Introduction
Le sud de la Louisiane, parfois appelé Acadiana ou pays cadien, se caractérise par une forte présence historique de la langue française. Si l’anglais y est aujourd’hui devenu très largement majoritaire, voire presque exclusif, le français reste tout de même considéré par de nombreux Cadiens comme la langue authentique de ce territoire (Dajko, 2020 ; Glain, 2021). Après avoir présenté le groupe Facebook qui nous a servi de corpus, nous proposerons une contextualisation de l’utilisation du français en Louisiane par l’intermédiaire d’un bref historique de la situation linguistique louisianaise et d’une description des principaux traits distinctifs de la variété de français qui y est employée. Nous expliquerons ensuite comment la communauté en ligne permet aux membres du groupe Facebook d’exprimer, parfois par le truchement de l’anglais, leur amour d’une langue française en partie héritée et en partie imaginée. Les discours non normés qui se tiennent sur les réseaux sociaux de type Facebook sont tout à fait propices à l’étude dialectale, notamment car les discussions entre pairs court-circuitent le paradoxe de l’observateur1 (Labov, 1972). De plus, la conservation des échanges, caractéristique courante des écrits sur internet, permet d’accéder à ceux-ci sans entrave. Nous nous concentrerons enfin sur la façon dont l’appartenance à la communauté cadienne s’exprime en ligne par l’intermédiaire de militants reconnus de la francophonie en Louisiane, mais aussi par des membres beaucoup plus anonymes du groupe Facebook. Nous verrons qu’il y a souvent un écart important entre les descriptions linguistiques objectives de la variété louisianaise et la façon dont celle-ci est présentée au sein de la communauté virtuelle qui nous intéresse. Le territoire cadien et l’identité cadienne se trouvent virtuellement reconstruits au travers des perceptions des participants au groupe et par la manière dont ces perceptions sont exprimées. Le virtuel façonne ainsi le réel et l’appartenance à la communauté virtuelle renforce la connivence entre les membres de celle-ci (Goudet, 2016). Si certains termes cadiens iconiques semblent faire consensus au sein de la communauté, d’autres sont sujets à controverse et les échanges sont souvent synonymes de négociation linguistique. Nous verrons que l’appartenance à la communauté se manifeste également en opposition avec d’autres groupes.
1. Le groupe Facebook « Cajun French Virtual Table Française »
La page Facebook « Cajun French Virtual Table Française » a été créée en 2014 et compte aujourd’hui plus de 58 000 utilisateurs. Son but est de permettre à ses membres de converser en français cadien ou de parler de cette variété, sans prérequis particulier pour rejoindre le groupe hormis le partage linguistique. Il suffit en effet de faire une demande en expliquant ses motivations et le fondateur du groupe décide alors de l’opportunité d’accepter un nouveau membre. La page Facebook est modérée par une équipe de sept personnes qui publient régulièrement. Six d’entre elles sont présentes depuis la création du groupe, ce qui pourrait suggérer qu’elles se connaissaient antérieurement. Il n’est pas possible d’étudier leur profil en détail car les informations ne sont pas disponibles sur Facebook. Certains d’entre eux, les locuteurs les plus à l’aise avec le français, utilisent aussi cette langue pour enregistrer de brèves capsules pour permettre aux autres d’apprendre chaque jour de nouveaux mots ou pour partager des éléments de leur quotidien. Ainsi, plusieurs utilisatrices réalisent une éphéméride journalière ou partagent un mot qui leur plaît, voire souhaitent simplement aux autres de passer une bonne journée en français et en anglais, à l’écrit2 ou en vidéo3. Cette activité sédimente les rapports sociaux et éducatifs des utilisateurs par l’intermédiaire de ces messages phatiques, qui ont toujours également vocation à enseigner des mots (Radovanovic et Regnedda, 2012). Le titre hybride anglais/français du groupe est assez révélateur des échanges qui s’y tiennent. En moyenne, 65 % des publications quotidiennes du groupe sont rédigées en anglais. Néanmoins, la moitié des publications originales (c’est-à-dire des publications qui sont rédigées pour ce groupe Facebook et qui ne sont pas simplement partagées sur cette page à partir d’une autre page) concernent la langue française, même si elles sont majoritairement rédigées en anglais4. D’ailleurs, les règles stipulent explicitement que l’anglais peut être la langue vectrice tant que les questions portent sur les variétés de français parlées en Louisiane.
Pour les participants au groupe Facebook, la langue qui leur est chère constitue, telle qu’ils la perçoivent, un marqueur de l’authenticité de leur communauté. Bien qu’utilisé activement à l’intérieur de la communauté, et notamment au sein du groupe « Cajun French Virtual Table Française », l’anglais se voit paradoxalement conférer un statut exogène, comme cela est également le cas pour le français de France. Notre étude participe de ce que l’on pourrait qualifier de linguistique, ou dialectologie, perceptuelle. Cette discipline a pour objet d’étude les « non-linguistes » et leur perception de la variation linguistique (Cramer, 2016, 9). Christophe Coupé (2022, 168-169) en fait la synthèse suivante, la définissant comme
une discipline fondée sur la subjectivité des locuteurs. Elle met en son centre non seulement la production langagière, mais aussi la façon avec laquelle les locuteurs réagissent face à cette production ainsi que la façon dont ils parlent de la langue (Cramer, 2016, 9). La capacité des locuteurs à produire des commentaires métalinguistiques sur la langue se retrouve ainsi au cœur de la dialectologie perceptuelle (Paveau, 2008, 9). […] La dialectologie perceptuelle mise donc essentiellement sur l’inclusion des non-linguistes dans son cheminement réflexif et se propose d’analyser les caractéristiques définitoires des variétés par le prisme de la vision des locuteurs.
