The Innocents Abroad, or The New Pilgrims’ Progress (1869)1 fit de Mark Twain2 le plus grand écrivain-voyageur américain. Les croisiéristes du paquebot Quaker City partirent en juin 1867 de New York pour la Terre sainte, avec de nombreuses escales européennes. C’est ainsi qu’ils découvrirent l’Italie – notamment Gênes, Milan, le Lac de Côme, Venise, Florence, Rome, Naples et Pompéi.
Messent souligne la complexité idéologique et narrative de ce récit de voyage, qui dans la préface s’annonce naïvement comme « a record of a pleasure-trip3 » (v), mais compose aussi « a more serious description of a cultural and spiritual pilgrimage4 ». Fidèle à son approche ironique et humoristique, Twain relate ses expériences en tant que voyageur inculte et généralement imperméable à l’altérité culturelle. Ignorant la langue, l’histoire et la culture italiennes, il rédige des récits faussement innocents et dresse un portrait au vitriol de ce pays dont la richesse artistique et l’imprégnation catholique le submergent. La beauté à laquelle il se trouve souvent confronté le frappe d’autant plus qu’elle se trouve – en Italie peut-être plus qu’ailleurs – intimement liée à la notion de fugacité de l’existence.
Notre étude s’intéressera à l’impact de l’Italie sur le voyageur plutôt qu’au compte rendu factuel de ses visites ; elle suivra cependant la chronologie du voyage italien, qui débute sous le signe de l’enchantement pour suivre un parcours contrasté. Il s’agira tout d’abord d’examiner l’ambivalence de Twain envers une Italie méfiante à l’égard des étrangers, et dont la magnificence extérieure semble se résumer à la beauté des femmes. Car si la décrépitude des rues et des façades dissimule la richesse intérieure des palais et des monuments, ces derniers sont autant d’évocations d’une mort omniprésente. Il importera ensuite de se concentrer sur l’émerveillement suscité par la découverte de Venise, dont les eaux évoquent le Styx, et que Twain parcourt lors d’une expédition tragi-comique en gondole, le conduisant d’un trépas symbolique à la magnificence fantasmatique.
Plus encore que la recherche effrénée du plaisir, caractéristique de l’expérience touristique et à laquelle Twain cède pourtant volontiers, la présence obsessionnelle de la mort sous-tend la construction de l’Italie narrative. C’est en quoi Pompéi, ultime étape italienne, constitue l’apogée de la visite : la torpeur post-apocalyptique des ruines finit par plonger le narrateur dans un sommeil dont il se réveillera porteur d’une révélation prophétique. La dernière partie de notre étude explorera la nature de cette révélation italienne, américaine et universelle.
Séduction, fumigation, contagion
Bien que dûment programmée dans le cadre de la croisière, la première apparition de la terre italienne constitue une véritable révélation esthétique : « In due time the shores of Italy were sighted, [...] early in the bright summer morning, the stately city of Genoa rose up out of the sea and flung back the sunlight from her hundred palaces. » (p. 160). Le pays est ainsi abordé – à tous les sens du terme – comme un lieu paradisiaque, peuplé de créatures séraphiques :
There may be prettier women in Europe, but I doubt it. The population of Genoa is 120,000: two-thirds of these are women, I think, and at least two-thirds of the women are beautiful. They are as dressy and as tasteful and as graceful as they could possibly be without being angels. [...] Most of the young demoiselles are robed in a cloud of white from head to foot, [...] wear nothing on their heads but a filmy sort of veil, which falls down their backs like a white mist. (p. 160)
Fidèle à son habitude, Twain ne tarde pas à détruire sa description éthérée, en sautant apparemment du coq à l’âne : « Never smoke any Italian tobacco » (p. 161). Les deux paragraphes suivants évoquent les méfaits du produit et composent une transition vers le récit de sa découverte de Gênes, marquée par la noirceur. À la vaporeuse limpidité féminine succède ainsi la nébulosité urbaine, dévoilée comme lors d’une représentation théâtrale à la suite d’un lever de rideau – de fumée. La cohésion déstructurée du récit de voyage apparaît ainsi obéir à des associations d’idées suscitées par les réalités italiennes, mais dont la logique repose généralement sur la résonance avec des souvenirs personnels liés à la mort.
