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Valderrama (Pilar de), Guiomar, Edad de Plata, Machado (Antonio), Las Sinsombrero

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Valderrama (Pilar de), Guiomar, Edad de Plata, Machado (Antonio), Las Sinsombrero

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Madrid, 1889 – Madrid, 1979. Pilar de Valderrama est issue d’une famille de la haute bourgeoisie originaire de Montilla dans la province de Cordoue. Son père, Francisco Fernando Valderrama Martínez, avait commencé une carrière prometteuse comme député du parti libéral puis comme gouverneur civil des villes d’Oviedo, Alicante, Murcie et Saragosse sous la monarchie, avant de mourir prématurément en 1895, laissant sa fille orpheline de père à six ans. Par la suite, sa mère épousera en secondes noces D. Lorenzo N. Celada y Quintana, vice-consul du Brésil. Son éducation fut à la hauteur de son rang social : après avoir poursuivi ses études en internat au collège du Sagrado Corazón de Chamartín, institut prestigieux pour les jeunes filles de la bourgeoisie madrilène où elle apprit le français, le solfège et le piano, elle reçut ensuite à la fin du collège, après ses quatorze ans, une éducation à domicile avec des professeurs particuliers qui lui enseignèrent la littérature française, ainsi que l’italien. Elle voyagea avec sa famille en France (Lourdes) et en Italie (elle assista à une audience du pape au Vatican), ce qui marqua profondément sa spiritualité. Ses connaissances de la littérature étrangère, enrichies par la lecture des canons de la poésie espagnole (San Juan de la Cruz, Fray Luis de León, Jorge Manrique, Gonzalo de Berceo) et par la musique populaire du cante jondo qu’elle découvrit lors de ses séjours à Montilla, ont contribué à façonner son style, que l’on peut rattacher à la « Edad de Plata », mouvement caractéristique du premier tiers du xxe siècle en Espagne qui fait écho au Siècle d’or, à mi-chemin entre tradition classique et modernisme.

Après un mariage de convenance en 1911 avec Rafael Martínez Romarate, ingénieur industriel, elle participe en tant que membre fondatrice à la création du Lyceum Club Femenino, association féministe madrilène créée en 1926, où elle côtoie d’autres figures importantes du progressisme de l’époque, telles que Clara Campoamor, Carmen Baroja, Concha Espina, Zenobia Camprubí, María Teresa León, María de Maeztu, Isabel Oyarzábal ou encore Victoria Kent. Bien que partisane de l’égalité entre hommes et femmes sur le plan économique, ainsi qu’en matière d’accès à la culture et de droits civils, elle se démarque de la plupart de ses consœurs par un féminisme catholique : pour elle, la femme doit être avant tout maîtresse de sa maison et elle s’oppose au suffrage universel des femmes, estimant qu’il ne devrait être réservé qu’aux seules femmes instruites. Son idéologie catholique et monarchiste (elle soutenait le parti Renovación Española) se reflète d’ailleurs dans ses mémoires, où elle défend le soulèvement nationaliste de juillet 1936 face aux excès anticléricaux de la Seconde République espagnole. Elle se tient cependant à l’écart de toute organisation franquiste comme la Sección Femenina, restant plus proche des cercles monarchistes minoritaires.

Femme cultivée, membre de la Real Academia Hispano Americana de Ciencias y Letras de Cadix, bibliophile (la bibliothèque familiale comporte plus de 4 000 volumes), c’est pour combattre l’ennui provoqué par l’absence de son mari qu’elle se réfugie dans l’écriture. Après avoir appris le suicide de l’amante de celui-ci, elle part en 1928 à Ségovie, où, par l’intermédiaire de María Calvo, elle fait la connaissance d’Antonio Machado, poète qu’elle admirait profondément. Commence alors une longue amitié romantique (Pilar se refusant à mettre en péril son mariage, ses enfants et sa réputation pour un adultère), qui se poursuivra à Madrid avec des rencontres hebdomadaires (dans un jardin de la Moncloa puis dans un café de Cuatro Caminos) jusqu’en 1935, où leur relation ne deviendra plus qu’épistolaire, avec des rencontres imaginaires nocturnes dans un « troisième monde » qu’elle a inventé et qui pourra être mis en parallèle avec son œuvre théâtrale, que nous évoquerons par la suite. Cette relation épistolaire durera jusqu’aux prémices du coup d’État, en mars 1936, quand toute la famille de Pilar se réfugiera au Portugal, ce qui mettra fin à toute correspondance.

