Le(s) voyage(s) en Italie d’Elizabeth et Robert Browning, entre enlèvement, pèlerinage et exil (poétiques)

DOI : 10.35562/textures.302

p. 58-63

Texte

Dans toute l’histoire de la littérature anglaise, le cas très particulier du rapport entre les Browning et l’Italie est sans nul doute unique. Le 12 janvier 1845, le poète Robert Browning écrivit une première lettre atypique et enflammée à la poète Elizabeth Barrett Moulton-Barrett, véritable étincelle épistolaire qui inaugurait un échange de précisément 573 lettres, dont la dernière serait datée du 18 septembre, alors même que leur mariage clandestin avait déjà eu lieu le 12. Le 19, le couple nouvellement marié partait secrètement pour le continent, traversant la France, pour rejoindre l’Italie que Robert et Elizabeth admiraient et aimaient tant. Ce voyage, ou plutôt cet exil (permettant d’échapper au père de la mariée, qui avait formellement et curieusement interdit à sa nombreuse descendance de se marier et de quitter le domicile familial) devait être un voyage sans retour, périple à sens unique, linéaire et ô combien inquiétant. Cet épisode crucial dans la vie et dans la production poétique de ces deux immenses poètes victoriens allait prendre fin en juin 1861, avec le décès d’Elizabeth dans les bras de son époux, dans l’appartement où vécut le couple, surnommé la casa guidi, au 8 de la place San Felice, à Florence. Il resterait alors au poète Robert Browning l’unique possibilité du voyage retour, seul avec son fils Pen, laissant derrière lui une Italie de deuil et de chagrin dans laquelle reposerait à tout jamais son épouse, dans le carré protestant du cimetière de Florence. Comble de l’ironie, Robert Browning formerait le vœu de ne jamais retourner en Italie, toile de fond de ses plus grandes œuvres, décor mouvant et coloré de son mariage et de tous les projets de son grand amour, Elizabeth.

Le magnum opus de cette dernière, grand poème épique victorien publié en 1856 qui devait sinon faire de l’ombre au Paradis Perdu de John Milton et à l’Odyssée d’Homère, du moins les concurrencer, reprendrait comme un leitmotiv l’expression « my Italy »1, revenant par six fois sur les neuf livres de cette ambitieuse épopée féminine, poème à la première personne au lyrisme étonnamment narratif et au souffle épique constamment contaminé par le fantasme lyrique. Cette formule étonnante (« my Italy ») n’avait rien à voir avec un quelconque sentiment de propriété ou de pulsion coloniale. Ce qu’Elizabeth Barrett Browning avait alors la sensation de posséder, à tous les sens de ce verbe ô combien polysémique, c’était son appartenance imaginaire à un monde à la fois révolu et diablement contemporain, pour ne pas dire présent. Tout comme son poète de mari, elle ne vivait que dans un présent historique et une éternité artistique qui la coupaient résolument de son Angleterre natale, morne et sans éclat, furieusement datée et matérialiste, presque sans histoire et sans beauté. Sans le moindre doute, cette Angleterre natale lui ferait payer cette haute trahison en boudant ses œuvres après sa mort : en effet, à ce moment posthume et précis de sa carrière, sa notoriété n’allait cesser de décroître, faisant de son œuvre, pourtant majeure et unique dans toute l’histoire littéraire de son île natale, une chose du passé, un vestige presque oublié, un monument funéraire que plus personne n’allait fleurir. Ne lui survivrait cruellement qu’une poignée de sonnets, écrits clandestinement pendant la cour que lui faisait assez peu discrètement Robert Browning, inspirés bien sûr de l’œuvre immortelle du grand Pétrarque, et curieusement regroupés dans un inoubliable recueil mystérieusement intitulé Sonnets du portugais (1850).

