvent aux questions de sa petite-fille une réticence à fournir une explication qui viendrait figer et fixer les pratiques et les croyances dont elle est la dépositaire. À Lisamarie qu’elle a amenée cueillir de l’oxasuli, plante « médicinale36 », et qui lui demande : « How do you do medecine ? » (MB 154), elle déclare : « All the people knew the old ways are gone. Anyone else is doing it in secret these days. But there’s good medicine and bad. Best not to deal with it at all if you don’t know what you’re doing. » (MB 154) La mise en garde insiste sur la perte des savoirs traditionnels tout en suggérant leur survivance secrète, souterraine. L’importance accordée au secret s’y lit comme un rappel de la violence des politiques d’assimilation culturelle et de leurs conséquences, et, dans le même temps, elle met en exergue ce que le texte se refuse à spécifier37.
Certains critiques ont pu voir dans cette réticence du texte et dans les silences qui la manifestent une inquiétude quant à la possibilité même de restaurer le savoir et la spiritualité autochtones : la mort soudaine de Uncle Mick puis de Ma-ma-oo viendrait mettre un terme à l’éducation haisla de Lisamarie, la laissant sans les cadres épistémologiques et éthiques appropriés pour rendre compte de son expérience38. Le roman ménage la possibilité d’une autre interprétation qui, sans contredire cet argument, en nuancerait la portée. Là où l’apprentissage politique de Lisamarie relève de l’allusion par le biais de références historiques, l’apprentissage environnemental ressort quant à lui de la suggestion. Par l’entremise de Ma-ma-oo, Robinson laisse entendre que la relation haisla au monde naturel implique une herméneutique de lieu indicible en anglais39. En traduisant les mots haisla qui, pour l’essentiel, appartiennent à l’isotopie de la pêche et de la cueillette, le roman ne cherche tout tant à pallier un manque langagier qu’à désigner cet en-dehors de la langue anglaise qui est aussi, nécessairement, un hors-texte40.
Em-payser
Robinson prête à Lisamarie un don chamanique qui fait d’elle une figure médiatrice entre les humains et les esprits41. La critique a abondamment commenté l’ambiguïté du dispositif narratif dans lequel le surnaturel peut être compris comme un symptôme du trauma dont souffre la narratrice42, et que certains proposent de lire en relation avec le genre gothique43. L’idée d’un hors-texte offre un autre prisme de lecture. Le don chamanique que Lisamarie hérite de sa grand-mère maternelle – « a real medecine woman », selon Ma-ma-oo (MB 154) – fait de la filiation et de l’héritage un dialogue entre le présent du personnage et la culture traditionnelle haisla. Il pointe vers une cosmologie autre que celle du naturalisme occidental44, mais ce faisant, il fonctionne comme un leurre.
Monkey Beach s’ouvre sur l’appel de corbeaux perchés sur le toit de la maison familiale : « La’es, they say, la’es, la’es » (MB 1). La traduction que la narratrice en donne – « Go down to the bottom of the ocean » – est aussitôt contredite par un aveu. Les mots n’ont de sens que parce qu’elle y entend le sort qu’elle redoute pour son frère. Ils veulent dire autre chose ; quoi, elle ne s’en rappelle plus (MB 1). Le don chamanique, en effet, n’est pas synonyme d’accès à la connaissance ou à la vérité. Lisamarie se révèle faillible et les esprits sont des guides peu fiables, comme la met en garde Ma-ma-oo : « Never trust the spirit world too much. They think differently from the living » (MB 153). Il y a là un premier indice de la manière dont Robinson s’emploie à déstabiliser ce que le lecteur non autochtone croit savoir des croyances environnementales des Premières Nations.
