S’il était simple et banal de se rendre en Italie pour un citoyen de la RFA, il n’en allait pas de même pour un ressortissant de la RDA. Après la construction du Mur de Berlin en 1961, il était en effet interdit aux citoyens est-allemands n’ayant pas atteint l’âge de la retraite de se rendre, à titre privé, dans un pays appartenant à ce que l’on appelait « l’étranger capitaliste »1. Voyager à l’Ouest était un privilège accordé, le plus souvent pour raisons professionnelles, aux seuls « Reisekader » (les cadres autorisés à voyager). Afin de se voir délivrer un passeport (qui, le reste du temps, était conservé dans un coffre au sein de l’institution pour laquelle on travaillait), il fallait bien sûr donner des gages de fiabilité, c’est-à-dire ne pas apparaître comme susceptible de vouloir profiter du voyage pour rester à l’Ouest2.
Les voyages évoqués dans les récits que nous nous proposons d’étudier ici, Meine italienische Reise (1973) et Juni in Sizilien (1977) de Christine Wolter d’une part3, Katakomben und Erdbeeren (1977) et Garten fremder Herren (1982) de Waldtraut Lewin d’autre part4 ne sont donc pas des voyages d’agrément individuels entrepris et réalisés librement. Ceux de Christine Wolter sont liés à ses activités de traductrice et d’éditrice. Elle se rend en effet en Italie dans le cadre de missions d’interprétariat5. Ou bien elle a rendez-vous avec un « professeur » de Milan spécialiste de littérature italienne (IR p. 64), elle évoque la traduction d’un livre de Danilo Dolci Raconti sicilian (Contes siciliens) (JS p. 90-93), elle va visiter un musée d’arts et traditions populaires siciliens et rencontre l’ethnologue qui en est à l’origine. Waldtraut Lewin, quant à elle, est à la fois metteuse en scène6, traductrice de livrets d’opéra et écrivaine (KE p. 70). Elle écrit notamment des romans historiques.
Pour l’une comme pour l’autre, le premier récit de voyage évoque l’Italie continentale, notamment Rome, Milan et Venise, tandis que le second est consacré à la Sicile. Dans Meine italienische Reise (1973), Christine Wolter évoque ainsi successivement la Toscane avec Florence, Sienne et Pise ; Rome ; l’Emilie-Romagne avec Bologne, Rimini et Ravenne ; Venise et Milan. Dans Katakomben und Erdbeeren (1977). Waldtraut Lewin, quant à elle, après une arrivée à Gênes, décrit Rome, puis la Campanie avec Naples et Pompéi, et enfin Venise et Milan7. Dans son second récit, elle évoque la Sicile où elle se rend sur les traces de Frédéric II de Souabe accompagnée d’une amie originaire du Nord de l’Italie8. Christine Wolter, quant à elle, s’y rend à deux reprises, deux étés de suite, en 1974 et 19759.
Si toutes deux décrivent bien sûr en partie les curiosités touristiques des lieux où elles se rendent quand elles peuvent y consacrer un peu de temps (Christine Wolter se plaint régulièrement d’en manquer10), je voudrais ici plutôt m’intéresser à la manière dont elles découvrent les réalités contemporaines d’un pays que tout semble opposer au leur géographiquement, historiquement, culturellement, politiquement… Quels sont donc les aspects qui les frappent ? À quelles différences sont-elles sensibles ? En quoi leur perception de la réalité italienne est-elle influencée par leur socialisation est-allemande ? Dans quelle mesure les contraintes liées aux conditions de publication d’un tel récit en RDA les amènent-elles à amplifier ou à passer sous silence certaines réalités ? Que sait-on de la réception de tels textes en RDA ?