On note alors l’analogie entre les « stub-hunters » génois et « that San Francisco undertaker who used to go to sick-beds with his watch in his hand and time the corpse. » (p. 162). De même, pour ces touristes motivés par la recherche du plaisir immédiat, le délabrement extérieur des palais n’est-il guère compensé par la beauté intérieure des bâtiments, pourtant chargés d’œuvres d’art et de vestiges prestigieux :
all the grand empty salons, with their resounding pavements, their grim pictures of dead ancestors, and tattered banners with the dust of bygone centuries upon them, seemed to brood solemnly of death and the grave, and our spirits ebbed away, and our cheerfulness passed from us. (p. 162)
C’est ainsi que, contre toute attente, la ville gothique en arrive une fois de plus à évoquer le San Francisco de Twain, qui à son tour exprime quelque chose de l’expérience de tous les touristes américains : « We always began to suspect ghosts. There was always an undertaker-looking servant along, too, who [...] stood stiff and stark and unsmiling in his petrified livery ». (162-163)
Fiedler voit en Mark Twain
the prisoner of a tour plan laid out by organizers for whom the world worth seeing had been once and for all defined by the genteel essayists of the generation before, and the writers of guidebooks, who were their legitimate heirs [...]. He shares especially the bad taste of his generation and its immediate predecessors: admiring extravagantly, for instance, the mediocre Cathedral of Milan [...], the gross funeral statuary in the cemetery of Genoa, the inferior sculptures exhumed at Pompeii5.
Kaplan signale aussi la sujétion de Mark Twain au diktat des pratiques de son époque : « He traveled by the guidebook, he was as obedient to it as any other tourist6 ». Cette attitude relevait à la fois d’une reconnaissance candide de ses limites culturelles et d’un ciblage marketing clairement établi :
I have never tried in even one single instance, to help cultivate the cultivated classes. I was not equipped for it, either by native gifts or training. And I never had any ambition in that direction, but always hunted for bigger game—the masses. I have seldom deliberately tried to instruct them [...]. To simply amuse them would have satisfied my dearest ambition at any time ; for they could get instruction elsewhere […]. [...] honestly, I never cared what became of the cultured classes7.
Sa défiance vis-à-vis des trésors artistiques italiens, pléthoriques, ne s’applique pas à ses rencontres, mêmes furtives, avec les autochtones, qui constituent le pilier de sa fascination pour le pays. Gênes constitue un décor inquiétant et adéquat à sa taphophilie8 ainsi qu’à son pendant systématique dans l’œuvre, la taphophobie :
You go along one of these gloomy cracks, and look up and behold the sky like a mere ribbon of light, far above your head, where the tops of the tall houses on either side of the street bend almost together. You feel as if you were at the bottom of some tremendous abyss, with all the world far above you. (p. 142)
La fascination pour les lieux funèbres se fond dans une topographie inconsciente qui fait s’assimiler l’architecture de Gênes, le cimetière, et la configuration d’une grotte de l’enfance. Ce rapport isomorphique est tout d’abord présenté comme un processus intime spécifique au narrateur :
Cave is a good word—when speaking of Genoa under the stars. When we have been prowling at midnight through the gloomy crevices they call streets, where no footfalls but ours were echoing, where only ourselves were abroad, and lights appeared only at long intervals and at a distance, and mysteriously disappeared again, and the houses at our elbows seemed to stretch upward farther than ever toward the heavens, the memory of a cave I used to know at home was always in my mind, with its lofty passages, its silence and solitude, its shrouding gloom, its sepulchral echoes, its flitting lights, and more than all, its sudden revelations of branching crevices and corridors where we least expected them. (p. 169)
Ces « liens anthropocosmiques9 », perçus à travers les souvenirs d’enfance, font paraître la traversée des rues génoises comme autant de « rêveries d’ultra-cave10 ». Dans ce contexte, tous les voyageurs effectuent au cours de leur périple génois un voyage onirique qui transcende leur expérience factuelle : « le rêve de cave augmente invinciblement la réalité11. » La ville italienne en arrive ainsi à incarner une spécificité particulière dénotée par le fait que les touristes ne ressentent à ce moment ni la fatigue ni l’ennui qui habituellement les saisissent au bout de quelques visites.
