Isabelle Eberhardt, née à Genève, en 1877 est une jeune écrivaine qui s’essaie au nomadisme en Méditerranée. Elle voyage principalement en Algérie, dans des espaces désertiques encore peu connus des Européens, au Nord-Est du Sahara algérien, en passant par le Sud-oranais, à l’Ouest de l’Algérie, jusqu’à Aïn Séfra où elle décède en 1904 lors de la crue de l’oued. Voyager est pour elle une manière de sublimer ses multiples déracinements familiaux : fille illégitime, elle ne connaît pas son père. Sa mère, Natalia Nicolaïevna de Mœrder, est frappée d’ostracisme par l’aristocratie russe. Elle décide de s’éloigner de sa famille et s’installe à Genève en 1871, où elle donne naissance à Isabelle dans de troubles circonstances. Natalia Nicolaïevna de Mœrder élève sa fille avec son précepteur, l’Arménien Alexandre Trofimowsky, surnommé Vava, anarchiste et épris de pensées peu conformes à l’opinion commune en cours à Genève. Son enfance est tissée par le dépaysement. Son environnement de socialisation primaire fait d’Isabelle Eberhardt une personne en elle-même dépaysante. Elle est perçue comme « une originale » : elle déambule dans les rues genevoises habillée en garçon, en tenue de marin ou coiffée d’un fez ; ou encore elle prend part activement au mouvement révolutionnaire des Jeunes-Turcs et côtoie des personnes dissidentes et surveillées par les autorités. À tout cela s’ajoutent les départs soudains voire violents de la maison familiale de certains de ses demi-frères et sœurs, qu’Isabelle vit comme des drames, alimentés par le décès de sa mère puis de Vava1. Privée de ses repères, progressivement déracinée, Isabelle va prendre le chemin de l’errance et du nomadisme auprès des peuples de l’Algérie, loin de la pratique stéréotypée des lieux de ses contemporains colons et orientalistes. Elle cherche paradoxalement à remédier à sa situation d’arrachement existentiel par un arrachement géographique volontaire et cela dans l’intention d’un réenracinement.
Albert Camus quant à lui est né sur le sol algérien en 1913 à Mondovi. C’est l’école qui lui permet de découvrir l’univers de la culture lettrée et de la pensée, et l’arrache à la misère culturelle dans laquelle il était plongé en raison de l’extraction familiale. Son voyage vertical à travers les classes sociales prend la trajectoire de dépaysement inverse à celle d’Isabelle Eberhardt. Cependant tous deux sont clairement des transfuges de classe2. C’est ensuite l’épineux conflit algérien qui provoque un arrachement géographique et qui sera vécu comme un véritable exil. En dépit de sa vie parisienne et de son couronnement littéraire par le Prix Nobel en 1957, il n’oubliera jamais d’où il vient, et cherchera toujours à faire un pont harmonieux entre les deux pôles qui occasionnèrent son dépaysement — l’enfance algérienne dans la pauvreté et la découverte du monde de la pensée — et cela dans le but de s’enraciner toujours mieux dans une existence moins inquiète. Il ne se remettra jamais totalement de ces arrachements et expériences de dépaysement : son œuvre se trouve ponctuée d’une complainte nostalgique de sa terre natale et de son enfance.
Cette contribution propose une mise en dialogue des expériences eberhardtienne et camusienne du dépaysement dans le champ interprétatif géo-littéraire. Nous recourrons à la théorie de la géographie humaniste qui s’intéresse à l’attachement aux lieux, aux paysages et aux territoires, dans une perspective existentielle3. Dans L’Homme et la terre Éric Dardel écrit à propos du sens premier de la géographie :
Connaître l’inconnu, atteindre l’inaccessible, l’inquiétude géographique précède et porte la science objective. Amour du sol natal ou recherche du dépaysement, une relation concrète se noue entre l’homme et la Terre, une géographicité de l’homme comme mode de son existence et de son destin4.
