Voyage de retour vers l’Italie des parents émigrés, chez quelques auteurs contemporains : entre quête d’un pays raconté et rêvé et réconciliation avec ses racines

DOI : 10.35562/textures.320

p. 155-163

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La tradition du voyage en Italie des Anglais, (peintres, poètes), des Français, (écrivains romantiques : Chateaubriand, Stendhal), est forte et ancienne. Ce sont des voyages de découvertes esthétiques, culturelles, un émerveillement devant ce « musée à ciel ouvert », « berceau de la culture » romaine puis chrétienne, des voyages de dépaysement, d’exotisme. Mais, du fait de mon histoire personnelle et de mes recherches littéraires sur la représentation du monde du travail dans la littérature du XXe siècle, j’ai toujours été attirée par les récits d’émigrés et en particulier par ceux des Italiens, mes ancêtres. Les écrivains français d’origine italienne sont nombreux, Zola, Giono, bien sûr, Cavanna, Max Gallo, Aurélie Filipetti, Martine Storti… et ont donné présence et voix à ce groupe sociologique. Dans leurs textes, certains abordent le thème du voyage en Italie d’une manière très particulière, ce n’est pas un voyage aller de découverte ; c’est un voyage retour, de retrouvailles. Ce n’est pas un regard totalement étranger, c’est un regard devenu étranger, du fait de ruptures familiales, de fractures identitaires. Pour certains, ils y sont déjà allés par procuration, ils n’en connaissent que ce qu’en ont raconté leurs parents et grands-parents : c’est le cas des enfants et petits enfants d’immigrés italiens. Giono, en 1954, avec Voyage en Italie, fut le précurseur de ce type de voyage du retour mais il sera ici question de trois auteurs moins connus et de leurs écrits très attachants. Il s’agit de Robert Piccamiglio dans Le voyage à Bergame (Remoulins-sur-Gardon, Jacques Brémond, 1996), Maryline Desbiolles dans Primo (Paris, Seuil, 2005), et de Philipe Fusaro dans L’Italie si j’y suis (Lyon, La fosse aux ours, 2010), qui nous racontent cette odyssée du retour. En effet, un jour, à un tournant important de leur vie – décès d’un proche, chagrin d’amour – comme une évidence, les narrateurs ou protagonistes décident de retourner en Italie. Mais pourquoi ce voyage ? Que vont-ils chercher au pays des ancêtres ? Que vont-ils retrouver, comment concilier la mémoire des ascendants, et leurs propres fantasmes, avec la réalité de l’Italie d’aujourd’hui ? Après avoir présenté les trois récits et compris les motivations explicites et implicites de ces retours au pays, nous nous demanderons quelles images de l’Italie ces voyageurs spéciaux vont nous faire partager. Comment l’Italie peut-elle alors les aider dans ce moment si particulier ? Ces récits se situent entre fidélité et exaspération, chagrin et recherche d’identité, et chacun, à sa manière, dresse à la fois le portrait d’une Italie d’aujourd’hui, et d’un pays de la réconciliation avec le passé.

Présentation des trois récits

Le premier texte que je vais aborder est Le Voyage à Bergame, le seizième récit de Robert Piccamiglio publié par Jacques Brémond. Robert Piccamiglio n’aime pas être considéré comme un écrivain ouvrier, même s’il est entré à l’usine à quinze ans, car il trouve cette appellation réductrice. En effet, son œuvre est riche de plus de cinquante titres chez différents éditeurs, poèmes, récits, essais, pièces de théâtre. Je l’ai connu pour ses Chroniques des années d’usine publiées en 1999 chez Albin Michel. Ce texte est intitulé récit – à la différence des deux autres qui sont des romans – un récit bref, ascétique, un aller simple de la région lyonnaise – même si ce n’est pas précisé –, vers Bergame et, plus précisément, le cimetière de Bergame. Le narrateur s’adresse à un « tu » et, dès la troisième page, on comprend qu’il s’adresse à son père mort dont il transporte le corps dans un cercueil de sapin à l’arrière de sa voiture. La voiture et son étrange contenu franchissent les Alpes puis la frontière ; pour franchir cette dernière, comme le conducteur n’a pas les papiers nécessaires, il replace le corps de son père en position assise de dormeur et parvient à passer. Atmosphère très morbide mais sans pathos, le narrateur est plus bougon, maussade, triste que tragique. Au cours du périple, apparaissent de rares souvenirs fragmentaires, ceux d’un père mutique, écrasé par son destin. Deux rencontres seulement rompent ce face à face, celle d’une serveuse à Pont-Saint-Martin, puis, celle du gardien de cimetière. Un récit donc au plus près d’une réalité crue, baigné de la solitude de ces deux êtres déjà distants de leur vivant. On est en novembre, il pleut, il fait froid, c’est la nuit, le paysage est en noir et blanc, en lignes verticales puis horizontales, en arrêtes et sommets de montagne puis en plaine. Ce type de récit s’apparente à ce que Corine Grenouillet appelle « un récit tombeau », c’est-à-dire un récit qui retrace la vie d’un mort pour lui dresser un monument funèbre1.