L’opposition Nord-Sud
Comme bien des voyageuses venant du Nord, les deux auteures sont tout d’abord frappées par la lumière italienne qui contraste avec la grisaille de la RDA11. Waldtraut Lewin souligne aussi la clarté de l’air et la douceur du climat – c’est même la première chose qui la frappe quand elle arrive à Gênes12. La luxuriance de la végétation, particulièrement en Sicile, est également source d’émerveillement pour les deux voyageuses. Waldtraut Lewin décrit son étonnement à voir fleurir, en plein mois d’octobre, des plantes qu’elle n’a jamais vues ou qu’elle ne connaît que comme plantes de balcon, et d’énumérer troènes, lauriers-roses, magnolias, hibiscus, bougainvillées (G p. 14), tout en insistant sur la richesse de leur palette de couleurs, « du rose au violet foncé », et sur l’odeur sucrée qu’elles dégagent13.
Les sens en effet sont constamment sollicités. Christine Wolter est particulièrement sensible aux couleurs et livre des descriptions très picturales de la Sicile au petit matin14. Près de Palerme : « le rouge des géraniums, le violet des glycines, le rose des lauriers, le vert sombre des agaves »15 ou encore « le jaune des citronniers, l’or des néfliers, le rouge des fleurs d’agave, le vert-bleu-gris des vignes, des cactus, des oliviers. Le soleil incandescent éclaire les falaises et la mer. La mer se colore en turquoise, le gris des risées. Le violet et le rouge des clématites et des bougainvillées, le rose des lauriers. »16. Elle souligne en outre le contraste entre la côte et l’intérieur de l’île : « à l’intérieur, tout est différent : les montagnes et les vallées jaunes et grises, les céréales, les chaumes, les pierres, des heures sans autres couleurs. [… ] Tout autour de nous est jaune, l’herbe est jaune, le blé est jaune, jaunes, presque marron, les bottes de paille cubiques. »17.
Elle évoque également la diversité des senteurs qui l’assaillent, comme par exemple dans le quartier commerçant de Syracuse : l’odeur du pain frais qui se mêle à celle du cuir en provenance du magasin de chaussures voisin ou à celle de la gomina du salon de coiffure (JS p. 167). Les marchés surtout sont une véritable fête des sens. La metteuse en scène d’opéra qu’est Waldtraut Lewin les décrit comme un spectacle total qui témoigne d’un véritable souci et d’un véritable sens de l’esthétique. Elle détaille ainsi la disposition des fromages, la recherche d’une « composition » harmonieuse entre les couleurs (les blancs, les jaunes) et les textures (les durs, les moelleux)18, compare les marchands de fruits et de légumes à des compositeurs de symphonies19, évoque les multiples sortes de poissons et fruits de mer différents dont elle n’a jamais entendu les noms et décrit la variété de leurs couleurs, de leurs tailles, de leurs formes (G p. 106). Elle tente aussi de donner aux lecteurs de RDA peu habitués à ce genre de spectacle une idée de leur ambiance sonore : « Car avant même de le voir et de le sentir (le marché de Catane), on l’entend, « urlo », les cris, les appels, des gammes, des chants mélodieux ou dissonants au moyen desquels les vendeurs proposent leur marchandise. Plus c’est fort, mieux c’est, mais comme on le constate, leurs cris ne sont pas une manière de s’affronter. C’est une coexistence pacifique, en partie même un dialogue entre les marchands qui aiment ce tumulte et cette intensité sonore, une magnifique démonstration de force et de vitalité naïve, un joyeux « Eh, écoutez-moi, je suis là » et une manière de marquer son territoire comme le font des oiseaux. »20 (G p. 105).