Nous n’aborderons pas directement l’amour que ces auteurs portent à la terre méditerranéenne et leur attachement à un lieu parce que cette question a fait l’objet d’une communication à l’université de Bucarest dont l’acte du colloque est sur le point d’être publié5. Nous partons de la conclusion de cette communication selon laquelle leurs conceptions du déplacement dans l’espace se rejoignent. Leur expérience de dépaysement les conduit au même endroit : une prise de conscience d’une territorialité méditerranéenne comme expérience personnelle de l’espace. Ils puisent dans cette dernière leur identité et leur rapport à l’altérité, comprise comme l’autre humain et l’autre de l’humain que sont la nature, les existants. Il s’agira dans cette contribution d’étudier les modalités et les mécanismes de leur territorialité, entre dépaysement et repaysement. Des deux acceptions généralement admises du dépaysement, ce n’est pas le changement agréable ou volontaire de cadre de vie qui nous intéressera, mais le processus de privation ou d’arrachement géographique et existentiel qui peut conduire à une révolution intérieure. Nous nous intéresserons donc au dépaysement comme déracinement tant géographique qu’intérieur, comme arrachement à ce qui est connu de soi et du monde. Le dépaysement devient alors un processus existentiel de quête de repaysement6, entendu comme l’élection d’un nouveau point d’ancrage géographique suite au tissage d’une relation profonde à un lieu, qui implique une transformation ontologique. C’est ce que nous allons étudier à travers la logique de la conversion chez Isabelle Eberhardt et la poétique de l’inhumain chez Albert Camus.
Arrachement à soi et logique de la conversion chez Isabelle Eberhardt
Isabelle Eberhardt est souvent présentée de manière peu complexe comme une voyageuse de l’extrême et une grande nomade qui refuse la vie sédentaire et son confort, tournant ainsi le dos à l’Europe par choix d’une vie plus riche en expériences7. Il est souvent oublié que son dépaysement est, dans une certaine mesure, subi et suscite un arrachement à elle-même. L’errance induite par son dépaysement mène souvent à l’expression d’une souffrance et d’une dilution de soi. Dans ses correspondances se trouve par exemple cette phrase : « Je crois qu’il serait insensé de ma part de quitter une telle vie, pour aller… où ? Au diable (R), probablement, car c’est bien là qu’aboutit une vie errante, incohérente et sans but8 ». Isabelle ne voyage pas pour se dépayser — dans le sens galvaudé du dépaysement, aujourd’hui bien connu de la société du divertissement et du tourisme de masse. Les motifs de son voyage sont existentiels : elle se dépayse pour survivre, pour mettre fin à la fragmentation de son ancrage. Elle veut s’enraciner à nouveau et de manière plus profonde. Chez Eberhardt, le dépaysement n’est pas seulement géographique mais existentiel9.
En effet, son dépaysement prend la forme première d’un changement des habitudes jusqu’à la radicalité. Avec son changement d’environnement, c’est son identité, sa manière de vivre et d’être-au-monde qui se transforment. Son écriture viatique témoigne de son dépaysement à la fois géographique et existentiel. Elle jongle entre le féminin et le masculin sur le plan vestimentaire mais aussi scriptural lorsqu’elle parle d’elle. Le rythme brisé et instable de son écriture couplé à une correction de la langue française lacunaire et à l’emploi de la langue arabe ou russe ou encore l’oralité de son écriture donnent de la texture à son dépaysement :
Sorti, sur Souf, par une obscurité grise, donnant le vertige… Perdu la route plusieurs fois… Sensations étranges, dans la plaine avec l’horizon semblant remonter en forme de dunes, et les villages représentant des haies de djerid…
[...] Pendant quelques jours, été tous les après-midi, avec Khalifa Tahar ou seul, sur la route de Delia… Jardins à fleur de sable, mélancoliques palmeraies, clôtures avec, pour arrière-plan, les éternelles dunes du Souf10.