Le deuxième ouvrage, Primo2, publié en 2005, est le seizième roman de Maryline Desbiolles, écrivaine qui vit dans la région de Nice, a obtenu le prix Femina pour Anchise en 1999 et poursuit une œuvre qui mêle souvent autobiographie, récit des humbles et grande Histoire. Dans ce roman autobiographique, la narratrice est saisie in media res, assise dans un café de gare, à l’étape d’un voyage en train pour Turin. Elle raconte la vie de ses grands-parents italiens venus d’un petit village de Toscane pour s’installer à Ugine en Savoie, où ils tenaient un commerce de bonneterie. Dans de très longs retours en arrière qui alternent avec le récit du voyage à Turin, elle se remémore la chambre de ses grands-parents où sa grand-mère lui murmurait les récits de vie des membres de la famille, puis elle évoque leur village, leur mariage en 1930, la naissance de leur premier enfant nommé Primo, et enfin leur mort. La narratrice explique enfin qu’elle a rendez-vous à Turin avec un prêtre historien qui a écrit l’Histoire du grand hôpital de Turin, où, croit-elle, est né en 1932 le second enfant de sa grand-mère, Renato, Romano. Elle sait que lors de ce séjour à l’hôpital de Turin, Primo avait été confié aux religieuses et qu’il a disparu par la suite. Décédé puis jeté à la fosse commune, la grand-mère a toujours cru qu’on lui avait enlevé cet enfant en pleine santé pour le donner à une famille riche. C’est pour éclaircir ce mystère familial que la narratrice vient à Turin. La grand-mère était alors rentrée en France sans son aîné et avait voué une haine éternelle à l’Italie.

La narratrice insère l’histoire de sa grand-mère à dans la grande Histoire qui l’éclaire d’une lumière cruelle. En effet, c’était la politique nataliste et triomphaliste du Duce qui incitait fortement les jeunes mères italiennes émigrées à venir accoucher à Turin et à y bénéficier, tous frais payés, de soins attentifs pendant quelques mois. Ceci, afin d’augmenter le nombre de naissances italiennes et de glorifier le régime fasciste, étant entendu qu’en échange, les mères appelaient leur enfant Romano, prénom célèbre car, outre sa connotation romaine, il avait été donné au quatrième fils de Mussolini.

Plus tard, dans une deuxième partie, le récit raconte aussi la mort d’un autre enfant de la grand-mère, Jean-Claude, mort à Annecy, le 14 juillet 1945, premier 14 juillet après la Libération. Cet enfant est mort subitement et, en souvenir du Primo qu’elle avait dû abandonner à Turin, la grand-mère est revenue seule en train à Ugine avec son bébé mort dans les bras, pour l’enterrer près d’elle. En fait, la narratrice avait confondu les deux morts. La coda du récit raconte un dernier voyage à Turin, un jour de Toussaint où la narratrice donne au fonctionnaire du cimetière le nom de Primo pour qu’il soit inscrit quelque part – ainsi, il est au moins écrit une fois sur l’ordinateur du cimetière, il fait partie de la liste des morts de Turin. Ce récit autobiographique s’apparente donc à un « romenquête » puisqu’il a pour but d’élucider ces deux morts mystérieuses.