Nous verrons dans notre analyse des publications du groupe que l’idéologie et les perceptions des utilisateurs peuvent avoir tendance à influencer la réalité de la présence et de l’utilisation du français en Louisiane, éléments dont nous allons à présent rappeler les contextes historique et géographique.
2. Le français en Louisiane : éléments de contexte
Le français est parlé dans le sud de la Louisiane depuis plus de 300 ans en raison de vagues successives d’immigration de francophones. La dénomination utilisée par les linguistes pour décrire cette variété est français (régional) louisianais (Louisiana French ou Louisiana regional French en anglais). Les non-linguistes et les militants parlent plus volontiers de français cadien ou de français cajun (Cajun French), terme qui est davantage porteur de connotations identitaires et affectives et dont la dimension est donc plus subjective. Le terme Cajun ou cadien vient du mot français acadien, qui a été abrégé en cadien par troncation du début du mot (aphérèse). Selon Luc Baronian5, professeur de linguistique à l’Université du Québec à Chicoutimi, il semblerait que l’aphérèse soit attestée très anciennement, dès la première période coloniale acadienne. On retrouve en effet des cartes géographiques qui indiquent la Cadie au lieu de l’Acadie. Le mot se prononce [kadʒɛ̃] en français de Louisiane, à la suite d’un processus de palatalisation du yod6 (cf. [kadjɛ̃] en français standard). L’orthographe et la prononciation du mot ont ensuite été anglicisées et sont devenues respectivement <cajun> et / ˈkeɪdʒən / en anglais. En français de France, on utilise plutôt le terme cajun, mais celui-ci est considéré comme un anglicisme par les francophones de Louisiane, qui lui préfèrent cadien. En conséquence, nous utilisons cadien dans cet article.
Les premiers immigrés francophones étaient originaires d’Alsace, du Québec et de Saint-Domingue (après la révolte de Toussaint Louverture et la proclamation de la république d’Haïti dans ce dernier cas). Par la suite, d’autres locuteurs du français sont venus d’Île-de-France, de Bretagne, de Normandie, de Picardie, de Champagne, du Poitou, de Bourgogne et d’Aunis (région historique française qui correspondait à une partie du territoire aujourd’hui constitué par le département de Charente-Maritime) (Brasseaux, 1987 ; Dajko, 2020). D’autres Français vinrent ensuite avec des esclaves qui, originaires d’une douzaine de pays africains, étaient locuteurs d’une cinquantaine de langues (Dajko, 2019, 70). De ce contact linguistique est né le créole louisianais. Si une grande partie de son lexique recoupe celui du français louisianais, des différences majeures dans sa structure grammaticale en font une langue souvent perçue comme autonome, même si l’on peut considérer qu’il existe en réalité « un continuum de variation dont les deux pôles opposés sont formés par le français de référence et le créole louisianais » (Valdman et Rottet, 2006, 61). La communauté francophone s’est ensuite trouvée renforcée par l’arrivée de plus de 3 000 Acadiens (c. 1755-1763) : ayant refusé de prêter allégeance à la Couronne britannique à la suite de la victoire britannique sur la France en 1713, ils ont été expulsés des territoires devenus britanniques de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick actuels au cours de ce qui est généralement appelé le Grand Dérangement. Ces nouveaux venus parlaient très majoritairement un français de la région de Poitou-Saintonge (Dajko, 2019, 77). Au xixe siècle, les immigrants de la vague suivante étaient quant à eux issus de milieux plus aisés et mieux éduqués. Ils appartenaient aux hautes strates de la société et travaillaient dans les plantations, n’ayant ainsi que peu de contacts avec les communautés francophones précédemment installées. Leur variété, connue sous le nom de Plantation Society French (Picone, 2015) était plutôt similaire à la variété standard de français de France de l’époque. Après la guerre de Sécession et en raison de l’appauvrissement général du Sud, les barrières entre ces différentes communautés se sont peu à peu effacées (Bernard, 2008, 42), ce qui a conduit à un grand nombre de mariages mixtes et à une culture plus unifiée, synonyme de rapprochement des pratiques linguistiques. Ce véritable melting-pot linguistique a entraîné un certain nivellement, c’est-à-dire une réduction des variations entre les différents groupes francophones, donnant ainsi naissance à ce que l’on qualifie aujourd’hui de communauté cadienne et de français (régional) louisianais.