Les expériences gustatives ne sont pas oubliées non plus. Les deux voyageuses sont sensibles au goût des aliments les plus simples comme les tomates (JS p. 113), les fraises (KE p. 64), le café, bien plus fort et plus amer qu’en Allemagne (KE p. 136) et décrivent aussi régulièrement leurs repas, que ce soit de simples pique-niques faits de pain, de fromage, d’olives et d’oranges (KE p. 137) ou des déjeuners pris dans des petits restaurants où elles se régalent d’une pizza ou d’un plat de spaghetti juste agrémentés d’huile, d’ail et de poivron21 ou encore de véritables festins où se succèdent différents plats et différents vins tous aussi succulents les uns que les autres – Christine Wolter décrit ainsi un repas à Rimini avec la délégation qu’elle accompagne (IR p. 51), un autre à Venise après une première (IR p. 59). Waldtraut Lewin, quant à elle, détaille un déjeuner gastronomique type, condensé de ses expériences culinaires (KE p. 138-140), du hors-d’œuvre au dessert en passant par le plat principal, tout en précisant qu’elle a dû manger frugalement les jours précédents pour pouvoir se l’offrir.
Un autre domaine où se manifeste pour elles le raffinement de la culture italienne est celui de l’élégance vestimentaire (qui n’était pas vraiment le fort de la RDA !). Waltraud Lewin consacre ainsi tout un chapitre aux femmes de Rome, les belles Romaines22 fières, sûres d’elles, minces et élancées, avec leurs magnifiques chevelures et leurs longues boucles d’oreilles, toujours impeccablement maquillées, arborant des lunettes à larges montures, portant leur sac en bandoulière (G p. 125), tandis que son reflet lui renvoie l’image d’une provinciale terne et insignifiante. Mais elle est frappée de constater que les hommes aussi sont soucieux de leur apparence : « Presque tous les hommes, jusqu’à l’âge de la maturité, sont minces, soignés », leur manière de se vêtir témoigne d’« une conscience d’eux-mêmes incroyablement masculine »23. Et Christine Wolter de renchérir à propos des Florentins : « Jeunes hommes à pied, jeunes hommes en voiture, la cigarette au coin de la lèvre, élégants. Oh, Florence est toujours le berceau de la culture et de l’art : ces chaussures raffinées, ces étoffes de laine discrètes, ces chemises d’homme pastel, les pullovers, les cravates… »24. Les points de suspension qui terminent l’énumération sont cependant éloquents. Jusqu’où décrire aux lecteurs Allemands de l’Est des réalités qui leur sont rigoureusement inaccessibles ? Les deux auteures sont là devant le dilemme qui consiste d’un côté à satisfaire la curiosité de leurs concitoyens vis-à-vis des biens de consommation d’un pays capitaliste et de l’autre à ne pas pousser trop loin la cruauté du supplice de Tantale auxquelles elles les soumettent malgré elles et à ne pas risquer non plus d’être soupçonnées d’une trop grande fascination vis-à-vis d’une société de consommation occidentale… La manière dont Waldtraut Lewin évoque les magasins de luxe de Rome est particulièrement évocatrice à cet égard. C’est seulement après avoir commencé par affirmer que sa compagne de voyage et elle n’ont pas d’argent à dépenser pour ce genre de choses qu’elles peuvent s’autoriser à les regarder « presque sans désir pécheur », comme si elles étaient « dans un musée où on ne peut rien emporter même si ça vous plaît »25 ! Après avoir en outre qualifié de vanité tout ce qu’elles ont sous les yeux, la voyageuse décrit complaisamment sur une demi-page un certain nombre d’objets et d’accessoires (vêtements, ceintures, bijoux, sacs…) aux couleurs et au luxe complètement exotiques pour le lecteur/la lectrice de RDA (G p. 119-120).
L’opposition Est-Ouest
Ce dernier exemple montre bien que la manière dont les deux voyageuses décrivent l’Italie ne relève pas seulement de la classique opposition Nord-Sud. Si cela pouvait être le cas pour la description des réalités physiques de l’Italie et de la Sicile, si un certain nombre de comportements considérés comme typiquement italiens et devenus des clichés ne seraient sans doute pas décrits différemment par un Allemand de l’Ouest, que l’on pense, outre à l’élégance, à la conduite à l’italienne en parlant aux passagers et en faisant de grands gestes (KE p. 75, IR p. 38), ou à la manière de traverser les rues26 ou les voies de chemin de fer (KE p. 43). On peut s’intéresser aussi à la manière dont les deux auteures abordent des sujets pouvant être davantage sensibles idéologiquement comme l’influence de l’Eglise ou les relations hommes-femmes.