Il est clair que l’œuvre des Browning était particulièrement cosmopolite et européenne, tant par les langues qu’ils lisaient et pratiquaient que par les imaginaires qu’ils goûtaient et dont ils se nourrissaient. Dans le cas précis des Browning, leur voyage et leur vie en Italie furent bien plus qu’un simple déplacement. Ils furent la réalisation d’un rêve et le partage d’une réalité qui les avaient littéralement portés durant toute leur existence, notamment littéraire. En effet, qu’il s’agisse de Robert ou d’Elizabeth, le voyage en Italie est omniprésent dans leur poésie. Pour Robert, tout commença avec le poème mal-aimé Sordello (1840), qui portait le nom d’un obscur troubadour rencontré chez Dante Alighieri. Pour Elizabeth, le rêve éveillé de l’unité italienne et de la fin de l’insupportable joug autrichien alimenterait son souffle poétique, jusqu’à lui faire embrasser sottement l’illusion presque tragi-comique du soutien pourtant aussi dérisoire qu’inefficace du second empereur français, Napoléon III. Elle irait jusqu’à applaudir à sa fenêtre le passage des troupes françaises, sous les moqueries de son époux, beaucoup moins confiant qu’elle à l’égard du dictateur adoubé par le peuple de France, à qui il avait promis fièrement et naïvement que « l’empire, c’est la paix », finalement assez peu de temps avant une terrible guerre avec la Prusse – guerre à propos de laquelle Robert Browning dirait que Napoléon III allait enfin recevoir la raclée qu’il méritait et que l’histoire semblait peiner à lui infliger. Mais le couple de poètes exilés en Italie savait pertinemment que le petit peuple, en France comme en Italie, allait payer au prix fort les ambitions des puissants, à l’abri de leurs palais. Les soldats français et les partisans de l’unité italienne fusillés à la sauvette en savaient quelque chose.

Mais revenons à cette passion italienne, cet embrasement intellectuel et sensuel pour l’art de la Renaissance. Encore une fois, et c’est un point essentiel de l’œuvre des Browning, avant et après leur expatriation, à la fois choisie et forcée, l’Italie ne fut pas seulement un refuge, elle ne fut jamais seulement une toile de fond pour une œuvre littéraire en mal de vieilles gloires et de splendeurs passées. Elizabeth et Robert avaient même toujours tendance à moquer le passéisme forcené des médiocres se reposant sur la réussite insolente et reconnue de leurs prestigieux aînés. Dans une veine pour le moins romantique et parfaitement européenne, le passé de l’Italie de la Renaissance était aussi vivant pour eux que le théâtre de William Shakespeare était éternellement présent. Au cinquième livre d’Aurora Leigh (1856), Elizabeth fait dire à son héroïne éponyme, « This is living art, / Which thus presents, and thus records true life » (vers 220-221). C’est en cela une forme pour le moins originale de réalisme, bien loin des mirages du réalisme romanesque et des fantasmes stériles du naturalisme. Ainsi, qu’il s’agisse de la poésie de Dante Alighieri ou de l’escapade d’un couple de poètes garnements victoriens cherchant à échapper aux foudres d’un tyrannique patriarche tout aussi victorien, l’art italien et la terre italienne furent constamment un décor et un souffle plus forts que la simple imitation de la vie.

En d’autres termes, la vie exsude constamment de l’imaginaire imprégné de cette Renaissance italienne qui n’est pas seulement un moment unique et privilégié de l’histoire artistique et politique d’une partie de l’Europe à un moment donné. Pour les Browning, il s’agissait plutôt d’un moment névralgique et indépassable qui inspirait toute la pensée et tout l’imaginaire de tout un continent. La quantité véritablement prodigieuse d’œuvres de la Renaissance italienne qui peuplait leur poésie en faisait un musée d’ekphrasis sans égal. Comme le clamait Aurora Leigh et comme le pensait Elizabeth, « cet art est vivant ». Il n’avait pas besoin de ressembler à la réalité, illusion mimétique qui donnait à la littérature la béquille instable d’une réalité admirée seulement en peinture. Mais le cas d’Elizabeth Barrett Browning est encore plus complexe que la simple et turbulente fascination pour une Italie éternelle, qui pourrait après tout n’être que le fruit d’un rêve et d’une fascination bien loin de la réalité des rues et de la campagne italiennes. Certes, l’art italien de la Renaissance et la beauté ensoleillée de la terre toscane avaient pris chez elle une dimension presque onirique. Certes, ce voyage en Italie, que son père lui aurait interdit sous prétexte qu’elle aurait dû être accompagnée par un homme, très probablement Robert Browning, à l’époque où il lui faisait assidûment la cour et lui écrivait continûment, avait soudé leur secrète union : Robert et Elizabeth avaient, en la personne du patriarche victorien, un ennemi commun dont ils fustigeaient épistolairement l’égoïsme. Certes, les deux poètes avaient une connaissance et une pratique principalement littéraires de l’Italie, pays transcendé par une culture et un imaginaire assez éloignés de la réalité d’une terre divisée et dépecée par les manœuvres politiques de ses voisins européens, sous l’œil circonspect et coupablement indifférent de la perfide Albion.