Certaines idées erronées au sujet du français louisianais sont assez répandues (Dajko, 2020). Par exemple, cette variété est fréquemment considérée comme une relique du français du xviie siècle. Si elle a gardé quelques usages aujourd’hui disparus en français de France, elle a bien évidemment évolué depuis quatre siècles. Pour certains, le français louisianais serait une « langue mixte » français/anglais. L’anglais a forcément influencé le français louisianais compte tenu des réalités géographiques et sociolinguistiques dans lesquelles ses locuteurs ont toujours évolué. Le français louisianais a donc emprunté un certain nombre de mots à l’anglais américain et ses locuteurs font souvent preuve d’alternance codique, en utilisant notamment des interjections ou des marqueurs de discours anglais (il n’est ainsi pas rare d’entendre un locuteur du français louisianais couper une phrase avec you know ou utiliser Oh my God). Pour autant, il s’agit incontestablement d’une variété de français à part entière. Cet argument se défend notamment en raison de l’absence de difficulté pour les locutrices et locuteurs du français de France à converser avec celles et ceux qui parlent le français louisianais. En effet, l’idée selon laquelle le français louisianais serait incompréhensible des locuteurs de variétés européennes est également erronée. À ce sujet, Barry J. Ancelet (1988, 347) explique que le français louisianais ne diffère pas plus du français standard que d’autres variations régionales de la langue française chez des locuteurs d’origine sociale et culturelle comparable. Enfin, le français louisianais est souvent considéré à tort comme le descendant direct d’une seule variété : celle des Acadiens. Les appellations français cadien et Cajun French contribuent à véhiculer cette fausse idée. Il s’agit là de l’une des raisons pour lesquelles les linguistes préfèrent généralement utiliser les dénominations français (régional) louisianais et Louisiana (regional) French. L’utilisation d’étiquettes spécifiques par les locuteurs est d’ailleurs assez subjective car elle correspond souvent à la manière dont ils s’identifient ethniquement (Klingler, 2003). En effet, les gens ont tendance à appeler leur langue français cadien (Cajun French), créole louisianais (Louisiana Creole) ou encore français indien (Indian French) en fonction du groupe ethnique auquel ils s’identifient (Dajko, 2020), et ce, indépendamment de facteurs structurels qui désigneraient objectivement une variété ou l’autre. La façon de nommer la variété ou les variétés est importante, car la francophonie louisianaise semble parfois divisée en raison d’enjeux identitaires conflictuels, notamment en raison de l’identification ethnonymique de certains autour des noms Créole ou Cadien (ex. Anderson III, 2019 ; Broussard, 2021 ; Dunn, 2021). C’est la raison pour laquelle nous utilisons respectivement les termes français louisianais pour décrire de façon objective le français qui est historiquement parlé dans le sud de la Louisiane et français cadien pour désigner la variété qui est parlée ou qui intéresse les membres du groupe Facebook, ainsi qu’ils la désignent eux-mêmes.
Le contact avec les anglophones n’a pas été sans poser de difficultés aux locuteurs francophones du sud de la Louisiane. En effet, ces derniers étaient majoritairement devenus pauvres après la période de la Reconstruction du Sud (1865-1877). De plus, leur manque d’instruction leur a valu un certain mépris de la part de leurs voisins anglophones, qui les ont alors considérés comme paresseux, ignorants et illettrés (Hebert, 2000). L’une des principales raisons de ce stigmate était que la vaste majorité d’entre eux ne parlaient pas l’anglais ou parlaient un anglais jugé médiocre. À partir de 1921, l’anglais est devenu la seule langue d’enseignement et le français a progressivement cessé d’être transmis aux nouvelles générations. La seconde guerre mondiale a accéléré la disparition temporaire de la culture et de la langue de la communauté francophone.
Les choses ont changé avec la renaissance culturelle des années 1960 et un nouvel intérêt pour la culture cadienne, lui conférant ainsi un certain capital social (Bourdieu, 1979, 1982). Certains « ambassadeurs » culturels ont alors acquis une notoriété bien au-delà du sud de la Louisiane, tant au niveau national qu’international, en particulier dans les domaines très populaires de la culture cadienne que constituent la gastronomie (ex. Paul Prudhomme) et la musique (ex. Dewey Balfa, Zachary Richard). Ce nouveau sentiment de fierté et ce renouveau culturel ont eu un impact réel mais limité sur la situation linguistique. En 1968, l’État de Louisiane a créé le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), dont le but est d’encourager le développement, l’utilisation et la préservation de la langue française en Louisiane à des fins culturelles, économiques et touristiques. Dans un premier temps, le CODOFIL a fait le choix d’un modèle de type français standard comme cible pour l’enseignement, sorte de terrain d’entente pour les nombreux enseignants ayant été recrutés en France, en Belgique et au Québec. Par conséquent, les normes linguistiques qui ont été véhiculées en classe étaient bien souvent extérieures à la communauté cadienne (Dubois et Melançon, 1997, 94). Cette politique linguistique a été perçue par de nombreux Cadiens comme élitiste et a été source de ressentiment durable, en dépit d’une adaptation plus tardive de la part du CODOFIL au contexte sociolinguistique local. Ce point de vue négatif est d’ailleurs largement relayé par les utilisateurs du groupe Facebook étudié (partie 4 de l’article). En 1971, l’État de Louisiane a officiellement reconnu que vingt-deux de ses paroisses7 possédaient une forte composante culturelle de type « acadien-français » et a fait de Heart of Acadiana le nom officiel de la région. En anglais, celui-ci est souvent abrégé en Acadiana. En français, on parle d’Acadiana ou d’Acadiane, ou encore de territoire ou de pays cajun/cadien. Certains médias tels que Télé-Louisiane, Radio Louisiane ou KRVS Radio Acadie ont au moins une partie de leurs programmes en français. Il existe trente-deux programmes scolaires d’immersion, ce qui implique qu’un minimum de 50 % des enseignements sont dispensés en français aux élèves qui en font partie (Baran, 2023). En plus du CODOFIL, un certain nombre d’associations œuvrent à la promotion de la langue française en Louisiane (ex. la Fédération des jeunes francophones de la Louisiane, la fondation Nous). Malgré ces efforts, la maîtrise du français n’a cessé de baisser dans le sud de la Louisiane. Aujourd’hui, 250 000 personnes revendiquent un héritage francophone, même si toutes ne parlent pas le français.
3. Le français louisianais : brève description
La vaste majorité du lexique du français louisianais est similaire à celle du français de France ou d’autres variétés. Il existe des variations d’une région à l’autre, mais la plupart des spécificités sont communes à l’ensemble de l’Acadiana. Il existe plusieurs conventions orthographiques pour transcrire le français louisianais ; nous utilisons ici celle qui est retenue dans Valdman et al. (2010). Voici quelques exemples, avec leur équivalent en français de France : asteur (« maintenant »), reçoir ou recevoir (« recevoir »), espérer (« attendre »), un char (« une voiture »), une piastre (« un dollar »), un cocodrie (« un alligator »), des jardinages (« des légumes »), barrer (« fermer à clé »), une chevrette (« une crevette »), quoi faire ou cofaire (« pourquoi »). Il existe également des expressions typiques telles que laisser les bons temps rouler (« profiter de la vie », « profiter des bons moments »), lâche pas la patate (« n’abandonne pas ») ou il pleut des clous (« il pleut des cordes »). Les anglicismes suivants sont fréquents : un truck (« un camion »), un ride [raɪd] (« le fait d’emmener quelqu’un en voiture »), driver [draɪve] (« conduire »), définitivement (« complètement », cf. definitely), aussi loin que je connais (« pour autant que je sache », cf. as far as I know).