Mais on pourrait constater aussi que les deux récits, Le voyage à Bergame et Primo, font partie « des récits de filiation »3. dans ces récits, à la différence de l’autobiographie classique qui suit un ordre chronologique, on commence au présent, souvent à partir d’un mort, et le récit se fait archéologique : il prend la forme d’une enquête et ce sont souvent des écrits sur des gens qui n’ont rien transmis. Il s’agit donc de reconstruire un héritage, une micro-histoire, d’identifier une biographie singulière, c’est ce qu’a fait Annie Ernaux par exemple avec La Place (1983) ces récits sont une double rupture avec la littérature classique et avec la littérature romanesque.

Le troisième texte est le roman de Philippe Fusaro, L’Italie si j’y suis4, troisième roman de cet auteur publié à La fosse aux ours, après Le colosse d’Argile en 2004 et Palermo solo en 2007. « Le plus italien des écrivains français »5 est tout naturellement publié aux éditions La fosse aux ours, maison d’édition lyonnaise qui publie avec gourmandise les écrivains italiens, comme Rigoli Stern, Sergio Atzeni, Eugenio Montale… Comme les deux autres textes étudiés, et comme les deux précédents romans de Philippe Fusaro, il se situe en Italie, mais il ne se présente pas comme autobiographique. C’est un voyage, un road movie, dans lequel le narrateur Sandro part de Lyon – de la place Sathonay, très exactement – jeté dehors par sa compagne. Il part avec son fils Marino en Alfa Romeo Giuletta pour les vacances. À la différence des deux autres récits, le voyage n’a pas de but précis, le père et le fils flânent, s’attardent dans de nombreuses villes, principalement de bord de mer, ils se baignent, traînent à la terrasse des bars pour consommer, l’un des glaces et l’autre des Camparis. Ils passent à Milan, Punta Ala, Portofino, Trieste, Rimini, Rome, Naples, Torre Vecchia, Trapani, Palerme puis traversent la Méditerranée pour rejoindre l’île de Stromboli. C’est un aller simple dans une ambiance de plus en plus gaie. Au début, la douleur de la double séparation, celle du couple et celle de la mère et du fils est très présente puis, peu à peu, s’estompe, jusqu’à ce qu’enfin, il constate la fin de son amour. C’est alors qu’il prend en stop Dolorès, fille, de l’île du Stromboli, solaire et volcanique, comme son île. À partir de là, le système d’énonciation change, c’est Dolorès qui prend en charge la narration et qui raconte la naissance d’une relation qui s’apparente à de l’amour entre elle et Sandro.

Les motivations du voyage

Dans ces trois textes, les motivations du départ ne sont pas culturelles ou touristiques ; elles sont plus profondes, graves, affectives et existentielles. Dans Le Voyage à Bergame, il s’agit d’honorer une tradition universelle du monde des émigrés, qui consiste à retourner mourir au pays ou au moins à être enterré dans la terre des origines. Ce retour ultime est le signe d’une appartenance indissoluble au pays qu’on a dû quitter, le plus souvent poussé par la nécessité. Le récit ne donne que très peu de détails sur l’histoire du père, les raisons de son émigration, son métier, ne précise même pas où il a vécu ni où il est mort, ni encore la décision prise par son fils de le ramener au pays. Est-ce une demande du père ? Une promesse faite par le fils ? Le texte présente ce retour comme une évidence. Les relations entre le père et le fils étaient réduites au minimum, mais le rapatriement du corps est quelque chose qu’on n’explique ni ne discute. « Mais je me souviens quand tu étais debout et vivant tu ne répondais pas souvent aux questions, je te vois mal y répondre maintenant que tu es couché et que tu as dû tout oublier6. » « Ensemble, même réunis, on restait de parfaits étrangers. C’est ce que tu avais souhaité être. Et toi aussi dans le fond7. » Il s’agit donc de transporter le corps, de trouver le cimetière et d’y faire enterrer le père sans aucun lyrisme, aucun pathos, un acte nécessaire dans un certain type de culture.