En revanche, c’est là que l’œuvre d’Elizabeth Barrett Browning se démarque de ses nombreuses compatriotes pour qui l’aventure italienne était principalement, sinon uniquement, une villégiature confortable et ensoleillée, loin des froides et humides rigueurs de l’Angleterre natale. Nul doute, par exemple, que la poète trouvait dans les manifestations politiques du Risorgimento contemporain et sur lequel donnaient les fenêtres de la Casa Guidi à Florence une surprenante allégorie de sa propre existence littéraire et personnelle. Le voyage sans retour à Florence était l’occasion de (re)fonder une existence et une création poétiques dont l’unité italienne devenait une métaphore manifeste. Dans la même veine, lorsque Robert Browning lui avait fait la cour, entre janvier 1845 et août 1846, il avait sous les yeux, sur la table de son bureau, et depuis de très nombreuses années déjà, la reproduction de l’épisode mythologique dans lequel Persée vient arracher Andromède à son funeste destin. Chez les Barrett, nul serpent de mer prêt à dévorer la jeune femme offerte en sacrifice sur la plage, mais une femme poète inféodée à un arbitraire paternel de plus en plus injustifiable et insupportable2. D’autre part, et un recueil de poèmes entier l’atteste, Casa Guidi Windows, publié en 1851, Elizabeth Barrett Browning s’essayait alors à un nouveau genre poétique, hybride et expérimental, la poésie urbaine et politiquement engagée. Dans le combat que livraient alors les partisans de l’unité et de l’indépendance italiennes, Elizabeth Barrett Browning voyait clairement le combat qu’elle menait elle-même contre les ennemis de l’autonomie italienne et contre les opposants, nombreux il faut bien l’admettre, de la littérature écrite par les femmes. Dans sa mémorable critique du 27 décembre 1856 dans les colonnes du Saturday Review, George Stovin Venables commentait en ces termes ce qu’il venait de découvrir dans Aurora Leigh : « Les siècles nous ont douloureusement enseigné que nulle femme ne pouvait être un grand poète ». À l’appui de cet exceptionnel aphorisme, il se contentait d’expliquer que l’Iliade, l’Odyssée, le Paradis perdu et l’Énéide étaient de surcroit bien plus brefs, et donc forcément meilleurs. Soit Elizabeth était trop femme, soit elle n’était pas assez concise. En d’autres termes, elle avait le double tort pléonastique de ne pas être un homme et d’être par trop bavarde.

