L’importance de Claude Gellée (dit Le Lorrain) dans l’histoire de la peinture de paysage est indéniable. Ses œuvres, emblématiques du Beau, tel qu’il a été théorisé au XVIIIe siècle par Edmund Burke1 entre autres, ont offert une nouvelle vision de l’Italie, privilégiant la représentation de sa grandeur et de son histoire, mettant l’accent sur l’harmonie de la nature. Dans son Court traité du paysage, Alain Roger écrit : « le paysage qui s’installe dans le regard du XVIe [et du XVIIe] siècle[s], c’est la Campagne, un pays sage, voisin de la ville, valorisé et comme apprivoisé par des décennies de peinture flamande, puis italienne, et bientôt relayée par la littérature2 ». Le présent article développera ces deux derniers points, analysant dans un premier temps la manière dont Claude a représenté l’Italie sous la forme d’un paysage glorieux, harmonieux, idéalisé, puis amenant une réflexion concernant son impact sur les artistes des XVIIIe et XIXe siècles. Ce second point présuppose la métamorphose du regard dont ces deux siècles ont témoigné, les voyageurs faisant le Grand Tour à la recherche des scènes peintes par le Lorrain. Une dernière partie sera consacrée à une comparaison avec Les Mystères d’Udolphe3 de Ann Radcliffe, visant à illustrer l’influence de l’artiste sur les « Grands Touristes ».
Claude Lorrain : Entre paysage réel/réaliste et nature idéalisée
L’étude de l’idéalisation de la nature chez « Claude4 » sera ici fortement inspirée du Catalogue de l’exposition « Claude Gellée dit Le Lorrain », organisée conjointement par la National Gallery of Art de Washington et la Réunion des musées nationaux5.
Les tableaux d’atelier de Claude Lorrain semblent particulièrement réalistes ; inspirés de dessins réalisés d’après nature (Joachim von Sandrart a précisé qu’il allait souvent peindre dans la nature avec « Claude », mais aussi avec Poussin et d’autres artistes), ils représentent en majorité des scènes de la Campagna, la campagne environnant la ville de Rome, où il a séjourné durant une majeure partie de sa vie. Le tableau « Vue de la Crescenza6 », qui semble avoir été peint d’après nature7, présente une vue du Castello di Tor Crescenza, dont Claude Gellée avait fait un dessin d’ébauche dans son Liber Veritatis8 — château qui est encore visible aujourd’hui, entouré de collines et de forêts9.
Néanmoins, ce réalisme n’est qu’illusoire ; la plupart des tableaux de Claude constituent en effet un patchwork, un assemblage de dessins d’après nature, agrémentés de figures mythologiques ou de scènes inventées par l’artiste pour des raisons multiples (comme nous le verrons plus loin). Helen Diane Russell précise dans Claude Gellée dit Le Lorrain que le peintre avait un réel intérêt pour la littérature et le mythe10, ainsi que pour le voyage (essentiellement des voyages bibliques, comme la fuite en Égypte), mais qu’il n’avait pas de goût pour l’architecture historique, ni pour les ruines (dans le second volume du Liber Veritatis, 5 tableaux sur 100 présentent des ruines). L’incorporation de références intertextuelles était fréquente chez les artistes italiens de l’époque, comme le précise André Malraux dans Le Musée Imaginaire :
[…] l’Italie revendiqua moins l’imitation de la réalité, que l’illusion d’un monde idéalisé ; son art si soucieux de ses moyens d’imitation, et qui attachait tant d’importance à « faire tourner » ses figures, se voulut à la fois le révélateur de l’irréel et l’expression la plus convaincante d’une immense fiction — de l’imaginaire harmonieux11.
« Révélateur de l’irréel », c’est pour ainsi dire un monde vraisemblable mais idéalisé, que ces artistes dépeignaient12, et on pourrait penser, de même que Michel Péna, que « C’est dans cette phase transitoire entre les scènes religieuses ou mythologiques et la représentation du réel selon des voies plus naturalistes comme la représentation des siècles suivants, que le paysage est apparu13. » Ce paysage, veduta élargie jusqu’aux bords du tableau, fenêtre albertienne14 sur la nature, constitue l’avancée majeure de la peinture du XVIIe siècle, intronisant le paysage comme sujet principal, à part entière, par le biais de la perspective développée par les peintres de la Renaissance.