Le dépaysement existentiel peut encore se percevoir lorsqu’elle vit à la manière des nomades au point de s’ouvrir à la dévotion mystique lorsqu’elle se convertit au soufisme. Sa conversion la conduit sur la voie de l’idéal de pauvreté et de l’ascétisme, qu’empruntent les fakirs. Durant son voyage elle recherche le grand dépouillement, à la fois matériel et intérieur. Elle vit sa quête loin de tout confort et cherche à se retirer du monde, au point, progressivement, de s’avouer se trouver dans une voie méditative — elle qui ne vivait que pour pérégriner :
Peu à peu je sens les regrets et les désirs s’évanouir en moi. Je laisse mon esprit flotter dans le vague et ma volonté s’assoupir.
Dangereux et délicieux engourdissement, conduisant insensiblement, mais sûrement, au seuil du néant.
Ces jours, ces semaines, où il ne s’est rien passé, où on n’a rien fait, où on n’a même tenté aucun effort, où on n’a pas souffert, à peine pensé, faut-il les rayer de l’existence et en déplorer le vide ? Après l’inévitable réveil, faut-il, au contraire, les regretter, comme les meilleurs peut-être de toute la vie ?
Je ne sais plus.
A mesure que passe dans mon sang la sensation de vieil Islam immobile, qui semble être ici la respiration même de la terre, à mesure que s’en vont mes jours calmés, la nécessité du travail et de la lutte m’apparaît de moins en moins. Moi qui, naguère encore, rêvais de voyages toujours plus lointains, qui souhaitais d’agir, j’en arrive à désirer, sans oser encore me l’avouer bien franchement, que la griserie de l’heure et la somnolence présentes puissent durer, sinon toujours, au moins longtemps encore11.
La logique de la conversion convient alors parfaitement pour caractériser son dépaysement. Convertir signifie étymologiquement un changement de direction et un retour à soi, à l’origine. Pierre Hadot explique que le terme latin conversio vient de deux mots grecs :
[…] d’une part epistrophê qui signifie changement d’orientation et implique l’idée d’un retour (retour à l’origine, retour à soi), d’autre part metanoïa qui signifie changement de pensée, repentir, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance. Il y a donc, dans la notion de conversion, une opposition interne entre l’idée de “retour à l’origine” et l’idée de “renaissance12”.
Cette dialectique de la conversion, au-delà de sa dimension religieuse, correspond totalement à la quête de notre auteure : la conversion comme changement de vue, comme transformation ou révolution de la pensée et de la personnalité au point de pouvoir parler de recommencement, de renaissance à soi et au monde. Elle se dépayse pour mieux se repayser et de son errance va naître une résidence13, un retour à soi. Le dépaysement finit par perdre son caractère privatif et l’expérience de l’étrangeté devient familière. Cette expérience de dépaysement la plonge dans une quête mystique qui l’ouvre à ce qui la dépasse. Ce n’est pas seulement l’altérité culturelle et l’ailleurs géographique qui provoquent son dépaysement. Elle porte rarement un regard exotique au sens de Jean-François Staszak14 sur les réalités qu’elle rencontre lors de ses voyages. C’est véritablement sa quête mystique qui lui procure une expérience profonde de dépaysement, à savoir, un dépaysement de l’esprit ou de son être. Elle abandonne une partie de son identité, s’en détache pour faire l’expérience de l’évanouissement du moi égotique, appelé nafs chez les soufis. Elle pousse sa personnalité et son identité dans leurs retranchements, au point de revêtir le masque de l’autre. Par ce jeu identitaire qu’elle instaure très jeune dans ses correspondances et signatures de textes, en empruntant des noms tels que Nicolas Podolinsky ou Mahmoud Saadi, elle apprend l’horizon infini des attributs que peut revêtir son identité, à jamais mouvante et modulable. Elle découvre alors la dimension construite de son nafs face à la pérennité de l’être ou de l’âme — terme qu’elle emploie souvent. Durant son voyage, s’opère une révolution quant à son appréhension de la réalité : le monde sensible et le corps deviennent secondaires. Son safar, ou voyage initiatique, la transforme profondément et c’est dans cette logique de conversion que se situe le dépaysement le plus important chez Eberhardt :
Comment diable expliquer qu’à la maison, avec des vêtements excellents, du feu et une nourriture saine entre toutes, avec les soins idolâtres de Maman, le moindre coup de froid se transformait chez moi en bronchite et que, maintenant, j’ai souffert du froid glacial d’El Oued, l’hôpital y compris, que j’ai été exposé aux intempéries en route, qu’ici je gèle, j’ai continuellement les pieds mouillés, des vêtements d’été et des chaussures déchirées et que je ne suis pas même enrhumé ?