En partant pour l’Italie et en abandonnant son Angleterre natale et son lectorat britannique, la poète s’aliénait dans la foulée une grande partie des critiques qui ne lui étaient pas conquis d’avance, à commencer par les critiques progressistes et capables de la lire et de la comprendre. Ainsi, il y avait dans cet exil familial et littéraire une forme de traversée des ténèbres et des enfers comparables à la Nékyia homérique. Comme dans les légendes de cette même mythologie, regarder en arrière était synonyme d’une mort littéraire certaine. En partant définitivement pour l’Italie, Elizabeth Barrett Browning tournait le dos à son île natale et cherchait une unité et une identité nouvelles pour son œuvre, elle-même en quête de renaissance. Son intérêt viscéral pour la politique et les opprimés coïncidait alors parfaitement avec cette Italie dépecée, sous le joug d’intérêts étrangers, et mise en danger par la maladresse d’autonomistes certes fougueux mais qui contribuaient indirectement à son malheur. La foudre des puissants s’abattait toujours sur le peuple incapable de se défendre, puisque, précisément, l’unité et sa force lui faisaient défaut. Avec le recueil Casa Guidi Windows, Elizabeth Barrett Browning élaborait et redéfinissait le rôle des poètes dans le monde, dans l’histoire et dans la cité. En 1851, la question lui tenait à cœur, mais avec la publication d’Aurora Leigh, fin 1856, cette même question deviendrait brûlante. La poétique et la poésie, en Italie, par et pour l’Italie, devenaient des formes et des lieux d’expression pour les poètes. Ainsi, dans Casa Guidi Windows, la voix poétique transcrit les émotions et perceptions de cette Toscane bien-aimée et en pleine ébullition. Puisqu’il s’agit de poésie et non d’un compte rendu historique au jour le jour des événements, l’impression laissée et ses effets esthétiques comptent bien plus que les événements en question.

Par exemple, dès le vers 3 de la première partie du poème, qui en compte deux, les paroles d’une chanson prêtée à un jeune enfant, dans la rue, sont citées : « O bella libertà, O bella ! » Le « je » de la poète y est omniprésent, à tel point qu’il est bientôt difficile de savoir si les événements politiques et sociaux toscans ne sont pas moins importants que la figure de la poète qui ne peut s’empêcher de les relater en pentamètres iambiques et par le filtre d’une langue qui ne cesse de se tourner vers cette Italie conçue comme éternelle, celle de ces immenses poètes qui ont largement contribué à façonner la pensée et la culture d’un continent tout entier. Après tout, encore une fois, le titre est bien Casa Guidi Windows, le lieu de ces fenêtres à partir desquelles le monde est observé, compris, dégusté et raconté poétiquement. Comme toujours en poésie puisque c’est sa règle et sa formule, le sujet compte bien moins que le message qui le supplante. Rappelons-nous aussi le célèbre vers de Théophile Gauthier « Le buste survit à la cité »3. Constamment aussi, cette Italie tourmentée dialogue avec son passé, et son présent n’en est que la dernière et pénible ramification, le tranquille mais chaotique prolongement. Tout comme, pour les Browning, la Renaissance italienne est le point névralgique et nodal où toutes les formes convergent et s’interpénètrent, où tous les arts se retrouvent et se bousculent, la Casa Guidi est le point focal et le lieu de leur pensée politique et de leur vie conjugale, loin de cette Angleterre victorienne et du tyran domestique qui refusait obstinément leur union, tout comme il déniait mystérieusement à l’intégralité de sa progéniture le droit de se marier, et donc de quitter le domicile familial des Barrett.

Lorsque je faisais référence au voyage horizontal de la Nékyia, par opposition aux angoisses de la catabase, je gardais également à l’esprit la faculté des Browning à vivre leur littérature et à littérariser leur existence. L’exemple du sauvetage d’Andromède, sacrifiée au monstre marin qui doit la dévorer sur la plage où elle est attachée, en est un exemple flagrant. Robert savait pertinemment qu’Elizabeth attendait d’être sauvée à son tour des griffes du père tyrannique qui avait tous les pouvoirs sur la maisonnée Barrett, et donc sur ses occupants. Elizabeth se rappelait bien le grondement de tonnerre de la voix du patriarche, lorsqu’il descendait les escaliers, en colère. Comment ne pas voir là aussi une référence mythologique ? De même, la fuite des jeunes époux Browning ressemblait, pour les deux poètes, à ces nombreux épisodes mythologiques dans lesquels la seule solution reste une course effrénée, sans se retourner, puisque tel est le prix de la désobéissance. Les risques pris par Elizabeth furent multiples : Edward Moulton-Barrett, découvrant le mariage secret de sa fille, la renia, la déshérita et ne la revit jamais plus jusqu’à sa mort, en 1857. Elle passait d’une vie d’opulence à une existence faite d’incertitude et de précarité relative. Encore une fois, cette nouvelle vie avait des allures de récit, comme si la vie devait se conformer aux structures narratives des modèles adorés. Il en allait de même pour le recueil de sonnets le plus célèbre de la période victorienne, publié en 1850, à savoir les Sonnets du portugais, et qui fit d’Elizabeth l’une des plus grandes poètes de la langue anglaise.