C’est pour cet amour platonique que Pilar de Valderrama est principalement connue comme l’une des plus grandes énigmes de la poésie espagnole du xxe siècle. En effet, pendant des années, la critique littéraire avait considéré Guiomar, la muse qu’invoquait la voix poétique de Machado, comme une allégorie, une création idéalisée du poète, jusqu’à la publication en 1950 du livre de Concha Espina, De Antonio Machado a su grande y secreto amor, qui révèle au grand jour l’existence réelle et physique de cette personne tout en protégeant l’amie qui se cachait derrière ce pseudonyme. Il faudra attendre la mort de Pilar de Valderrama en 1979 pour que paraissent ses mémoires posthumes, Sí, soy Guiomar. Memorias de mi vida, publiées en 1981, où elle révèle, avec des lettres de Machado à l’appui, sa relation avec le poète.

Ce lien avec Machado a cependant été à double tranchant : s’il lui a effectivement permis de faire connaître son nom, oublié comme celui de tant de poétesses espagnoles de l’avant-guerre, celui-ci est resté intimement lié à la carrière du poète sévillan. Ainsi, la critique littéraire débat toujours de la nature de la relation entre Antonio Machado et Pilar de Valderrama, celle-ci étant perçue comme une arriviste en manque de notoriété pour les uns et pour les autres comme une femme ayant su redonner le goût à la vie à celui qui pleurait encore sa jeune épouse, Leonor, morte prématurément.

Si l’on ne peut ignorer la relation qui unit ces deux poètes, il est cependant regrettable que l’image de Valderrama soit entièrement subordonnée à celle de muse de Machado, au point d’éclipser complètement la nature de son œuvre littéraire. En effet, avant leur rencontre, elle s’était déjà illustrée dans le monde de la poésie en publiant plusieurs recueils : Las piedras de Horeb (1923) et Huerto cerrado (1925), où l’on perçoit les caractéristiques de son style – intimiste, onirique (elle s’intéressa beaucoup aux écrits de Sigmund Freud) et idéaliste (le triomphe de l’idéal platonique sur l’amour physique), utilisant un savant mélange de cultisme et de tradition. Suivront d’autres recueils comme Esencias (1930), Holocausto (1943), son anthologie Obra poética (1958, qui inclut le recueil Espacio, écrit en 1949) et De mar a mar (posthume, 1984). Les poèmes que nous retranscrivons ici sont issus de l’anthologie Peces en la Tierra. Antología de mujeres poetas en torno a la Generación del 27 de Pepa Merlo.

Véritable femme de lettres, Pilar de Valderrama a écrit, en plus de son œuvre poétique, des pièces de théâtre indissociables de cette dernière. Ainsi, avec l’aide de son mari, ingénieur et spécialiste des jeux de lumière (après avoir aidé à représenter des pièces de théâtre classique – autos sacramentales – avec sa femme pour le camp nationaliste durant la guerre, il deviendra directeur des Services techniques des Théâtres nationaux à la fin de la guerre civile), ils mettent en place à leur domicile, en 1929, le théâtre intime « Fantasio » (aussi connu sous le nom de théâtre Martínez Valderrama, théâtre de salon en vogue à l’époque, comme celui des Baroja). Très fréquenté à Madrid avant l’avènement de la Seconde République espagnole, il accueillera des spectateurs connus de la haute société tels que Carmen Baroja, Jacinto Benavente, Concha Espina, Matilde Ras, Manuel Bueno, Luis Escobar ou Eugenio d’Ors. Pilar développe, comme dans sa poésie (voir le poème « Huerto cerrado » par exemple), l’idée d’un « troisième monde », un espace de liberté propre au songe et à la création artistique, libéré des contraintes de la réalité, dans un esprit très caldéronien. Elle écrit également deux autres pièces non publiées, El sueño de las tres princesas (qui sera représentée au théâtre Fantasio) et La vida que no se vive (écrite avant la précédente, mais qui ne sera lue que bien des années plus tard par la fille de Pilar à l’Ateneo de Madrid).

Poèmes

Este Beso

Este beso que tiembla en tu boca
y en la boca mía,
tiene un dejo de amarga verdad,
de dulce mentira,
es licor de muerte
y es a un tiempo veneno de vida.
Es Infierno por senda de flores
es la Gloria por senda de espinas.
Es risa entre llanto,
es llanto entre risa.
Es abismo muy hondo… muy negro…
que una astral claridad ilumina.
Es el árbol que guarda en sus ramas
la fruta prohibida,
y cuando a ella se alarga la mano
una fuerza interior, la retira.

Es embrujamiento.
Pecado que brinda
en el fondo un aroma muy puro
de incienso y de mirra…
Pecado que enciende
tanto fuego que al fin, purifica.