Le corps humain n’est rien, et l’âme humaine est tout. D’ailleurs, une belle âme est la seule beauté réelle, puisque, sans elle, pour un vrai esthète, la beauté physique elle-même n’existe pas15…
Elle fait l’expérience de ce que les soufis désignent par al-fana, à savoir l’extinction ou l’anéantissement du soi, l’élévation de l’esprit au plan divin par un arrachement au monde sensible. Faouzi Skali dans La Voie soufie explique que :
Cette extinction consiste pour le disciple à intensifier sa conscience de la “Présence” divine jusqu’à ce que celle-ci devienne pour lui la seule réalité et efface toute trace de son individualité. L’évanouissement de l’individualité s’accompagne d’ailleurs de celui de toute la Création car seule subsiste l’Unicité divine en elle-même16.
Par cette néantisation du plan égotique, Isabelle Eberhardt fait une expérience de dépaysement des plus déconcertantes : lors de son safar, elle est arrachée à l’ici-bas, au pays, pour des réalités indicibles et intangibles lors de moments d’ex-tasis — littéralement, le fait de se tenir en dehors de soi-même. Est-il possible de vivre un dépaysement aussi radical que celui suscité par cette quête mystique ? Néanmoins, ce dépaysement rejoint à un moment donné le monde : c’est le Baqâ, moment de réintégration au monde et du retour vers les créatures17. Lorsqu’elle contemple la nature, elle vit une renaissance après avoir fusionné avec le paysage contemplé. Cette expérience de fusion avec le monde lors de sa contemplation renvoie dans le soufisme à la dimension cosmique du Moi. Elle s’intègre totalement au paysage contemplé et ne fait plus qu’un avec lui : le sujet disparaît pour laisser la place au monde dans son objectalité. Dans le langage phénoménologique, il s’agit d’une dépersonnalisation, d’une sortie de soi pour fusionner avec le monde suite à l’epokhê, moment de la réduction phénoménologique18 :
Stah-el-Hamraïa, le plus charmant des bordj, perché sur le sommet d’une colline aride, dominant l’immensité des chott, il semble une sentinelle gardant les solitudes.
Au pied de la colline, un petit jardin sans clôture, inondé, quelques palmiers solitaires, quelques figuiers chétifs et dénudés, et des arbres à feuilles caduques qui doivent être des trembles ou une espèce malingre d’eucalyptus… Sur le sol, dans l’eau, de hautes herbes dures et sombres, telles des chevelures noyées…
[...] Les grands buissons sahariens au feuillage d’aiguilles sombres se sont dépouillés des poussières hivernales et semblent vêtus de velours. Les jujubiers, ratatinés, comme ramassés sur eux-mêmes, d’aspect méchant, se couvrent de petites feuilles ronde d’un vert tendre, presque doré ; les genêts sont tout étoilés de fleurs blanches, petits sabots candides et parfumés ; des herbes s’élèvent gonflées de sève ; les touffes de drinn, faisceaux rigides et brillants, sont vertes et s’empanachent déjà ; cà et là, une asphodèle érige sa haute hampe et ses petites clochettes pâles ; un iris violet et d’humbles fleurettes bleues qui se cachent dans l’ombre amie des buissons…
De toute cette verdure, de toute ces richesse écloses d’hier, étalées pour quelques jours sous le ciel qui sera de plomb bientôt, qui cessera de sourire pour des mois et des mois, un parfum monte, composite et grisant, une senteur languissante et chaude.
Une infinité d’oiseaux migrateurs voltigent et chantent dans le désert en fête. Les alouettes s’élèvent vers le jour naissant, lancent en battant des ailes leur appel tendre, puis retombent dans les buissons comme pâmées.