Ces sonnets avaient été secrètement écrits pendant la cour que Robert lui faisait. Ils étaient si intimes dans le détail de leur histoire d’amour qu’il ne fut pas possible à la poète de les montrer à son époux avant quatre ans de mariage. Et là encore, elle lui avait glissé le recueil dans la poche, discrètement, obliquement, incapable qu’elle était de le regarder dans les yeux à cet instant. Encore une fois, la scène était digne d’un épisode mythologique, raconté par Apulée, par exemple. Pour les Browning, le voyage en Italie avait bien des allures d’alibi, d’ailleurs littéraire. Comme les Sonnets du portugais avaient hérité leur énigmatique titre d’une mystérieuse référence au grand sonnettiste de la Renaissance Camoens, pour éviter que les lecteurs cherchassent dans le recueil une espèce de récit au jour le jour des amours des amants britanniques, le voyage en Italie prenait des allures littéraires et poétiques revendiquées comme telles : « For me who stand in Italy today, / Where worthier poets stood and sang before4 ». En d’autres termes, la littérature se fait vie et la vie n’est qu’une des déclinaisons de la littérature. Le voyage réel est tout aussi imaginaire que celui de ceux qui, auparavant, avaient déjà rêvé leur vie et vécu leur rêve. Déjà, Robert avait écrit et travaillé de si longues années face à la reproduction miniature du sauvetage d’Andromède, longtemps même avant de rencontrer Elizabeth et d’envisager de s’enfuir avec elle pour rejoindre des cieux plus cléments et garantir une distance de sécurité suffisante entre Edward Moulton-Barrett et les deux poètes. Ce n’est pas un hasard si l’aventure amoureuse des Browning est immédiatement entrée dans le panthéon des amours littéraires contrariées, tant le schéma narratif de ces mêmes amours épousait le canon littéraire : amour impossible, opposition parentale, mystérieuse maladie.

Bien avant les idées de Borgès sur les rapports complexes entre littérature et réalité, alors que lui-même était amateur de la poésie de Robert Browning, il y avait chez les deux poètes exilés en Italie le souci de (re)définir la notion de réalisme en littérature. Le réalisme ne se contentait pas d’être la copie d’un mode de perception dans un mode d’expression, ambition ekphrastique qui avait traversé toute la littérature occidentale depuis l’Iliade, où Homère décrivait savamment Héphaïstos en train de forger le bouclier d’Achille, moins pour le protéger que pour éblouir par sa beauté. La réalité du récit et son réalisme ne vont pas du côté de la bataille engagée, mais plutôt du côté de la beauté du bouclier, qui ne sert qu’à être beau et non à protéger son propriétaire des coups portés par l’ennemi. De la même manière, l’histoire des amours contrariées des Browning et de leur fuite éperdue en Italie aurait-elle plus compté pour sa nature littéraire que pour l’idylle dont elle était la conséquence logique ? Ainsi, l’engagement politique d’Elizabeth pour la cause italienne avait des airs de combat littéraire, à moins que ce ne fût le contraire, bien sûr. À bien y regarder, Casa Guidi Windows porte bien son nom. Il ne s’agit que de fenêtres, ouvertes ou fermées, sur le monde, discrète et incidente définition de la poésie pour Elizabeth, qui prétend entendre un garçonnet chanter sous ses fenêtres « O bella libertà, O bella ! » Ceci est d’autant plus intéressant que dans son magnum opus, à savoir Aurora Leigh, Elizabeth entreprenait pour la première fois de livrer à ses lecteurs sa conception de la poésie et du rôle du poète. De façon très intéressante, l’art ne devait pas copier la réalité comme entité extérieure, la réalité de l’art devait plutôt surgir de l’œuvre comme la plante surgit de la graine.