Sur le plan de la grammaire, le français louisianais possède quelques particularités, notamment dans le domaine des pronoms personnels. Ainsi, le vouvoiement y est rare, le tutoiement constituant plutôt la norme, y compris avec les inconnus ou les supérieurs hiérarchiques. Le pronom sujet elle se prononce souvent [al] et s’écrit alle. À la troisième personne du singulier, ça remplace systématiquement le pronom impersonnel il : ça faut aller à l’école asteur (« il faut aller à l’école maintenant »). Lorsqu’ils sont au pluriel, les pronoms personnels sont souvent suivis du mot autres, comme au Québec : nous-autres, vous-autres, eux-autres. À la troisième personne du pluriel, le pronom féminin (elles) n’est pas utilisé, le pronom masculin ils étant utilisé de manière indifférenciée. Ça suivi d’un verbe conjugué à la troisième personne du singulier remplace souvent ils quand les référents ont déjà été mentionnés précédemment (ex. « Ça parlait en anglais, et si ça voulait pas les enfants connaît quoi c’était après dire, ça parlait en français » ; ibid., 95). Dans certaines régions, on note toutefois l’utilisation d’un pronom personnel sujet féminin eusses, qui complète le masculin eux. Les articles contractés ne sont pas utilisés en français louisianais. Ainsi, du, des, au et aux sont respectivement de le, de les, à le et à les (ex. les problèmes de les Cadiens).
Le français louisianais possède un présent que l’on pourrait qualifier de progressif et qui a une valeur imperfective. Il se forme avec être après suivi d’un infinitif (ex. Je suis après manger). Il correspond souvent à l’usage du présent en be + -ing anglais, comme lorsque l’on veut évoquer un événement en train de se dérouler, par exemple. Il est intéressant de voir qu’il existe un aspect qui se construit avec be after + -ing dans certaines variétés d’anglais (et notamment en anglais irlandais) et qui constitue une traduction presque littérale de être après suivi d’un infinitif, preuve des multiples contacts entre les deux langues au cours de l’histoire de celles-ci8. Cette périphrase aspectuelle existe en français régional de l’Ouest, notamment en Touraine. Compte tenu de l’origine des migrants vers l’Amérique aux xviie et xviiie siècles, il ne serait pas étonnant qu’il y ait un lien avec la tournure utilisée en français louisianais. Pour les verbes du premier groupe, il existe une variante morphologique en -ont pour la troisième personne du pluriel (ils mangent ou ils mangeont). À la première personne du singulier au futur, on emploie une terminaison en -as, plutôt qu’en -ai (ex. je mangeras).
Sur le plan de la phonologie, le /r/ cadien est souvent réalisé sous la forme de la battue alvéolaire voisée [ɾ] (comme dans pero en espagnol ou en italien) sur la totalité du territoire de l’Acadiana. D’après Nathalie Dajko (2019, 81), cette uniformité est assez récente puisque la prononciation du phonème /r/ pouvait être celle d’un [ʁ] uvulaire auparavant, comme en français de France. Indépendamment de la façon dont il est effectivement réalisé, le /r/ a tendance à s’affaiblir en position finale et après une voyelle, au point de se trouver parfois entièrement élidé. Albert Valdman et al. (2010, xxxix) expliquent que le plus souvent, cependant, une trace du /r/ demeure et se manifeste par l’allongement de la voyelle précédente (ex. frère [fɾæɾ] ou [fɾæː]). Autre spécificité consonantique (Dajko, 2019, 78), le /h/ est généralement prononcé dans les mots d’origine germanique (ex. honte), sous la forme d’une consonne fricative glottale sourde. Les consonnes [z] et [ʒ], [s] et [ʃ] alternent fréquemment sur le plan phonétique. Ainsi, chez peut être homophone de c’est. Dajko (ibid., 81) donne les exemples suivants, rencontrés dans la région de Terrebonne-Lafourche : c’était et signer avec [ʃ] à l’initiale ; juste avec [z] et choisir avec [s] dans cette même position initiale, ou encore États-Unis avec un [ʒ] de liaison.
Le français louisianais se caractérise aussi par une réduction très fréquente des agrégats consonantiques (Lyche, 1996 ; Valdman et al., 2010, xxxiv). Celle-ci est plus systématique lorsque [l] et [r] se trouvent après une autre consonne (ex. table [tab] ; quatre [kat]), sauf en cas de liaison, si le mot suivant commence par une voyelle (ex. quatre ans [katrɑ̃] ou [katrɔ̃]). La réduction peut également affecter d’autres consonnes (ex. masque [mas] ; insecte [ɛ̃sɛk]).
En ce qui concerne les voyelles, le français louisianais se caractérise par une fréquente neutralisation phonologique des nasales /ɛ̃/ et / œ̃ /. Des mots comme brin et brun sont donc homophones, comme cela est désormais le cas dans un nombre important de variétés. Par ailleurs, les nasales /ɔ̃/ et /ɑ̃/ sont également neutralisées, ce qui aboutit à une nouvelle homophonie pour des items lexicaux tels que on et en. La séquence orthographique <oi> alterne entre les prononciations [wɑ] et [wɛ] (ex. boîte [bwɑt, bwɛt] ; droite [dɾwɑt, dɾwɛt]). Historiquement, [wɛ] était une prononciation de prestige en France, jusqu’à ce qu’elle se trouve remplacée par /wɑ/ (Dajko, 2019, 83).