Enterré vivant dans les rues génoises, le narrateur inculte mais halluciné présente à son lecteur une Italie sépulcrale à la Edgard Allan Poe, où l’architecture grotesque engendrera la plus délicate des créatures :
You can never persuade yourself that these are actually streets, and the frowning, dingy, monstrous houses dwellings, till you see one of these beautiful, prettily dressed women emerge from them—see her emerge from a dark, dreary-looking den that looks dungeon all over, from the ground away halfway up to heaven. And then you wonder that such a charming moth could come from such a forbidding shell as that. (p. 166)
Les femmes séduisent Twain et le conduisent à apprécier le charme des villes italiennes, dont ses a priori de béotien menaçaient de le couper totalement. Nulle apparition enchanteresse ne vient cependant émerveiller son voyage à travers la campagne, placé sous le signe du désenchantement et parfois de l’horreur. Les visions cauchemardesques ponctuent en effet l’itinéraire jusqu’à Milan, et les touristes ne trouvent pas dans l’Italie profonde le type de production esthétique censée motiver leur croisière :
Some of the pictures of the Saviour [...] represented him stretched upon the cross, his countenance distorted with agony. From the wounds of the crown of thorns; from the pierced side; from the mutilated hands and feet; from the scourged body—from every hand-breadth of his person streams of blood were flowing! Such a gory, ghastly spectacle would frighten the children out of their senses, I should think. (p. 208)
Pour le narrateur, la barbarie de telles représentations est due à l’emprise d’un catholicisme délétère, visant à la soumission de la population. Son jugement à l’emporte-pièce, présenté comme partagé par tous ses compagnons de voyage, condamne tout autant le dévoiement religieux que ce qu’il considère comme la nature bestiale des habitants de la campagne italienne :
Here and there, on the fronts of roadside inns, we found huge, coarse frescoes of suffering martyrs like those in the shrines. It could not have diminished their sufferings any to be so uncouthly represented. We were in the heart and home of priestcraft—of a happy, cheerful, contented ignorance, superstition, degradation, poverty, indolence, and everlasting unaspiring worthlessness. And we said fervently; it suits these people precisely; let them enjoy it, along with the other animals [...]. (p. 209)
Une telle agressivité dans le propos n’est pas sans rappeler celle dirigée contre les Indiens ou les Noirs d’Amérique dans nombre de récits de voyage de Twain. En réalité, la phrase qui conclut la citation précédente (« We feel no malice toward these fumigators » [p. 209]) révèle qu’en dehors de l’expression d’un indéniable anticatholicisme protestant12, cette saillie anti-italienne trouve aussi son origine dans la colère ressentie par les touristes lors de leur accueil dans la région du lac de Côme. En effet, dans le souci d’éviter une épidémie de choléra, les autorités locales les avaient soumis à la fumigation, pratique assez courante à l’époque :
a party of policemen [...] put us into a little stone cell and locked us in. [...] there was no light, there were no windows, no ventilation. It was close and hot. We were much crowded. [...] Presently a smoke rose about our feet—a smoke that smelled of all the dead things of earth, of all the putrefaction and corruption imaginable. (p. 199)
Loin d’être le simple « record of a picnic » (p. v) prévu au départ, la croisière tourne ici à l’enterrement symbolique, dont les touristes émergeront à la fois identiques à eux-mêmes et à nouveau légèrement transformés. Très vite, le voyage avait déjà procuré chez ces derniers la sensation étrange d’adhérer à l’altérité européenne :
The change that has come over our little party is surprising. Day by day we lose some of our restlessness and absorb some of the spirit of quietude and ease that is in the tranquil atmosphere about us and in the demeanor of the people. We grow wise apace. We begin to comprehend what life is for. (p. 187)
Toujours pétris de préjugés ethnocentristes et en dépit d’expériences parfois ressenties comme douloureuses, les voyageurs américains s’européanisent au pas de course et en acquièrent une approche philosophique de la vie. Bien que non exclusivement italien, ce type de réflexion est cependant déclenché par la spécificité de l’expérience italienne, qui en exprime ainsi la quintessence : ironiquement l’Italie contamine les voyageurs dont elle craint précisément la contagiosité.