Le don chamanique soulève d’emblée la question « des assemblages […] entre humain et non-humain, animaux et végétaux, et des modalités de ces assemblages45 ». Dans la description que sa grand-mère lui fait de l’esprit de la forêt : « The chief trees – the biggest, strongest, olest ones – had a spirit, a little man with red hair » (MB 153), Lisamarie ne manque pas de reconnaître le petit homme qui lui rend visite depuis l’enfance et dont les apparitions, elle pense le comprendre une fois adulte, coïncident avec deuils et tragédies (MB 27). Weegit, le corbeau dont Ma-ma-oo lui raconte les histoires, et les b’gwus qu’à deux reprises elle rencontre furtivement (MB 16, 315), sont des shape-shifters46, des thériantropes défiant la limite entre l’humain et l’animal47. Tous trois, à divers endroits du roman, sont étroitement associés à la cosmologie haisla dont on comprend qu’elle ne procède pas de la séparation absolue entre l’humain et une « nature conçue comme un domaine ontologique autonome48 ». Néanmoins, une fois cela posé, est-on seulement plus près de saisir ce dont ils sont la manifestation dans le texte ? Car Robinson en fait des figures composites dont l’hétérogénéité des éléments fait jouer l’opposition différentielle entre culture haisla et culture dominante. À chaque nouvelle apparition, la description du petit homme change : certaines insistent sur son lien à la nature (sa peau a alors la couleur et la texture de l’écorce de cèdre ; MB 259) quand d’autres le présentent coiffé d’un chapeau haut de forme (MB 27), vêtu d’une chemise écossaise ornée de clochettes (MB 20), ou déguisé en farfadet (MB 132). La figure se rapproche ainsi de celle, plus subversive, du corbeau Weegit, trickster irrévérencieux et facétieux. Lisamarie se plaît à l’imaginer sous les traits d’un yuppie, héros des temps modernes vivant confortablement de ses investissements boursiers et revisitant les exploits cosmogénétiques de sa jeunesse dont il donne désormais une version aseptisée (MB 296). Oubliés, la paresse et l’ennui qui l’ont poussé à créer le monde, puis à voler le feu pour le donner aux humains : les récits qu’il inspire maintenant ne sont pas sans rappeler les itérations contemporaines tout aussi édulcorées d’autres histoires traditionnelles, à commencer par b’gwus (MB 210, 317). Le sourire rusé que la narratrice prête au corbeau lorsqu’il les lit révèle pourtant que cette respectabilité est une façade, une mystification, derrière laquelle il se cache pour mieux se moquer de la crédulité des celles et ceux qui se laissent tromper (MB 297).
On peut dès lors s’interroger sur la lecture à donner des visions du monde naturel auxquelles le don chamanique de Lisamarie lui donne accès. Confrontée à l’incompréhension de ses parents, qui s’inquiètent de l’entendre parler des esprits qu’elle voit, elle trouve refuge dans des rêves où se superposent deux images :
When I dreamed I could see things in double exposure – the real world, and beyond it, the same world, but whole, no clear-cuts, no pollution, no boats, no cars, no planes. […] Hundreds of birds I’d never seen before squawked and chirped in the air, on the beaches, in the trees. Later, in the spring, the beaches were white with herring eggs. Oolichans came next, filling the rivers so full with their shiny, shimmering bodies that I was sure I could cross it and not get my feet wet. (MB 265)
La métaphore photographique insiste sur le contraste entre le monde « réel » et un monde où plénitude et abondance n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes, contraste qui renvoie à toutes les allusions aux dégradations environnementales qui parsèment le roman – la narratrice reprend d’ailleurs l’image utilisée par sa mère pour décrire la montaison des eulachons au temps où les eaux de la Kemano n’étaient pas encore polluées (MB 92). Pour autant, y voir une nature avant la modernité, avant la colonisation, serait une lecture trop hâtive. Ce que le texte propose n’est pas une quelconque « restauration écoculturelle49 », un ré-enchantement du lien unissant la nature et l’humain puisque ce dernier est absent de l’image. On devine les enjeux d’un tel leurre quand on met le passage en regard avec la première description de Monkey Beach dans laquelle la narratrice exprime son attachement :
I loved going to Monkey Beach, because you couldn’t take a step without crushing seashells, the crunch of your steps loud and satisfying. The water was so pure that you could see straight down to the bottom. […] Kelp the colour of brown beer bottles rose from the bottom, tall and thin with bulbs on top, each bulb with long strands growing out of it, as flat as noodles, waving in the tide. (MB 13 ; je souligne)
La teneur affective du lieu tient à un idéal de pureté, mais elle s’exprime tout autant par le langage de la sensation (le bruit des coquillages sous les pas) que par celui du prosaïque. L’analogie, au premier abord incongrue, avec la bouteille de bière et les nouilles, établit un rapport de relation qui fait parler aux sens l’environnement. C’est en partie parce que Lisamarie reconnaît dans ce qu’elle voit sous les eaux pures de Monkey Beach des formes évoquant les choses du quotidien qu’elle s’y reconnaît.