La variété louisianaise est également connue pour sa forte nasalisation (Lyche, 1996 ; Valdman et al., 2010) : les voyelles se trouvant devant une consonne nasale sont nasalisées. D’après Valdman et al. (Valdman et al., 2010, xxxviii), ce phénomène concerne principalement les voyelles /a/, /e/, /ɛ/, /œ/, /o/, /ɔ/ (ex. chêne [ʃɛ̃n], pomme [pɔ̃m], femme [fɑ̃m] ou [fɔ̃m]). Ces voyelles étaient autrefois nasalisées en français de France. Elles ont été progressivement dénasalisées à partir du xvie siècle. Le français louisianais a donc gardé une forme de nasalisation, comme l’ont fait plusieurs variétés régionales du français, en particulier dans le Sud-Ouest.
La voyelle /ɛ/, quant à elle, est fréquemment abaissée lorsqu’elle se trouve devant /r/ (Valdman et al., 2010, xxxviii). La réalisation la plus fréquente est souvent proche de [æ] (cf. anglais cat), mais certains locuteurs ont une voyelle encore plus ouverte, de type [a] (ex. frère [frær] ou [frar] ; personne [pærsɔ̃n] ou [parsɔ̃n] ; cher [ʃær] ou [ʃar], un terme fréquent qui sert à la fois de terme d’affection et de marqueur de discours en français louisianais). Dans une moindre mesure, l’abaissement de /ɛ/ se produit également devant /l/. Le cas le plus typique est la prononciation du pronom sujet de troisième personne elle, fréquemment prononcé [æl] ou [al].
Parmi les phénomènes de chaîne parlée qui caractérisent le français louisianais, on peut noter la palatalisation de /k/ en [ʧ] et de /g/ en [ʤ] devant des voyelles antérieures dans quelques mots (ex. qui [ʧi] ; cœur [ʤ], de même que l’affrication de /t/ en [ts] et de /d/ en [dz] dans les régions où l’immigration du Québec et l’influence des prononciations québécoises ont été historiquement fortes (Dajko, 2019, 83). Ainsi, du peut s’y prononcer [dzu] et petit [pətsi].
La description linguistique que nous venons de proposer se veut objective et dénuée de toute forme d’affect et de tout prescriptivisme. Elle correspond en cela en une description d’un type de français louisianais suprarégional. Elle contraste parfois fortement avec le contenu des publications que l’on trouve sur le groupe Facebook « Cajun French Virtual Table Française ». En effet, le type de préservation linguistique qui y est présenté se manifeste par des publications qui relèvent fréquemment d’une perception subjective des membres du groupe, en lien avec leurs sentiments, voire leurs idéologies. C’est précisément dans cet écart entre situation réelle et situation parfois imaginée que se crée la communauté en ligne, celle-ci utilisant le français cadien ou en faisant un sujet de discussion. Cette communauté se réunit spontanément autour de l’amour de ses membres pour le français cadien. Cette affection s’exprime particulièrement à travers des termes qui permettent de symboliser les relations complexes entretenues avec le français cadien, qu’il soit vu par ses locuteurs ou par les anglophones. Pour distinguer les nomenclatures linguistes des utilisations diverses des membres du groupe Facebook, nous utiliserons « français cadien » pour désigner leur sociolecte, ainsi qu’ils l’appellent entre eux.
4. Communautés en ligne et communautés imaginées
La préservation de variétés minoritaires et de sociolectes est une problématique importante (O’Rourke et al., 2015 ; Baxter, 2021) dans les contextes contemporains, et on sait que l’identité linguistique est construite dans les pratiques communicationnelles (Biró, 2019). L’utilisation de langues minoritaires passe parfois par des groupes bilingues, voire polyglottes, et elle peut être la raison d’être de certaines communautés en ligne (Goudet, 2018) à l’instar d’autres pages Facebook qui promeuvent l’utilisation du scots9, voire des groupes d’apprentissage mutuel entre locuteurs de la darija marocaine et du français par exemple10. Le reflet des pratiques linguistiques hors ligne est perceptible dans ces communautés, et les littératies numériques (comme savoir utiliser chaque plate-forme et les codes à employer pour s’intégrer) s’adjoignent aux identités personnelles exprimées en ligne (Lee, 2017). L’absence de jugement par une autorité supérieure (à part les équipes de modération) entraîne une prise de parole plus libre, qui met en scène des échanges très horizontaux entre utilisateurs de communautés qui se réunissent uniquement par leur appréciation du français cadien. La nature collaborative du réseau donne de la place à tous : si l’on prend l’exemple de vidéos mises en ligne par une utilisatrice chevronnée du français cadien11, le réseau de membres actifs s’organise autour d’elle. Souvent, un autre membre du groupe écrit le script de la vidéo (il ne s’agit pas toujours de la même personne) et cela aide à la compréhension. Les réactions (ajouter un like, un cœur, ou écrire « merci ») participent à l’engagement interpersonnel sur les publications et incitent à en republier certaines par la suite, créant un cercle vertueux où ces messages alternent avec des messages de demandes linguistiques.