Venise est aussi une fête
Plus que Gênes, Venise captive le narrateur par sa capacité à susciter chez lui des sentiments violemment contrastés, l’enthousiasme et la méditation succédant au désenchantement original. Les nombreux canaux qui sillonnent la ville sont traversés par des ponts parfois sinistres, tel que le célèbre pont des Soupirs, et sont généralement parcourus par la tout aussi célèbre gondole, qui ne manque pas de plonger Twain dans des abîmes de perplexité. L’imagination accorde généralement à l’eau une valeur ambivalente, due à son association avec le liquide amniotique et le sperme, porteurs de vie, et avec les dangers des profondeurs abyssales ou des surfaces croupissantes, potentiellement létales. Les nombreux recoins des canaux explorés par le narrateur présentent tous ces aspects symboliques, et bien qu’il ne semble pas s’en rendre compte, sa visite ressemble fortement à un va-et-vient entre léthargie mortifère et explosion de vie.
Le premier contact se réduit à la constatation de la décrépitude de Venise : « Her glory is departed, and with her crumbling grandeur of wharves and palaces about her she sits among her stagnant lagoons, forlorn and beggared, forgotten of the world. » (p. 217) Pour explorer la ville fantôme, un véhicule et un pilote adéquats :
We reached Venice at eight in the evening, and entered a hearse [...]. At any rate, it was more like a hearse than any thing else [...] And this was the storied gondola of Venice! [...] This the famed gondola and this the gorgeous gondolier!—the one an inky, rusty old canoe with a sable hearse-body clapped on to the middle of it, and the other a mangy, barefooted guttersnipe with a portion of his raiment on exhibition which should have been sacred from public scrutiny. (p. 218)
Pour couronner le tout, même le chant renommé du gondolier ne trouve aucune grâce à ses oreilles (« Another yelp, and overboard you go » [p. 218]). Très vite, cependant, un nouveau spectacle vient effacer les visions d’outre-tombe : « In a few minutes we swept gracefully out into the Grand Canal, and under the mellow moonlight the Venice of poetry and romance stood revealed. » (p. 218) La beauté de la Venise contemporaine repose sur sa capacité à recouvrer fugitivement, au gré des quartiers et selon les heures de la nuit, son prestige ancien fantasmé par le touriste : « It was a beautiful picture—very soft and dreamy and beautiful. » (p. 219) Dans son étude sur la navigation dans le cadre du « régime nocturne de l’image », Durand considère la barque comme « un symbole extrêmement polyvalent13 ». Pour lui, « La barque, fût-elle mortuaire, participe [...] en son essence au grand thème de la berceuse maternelle14. » Cette analyse éclaire la cohérence ambivalente de la gondole de Twain (mais aussi, par extension, du Quaker City), simultanément corbillard et berceau protecteur, dans laquelle les chansons du Caron italien se conjuguent pour former avec son embarcation un chemin propre à la découverte d’une « Nature-mère régénérée et déversant le flot des vivants sur la terre rendue à la virginité par le déluge15. »
La métamorphose de la ville s’opère à l’heure consacrée dans les récits de fantômes : « But what was this Venice to compare with the Venice of midnight? Nothing. There was a fête » (p. 219). En soi, une fête se prête parfaitement aux aspirations hédonistes des touristes, qui ne manquent néanmoins pas de se voir rappeler au passage l’analogie entre le passé apocalyptique des grandes épidémies et la situation présente :
a grand fête in honor of some saint who had been instrumental in checking the cholera three hundred years ago [...]. It was no common affair, for the Venetians did not know how soon they might need the saint’s services again, now that the cholera was spreading every where. (p. 219)