La fenêtre est encore bien présente dans « La fête villageoise15 », dont Russell explique dans le Catalogue que le tiers à droite est issu d’un dessin indépendant du reste de l’œuvre. Ce tableau présente une mise en scène elle aussi idéalisée, montrant une harmonie artificielle, « un accord serein entre les deux groupes [paysans et aristocratie], qui célèbrent ensemble la venue du printemps et l’harmonie de la nature16 ». Cette nature scénographiée17, cadrée par le peintre grâce à l’utilisation de la « fenêtre » et des figures au premier plan, illustre une fois encore la transformation du paysage en théâtre de scènes d’harmonie idéale/idéalisée, artificielle, et l’importance grandissante du cadrage18 dans sa composition, comme en témoigne la forme ovale singulière du tableau « Marine, soleil couchant19 ». Ce choix de format, associé à la présence des arbres encadrant la scène de part et d’autre du tableau, participe également à cette théâtralisation du paysage typique de la peinture de Claude Gellée. C’est à travers les yeux du « génie du lieu20 » que les artistes et voyageurs des deux siècles suivants allaient voir la nature, une métamorphose du regard s’opérant progressivement chez les « Touristes21 » partant paradoxalement à la recherche des scènes « dignes de Claude » dans la Campagna22.
Métamorphose du regard et le Musée Imaginaire
Dans les derniers passages du Musée Imaginaire, André Malraux développe l’idée de la métamorphose du regard — d’un changement de perspective dans l’analyse de l’art — et de ce que le spectateur recherche dans l’œuvre d’art, concluant ainsi :
Et dans ce monde que la métamorphose substitue simultanément à ceux du sacré, de la foi, de l’irréel ou du réel, le nouveau domaine de référence des artistes, c’est le Musée Imaginaire de chacun ; le nouveau domaine de référence de l’art, c’est le Musée Imaginaire de tous23.
Cette citation souligne la nécessité de l’apport de la culture dans toute étude d’art, et de la connaissance commune, de société. Ce point de vue est partagé par bon nombre de théoriciens de l’esthétique du paysage, à commencer par John Ruskin :
Landscape can only be enjoyed by cultivated persons; and it is only by music, literature, and painting, that cultivation can be given. Also, the faculties which are thus received are hereditary; so the child of an educated race has an innate instinct for beauty, derived from arts practised hundreds of years before its birth24.
Ce commentaire illustre en effet l’idée d’un Musée Imaginaire double, celui, individuel, de toute personne ayant eu la chance de lire ou voir des représentations du paysage à travers l’art et la littérature, et celui de groupes d’individus, de sociétés ayant un Musée Imaginaire commun, celui de l’héritage culturel, du patrimoine. Ruskin soutient à ce titre l’importance du paysage comme mémorial, comme relique de ce qui a été fait par le passé. Le paysage représenté par les artistes et auteurs des XVIIIe et XIXe siècles en est l’illustration, peignant la nature à la Lorrain/Poussin/Rosa, et assumant pleinement leur influence. Plutôt qu’une métamorphose, peut-être s’agit-il alors plutôt d’une médiation, tel que l’explique W.J.T. Mitchell :
Landscape is a natural scene mediated by culture. It is both a represented and presented space, both a signifier and a signified, both a frame and what a frame contains, both a real place and its simulacrum, both a package and the commodity inside the package25.
La représentation du paysage à la Claude, artialisée26, est ainsi celle d’un paysage idéal, faisant le contrepoint beau et harmonieux des événements de l’époque (pré-)Romantique (précédant la Révolution Française, l’industrialisation, etc.). C’est par conséquent « davantage la représentation de la nature, plus que la nature, qui avait changé27. » Remarque qui nécessite un certain détachement, car l’artialisation in situ était bien réelle aux XVIIIe et XIXe siècles, au même titre que celle in visu. Le jardin à l’anglaise, naturalité artificiellement construite, avait pour but d’imiter les scènes des tableaux de Lorrain et Poussin :
Ut pictura hortus, telle pourrait être la devise des jardiniers anglais, de Kent à Shenstone, en passant par Henry Hoare. Chez William Kent, par exemple, le jardin est conçu à l’imitation des tableaux « romains » de Claude Lorrain et de Gaspard Dughuet. Ainsi, à Stowe ou à Rousham, le jardin s’offre à l’amateur comme une succession de tableaux tridimensionnels, où l’artiste, travaillant sur nature, peut faire l’économie du trompe-l’œil. Même picturalisme à Stourhead, création de Hoare, grand admirateur de Claude et de Gaspard Dughet, et aux Leasowes de Shenstone, l’un des plus remarquables théoriciens du landscape gardening : “Je crois que le peintre de paysage est le meilleur dessinateur du jardinier.” D’où son utilisation du Claude glass, appareil d’optique à miroir ovale convexe permettant de découper dans le « pays » des « paysages » à contour claudien.
Les écrits théoriques confirment ce picturalisme. Pope déclare, dès 1734, que “tout l’art des jardins relève de la peinture de paysage […] tout comme un paysage accroché” (All gardening is landscape painting […] just like landscape hanging up)28.