Dans le contexte du sud de la Louisiane, la préservation linguistique passe non seulement par une pratique hors ligne, notamment avec l’organisation de cafés cadiens, qui vise à préserver les spécificités du français cadien (Pérez Ramos, 2012) hors des réseaux officiels d’éducation, mais aussi par des sites et plates-formes de conservation en ligne. Ainsi, l’université de Louisiane possède une page12 qui fournit des listes de vocabulaire pour le français louisianais ; le site Learn French Louisiana13 regroupe des ressources diverses comme des podcasts, extraits d’émissions ou glossaires thématiques, parfois écrits par des passionnés et renvoyant à d’autres sites, mais ces ressources restent fondées sur la réception et non pas la production linguistique. En revanche, des communautés comme celle de Reddit14 ou Facebook mettent en exergue le fait de partager et de se rencontrer pour pratiquer et apprendre le français cadien. La page Facebook « Cajun French Virtual Table Française » est le lieu le plus important de ces échanges en ligne. Les membres du groupe peuvent habiter à divers endroits, mais fonder dans ce lieu virtuel une communauté imaginaire (Glain, 2021) où les échanges sont informels, et où l’entraide linguistique est de mise (voir poo"yie, partie 5 de l’article). La majorité des demandes porte spécifiquement sur ce que les membres du groupe qualifient de Cajun French. La formulation d’une publication typique, souvent en anglais, est la suivante : « How do you say X in Cajun French?15 » Un autre type de publication consiste à demander aux membres du groupe d’identifier un mot ou une expression à partir du souvenir auditif du contributeur. Ces requêtes sont formulées à l’aide d’une graphie de type phonétique qui s’appuie sur les correspondances graphie-phonie de la langue anglaise. Cela peut s’expliquer par le fait que le français cadien est à l’origine une variété principalement parlée (ce qui explique aussi sa fragilité actuelle en termes de transmission) et donc uniquement transmise à l’oral. L’une des publications les plus commentées portait par exemple sur le sens de poo"yie (qui désignait le terme « pouilleux »).
Cette communauté imaginaire est teintée d’oralismes qui rappellent aux utilisateurs leur enfance, ou ce qu’ils ont entendu par le passé. Ainsi, sur une discussion à propos du verbe piler (« battre », « piétiner »), plusieurs utilisatrices commentent « I would hear that growing up they would tell the boys to stop piler out in the mud with their cleats16 » et « I would hear grownups say something like. “I’m gonna pee- lay your behind if you don’t stop running in the house!”17 », ainsi que « I grew up in Baton Rouge and my family said it all the time18 ». Les souvenirs s’expriment aussi en lien avec la musique, souvent utilisée avec les publications du groupe Facebook. Historiquement, la musique est un élément constitutif à part entière de l’identité cadienne (Dormon, 1983). Elle fédère la communauté cadienne depuis ses origines, comme peuvent le faire la religion catholique et la nourriture cadienne (Dubois et Melançon, 1997, 65). La place de la nostalgie est importante quand il s’agit de la préservation de langues minoritaires, notamment en chanson (Spanu, 2015), ce que l’on trouve fréquemment dans ces messages communautaires.
Contrairement à d’autres communautés de pratique en ligne comme celles décrites par Étienne Wenger-Trayner et Beverly Wenger-Trayner, notamment dans le monde du travail, il ne s’agit pas de seulement « partager un intérêt ou une passion pour quelque chose que l’on fait et que l’on apprend à faire mieux en interagissant régulièrement » (Wenger-Trayner et Wenger-Trayner, 2015), car certains membres sont des locuteurs confirmés du français cadien. La langue devient l’occasion d’évoquer les conditions dans lesquelles on la parle, les échanges remplissant ainsi une fonction métalinguistique (Jakobson, 1960). Cela ne fait pas des membres de meilleurs pratiquants, mais leur donne la possibilité de partager leurs souvenirs, ce qui permet au français cadien de jouer un rôle plus personnel, voire intime. Les questionnements concernant la langue elle-même et la place du métalinguistique sont en partie à imputer à la situation particulière du cadien, mais aussi à la différence entre néo-locuteurs, définis par James Costa comme « ceux qui ont appris la langue hors du milieu familial » (Costa, 2010, 227) et locuteurs natifs. Des espaces hétérogènes sont ainsi créés, où les deux types de populations, locuteurs d’origine et néo-locuteurs, se rencontrent et partagent (Baxter, 2021). Parmi les utilisateurs du groupe qui sont locuteurs d’origine, et non néo-locuteurs, on trouve par exemple Joseph Dunn, ancien directeur du CODOFIL (partie 4 de l’article) ou David Cheramie, poète francophone de Louisiane. La plupart des utilisateurs sont en revanche néo-locuteurs.
Certains membres du groupe ont toutefois un statut particulier en raison d’une certaine forme de notoriété dans le sud de la Louisiane, et parce qu’ils sont publiquement reconnus comme actifs dans le domaine de la préservation linguistique.
5. Présence de militants reconnus
Le groupe Facebook est fréquenté par des militants et/ou des acteurs de la francophonie en Louisiane, qui sont clairement identifiables comme tels par les autres membres. Tel est le cas de Joseph Dunn, ancien directeur du CODOFIL. Toutefois, quelques utilisateurs du groupe expriment une certaine animosité à l’encontre des propos de celui qu’ils perçoivent comme représentant une institution accusée d’avoir promu une variété de français standard en lieu et place du français cadien. Dans un fil de discussion datant d’avril 2023, Joseph Dunn explique en substance que l’apport d’autres francophones est nécessaire à la préservation de la langue française car le nombre de locuteurs du français cadien n’est pas suffisant pour maintenir la francophonie en Louisiane19. Néanmoins, cette proposition est en grande partie rejetée par les membres du groupe en raison de l’argument de la non-authenticité précédemment mentionné, les autres variétés de français ne leur apparaissant pas conformes à l’identité linguistique cadienne.