………………………………………

Este beso que fue condenando
nuestros labios a eterna sequía;
que nos fue, poco a poco, mermando
la sangre y la vida…
Ahora ya en el umbral de la muerte
aún le siento que vivo palpita,
¡este beso que nunca se dieron
tu boca y la mía1!

 

 

Ce Baiser

Ce baiser qui tremble sur ta bouche
ainsi que sur la mienne,
laisse un goût de sévérité amère,
de doux mensonge,
c’est à la fois une liqueur mortelle
et en même temps une source vivifiante.
C’est l’Enfer par un chemin de fleurs,
mais c’est aussi la Grâce par un sentier d’épines.
C’est un rire parmi les pleurs,
ce sont des pleurs parmi le rire,
C’est un abîme très profond… très sombre…
qu’une céleste clarté illumine.
C’est l’arbre qui garde entre ses branches
le fruit défendu,
et lorsque l’on tend la main comme pour le saisir
une force intérieure l’en retire.

C’est un maléfice.
Péché qui dégage
en son sein un parfum très pur
d’encens et de myrrhe…
Péché qui allume
Un tel feu qu’il en vient à purifier.

………………………………………………

Ce baiser qui a condamné nos lèvres
à une sécheresse éternelle ;
qui nous a, peu à peu, extirpé
et le sang et la vie…
Aujourd’hui encore, aux portes de la mort,
je le sens toujours, vif, palpiter,
ce baiser que jamais ne se donnèrent
ta bouche et la mienne !

 

 

 

 

Poema tercero

Ella y él se miraron hondamente,
y algo indefinido
entre los dos flotó, tan impalpable
como un soplo divino.
Después, cuando las manos se estrecharon,
de nuevo confundidos
ella y él, no supieron
lo que pasó muy dentro de ellos mismos.
Ni una frase de amores hubo luego,
ni un pensamiento vino
a conturbarles con aliento impuro
la carne ni el espíritu.
No hubo allí en realidad, ni apariencia,
más que un saludo frío,
una mirada en otra, y sin embargo…
¡qué inmensurable abismo!

 

 

Troisième poème

Elle et lui se regardèrent avec intensité,
et quelque chose d’indescriptible
entre les deux jaillit, impalpable
comme un souffle divin.
Ensuite, quand leurs mains en vinrent à s’étreindre,
tous les deux de nouveau troublés,
aussi bien elle que lui, aucun ne sut
ce qui se passait alors au plus profond d’eux-mêmes.
Pas un seul mot d’amour ne s’ensuivit,
ni même une pensée qui aurait pu
venir perturber d’un souffle impur
leur chair ou leur esprit.
Il n’y eut là, en réalité, pas même un semblant de confusion,
rien qu’une froide courtoisie,
un simple échange de regards, et cependant…
quel incommensurable abîme !

 

 

 

 

Cantar

Por tratar de explicarse
lo inexplicable,
se halla en un laberinto
del que no sale.

Enredando, enredando
fue la madeja,
y de los pies al cuello
se ató la hebra.

Y ahora se ahoga,
porque el hilo delgado
se trocó en soga.

 

 

Chanson

À force d’essayer d’expliquer
l’inexplicable,
il se trouve prisonnier d’un labyrinthe
dont il ne peut sortir.

Petit à petit,
la bobine l’emmêla,
et des pieds jusqu’au cou
se noua le brin de soie.

Et maintenant il suffoque,
parce que le fil délicat
s’est changé en corde de chanvre.

 

 

 

 

El Cementerio
De La Isla De San Miguel
En Venecia (Poema breve en tres cantos)

Canto Primero
La Laguna muerta

      Sosegado el ambiente.
Verdosa el agua, enturbiada y quieta;
quieta ante el infinito
del gran arcano de las vidas muertas.
Silencio en derredor…
En el mar verde, en las vecinas sierras;
fuera todo es silencio,
dentro el murmullo de las almas nuestras.
Escuchamos su voz indescriptible
que suena lejos y que se oye cerca.

      Al irse el sol, apareció en lo alto
la luna, que platea
sobre la isla donde el camposanto
como surgiendo de la mar, se eleva;
sobre el abismo oscuro de las aguas,
sobre la forma austera
de los cipreses, que la miran fijos
con su mirada de infinita pena…

      Caminamos despacio, el gondolero
taciturno a su vez, pausado, rema.
Le oímos murmurar unas palabras
que la visión nos traen de la «gran guerra»
y por nosotros pasa
un estremecimiento de tragedia.

…………………………………………….