Dans Primo, deux récits avancent en parallèle et alternent assez régulièrement les époques et les lieux, l’un est celui de la narratrice qui part en train à Turin et nous décrit son voyage, l’autre est celui d’un retour dans le passé. C’est comme si ses morts l’accompagnaient dans le voyage, non pas physiquement, comme chez Piccamiglio, mais en pensée. En parlant de sa grand-mère et des récits de sa grand-mère sur les morts, elle explique qu’enfant, elle avait déjà conscience d’un retour à eux, quand elle allait la voir : « Revenir, c’était revenir vers les morts malgré toute la méconnaissance que j’avais d’eux, à cause de l’éloignement et de mon jeune âge, c’était revenir vers les morts8. » Il y a en elle un malaise, un désir flou, une envie de fouiller le passé : « Ce avec quoi tu joues est plus dangereux que le feu, plus inquiétant en tout cas […] un feu éteint, mal éteint sans doute, dont la suie tache les mains9. » La quatrième de couverture explicite ce malaise : « Depuis quelque temps, le personnage de ma grand-mère italienne, ce que je savais d’elle, mais surtout ce que je ne savais pas, pas bien, me tirait par la manche, faisait des apparitions dans mes livres, j’ai voulu voir de plus près. » Et c’est la mort de la grand-mère qui a précipité l’envie de savoir. Ce n’est qu’à la page 48 qu’on apprend le but précis du voyage :

C’est alors que j’ose dire ce qui pour de vrai m’amène à Turin, à l’inconnu derrière la vitre. Est-il possible, auriez-vous quelque chose, pourriez-vous dire ce qui est arrivé à Primo le premier, le tout premier, la première heure, le point du jour qui serait mort trois jours après que Renato est né ? […] C’est urgent, la mort a mis à mal la patience, la résignation forcée des humbles, il le faut absolument. Ma grand-mère n’a jamais cru à la mort de Primo qu’elle a quitté en bonne, en magnifique santé10.

Enfin, dans L’Italie si j’y suis, les raisons du départ sont tout aussi personnelles et affectives. Sandro se fait chasser par sa compagne, qui lui confie son fils pour un mois. Malheureux, perdu, il entend la chanson de Christophe L’Italie :

Bye bye Chéri
Direction l’Italie
T’imagine
Je fais réviser la dauphine
Je plaque mon studio cuisine
J’entends déjà les mandolines
Sous le soleil d’Italie
Alors je me dis
T’es pas trop vieux, secoue-toi un peu
Tranquille bien au chaud
Là-bas c’est trop beau
Le soleil d’Italie
Bye bye chérie
Direction l’Italie11.

La chanson sert de déclencheur, de révélateur, sur un coup de tête, sans aucune préparation, le narrateur décide, comme on l’a dit, de voyager en Italie avec son fils en Alfa Romeo Giuletta décapotable.

C’est donc une fuite suite à une déception amoureuse, mais pas n’importe où, une fuite vers l’Italie du père, venu d’Ascoli di Pienno, ce qu’on apprendra plus loin, dans le récit. Sandro confie à son fils « […] qu’il aurait aimé partir en voyage avec lui, qu’il en rêvait depuis qu’il était petit mais le nonno avait dû fuir le régime fasciste avec sa famille parce que ses parents étaient communistes, le nonno ne pardonne pas à sa patrie de les avoir bannis12. » Ce voyage est donc aussi une manière de compenser sa frustration enfantine, de faire avec son fils ce qu’il aurait voulu faire avec son père, de réparer le passé. Cependant, le remède ne fonctionne pas tout de suite, pendant tout le début du voyage, il n’est pas efficace. Le narrateur constate « Ce voyage n’est qu’une fuite, ce n’est jamais comme je l’imaginais13. » Plus loin, il se plaint encore : « Je déteste cet été, parce que je me sens aussi perdu qu’un chien abandonné par son maître sur une aire d’autoroute14. » Il est malheureux, il souffre ; cependant, il ne voudrait pas être ailleurs : « Ma place est ici en Italie15. »

Les images de l’Italie

De la part de narrateurs d’origine italienne, on pourrait s’attendre à ce qu’avant le départ, ils aient bénéficié d’une bonne connaissance de l’Italie, de la langue et de la culture italienne. Or, on est frappé, surtout dans les deux premiers livres, par l’absence de transmission, voire parfois par la volonté des ascendants de ne pas transmettre, par rancœur ou pour éviter la nostalgie.