L’exemple de Jourdan Thibodeaux, qui est assez connu dans le sud de la Louisiane en tant que musicien et défenseur du français, est radicalement différent. Jourdan Thibodeaux fait partie de ces Cadiens qui ont fait connaître le français louisianais et l’ont promu auprès des locuteurs francophones d’autres variétés en participant à des émissions internationales, par exemple sur France 2420. Dans la mesure où cet artiste promeut la culture cadienne à travers la pratique de sa musique et de sa variété de français, il ne paraît pas s’attirer les foudres des utilisateurs, n’étant pas assimilé aux élites intellectuelles qu’ils semblent associer au CODOFIL. Le logo de la page d’accueil du groupe « Cajun French Virtual table Française » a d’ailleurs longtemps été accompagné de l’une de ses citations : « Tu vis ta culture ou tu tues ta culture. Il n’y a pas de milieu ». En 2023, sa popularité a encore augmenté avec la sortie de la chanson et du clip « La prière », de Jourdan Thibodeaux et les Rôdailleurs, véritable hymne à la culture et à la langue cadiennes21. Les commentaires sur le groupe Facebook « Cajun French Virtual Table Française » sont unanimes et sont pour la plupart écrits en français, chose assez rare pour être soulignée (ex. « Il est un grand défendeur de la langue et la culture Cajun » ; « merci pour votre travail dans la préservation de la culture louisianaise ! » ; « Magnifique chanteur, magnifique chanson qui parle directement au cœur22 »). Son militantisme est ainsi perçu comme authentique et congruent avec la communauté cadienne, contrairement à la logique du CODOFIL, perçue comme porteuse de normes extérieures à la communauté (Dubois et Melançon, 1997, 84 ; Hebert, 2000).
En 2023, Jourdan Thibodeaux met en ligne des vidéos de façon régulière. Il y raconte notamment des blagues de Boudreaux et Thibodeaux. Ces histoires, typiques du sud de la Louisiane et localement très connues, mettent en scène deux Cadiens éponymes, Boudreaux et Thibodeaux étant des noms très courants en Acadiana. Elles s’appuient sur des stéréotypes concernant les Cadiens en tant que groupe socioethnique et se moquent d’eux, les dépeignant comme stupides (Davies, 1982, 1987). Si l’on compare avec la manière dont les blagues sur les Belges peuvent être faites en France, on constate toutefois une différence importante. En effet, les blagues de Boudreaux et Thibodeaux sont très populaires au sein de la communauté cadienne et sont principalement racontées par des Cadiens, qui semblent ainsi apprécier l’opportunité d’une autodérision collective. Le fait de raconter de telles blagues peut donc être assimilé à un signe d’appartenance à la communauté. L’intérêt de ces blagues réside peut-être plus dans la façon dont les récits sont interprétés que dans le contenu. Elles sont généralement racontées en anglais, avec des traits linguistiques de l’anglais cadien qui se trouvent stéréotypés et exagérés (Carmichael, 2013).
En tant que défenseur du français en Louisiane, Jourdan Thibodeaux détourne cette tradition en les racontant en français. Cependant, il se démarque de sa manière habituelle de parler le français cadien en utilisant un style emphatique, des schémas intonatifs très expressifs et en jouant clairement un rôle, maintenant fréquemment une forme de suspens jusqu’à la chute de l’histoire. Ce faisant, il s’inscrit dans une forme de performance du français cadien, ce qui va de pair avec la posture énonciative particulière qu’il adopte. Comme l’acte même de narration de ces blagues fait partie intégrante de la culture cadienne, on peut soutenir que la posture adoptée par Jourdan Thibodeaux sert donc à faire communauté. Ce faisant, il rétablit l’usage du français comme une partie constituante de la culture cadienne pour une activité intrinsèquement liée à cette communauté. La majorité des commentaires que font les utilisateurs du groupe sur ces publications sont en français, ce qui constitue une exception notable à l’activité du groupe « Cajun French Virtual Table Française » et semble prouver le succès de la démarche du musicien. Celui-ci juge toutefois indispensable de sous-titrer ses vidéos en anglais, probablement pour s’assurer d’une meilleure compréhension de l’ensemble de la communauté. Ses publications s’intitulent d’ailleurs « Louisiana French du jour », preuve que la dualité français/anglais caractérise presque toujours l’expression linguistique en Acadiana, ainsi que l’attestent la plupart des autres publications du groupe Facebook étudié, qui sont soit bilingues, soit exclusivement en anglais (exemples en partie 5 de l’article). Le paradoxe de cette auto-mise en scène et du style utilisé est que Jourdan Thibodeaux vise un modèle prototypique qui est censé représenter quelque chose d’authentiquement cadien. S’il peut paraître contradictoire de recréer une identité authentique en jouant un rôle, il convient de garder à l’esprit que les psychologues considèrent que l’identité est sujette à variation et qu’elle ne se manifeste pas tant à partir d’un modèle fixe qu’en fonction du contexte (Stockwell, 2011, 16). La performance de Jourdan Thibodeaux constitue donc ce que Robert Le Page et Andrée Tabouret-Keller (1985) appellent un « acte d’identité23 ».
6. Création d’une communauté linguistique, iconicité lexicale et négociation du sens
Outre la logique d’une identité commune, la construction de la communauté en ligne se fait également par une forme de rejet de ceux qui sont extérieurs à la communauté cadienne. Ce sont en premier lieu les Américains exclusivement anglophones, souvent désignés péjorativement par l’étiquette Anglos, qui servent à renforcer la cohésion interne du groupe, y compris en raison d’actes d’appropriation culturelle et linguistique. Les pratiques langagières des autres francophones, et particulièrement des Français, sont également suspectes dans la mesure où elles sont perçues comme exonormatives, n’étant pas fidèles à une identité cadienne authentique. La situation du français cadien le place dans un entre-deux précaire. En effet, il est à la fois différent de l’anglais, parlé par ses locuteurs et différent du français standard de France ou du Québec. Il est également peu homogène, même dans les pratiques de ses locuteurs. C’est la raison pour laquelle certains répondent sèchement à des membres du groupe. Un exemple de ce type d’attitude apparaît dans un message émanant d’un locuteur du français de France qui publie une illustration amusante assortie de commentaires en français, à laquelle un utilisateur répond24 « See us Cajuns don’t say it like that25 ».