Et sur toute cette joie éphémère la tristesse mystérieuse du désert jette partout son ombre éternelle19.
Le dépaysement est, dans le cas d’Isabelle Eberhardt, le moment de la traversée du désert autant symbolique que géographique, pour se rapprocher de l’essentiel, de l’Unité de soi avec le monde qu’elle trouve dans la quête mystique. Nous le verrons, cela rejoint la manière dont se décline le dépaysement chez Camus comme poétique de l’inhumain.
Le dépaysement chez Albert Camus comme poétique de l’inhumain
Le 28 mars 1939 Camus fait, pour « Le Salon de lecture » d’Alger républicain, une critique de l’ouvrage Forêt vierge de Ferreiro de Castro20, traduit par Blaise Cendrars, dans laquelle il met en relation le dépaysement avec l’inhumain. Un jeune portugais Alberto, personnage principal de Forêt vierge, est exilé de son pays pour des raisons politiques et se retrouve en Amazonie à travailler difficilement dans l’exploitation de caoutchouc. À partir de cette trame, Camus décline différents degrés de compréhension de l’inhumain.
Tout d’abord, il l’associe à la violence de l’exil qui est un arrachement à son pays. Camus se reconnaît dans ce jeune Alberto et repense à l’expérience topophobe21 de son voyage en 1936 en Europe centrale relaté dans L’Envers et l’Endroit. La topophobie renvoie aux expériences désagréables d’un lieu, à l’inverse de la topophilie22 qui caractérise les expériences agréables. L’angoisse qu’il a pu ressentir à Prague face à l’éloignement de sa terre natale et à l’extranéité vient du déracinement inhérent à son enfance. Si Camus a quelques racines auprès des membres de sa famille, il exprimera à la fin du Premier Homme, au chapitre qui s’intitule « Obscur à soi-même », n’avoir pas de tradition transmise et avoir dû se construire seul, créer sa propre tradition et se donner les conditions de possibilité pour son enracinement :
Oui, il avait vécu ainsi dans les jeux de la mer, du vent, de la rue, sous le poids de l’été et les lourdes pluies du bref hiver, sans père, sans tradition transmise, mais trouvant un père pendant un an, et juste au moment où il le fallait, et avançant à travers les êtres et les choses des [écoles], la connaissance qui s’ouvrait à lui pour se fabriquer quelque chose qui ressemblait à une conduite (suffisant à ce moment pour les circonstances qui s’offraient à lui, insuffisantes plus tard devant le cancer du monde) et pour se créer sa propre tradition23.
Il est déraciné dès la naissance par l’absence physique de père et symbolique de mère du fait de son mutisme. Il est une deuxième fois déraciné et donc dépaysé lorsqu’il passe de la misère culturelle de sa famille à la profusion des richesses intellectuelles et spirituelles grâce à l’école et à ses études supérieures. Le changement est total, il s’agit d’une révolution pour le jeune Camus, et en cela il est possible de dire qu’à l’instar d’Eberhardt, il vit une logique de la conversion. C’est pourquoi il cherche constamment à retrouver ou reconstruire son ancrage tellurique premier — unique élément pérenne et inaltérable. La terre méditerranéenne est finalement son seul point d’ancrage et de repère. Ses premières expériences de dépaysement, d’ordre existentiel, sont déterminantes pour comprendre les logiques territoriales d’Albert Camus, et plus particulièrement son rapport à l’espace algérien et aux autres lieux par le contraste. Ainsi, son voyage à Prague est sa première expérience de dépaysement géographique, sa première rencontre avec les terres du « Nord », selon sa géographie intime : il sort de l’espace vécu et connu méditerranéen et subit l’altérité. Il éprouve ce dépaysement sur le mode du choc et du déracinement momentané : c’est une immersion brutale dans l’extranéité, il est complètement décontenancé par l’absence de ses repères méditerranéens. Nous sommes là bien loin du dépaysement comme recherche agréable d’un changement d’habitudes et de décor : le mal du pays s’empare de lui et il fera tout ce qu’il peut pour amoindrir ce dépaysement au lieu de s’y ouvrir. Son objectif au début de « La mort dans l’âme » est de « tuer le temps », de combler ses journées afin de ne pas se retrouver face à lui-même et sa conscience inquiète : « Je restais au lit le plus tard possible et mes journées se trouvaient diminuées d’autant24 ». Il veut limiter les mauvaises surprises de l’inconnu du voyage, il organise ses journées pour y « répandre des points d’appui25 » et ainsi contrer son angoisse suscitée par Prague. Il se contente de lieux décevants mais qu’il connaît déjà comme s’il s’était résigné à ne percevoir que la part d’ombre de Prague. C’est le cas de cet abominable restaurant où la nourriture est fort peu ragoûtante, l’ambiance et les personnes sordides, mais dans lequel Camus se rend chacun des six jours de son séjour :
Par là, je promenai toute la journée une perpétuelle envie de vomir. Mais je n’y cédai pas, sachant qu’il fallait s’alimenter. D’ailleurs, qu’était cela au prix de ce qu’il eût fallu subir à essayer un nouveau restaurant ? Là du moins, j’étais “reconnu26”.