C’est cette conception du jardin (et par conséquent de la nature) à l’anglaise artificiellement naturel(le), artialisé(e) à la fois in visu et in situ, qui allait par la suite servir de modèle aux descriptions pittoresques des romans gothiques (entre autres). Ainsi voit-on le nom du tableau « Psyché devant le palais de l’Amour » changer pour « Le Château enchanté » au XVIIIe siècle29, inspirant Keats qui écrira un poème éponyme, ainsi que les châteaux des Mystères d’Udolphe de Ann Radcliffe, Château-Le-Blanc et le Château d’Udolphe, l’un au bord de l’eau, l’autre encerclé de montagnes. La localisation de Château-le-blanc respecte ainsi la scène présentée par le tableau aujourd’hui visible à la National Gallery, tandis que les environs du Château d’Udolphe correspondent au contraire au premier plan du dessin n° 162 du Liber Veritatis.
Appropriation par les artistes du XVIIIe siècle : l’exemple des Mystères d’Udolphe de Ann Radcliffe
Dans Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Kandinsky écrit que « Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps30. » Les Mystères d’Udolphe, roman (gothique) le mieux vendu de la fin du XVIIIe siècle, en est un parfait exemple. Traitant de multiples aspects de la vie de ce siècle dans un contexte éloigné (dans le sud de la France, Venise, la Toscane et les Apennins en 1584), ce roman est parsemé de descriptions de paysages qualifiables de beaux, pittoresques et sublimes, que le narrateur nomme « paysages romantiques ». Tandis que la critique s’accorde à dire que Radcliffe s’est principalement inspirée des œuvres de Poussin et de Rosa (pour ses scènes de montagnes en particulier), plusieurs descriptions témoignent de l’influence de Claude Lorrain. En voici un exemple :
Having emerged from the woods, they wound along the valley in an opposite direction to that, from whence the enemy were approaching. Emily had now a full view of Udolpho, with its gray walls, towers and terraces, high over-topping the precipices and the dark woods, and glittering partially with the arms of the condottieri, as the sun’s rays, streaming through an autumnal cloud, glanced upon a part of the edifice, whose remaining features stood in darkened majesty. She continued to gaze, through her tears, upon walls that, perhaps, confined Valancourt, and which now, as the cloud floated away, were lighted up with sudden splendour, and then, as suddenly were shrouded in gloom; while the passing gleam fell on the wood-tops below, and heightened the first tints of autumn, that had begun to steal upon the foliage. The winding mountains, at length, shut Udolpho from her view, and she turned, with mournful reluctance, to other objects31.
On pourra étudier cette citation en comparaison avec le tableau « Scène de bataille près d’une forteresse32 ». La description de Radcliffe n’inclut certes pas la mention d’un troupeau guidé par des paysans, mais les références à la bataille au loin, aux rayons du soleil sur les remparts ainsi que sur les arbres en contrebas (transposant le premier plan du tableau de Claude), vus de loin par l’héroïne en fuite, escortée par deux hommes, font écho à cette œuvre. La portée de cette description (et du passage qui l’inclut) est similaire à celle de Claude, si l’on se réfère à ce qu’en dit Helen Diane Russell : « [Ce tableau met l’]accent, en manière d’aphorisme, sur les catastrophes causées par l’homme et sur le refuge qu’offre la nature33 ». Emily trouvera en effet refuge dans la nature, ou plus précisément dans un « cottage » bordé de « belles » scènes : l’amphithéâtre des Apennins au loin, des terres cultivées (orangers, citronniers, vignes…), et de forêts aux arbres variés. Toutes les scènes décrites par Radcliffe dans Les Mystères d’Udolphe sont des scènes idéalisées, inventées, et inspirées de peintures connues ou de descriptions effectuées par d’autres voyageurs. En effet, Robert Miles indique que :
The closest Ann Radcliffe got to the mountain scenery she had written so much about was a distant outline on the horizon. […] But then her scenery drew its impact, not from the accuracy with which it depicted nature, but from her understanding that landscapes were ‘archetypes’ (Journey: 419) of human emotions […]34.
Les beaux paysages inspirent ainsi à Emily une certaine joie, les scènes pittoresques de la mélancolie, et le sublime un mélange de curiosité et de peur. Quelles que soient les incohérences de ces descriptions35, leur inspiration est affirmée, et leur but est clair. C’est finalement au lecteur que revient le choix de se laisser transporter à travers ces scènes idéalisées, ou bien d’en déceler les éléments inhabituels, par le biais de son propre Musée Imaginaire. Tantôt tableaux, tantôt jardins, ces paysages ne sont finalement que le contrepoint de l’état d’esprit et du comportement des personnages, d’où leur multiplicité et leur variété.
Je conclurai avec une ultime citation de Kandinsky :
On entend souvent dire que la possibilité de remplacer un art par un autre (par exemple par le mot, c’est-à-dire la littérature) contredirait la nécessité de la différence des arts. Cela n’est pas cependant le cas. Comme déjà dit, la répétition exacte d’une même résonance par des arts différents n’est pas possible. Et quand bien même cela serait possible, cette répétition de la même résonance aurait une coloration extérieure différente36.
Cette coloration s’opère grâce à la rencontre des artistes de différents siècles et différents arts, peignant au lecteur ou spectateur un Musée Imaginaire infini, l’invitant au voyage et à l’évasion.