Chez Piccamiglio, le narrateur n’a hérité de rien, ni souvenirs, ni récits, ni langue :

Une langue qu’un jour, vous avez décidé de ne plus parler parce que le pays avait changé, et que dans le nouveau, la langue était différente. Je dis que vous avez choisi mais je ne suis pas certain que vous aviez choisi, surtout ressembler à tout le monde, faire comme tout le monde, se taire, surtout se taire16.

Chez Maryline Desbiolles, coexistent deux Italies, dont celle du grand-père, qui tient dans une seule phrase, « Torino, Milano, la bella città, si mangia, si beve, si17… » – la phrase était toujours interrompue par la grand-mère. Ces images épicuriennes, cet art de vivre, la grand-mère s’efforçait de les effacer. En effet, le pays de la grand-mère est l’Italie tueuse, mangeuse d’enfants. « Toi tu ne disparaitrais pas, tu perdrais seulement ta langue, tu deviendrais Aurélie, et ton mari Valère, dans le train, tu tournais le dos à l’Italie avec René né de nouveau, en remplacement de l’autre, qu’est-ce que tu veux de plus18 ? »

Dans L’Italie, si j’y suis, on rencontre également une rancœur chez le père communiste qui n’a jamais pu revenir au pays, mais le narrateur, lui, est imprégné de culture italienne ; son fils s’appelle Marino, il fume des cigarettes italiennes, a des chaussures, une voiture italiennes, il cultive un dandysme à l’italienne.

Alors, munis de ce peu de culture, de ces images négatives ou terriblement parcellaires, quelle Italie vont-ils trouver ? Le narrateur de Piccamiglio ne voit rien, ne décrit rien, c’est de l’antivoyage touristique ; il s’attarde même à décrire la disparation des éléments dans la nuit, la pluie, le froid : « [à] travers cette route de montagne, les maisons, les unes après les autres ont fini par disparaître19. » Il ne décrit pas non plus Bergame, tout au plus donne-t-il une liste de noms de rues, et il ne communique pas avec la serveuse de Pont-Saint-Martin car il ne parle pas italien.

La narratrice de Maryline Desbiolles, elle, prend le temps de savourer et de décrire Turin, la place Vittorio Veneto, le fleuve Pô, les montagnes, les couleurs pastel de la ville, elle décrit la différence entre les quartiers somptueux de l’ancienne capitale et celui, plus pauvre, de la maison de maternité. Elle en donne également une description culturelle, la place Savoia, l’histoire du Saint Suaire, le musée égyptien, celui du cinéma, elle nous offre également une approche culinaire, les glaces i, les antipasti, les panini et l’exquise habitude du café « signe, minuscule apostrophe tout à la fois amère, onctueuse, brûlante, apostrophe ou encore tiret brun qui relie parfaitement le matin et l’après-midi20. »

Mais c’est Philippe Fusaro qui nous convie à un voyage enchanté et enchanteur, non pas tant touristique que païen, solaire et bienheureux ; les villes que l’on traverse, où l’on mange, boit, fait des rencontres aux terrasses, lors d’apéritifs qui s’éternisent, les plages où l’on se baigne, les chaussures qu’on admire, c’est une Italie jeune, gourmande, rock and roll.

La fin du voyage

Nous avons vu que les buts des voyages n’étaient de toute façon pas touristiques, les narrateurs ou protagonistes ont-ils trouvé ce qu’ils cherchaient ?