La fumigation qui mit Twain en fureur quelque temps auparavant se trouve ainsi justifiée, et participe clairement du type de rite de passage auquel les croisiéristes en arrivent inconsciemment à se confronter lors de leurs périples. Le corbillard grotesque qui les emporte ici s’inscrit d’ailleurs dans une tradition mythologique : « la fonction d’un simple passeur, dès qu’elle trouve sa place dans une œuvre littéraire, est presque fatalement touchée par le symbolisme de Caron. Il a beau ne traverser qu’une simple rivière, il porte le symbole d’un au-delà. » Tout comme le passeur, le gondolier « est gardien d’un mystère16 ». Au-delà de sa fonction de taxi, c’est lui qui, suivant son style de pilotage, conduit les touristes à conserver leur réflexe de consommation rapide des paysages et des expériences, ou à adopter pour un temps l’attitude recueillie du penseur :
Sometimes we go flying down the great canals at such a gait that we can get only the merest glimpses into front doors, and again, in obscure alleys in the suburbs, we put on a solemnity suited to the silence, the mildew, the stagnant waters, the clinging weeds, the deserted houses and the general lifelessness of the place, and move to the spirit of grave meditation. (p. 229)
La découverte de Venise revient donc dans une certaine mesure à réfléchir sur sa condition de mortel. La ville qu’on ne peut traverser qu’en ce type de corbillard flottant constitue l’illustration frappante de la thèse de Bachelard, qui envisage dans les anciens rites funéraires les précurseurs de tous les voyages en bateau :
Bien avant que les vivants ne se confiassent eux-mêmes aux flots, n’a-t-on pas mis le cercueil à la mer, le cercueil au torrent ? Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage. Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier vrai voyage17.
Guère passionné par les caractéristiques historiques, culturelles ou architecturales de Venise, le touriste conduit par Caron le gondolier parmi les méandres du Styx italien est ainsi alternativement mort et vivant et, surtout, toujours consommateur : « We have been pretty much every where in our gondola. We have bought beads and photographs in the stores, and wax matches in the Great Square of St. Mark. » (p. 232).
Apocalypse italienne et révélation américaine
Le voyage se poursuit ensuite notamment par les visites du Vésuve, de Pise et de Rome et s’achève à Pompéi, qui constitue à plus d’un titre l’aboutissement du voyage italien.
Twain est tout d’abord agréablement surpris de constater que « this old ancient city of the dead » (p. 331) n’a rien de l’environnement sépulcral auquel il s’attendait :
I always had an idea that you went down into Pompeii with torches, by the way of damp, dark stairways, just as you do in silver mines, and traversed gloomy tunnels with lava overhead and something on either hand like dilapidated prisons gouged out of the solid earth, that faintly resembled houses (p. 327).
Il trouve dans ce décor postapocalyptique un terrain idéal, proposant une vision esthétisée des destinées historique et humaine et, surtout, propre à livrer un enseignement apte à transcender les limites nationales. Très peu de distance humoristique vient atténuer l’immense impact de cette visite sur le narrateur qui, bien qu’il ne consacre qu’une dizaine de pages à Pompéi, accorde à ces dernières une intensité révélatrice.
Ce qui l’impressionne avant tout est la proximité paradoxale de la cité antique et des villes modernes, dont d’après lui les États-Unis proposent les exemples les plus aboutis. La comparaison est cependant loin de tourner à l’avantage des villes contemporaines, à commencer par la décoration domestique moderne, qui se situe au niveau d’une pâle imitation vouée à une disparition rapide :
there stand the long rows of solidly-built brick houses (roofless) just as they stood eighteen hundred years ago, hot with the flaming sun; and there lie their floors, clean-swept, and not a bright fragment tarnished or waiting of the labored mosaics that pictured them with the beasts, and birds, and flowers which we copy in perishable carpets to-day [...] (p. 327).