Si Christine Wolter semble ne pas s’intéresser de très près à la religion catholique, visitant les églises en tant qu’œuvres d’art, sans s’attarder à leur fonction religieuse27, Waldtraud Lewin, au contraire, insiste, par exemple, sur le côté écrasant de la basilique Saint-Pierre de Rome qui ne serait construite que pour faire sentir à l’homme son néant (KE p. 38). La socialiste athée et anticléricale qu’elle est n’y semble en aucune manière sensible au caractère sacré de l’édifice : elle pousse la provocation jusqu’à le comparer à une gare en raison de ses dimensions et de la foule qui y déambule, les seules supériorités qu’elle lui reconnaît sont son relatif silence et sa fraîcheur (KE p. 38) ! Les peintures et les sculptures qui s’y trouvent ne l’émeuvent pas davantage, elle les qualifie d’« art de salle d’attente », de « kitsch monumental » et la sensualité de la Pieta de Michel Ange provoque son ironie (KE p. 39). Quant aux catacombes du couvent des Capucins à Palerme et à leurs « momies », elles suscitent son incompréhension en raison de leur « absurdité macabre dépourvue de toute dignité » : pourquoi ne pas avoir laissé ces défunts devenir poussière « comme c’était leur destin, comme c’est le nôtre à tous » ? (G p. 42) – alors que Christine Wolter, qui les a visitées aussi, se contente de les décrire et de renvoyer à leur fonction de memento mori (JS p. 83).
Mais plus encore que par une architecture monumentale ou par certaines pratiques du passé, c’est par l’influence qu’exerce toujours le catholicisme sur la société contemporaine que Waldtraut Lewin est révoltée. Elle dénonce en effet avec véhémence le système patriarcal qui caractérise encore, selon elle, l’Italie, surtout la Sicile, des années 70-80, comme en témoignent la stricte surveillance des filles et des femmes et la répartition sexuée des tâches. À l’occasion de descriptions de mariages lors de visites d’églises ou de discussions avec des Italiens, elle dénonce le machisme d’une société qui interdit toute contraception et maintient les filles sous contrôle, alors que les garçons sont entièrement libres (KE p. 63). Elle découvre cependant lors d’une promenade au Capo Gallo près de Palerme (G p. 31) que certains jeunes gens transgressent allègrement l’interdit des relations prénuptiales. Nul doute que Waldtraut Lewin adhère aux propos qu’elle met dans la bouche de son amie Cecilia qui attaque vigoureusement la morale catholique sicilienne et son hypocrisie28. Le mariage y est en outre présenté par elle comme une affaire avant tout économique : afin de garder une valeur, les filles doivent rester minces, tandis qu’une fois mariées, cela n’a plus d’importance (KE p. 21) ! Et le statut de femme mariée ne change de toutes façons pas grand-chose au sort des femmes qui passent de la surveillance et de la dépendance de leur père à celle de leur mari et ne connaissent donc jamais la liberté (G p. 37), contrairement aux femmes libérées de RDA qui travaillent et sont autonomes.
Mais outre le triste sort des femmes italiennes, surtout siciliennes, elle décrit aussi ses propres expériences du machisme italien. Elle dénonce ainsi, à différentes reprises, les formes de harcèlement et de discrimination dont elle se sent victime en tant que femme : regards, propos déplacés, impression d’être réduite à l’état d’objet sexuel (G p. 50-51), arnaques des chauffeurs de taxi et des restaurateurs qui profitent, selon elle, de la faiblesse de femmes voyageant seules (G p. 12) alors qu’ils tentent peut-être tout simplement de profiter de la naïveté des touristes en général.