Il y a une certaine détermination de Camus à subir cette ville et son dépaysement jusqu’à l’absurde. Il refuse de se laisser aller à elle, il émet toujours de la résistance face à son mouvement et essaie parallèlement de s’abandonner à l’art pour y trouver la lumière méditerranéenne qui manque à Prague. Dans cette ville, Camus se trouve dans la position d’outsideness selon la terminologie d’Edward Relph, c’est-à-dire, séparé et aliéné dans un lieu dépourvu de référentiels et de significations27 :
Je faisais ma toilette et j’explorais méthodiquement la ville. Je me perdais dans les somptueuses églises baroques, essayant d’y retrouver une patrie, mais sortant plus vide et plus désespéré de ce tête-à-tête décevant avec moi-même. [...] A l’ombre de sa cathédrale et de ses palais, à l’heure où le soleil déclinait, mon pas solitaire faisait résonner les rues. Et m’en apercevant, la panique me reprenait. Je dînais tôt et me couchais à huit heures et demie. Le soleil m’arrachait à moi-même. Églises, palais et musées, je tentais d’adoucir mon angoisse dans toutes les œuvres d’art. Truc classique : je voulais résoudre ma révolte en mélancolie. Mais en vain. Aussitôt sorti, j’étais un étranger28.
La culture échoue à pallier le manque de caractéristiques méditerranéennes dans les paysages et donc à lui procurer un sentiment de familiarité. Il exprime en cela l’idée que la culture ne peut rien pour l’humain, elle ne peut pas le toucher ni l’habiter en l’absence de la chaleur du vécu, voire d’un enracinement qui rend disponible à l’amour du monde. C’est dire qu’il n’a jamais quitté le rivage méditerranéen parce que c’est dans ces terres qu’il fait l’expérience de ce que Edward Relph nomme l’insideness, soit la profondeur d’ancrage et d’attachement à un lieu29, par opposition à l’outsideness. Plus l’ancrage et l’attachement sont forts, plus le lieu est déterminant dans la structuration de la personne et de ses expériences. Inversement, moins ce lien est important, plus fortes seront les expériences d’extranéité. C’est en ce sens qu’Edward Relph parle de situation d’existential insideness et d’existential outsideness. Ainsi, lorsque Camus se rend dans des contrées nordiques, son expérience des lieux se fait par le filtre de son modèle culturel sud-méditerranéen :
De cette chambre où arrivent les bruits d’une ville étrangère, je sais bien que rien ne peut me tirer pour m’amener vers la lumière plus délicate d’un foyer ou d’un lieu aimé. Vais-je appeler, crier ? Ce sont des visages étrangers qui paraîtront30.