Twain présente Pompéi – et Herculanum, qu’il ne prétend pas avoir visité – comme la matrice inégalée de l’art à présent unanimement célébré, notamment celui de la Renaissance, dont il estime avoir souffert lors des visites guidées des hauts lieux artistiques du vieux monde :
The most exquisite bronzes we have seen in Europe, came from the exhumed cities of Herculaneum and Pompeii, and also the finest cameos and the most delicate engravings on precious stones; their pictures, eighteen or nineteen centuries old, are often much more pleasing than the celebrated rubbish of the old masters of three centuries ago. (p. 330-331)
Le rapport analogique que Twain établit avec le monde contemporain ne se situe pas seulement au niveau artistique ; le narrateur sait aussi faire œuvre scientifique pour déduire de ses observations de terrain des conclusions de nature sociologique. C’est ainsi que, contrairement aux Italiens de la campagne catholique, dépeints comme oisifs, les Pompéiens se révèlent de parfaites créatures d’un système social et économique que l’on devine tourné vers une efficacité dont les États-Unis commençaient à l’époque de la publication du Voyage des innocents à revendiquer les caractéristiques :
They were not lazy. They hurried in those days. We had evidence of that. There was a temple on one corner, and it was a shorter cut to go between the columns of that temple from one street to the other than to go around—and behold that pathway had been worn deep into the heavy flagstone floor of the building by generations of time-saving feet! They would not go around when it was quicker to go through. We do that way in our cities. (p. 331)
Tout comme les créations artistiques contemporaines convoquent les chefs d’œuvres de la « cité des morts », les Américains deviennent les héritiers symboliques de sa culture laborieuse. Pompéi et les villes américaines apparaissent ainsi indirectement liées par des liens de parenté fantasmés, dont les racines plongent dans une Histoire obscure. La beauté frappante des ruines, combinée à la rareté de données scientifiques fiables, est pour le narrateur – comme pour nombre d’écrivains des XVIIIe et XIXe siècles – une source féconde de récits mêlant le factuel et l’imagination dans une construction textuelle s’apparentant au mythologique. Dès lors, Twain en vient à méditer sur le sort tragique qui saisirait sa propre civilisation lors d’une apocalypse identique : « Every where around are things that reveal to you something of the customs and history of this forgotten people. But what would a volcano leave of an American city, if it once rained its cinders on it? Hardly a sign or a symbol to tell its story » (p. 333). À nouveau, l’immensité de ses vestiges et de sa gloire préservée confère à l’empire romain une valeur de référence incontournable aux sociétés modernes. La non-existence programmée de traces post-apocalyptiques, au contraire, annonce une chute de l’empire américain bien plus radicale, puisqu’elle le condamne à l’oubli perpétuel.
La visite de Pompéi provoque l’assoupissement de Twain et de ses compagnons dans le train :
We [...] went dreaming among the trees that grow over acres and acres of its still buried streets and squares, till a shrill whistle and the cry of “All aboard—last train for Naples!” woke me up and reminded me that I belonged in the nineteenth century, and was not a dusty mummy, caked with ashes and cinders, eighteen hundred years old (p. 335).
Le lecteur ne manquera pas de noter que c’est à un cadavre que Twain avait fini par s’identifier, et dont il date le décès au moment de la naissance du christianisme. Le réveil du narrateur à sa réalité intime revêt bien une couleur religieuse, mais en tant qu’Américain et homme du XIXe siècle, ce jugement dernier résulte d’une piteuse apocalypse.
Quoiqu’il en soit, la violente interruption de la rêverie qui ramenait Twain parmi les rues pompéiennes ajoute à sa désillusion :
The idea of a railroad train actually running to old dead Pompeii, and whistling irreverently, and calling for passengers in the most bustling and business-like way, was as strange a thing as one could imagine, and as unpoetical and disagreeable as it was strange. (p. 335)
L’Italie contribue grandement au doute que l’on sent poindre chez le voyageur Twain, pourtant admirateur des avancées technologiques de son époque, et généralement enthousiaste à l’idée de voir le style de vie américain se répandre sur la planète. La fin du chapitre dédié à Pompéi dresse le bilan de la découverte du pays, à mille lieues de l’obsession consommatrice qui sous-tend l’aventure touristique. Dans l’univers de Twain, l’apocalypse italienne est porteuse d’une révélation américaine et intime. Ce message est transmis dans un style caractéristique, où la gravité de la méditation philosophique se voit adoucie par un humour irrépressible. La première leçon est universelle :
After browsing among the stately ruins of Rome, of Baiae, of Pompeii, and after glancing down the long marble ranks of battered and nameless imperial heads that stretch down the corridors of the Vatican, one thing strikes me with a force it never had before: the unsubstantial, unlasting character of fame. Men lived long lives, in the olden time, and struggled feverishly through them, toiling like slaves, in oratory, in generalship, or in literature, and then laid them down and died, happy in the possession of an enduring history and a deathless name. Well, twenty little centuries flutter away, and what is left of these things? A crazy inscription on a block of stone, which snuffy antiquaries bother over and tangle up and make nothing out of but a bare name (which they spell wrong)—no history, no tradition, no poetry—nothing that can give it even a passing interest (p. 336).