Si Christine Wolter décrit elle aussi des comportements de ce genre à son égard et ne cache pas la peur qu’elle éprouve à certains moments (IR p. 25, IR p. 30), elle semble avoir davantage de distance. Elle évoque ainsi avec un certain humour les « représentants du corps de métier des pappagalli » qui « patrouillent » sur le Forum et « attendent les femmes seules pour leur faire visiter les monuments » (IR p. 30) – ou le jeu auquel se prêtent certaines femmes… occidentales aux longs cheveux blonds, vêtues de mini-jupes, par exemple certaines touristes scandinaves, qui répondent aux avances de jeunes Italiens, comme dans la scène qu’elle observe à Florence (IR p. 9). Elle explique en tout cas en partie ces comportements comme pouvant être la conséquence de l’ennui dont souffriraient les jeunes Italiens du fait que les jeunes filles ne sortent pas avant d’être fiancées ou mariées (IR p. 10). Sa stratégie personnelle en tout cas semble être d’ignorer les sollicitations dont elle est l’objet (regards, clins d’yeux, sourires insistants IR p. 25) en détournant le regard ou en prenant la fuite. Mais il lui arrive aussi de remettre l’importun en place en lui expliquant que « ce n’est pas nécessaire pour bien travailler ensemble » (IR p. 36)29.
Si Christine Wolter semble donc décrire les réalités sociales de l’Italie et de la Sicile de manière moins véhémente que Waltraud Lewin, il est néanmoins certains points que toutes deux se doivent d’évoquer pour sacrifier au tableau de l’étranger capitaliste décadent attendu par les lecteurs/censeurs des maisons d’édition de la RDA : la mendicité, l’exploitation des touristes, la prostitution, la corruption, la criminalité, l’insécurité… Waltraud Lewin consacre ainsi tout un chapitre aux « mendiants » en posant d’emblée la question de savoir s’ils mendient en raison d’une « véritable détresse » ou si la mendicité est tout simplement « un métier comme un autre », une manière d’exploiter les touristes (KE p. 92). Elle décrit ensuite à titre d’exemple l’accoutrement et le manège d’une jeune mendiante avec un enfant, parfaite dans son rôle de « madone des rues » qu’elle qualifie de « véritable actrice » (KE p. 94)30 et se montre très vexée quand cette dernière refuse son invitation à prendre un café avec elle. Elle n’en saura pas plus sur cette activité qui n’existe pas en RDA.
Venant d’un pays dans lequel la culture se doit d’être accessible à tous, Waldtraut Lewin dénonce aussi à plusieurs reprises le rapport selon elle surtout économique que les Italiens entretiendraient avec leur patrimoine archéologique et culturel. À propos du Forum romain, elle note qu’on le conserve uniquement parce qu’on a constaté que « les vieilles pierres » sont plus « lucratives » quand on les laisse à leur place que quand on s’en sert de matériau de récupération et que « la relation des Romains à leurs antiquités est aujourd’hui apparemment purement commerciale » (KE p. 25). À Pompéi, elle dénonce le « système » qui consiste à faire payer une entrée modérée, mais à exiger des suppléments pour chacun des bâtiments que l’on veut visiter une fois sur le site (KE p. 52)31.
Christine Wolter semble là encore plus mesurée. Elle n’aborde pas avec autant de véhémence cet aspect de l’exploitation commerciale des touristes et quand elle évoque la mendicité, elle le fait en faisant sentir au lecteur à quel point la misère et la souffrance la révoltent, comme par exemple dans le cas de ce faux gardien de parking qui tente certes d’obtenir un peu d’argent des touristes étrangers, mais qui semble surtout lui inspirer une certaine pitié : « il a quelque chose de dément, quelque chose de désespéré. » (JS p. 73)32.