Ou encore quelques lignes plus loin : « Alors je pensai désespérément à ma ville, au bord de la Méditerranée, aux soirs d’été que j’aime tant, très doux dans la lumière verte et pleins de femmes jeunes et belles31 ». Camus restreint ses espaces de prédilection à la Méditerranée et vit l’éloignement de sa terre natale à la manière d’un exil duquel jailli une conscience inquiète de l’espace du dehors et de l’inconnu. Il ne semble pas ouvert ou disponible à un autre paysage mental. Camus n’a pas peur de la monotonie de la sédentarité et ne ressent pas le besoin de se dépayser par un déplacement physique lointain où il rencontrera des phénomènes perçus comme exotiques32. Ses promenades sur les lieux de ses racines, en Algérie ou en Provence, relatées dans d’autres écrits plus intimes lui permettent de trouver l’ailleurs dans son regard toujours renouvelé. Plus il s’éloigne en durée et en distance de ses terres méditerranéennes, plus ses expériences de topophobie sont fortes. L’ascension vers le Nord, voire la sortie de l’espace méditerranéen, ne véhiculent chez Camus que peu d’expériences topophiles comme nous l’avons déjà exprimé ailleurs33.
C’est encore une autre expérience de dépaysement que vit Camus lorsqu’il est, cette fois-ci, involontairement et progressivement arraché à son pays natal à cause de l’Histoire. Cette expérience de dépaysement relève de la poétique de l’inhumain, cette fois-ci, dans le sens d’une injustice. Le conflit entre la France et l’Algérie lui apparaît par exemple inhumain parce que contraire aux valeurs et actions qui font la beauté, la noblesse et la grandeur de l’humain — dialogue, amour, amitié et préservation de la paix. Le dépaysement prend alors la forme d’un changement d’éthos qui éloigne de ce qui est humain, qui conduit à la perte de dignité et à porter atteinte à l’intégrité de la personne. Cette logique du dépaysement comme poétique d’inhumanité se trouve déjà dans son voyage-reportage en Kabylie, où il est dépaysé, au sens de désarçonné, par la misère et l’injustice :
Je n’attaque ici personne. Je suis allée en Kabylie avec l’intention délibérée de parler de ce qui était bien. Mais je n’ai rien vu. Cette misère, tout de suite, m’a bouché les yeux. Je l’ai vue partout. Elle m’a suivi partout. C’est elle qu’il importe de mettre en avant, de souligner à gros traits, pour qu’elle saute aux yeux de tous et qu’elle triomphe de la paresse et de l’indifférence.
Si je pense à la Kabylie, ce n’est pas ses gorges éclatantes de fleurs ni son printemps qui déborde de toutes parts que j’évoque, mais ce cortège d’aveugles et d’infirmes, de joues creuses et de loques qui, pendant tous ces jours, m’a suivi en silence.
Il n’est pas de spectacle plus désespérant que cette misère au milieu d’un des plus beaux pays du monde34.
Le dépaysement devient alors chez Camus épreuve de l’altérité : il sort de sa condition personnelle pour s’ouvrir à l’autre humain, en l’occurrence sur la modalité de la compassion. Il fait une expérience de décentrement, il élargit son spectre de connaissances sur la nature humaine, sur les manières d’être vivant et sur les manières d’habiter le monde.
Cette expérience de décentrement trouve son point culminant face à l’inhumanité de la nature : la nature sera toujours là, belle et silencieuse malgré la misère et l’horreur du monde. Il rencontre dans la nature de Kabylie à la fois l’immense vacuité et la plénitude du silence du monde. C’est aussi ce qu’il ressent à Oran comme en témoignent certaines notes de ses Carnets :
Oran. Canastrel et la mer immobile au pied des falaises rouges. Deux caps somnolents et massifs dans l’eau claire. Le petit bruit d’un moteur qui monte vers nous. Et un garde-côte qui avance imperceptiblement dans la mer éclatante, baigne de lumière radieuse. Un excès dans l’indifférence et la beauté – l’appel de forces inhumaines et étincelantes35.