Ce discours sur la vanité de toute ambition est porté tout au long de l’œuvre de voyage, pour laquelle « la planète explorée et mise en récit devient simultanément sujet de méditation et accessoire18. » En l’occurrence, tel un tableau de vanité, le spectacle de Pompéi offre l’opportunité d’une réflexion sincère sur l’inanité humaine. Telle une vanité, cependant, la qualité de la transcription textuelle de ce spectacle en arrive à attirer l’attention sur les moyens déployés pour le construire, dont l’humour constitue la présence la plus aisément détectable. C’est en cela que l’universalité du récit de l’exploration italienne repose avant tout sur sa pertinence avec les centres d’intérêts privés de l’auteur en tant qu’Américain et, surtout, en tant qu’écrivain :
What may be left of General Grant’s great name forty centuries hence? This—in the Encyclopedia for A. D. 5868, possibly:
“URIAH S. (or Z.) GRAUNT—popular poet of ancient times in the Aztec provinces of the United States of British America. Some authors say flourished about A. D. 742; but the learned Ah-ah Foo-foo states that he was a contemporary of Scharkspyre, the English poet, and flourished about A. D. 1328, some three centuries after the Trojan war instead of before it. He wrote ‘Rock me to Sleep, Mother.’” (p. 336)
Si le voyage italien de Twain se conclut sur un bilan enthousiaste relatif aux productions artistiques du passé antique, sa déduction comique quant à la notoriété des créateurs (comme de l’élite politique) vient réduire à néant le fantasme d’éternité qui motive souvent la création de telles productions. La conclusion est donc de nature paradoxale, puisqu’elle dévoile l’inanité du projet d’écriture de Mark Twain lui-même et la condamnation de ce dernier à l’oubli, tout en sous-entendant qu’il accèdera tout de même ainsi au même type de renom que celui du Général Grant lui-même.
Conclusion
Les révélations ineffables constituent quelque soulagement poétique à l’omniprésence de la mort, dans une esthétique onirique suscitée par le décor italien. Ainsi les abysses des rues de Gênes plongent-ils le narrateur dans des abîmes de perplexité, pour aboutir à un nouveau mystère, un questionnement auquel il n’attend pas de réponse, mais qu’il transmet tout de même à ses lecteurs : « the men wear hats and have very dark complexions, but the women wear no headgear but a flimsy veil like a gossamer’s web, and yet are exceedingly fair as a general thing. Singular, isn’t it? » (p. 166).
L’incertitude interprétative de l’espace italien, souvent détournée par l’humour, conduit Twain à questionner la stabilité de son propre univers, à la fois intime et américain. Dans le cadre de la croisière, l’Italie constitue un passage obligé, faisant des touristes du Quaker City le pendant ridicule des gentilshommes cultivés des Lumières. Le tourisme de masse a supplanté le Grand Tour et le mythe italien est en train d’acquérir une dimension nouvelle, moins raffinée. Principalement touché par la beauté des femmes, le touriste inculte souffre vite de surconsommation culturelle : « We are surfeited with Italian cities for the present » (p. 253). La pléthore de créations artistiques des siècles passés empilées dans les palais et les musées entraîne chez les béotiens américains une défiance vis-à-vis d’une civilisation qu’ils imaginent proche de la décomposition.
L’impression mortifère que dégage le récit de Twain n’est cependant pas spécialement italienne, car elle participe chez lui d’une tendance irrépressible et généralisée. La spécificité italienne se dégage dans l’imbrication proprement épiphanique de la mort et de la beauté, révélée notamment au cours de l’apothéose de Pompéi, qui laisse entrevoir la possibilité d’un sens toujours indicible, mais néanmoins perceptible dans le rêve endormi ou éveillé. C’est probablement l’Italie qui teinte le plus clairement la réflexion de Twain l’ignorant d’une touche proprement segalienne : « L’Exotisme dans le Temps. En arrière : l’histoire. Fuite du présent méprisable et mesquin19. »