La prostitution, autre activité qui n’existe pas officiellement en RDA et autre sujet attendu, fait également l’objet de quelques notations dans les récits de voyage des deux auteures. Christine Wolter évoque par exemple la présence de péripatéticiennes dans certaines rues de Rome (IR p. 28, p. 41) ou dans des halls d’hôtels (IR p. 43). Elle décrit précisément leur tenue et leur attitude, mais ne porte aucun jugement, alors que Waltraud Lewin note, scandalisée, leur présence dans les rues le jour du 1er mai (KE p. 9-60) ou dans un café prestigieux de Milan (KE p. 47).
La corruption, quant à elle, est dénoncée par les deux auteures. Christine Wolter fait allusion à la pratique des pots-de-vin versés par certains habitants de Palazzolo Acreide pour obtenir de réhausser leur maison malgré les interdictions (JS p. 154) ; Waldtraut Lewin décrit en détail les conditions dans lesquelles s’est opérée la reconstruction de Palerme après la guerre, les représentants du secteur du bâtiment noyauté par la mafia préférant construire de luxueux immeubles très lucratifs que des logements sociaux (G p. 22). Mais la mafia n’est pas seulement l’occasion de dénoncer une politique immobilière qui (contrairement à celle de la RDA) accroît les inégalités sociales, elle permet aussi d’aborder le thème de l’insécurité générée par la multitude des règlements de compte et des meurtres non élucidés (G p. 43 et p. 48)33. Dans un excursus très marxiste-léniniste (G p. 44-47), Waldtraut Lewin retrace en outre longuement son histoire en la présentant comme une force conservatrice qui défend l’ordre traditionnel en s’opposant par exemple, au XIXe siècle, aux premières tentatives d’organisation sociale des paysans ou en empêchant, après la Seconde guerre mondiale, en raison de sa collusion avec les « Américains », tout changement allant dans le sens du « progrès » et du « renouveau politique ».
Autre sujet attendu en RDA, mais quasiment absent chez Christine Wolter : la critique des touristes venant de l’étranger capitaliste. Waldtraut Lewin caricature ainsi allègrement l’accoutrement d’un voyageur canadien barbu vêtu d’une chemise à carreaux (de bûcheron ?) (G p. 78) ou d’un « globetrotter » américain avec sa chemise hawaïenne et ses chaussures à la Charlie Chaplin (G p. 56). Elle souligne aussi l’absence totale de conscience politique de jeunes étudiants américains avec qui elle a l’occasion de discuter (KE p. 75-76) et dénonce la suffisance des Allemands de l’Ouest « qui, par principe, ne parlent qu’allemand car ils pensent que ces ‘maudits mangeurs de spaghetti’ se doivent d’apprendre cette langue mondiale » (KE p. 147) ou qui étalent leur richesse et leur niveau de vie : les femmes portent des bijoux massifs, les hommes indiquent leur profession et évoquent d’un ton supérieur leurs voyages dans différents pays en voie de développement (KE p. 147)34.
Une tradition communiste comme point commun
Mais à l’opposé de cette peinture des pires réalités d’une société capitaliste forcément décadente, les récits de voyages abordent aussi quelques éléments politiques montrant aux lecteurs est-allemands que le peuple italien a néanmoins aussi une tradition communiste. En faisant raconter son histoire au chauffeur de taxi qui doit la conduire dans un village, Christine Wolter évoque ainsi par exemple la résistance au fascisme menée par les partisans italiens (IR p. 21)35. L’existence du PCI, l’organisation de manifestations le 1er mai36, la présence de « camarades » qui lui donnent tout un carnet de tickets de tram quand elle leur demande son chemin (KE p. 153) sont pour Waldtraut Lewin autant de signes que l’Italie n’est pas perdue et que subsiste un certain espoir de changement (ce n’est pas un hasard si c’est cette scène qui clôt KE). Le PCI est même présenté par elle comme le seul parti capable de s’opposer à la « mafia » et au « malgoverno » (G p. 23). Il apparaît aussi dans la longue scène du meeting de Palazzo Acreide décrite par Christine Wolter comme la seule force progressiste susceptible de faire sortir la société sicilienne de son archaïsme (JS p. 138-141).