L’inhumain relève de ce qui n’est pas de nature ni de mesure humaine, ce qui dépasse l’humain à l’instar de l’immensité de la nature amazonienne décrite dans le roman de Castro. Toujours à Oran, il est projeté dans une expérience de dépaysement qui l’ouvre selon ses termes à un « autre monde » et où l’humain est « proscrit », autrement dit il vit un arrachement à lui-même et à son monde : « Du haut de la route en corniche, l’épaisseur des falaises est telle, que ce paysage devient irréel à force d’être précieux. L’homme en est proscrit et à ce point que tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde36 ». Ce n’est pas un hasard si le voyage, comme dépaysement géographique, est la plupart du temps vécu de manière topophobe. Il y a une dimension métaphysique très forte dans les expériences camusiennes de l’ailleurs parce qu’elles l’ouvrent à un dépaysement existentiel dans les sentiers sibyllins de ses propres profondeurs. Il découvre de manière intuitive ce qui n’est pas humain en lui au sens de ce qui est inconnu, ineffable et indicible et qui en cela peut être effrayant d’immensité, à l’instar de l’immensité de la nature. C’est pourquoi il use du voyage et du dépaysement avec parcimonie, conscient des effets du voyage sur l’être :
Au cloître de San Francesco à Fiesole, une petite cour bordée d’arcades, gonflées de fleurs rouges, de soleil et d’abeilles jaunes et noires. [...] Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j’ai vu les cellules tout à l’heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s’ils ont raison, c’est avec moi qu’ils ont raison. Derrière le mur où je m’appuie, je sais qu’il y a la colline qui dévale vers la ville et cette offrande de tout Florence avec ses cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes. Je mets tout mon orgueil à croire qu’elle est aussi la mienne et celle de tous les hommes de ma race — qui savent qu’un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe de la richesse du monde. S’ils se dépouillent, c’est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C’est le seul sens que je consente à entendre dans le mot “dénuement”. “Être nu” garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l’homme délivré de lui-même, ah, je m’y convertirais bien si elle n’était déjà ma religion37.
Il décrit-là le dépouillement de l’expérience mystique, la perte de tous ses repères, la simplicité bouleversante dont il parle dans L’Envers et l’endroit :
Il y a une vertu dangereuse dans le mot simplicité. Et cette nuit, je comprends qu’on puisse vouloir mourir parce que, au regard d’une certaine transparence de la vie, plus rien n’a d’importance. [...] Ainsi, chaque fois qu’il m’a semblé éprouver le sens profond du monde, c’est sa simplicité qui m’a toujours bouleversé. Ma mère, ce soir, et son étrange indifférence. [...] À un certain degré de dénuement, plus rien, ni l’espoir ni le désespoir ne paraissent fondés, et la vie tout entière se résume dans une image. Mais pourquoi s’arrêter là ? [...] Si ce soir, c’est l’image d’une certaine enfance qui revient vers moi, comment ne pas accueillir la leçon d’amour et de pauvreté que je puis en tirer38 ?
Ainsi, Camus s’ouvre, par cette forme de dépaysement, à l’altérité comprise comme l’autre de l’humain : il sort de lui-même, de sa condition d’humain pour fusionner avec le monde, ce qu’il ne parvient pas à faire en 1936 lors de son voyage à Prague. C’est seulement lorsqu’il s’éloigne de Prague pour se rapprocher de l’Italie qu’une porte s’ouvre vers la jouissance et la fusion du monde. C’est en effet sur le départ de Prague que la nature reparaît dans son récit viatique jusqu’à l’éclosion de l’image finale de la chaleureuse et généreuse nature italienne. Camus fait enfin pleinement partie de son paysage, il n’est plus extérieur ni étranger au monde qui l’entoure au point de devenir le monde : « À Prague, j’étouffais entre des murs. Ici, j’étais devant le monde, et projeté autour de moi, je peuplais l’univers de formes semblables à moi39 ».
La logique de la conversion chez Isabelle Eberhardt et la poétique de l’inhumain chez Albert Camus, se rejoignent dans une déclinaison commune du dépaysement comme évidement et épuration de la personnalité afin de se retrouver et de construire leur réenracinement, à la fois existentiel et géographique. Et leur relation à la terre méditerranéenne est le socle qui rend possible ces processus de dépaysement et de repaysement.