En el hondo silencio
los labios callan y las almas rezan…

 

 

Le Cimetière De
L’île De Saint Michel
À Venise (Poème court en trois chants)

Chant Premier
La Défunte Lagune

      L’air est paisible.
L’eau est verdâtre, trouble et calme ;
calme devant l’immensité
du grand arcane des vies défuntes.
Le silence aux alentours…
Sur l’étendue de la mer verte, sur les collines avoisinantes ;
dehors tout n’est que silence,
à l’intérieur se trouve le murmure de nos âmes.
Nous écoutons sa voix indescriptible
qui retentit au loin et que l’on entend pourtant si proche.

      Au crépuscule, apparut dans les cieux
la lune – dont les reflets argentés
inondent l’île où le cimetière
semble jaillir des eaux – qui s’élève ;
sur les sombres abysses des flots,
sur la forme austère
des cyprès, qui la regardent fixement
de leurs yeux emplis d’une peine infinie…

      Nous marchons lentement, le gondolier
taciturne lui aussi, rame, nonchalant.
Nous l’entendons murmurer quelques mots
qui évoquent pour nous des images de la « Grande Guerre »
et à travers nous se glisse
un frémissement de tragédie.

…………………………………………….

Dans le profond silence,
les lèvres se taisent et les âmes prient…

 

 

 

 

Esencias

(1930)

Mayo holgazán

      Yo quiero un día gris, entoldadito,
para trabajar.
No puedo con este sol de Mayo
el hervor de la sangre refrenar…
Las ideas
se agolpan por salir todas a un tiempo,
densas y turbias,
como si fueran lava de un volcán;
y no puedo, en su fuga, coordinarlas,
en calma razonar…
¡Cómo, si huelo el aire a flores,
y el sol me quema dentro,
y las acacias han abierto ya!
      El invierno, la niebla,
despejan los sentidos
y el pensamiento llenan
de viva claridad.
¡Pero este sol!… ¡Pero este sol de Mayo!
¡Pero este olor a flores…!
¡Imposible! ¡No puedo trabajar!

 

 

Essences

(1930)

Mai paresseux

      Moi je veux un jour gris, un ciel bien couvert,
pour travailler.
Je ne peux pas, avec ce soleil de mai,
contenir le bouillonnement de mon sang…
Les idées
se bousculent pour jaillir en même temps,
denses et troubles,
telle la lave d’un volcan ;
et je ne peux, dans leur fuite, les ordonner,
réfléchir en paix…
Comment le pourrais-je, avec ce parfum de fleurs dans l’air,
et ce soleil qui me brûle de l’intérieur,
et les acacias qui ont déjà éclos !
      L’hiver, le brouillard,
éclaircissent les sens
et emplissent la pensée
d’une vive clarté.
Mais ce soleil !… Mais ce soleil de Mai !
Et ce parfum de fleurs !
Impossible ! Je ne peux pas travailler !

Bibliography

Espina Concha, 1950, De Antonio Machado a su grande y secreto amor, Madrid, Gráficas Reunidas.

Luque José Maria et Ramírez Ponferrada María Dolores, 2014, Guiomar. El rescate de la Diosa, Montilla, Córdoba CREA Comunicación Integral.

Machado Antonio, 1994, Cartas a Pilar, éd. et préface Giancarlo Depretis, Madrid, Anaya & Mario Muchnik, coll. « Primera persona ».

Merlo Pepa (éd.), 2010, Peces en la Tierra. Antología de mujeres poetas en torno a la Generación del 27, Séville, Fundación José Manuel Lara, coll. « Vandalia ».

Moreiro José Maria, 1982, Guiomar. Un amor imposible de Machado, préface Rafael Lapesa, Madrid, Espasa-Calpe, coll. « Selecciones austral ».

Nieva de La Paz Pilar, 1997, « “El tercer mundo” (1934) y “Las adelfas” (1928): un diálogo teatral entre Pilar de Valderrama y los Machado », Teatro. Revista de estudios teatrales, no 11, p. 155-169.

Ramírez Ponferrada María Dolores, 2018, « Pilar Valderrama, la Guiomar de Antonio Machado. Escritora ignorada y musa ultrajada », Ámbitos. Revista de estudios de ciencias sociales y humanidades, no 39, p. 77-92.

Valderrama Pilar de, 1981, Sí, soy Guiomar. Memorias de mi vida, Barcelone, Plaza & Janés.

Notes

1 Poèmes originaux tirés de Merlo, 2010, p. 109-117.

References

Electronic reference

Jean-Marc Lagnier, « Pilar de Valderrama (1889-1979) », Voix contemporaines [Online], 03 | 2021, Online since 14 mars 2022, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/voix-contemporaines/index.php?id=370

Author

Jean-Marc Lagnier

Amérique latine, Pays ibériques (Ameriber), université Bordeaux Montaigne, université de Cordoue ; Domaine universitaire, 19 esplanade des Antilles, 33607 Pessac

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