Dans Le voyage à Bergame, l’urgence de se débarrasser du corps, cette mission insupportable sur fond de rancœur laisse place, contre toute attente, à l’apaisement :

Alors quand devant moi, est apparu ce panneau Bergame, j’ai su que nous étions arrivés. J’ai senti en moi une espèce de sentiment de bonheur. Mais je ne sais pas si c’est le mot juste […] J’ai toujours pensé que tout devait être toujours ainsi, tu dois revenir au point de départ, pour refermer le cercle. Peu importe le prix à payer21.

La fin du récit est encore plus explicite : « J’ai allumé la radio [...] je suis tombé en plein sur un morceau qui s’appelait Paradise. Alors je me suis dit que cette fois, il ne manquait rien22. »

On peut noter un même apaisement chez Maryline Desbiolles ; le voyage et l’enquête ont renoué le fil. L’inscription, même symbolique, sur le grand livre du cimetière, du petit mort anonyme (« J’ai écrit son nom un instant, un court instant, sur l’ordinateur du cimetière23 ») a bien eu lieu mais c’est surtout son inscription dans le livre et la littérature et dans l’Histoire, grâce à l’écriture, qui est une réparation de l’injustice – réparation littéraire mais aussi politique et sociale ; en effet, la romancière a fait œuvre d’historienne :

Les pauvres n’ont pas d’histoire, du flou dans les dates, du vague dans les faits, des anecdotes tronquées, je vais te dire, je suis sûre que la grande différence avec les riches se situe dans cette méconnaissance, le logement, la nourriture, les bijoux, les voyages, d’accord, c’est entendu, mais l’histoire, l’histoire on le dit moins et pourtant je crois que le bât blesse à cet endroit vraiment, vois le peu d’informations que j’ai des ascendants que j’ai connus vivants, comme si tu n’avais pas osé t’inscrire trop précisément dans la grande histoire, comme si tu ne voulais littéralement pas faire d’histoire, comme si tu n’avais existé que du bout des lèvres, comme si je n’avais pas osé moi-même jusqu’ici t’inscrire, nous inscrire, dans la grande histoire24

Et ce n’est qu’après avoir accompli cet acte de réparation qu’elle peut jouir de tout ce que l’Italie a de beau et de bon : « Je suis revenue à Turin pour voir une fois encore les lieux que j’ai si peu regardés tant j’étais troublée de les avoir trouvés [...] Mais c’est une sorte de bonne humeur qui me gagne. […] Je dormirai du sommeil des justes25… » Une fin bienheureuse, résolution de l’enquête, réconciliation avec l’Italie, réparation d’une injustice historique, celle de la mort de Primo et celle de l’effacement des traces.

Mais c’est à Stromboli que le pouvoir consolateur de l’Italie opère avec le plus d’éclat. Dolorès, la jeune femme prise en stop par le père et le fils, les initie aux plaisirs épicuriens. « Je leur ai fait goûter à la vie sur l’île, goûter la chair, la pulpe du Stromboli, un fruit sucré avec un arrière-gout âpre qui demeure dans le fond de la bouche, qui chatouille le palais26. » Et les bains de mer, les camparis sodas, les petits bals, les spaghettis stromboliani, l’amour de cette belle fille finissent par guérir le narrateur de son chagrin d’amour. L’enfant peut donc dire qu’il veut rentrer à Lyon, le père peut le laisser partir et le récit se termine sur une image de parfaite harmonie, le fils et le père enlacés comme Marie et Jésus, et Dolorès qui contemple amoureusement ses deux hommes.

J’ai moi-même accompli ce périple de retour par un récit27, je suis partie sur les traces de mon grand-père valdotain ; le voyage et le livre m’ont apporté la paix. Il faudrait donc offrir un voyage en Italie : c’est une bonne ordonnance à pour toute personne qui va mal. Mais plus encore pour les enfants et petits-enfants d’émigrés, le voyage éclaircit les mystères, réunifie les identités, la fracture douloureuse entre des images contradictoires se ressoude, et l’écriture est là pour en témoigner. Entre fidélité et exaspération, chagrin et recherche d’identité, chacun, à sa manière, dresse à la fois le portrait d’une Italie d’aujourd’hui, et d’un pays de la réconciliation permise par le retour et surtout par son écriture.

Bibliography

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DESBIOLLES, Maryline, Primo, Paris, Seuil, coll. « Fictions et Cie », 2005.