On ne peut manquer d’être frappé aussi par le fait que les villes « rouges » font l’objet d’un traitement particulier dans les livres des deux voyageuses. En réponse à une question sur la ville qui lui a le plus plu, Christine Wolter, à l’étonnement de son interlocuteur qui attend Rome, Venise ou Florence, répond Bologne, une ville où elle se sent, semble-t-il, moins étrangère que dans d’autres villes dont la beauté lui fait « violence » (IR p. 41)37. Pour elle, c’est une ville « où l’on respire », une ville « normale », une ville « où on ne lit pas son passeport (est-allemand) comme un roman », une ville où les gens font leur travail, contrairement à d’autres où il règne un certain chaos (IR p. 42)… Consciente que ce ne sont peut-être pas des raisons pour aimer une ville, elle se justifie en disant que ce sont des éléments importants quand on travaille dans une ville étrangère, rappelant, s’il le fallait, qu’elle ne se trouve pas en Italie pour son plaisir, mais pour des raisons professionnelles (IR p. 42). D’une manière un peu similaire, Waldtraut Lewin décrit la ville d’Enna au centre de la Sicile comme une ville animée par un certain état d’esprit (« Gesinnung », G p. 83) : elle souligne que c’est le lieu de la première grande révolte d’esclaves de l’Antiquité et elle y découvre, comme par hasard, un local du PCI. Elle lui apparaît comme une ville « saine » où l’on travaille, où l’on se lève tôt, bref où l’on a gardé le rythme de travail des paysans (G p. 86). Et c’est en outre une ville bien entretenue où seules les églises sont à l’abandon (G p. 86) !
Si les récits des deux voyageuses présentent donc un certain nombre de points communs et abordent un certain nombre de thèmes attendus dans des récits rédigés par des voyageuses venant du Nord (lumière, climat, végétation, marchés, gastronomie, élégance), ils se caractérisent aussi par la place qu’ils accordent à certaines réalités susceptibles de montrer le caractère archaïque, obscurantiste, perverti de la société italienne en tant que société soumise à l’influence du catholicisme et de l’idéologie capitaliste, dont la seule chance d’évolution est la présence du PCI. Il n’en reste pas moins que les deux auteures ne placent pas exactement les accents de la même manière. Si Waldtraut Lewin, qui était membre du Parti et dont il est avéré qu’elle a collaboré de nombreuses années avec la Stasi38 nous semble être davantage dans l’amplification, voire dans le cliché et la caricature, Christine Wolter qui, elle, n’a jamais été membre du Parti et qui a, peu de temps après, quitté la RDA pour aller s’installer à Milan, apparaît plus mesurée et plus soucieuse de comprendre et d’expliquer les réalités italiennes, ce qui semblerait montrer, indépendamment des aspects liés à la biographie des auteures, que, moyennant certains passages obligés comme les allusions à la mendicité, à la prostitution, à la corruption etc, une certaine marge de liberté était possible.
Les citoyens de la RDA en tout cas étaient friands de ce genre de récits qui étaient pour eux comme une fenêtre vers un ailleurs inaccessible. Les chiffres de l’édition est-allemande indiquent qu’ils représentaient environ un dixième des premières publications dans le domaine de la littérature contemporaine, ce qui est une proportion importante, qu’ils étaient tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et qu’ils connaissaient souvent plusieurs rééditions39. On peut souligner en outre qu’ils pouvaient évoquer des pays très variés, l’URSS et les pays du bloc communiste bien sûr, mais aussi les Etats-Unis, les pays scandinaves, la France, l’Algérie, la Grèce40…