Le don chamanique de Lisamarie n’est donc pas le signe d’un rapport nostalgique à une cosmologie dont il rendrait possible la restauration. Les difficultés du personnage à appréhender ce don servent peut-être davantage de truchements pour penser l’appartenance dont relève le pays, appartenance qui implique « tenue (j’y tiens, il me tient, ça tient ensemble) » et « pertinence (ça correspond, ça répond, ça fait sens tout au moins comme résonnance)50 ». Une possible clef de lecture est à trouver parmi les nombreux apartés qui ponctuent la diégèse et qui sont les résurgences de ce que la narratrice a pu lire ou apprendre sur des sujets aussi divers que la zoologie (MB 131), l’anatomie (MB 192, 268), ou la pratique du spiritisme (MB 139, 163, 179). L’un d’eux se distingue car elle y revisite le souvenir qu’elle garde du cimetière de Kemano :
Wander slowly, careful where you step. […] Headstones carved into eagles, blackfish, ravens, beavers appear seemingly at random. In the time of the great dying, whole families were buried in one plot. Pick wild blueberries when you’re hungry, let the tart taste sink into your tongue, followed by that sharp sweetness that store-bought berries lack. Realize that the plumpest berries are over the graves. (MB 82)
Le semblant de proximité entre la voix narrative et le lecteur créé par la forme impérative attire l’attention sur ce qui se joue dans le passage : la tension entre ce qui est donné et ce qui est refusé. Le lecteur familier de l’histoire des Premières Nations du Pacifique nord reconnaîtra la référence aux ravages des épidémies de tuberculose et de variole, de même qu’il pourra identifier certaines des figures gravées sur les pierres tombales. Toutefois, l’adverbe « seemingly » signale un premier décrochage puisqu’il laisse entendre l’existence possible d’un ordre, et donc d’une signification qui reste tue. La conclusion sur laquelle semble reposer le sens à donner au passage fait montre d’une stratégie analogue. On y retrouve l’isotopie de la cueillette dont on sait le rôle dans l’apprentissage de Lisamarie. Le goût des baies donne ainsi lieu à une prise de conscience dont la mise en mots paraît tourner court. L’image des baies poussant sur les tombes pointe vers un sens symbolique, ou plutôt un faisceau de sens que le texte se garde de circonscrire.
La fin du roman, sous couvert d’apporter une réponse à la disparition de Jimmy, multiplie les formes de liminalités. Arrivée à Monkey Beach, Lisamarie répond aux esprits de la forêt qui lui montre ce qui s’est passé à bord du bateau où son frère s’est embarqué. A cette vision en succède une autre : le monde des morts où, brièvement, elle retrouve Mick, Ma-ma-oo et Jimmy chantant un chant d’adieu en haisla que soudain elle comprend (MB 373). Et le roman de se clore sur l’image de Lisamarie, étendue sur la plage, écoutant au loin le bruit d’un bateau qui approche et l’appel des b’gwus, ni tout à fait humain, ni tout à fait animal (MB 374). Insaisissable parce que liminal, le b’gwus est, dans Monkey Beach, une figure de dérangement qui échappe à la classification et à la spécification. Tout aussi important est le pouvoir que Robinson lui donne de lever les yeux, de retourner le regard de celle qui le voit (MB 16, 315). C’est dans ce vis-à-vis que se situe le dépaysement, cette distance que le texte instaure avec le lecteur non autochtone dès qu’il évoque la relation au monde naturel de Lisamarie. On pourra y voir, de la part de l’auteure, un geste antagoniste faisant « obstacle à l’appropriation interculturelle51 ». Je me demande, toutefois, si ce n’est pas confondre distance et distinction et ainsi refermer le roman sur la seule « revendication de différence culturelle52 ». François Jullien le rappelle, la distance est nécessaire pour produire de l’écart et de l’entre sans lesquels on ne peut « faire émerger de l’autre » et « il faut de l’autre […] pour promouvoir du commun53 ». Là réside sans doute la portée non plus seulement politique, mais éthique du dépaysement dans Monkey Beach.