FUSARO, Philippe, Le colosse d’argile, Lyon, La fosse aux ours, 2004.

FUSARO, Philippe, Palermo Solo, Lyon, La fosse aux ours, 2007.

FUSARO, Philippe, L’Italie, si j’y suis, Lyon, La fosse aux ours, 2010.

GRENOUILLET, Corinne, Le monde du travail dans les récits de filiation ouvrière, Intercâmbio, Revue d’Études Françaises [La littérature et le monde du travail], sous la dir. de José Domingues de Almeida, Université de Porto, IIe série, vol. 5, 2012, p. 94-113.

PICCAMIGLIO, Robert, Le voyage à Bergame, Remoulins-sur-Gardon, Editions Jacques Brémond, 1996.

PICCAMIGLIO, Robert, Chronique des années d’usine, Paris, Albin, Michel, 1999.

PICCAMIGLIO, Robert, Tous les orchestres, Paris, Éditions du Rocher, 2005.

VUILLERMET, Maryse, Mémoires d’immigrés valdotains, Paris, L’Harmattan, 2002.

Notes

1 « Posant un regard rétrospectif sur un monde disparu ou en voie de l’être, ces livres s’érigent comme des tombeaux. » Le monde du travail dans les récits de filiation ouvrière, Corinne Grenouillet. Intercâmbio, Revue d'Études Françaises [La littérature et le monde du travail], sous la dir. de José Domingues de Almeida, Université de Porto, IIe série, vol. 5, 2012, p. 94-113. Return to text

2 Maryline Desbiolles, Primo, Paris, Seuil, 2005. Return to text

3 Dominique Viart, « Filiations littéraires », Écritures contemporaines 2, Caen, Minard, 1994. Return to text

4 Philippe Fusaro, L’Italie si j’y suis, Lyon, La fosse aux ours, 2010. Return to text

5 Martine Laval, Télérama n° 3162, 16/8/2010. Return to text

6 Robert Piccamiglio, Le Voyage à Bergame, p. 14. Return to text

7 Ibid., p. 15. Return to text

8 Maryline Desbiolles, Primo, p. 20. Return to text

9 Ibid., p. 30. Return to text

10 Ibid., p. 48. Return to text

11 Christophe, Pas Vu, pas pris, Disques Motor, Disques Dreyfus, 2004. Return to text

12 Philippe Fusaro, L’Italie si j’y suis, Lyon, p. 81. Return to text

13 Ibid., p. 85. Return to text

14 Ibid., p. 86. Return to text

15 Ibid. p. 103. Return to text

16 Robert Piccamiglio, Le Voyage à Bergame, p 30. Return to text

17 Maryline Desbiolles, Primo, p. 11. Return to text

18 Ibid., p. 61. Return to text

19 Robert Piccamiglio, Le Voyage à Bergame, p. 14. Return to text

20 Maryline Desbiolles, Primo, p. 53. Return to text

21 Robert Piccamiglio, Le Voyage à Bergame, p. 52. Return to text

22 Ibid., p. 74. Return to text

23 Maryline Desbiolles, Primo, p. 136. Return to text

24 Ibid., p. 57-58. Return to text

25 Ibid., p. 132, 133, 136. Return to text

26 Philippe Fusaro, L’Italie, si j’y suis, p. 166. Return to text

27 Maryse Vuillermet, Mémoires d’immigrés valdotains, Paris, L’Harmattan, 2002. Return to text

References

Bibliographical reference

Maryse Vuillermet, « Voyage de retour vers l’Italie des parents émigrés, chez quelques auteurs contemporains : entre quête d’un pays raconté et rêvé et réconciliation avec ses racines », Textures, 26 | 2021, 155-163.

Electronic reference

Maryse Vuillermet, « Voyage de retour vers l’Italie des parents émigrés, chez quelques auteurs contemporains : entre quête d’un pays raconté et rêvé et réconciliation avec ses racines », Textures [Online], 26 | 2021, Online since 01 février 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=320

Author

Maryse Vuillermet

Université Lumière Lyon 2

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