Elizabeth était, sur ce point comme sur tant d’autres, parfaitement en accord avec Robert, qui depuis des décennies déjà, voyait la vérité surgir de l’intérieur au lieu d’être la simple copie d’une apparence extérieure. La littérature devenait une ardente essence au lieu de n’être qu’une illusion d’apparence. Les Browning, dans l’intégralité de leurs œuvres et depuis toujours, avaient fréquemment utilisé la métaphore de ce feu intérieur afin de désigner la révélation de la réalité/vérité du monde. De toute évidence, le voyage en Italie participait de cette révélation et de cette vérité. Comme l’écrivait Elizabeth au vers 792 du premier livre d’Aurora Leigh, dans un vers aussi célèbre que profond, « The world of books is still the world ». Le monde des livres fait partie du monde, tout comme le monde réel ne l’est pas plus que la réalité des livres, y compris et surtout dans leur écriture. Après tout, qui pourrait ici avoir l’arrogance stupide de se croire plus célèbre que Don Quichotte, Hamlet, Werther, Emma Bovary, Énée, etc. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut lire et comprendre la littérature et les aphorismes d’Oscar Wilde, prétendant bousculer le réel avec de simples mots, lorsqu’il clamait « Life imitates art far more than art imitates Life »5. Le voyage des Browning était au moins autant imaginaire et poétique qu’il était la conséquence de leurs amours érudites, interdites et contrariées dans le tout petit monde victorien de la maisonnée gouvernée d’une main de fer par Edward Moulton-Barrett.

Bibliographie

BARRETT-BROWNING, Elizabeth, Aurora Leigh, in Sandra Donaldson, ed., The Works of Elizabeth Barrett Browning, London: Pickering & Chatto, vol. III, 2010.

BARRETT-BROWNING, Elizabeth, Casa Guidi Windows, in Sandra Donaldson, ed., The Works of Elizabeth Barrett Browning, London: Pickering & Chatto, vol. II, 2010.

BROWNING, Robert, Pauline, in The Poetical Works of Robert Browning, 1889-1890, 16 vols., vol. 1.

GAUTIER, Théophile, Émaux et Camées (1852), in Michel Brix, ed., Théophile Gautier, Œuvres poétiques complètes, Paris, Bartillat, 2013.

WILDE, Oscar, (1891), « The Decay of Lying – An Observation », in Josephine M. Guy, ed., The Complete Works of Oscar Wilde, Oxford: Oxford University Press, vol. IV, 2007.

Notes

1 Aurora Leigh, I, 232 ; V, 1189 ; V, 1265 ; VII, 484 ; VII, 490 ; VIII, 358, in Sandra Donaldson, ed., The Works of Elizabeth Barrett Browning, London: Pickering & Chatto, vol. III, 2010. Retour au texte

2 L’épisode avait déjà été relaté dans le premier poème publié par Robert Browning en 1833, Pauline : « […] secure some god / Will come in thunder from the stars to save her » (vers 666-667). Il n’avait alors aucune idée du sauvetage amoureux qui se présenterait à lui une décennie plus tard. Retour au texte

3 « L’Art », dernier poème du recueil d’Émaux et Camées (1852), in Michel Brix, ed., Théophile Gautier, Œuvres poétiques complètes, Paris : Bartillat, 2013. Retour au texte

4 Casa Guidi Windows, I, vers 49-50, in Sandra Donaldson, ed., The Works of Elizabeth Barrett Browning, London: Pickering & Chatto, vol. II, 2010. Retour au texte

5 « The Decay of Lying – An Observation », essai publié dans le recueil intitulé Intentions (1891), in Josephine M. Guy, ed., The Complete Works of Oscar Wilde, Oxford: Oxford University Press, Vol. IV, 2007. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Charles Perquin, « Le(s) voyage(s) en Italie d’Elizabeth et Robert Browning, entre enlèvement, pèlerinage et exil (poétiques) », Textures, 26 | 2021, 58-63.

Référence électronique

Jean-Charles Perquin, « Le(s) voyage(s) en Italie d’Elizabeth et Robert Browning, entre enlèvement, pèlerinage et exil (poétiques) », Textures [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 30 janvier 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=302

Auteur

Jean-Charles Perquin

Université Lumière Lyon 2

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