L’expression permet de voir la façon dont les membres forment un bloc plutôt homogène, fait de connivences et d’oppositions aux autres. « Us Cajuns » montre la création d’une communauté linguistique, qui se reconnaît implicitement par ses membres locuteurs et affiliés et qui n’a pas besoin de se nommer. Il s’agit d’une attitude linguistique (et rhétorique) fréquente, qui consiste à passer du nous implicite (« we ») que l’appartenance au groupe induit, et d’une appartenance « intragroupe », à une attitude plus générale, dite « intergroupe », pour pouvoir opposer le nous au eux (Turner et Reynolds, 2010 dans Huguet Cabot et al., 2021, 1922). On trouve quelque 100 occurrences de l’expression dans les messages du groupe, ce qui est particulièrement révélateur dans ce contexte où l’on doit expliquer les questions identitaires et la différence avec d’autres formes de français.
La collaboration fondée sur des points communs entre francophones se produit dans un deuxième temps grâce à l’utilisateur français qui utilise cousin pour signifier le lien communautaire grâce à la langue commune, nonobstant ses variations locales. On trouve d’autres occurrences sur le groupe, uniquement pour signifier une parenté avec les francophones du Canada (et plus rarement, de France), à l’exclusion des anglophones.
Il existe néanmoins des éléments linguistiques sensibles. Ainsi, le terme coonass, un ethnonyme qui désigne les Cadiens, fait partie des mots pour lesquels des précautions s’imposent si l’on veut publier à son sujet. Valdman et al. (Valdman et al.,2010, 156) notent qu’il s’agit d’un surnom injurieux pour les Cadiens. Facebook a bloqué l’utilisation du terme (ou plutôt, l’a mis sur la liste des termes surveillés, qui peuvent être censurés dans les messages). C’est d’ailleurs un problème commun à d’autres médias, comme la radio, où la chanson « Registered Coonass » pose problème (Soileau, 2012). Cela est dû au stigmate associé au terme, dont les acceptions vont de la revendication identitaire à l’insulte utilisée par les anglophones (Gonzalez, 2013 ; Wiley, 2002). Les modérateurs ont décidé de supprimer les fils de discussion sur le terme lui-même et ont des arguments à apporter aux membres qui se positionnent pour et contre le mot26. Ce terme était auparavant utilisé sur le site Facebook dans plusieurs types de discussions. Il pouvait être relié à cajun et montrer la façon dont les imaginaires anglophones (des non-Cadiens) perçoivent les Cadiens et le français cadien. Il existe un phénomène d’appropriation de traits stéréotypiques par des anglophones, qui caricaturent les Cadiens (parmi les messages que l’on peut trouver sur coonass), comme on peut le voir dans le témoignage suivant :
A friend (who is not Cajun) sent an invitation for a « Fay Dodo » (her spelling). The message was full of word like « dis » and « dat », « ova dere », and many others- I remember my grandfather had somewhat of an accent speaking English and his sisters preferred speaking French, but when they spoke English it was clear that it was a second language for them. They were proud of their Acadian heritage and French language. And he hated it when people made fun of his accented English or called him « coonass »27.
Ce qui est partagé ici, c’est la déception et la colère d’être assimilé à un stéréotype ethnique, sentiments cependant nuancés par les commentaires qui affirment que l’on utilise dis, dat ou ova dere28 en Floride également. D’autres s’insurgent contre l’orthographe des mots : « We have enough illiterate Cajuns... we don’t need illiterate Anglos diluting the language, too29». Encore une fois, les messages hiérarchisent les discours. Les fautes seraient ainsi plus acceptables si elles viennent de locuteurs de français cadien, et les erreurs seraient presque plus inacceptables parce qu’elles caricaturent tout en étant inexactes. D’autres utilisateurs mettent en garde contre l’utilisation du terme coonass sur le groupe Facebook. Plus étonnant, beaucoup de messages montrent de l’indifférence vis-à-vis du mot, parce qu’il a été trop utilisé pour constituer encore une injure. Au contraire, le stigmate est retourné en une marque de fierté : « I think a good trait of our cajun heritage is that we can laugh at ourselves30 ». Au contraire, d’autres sont las, mais indifférents : « I heard this so much growing up I’m not offended by this31». Ce message est similaire à tant d’autres, où les négociations sur les rapports au sein de la communauté cadienne (et entre les locuteurs de français cadien) les opposent aux « Anglos », avec le stigmate du terme coonass. Il est à la fois référentiel pour les non-Cadiens, et injurieux pour eux, car ils le reçoivent souvent comme une injure interpellative (Larguèche, 2009).
L’historien louisianais Shane Bernard s’est intéressé à différentes hypothèses portant sur l’origine de coonass. D’après James Domengeaux, le premier président du CODOFIL, l’utilisation de ce terme remonterait à la seconde guerre mondiale, lorsque des Français auraient commencé à l’utiliser pour se moquer des soldats cadiens présents sur le sol français au moment de la Libération, probablement parce qu’ils considéraient la variété de français utilisée par les Cadiens comme inférieure (Bernard, 2003, 90). Ancelet s’inscrit en faux contre cette hypothèse. Selon lui, l’utilisation du terme est antérieure à la seconde guerre mondiale et pourrait se justifier par le fait que les Cadiens mangent occasionnellement des ratons laveurs (raccoons). Il penche toutefois plutôt pour l’hypothèse d’une origine doublement raciste : le terme coonass (littéralement « cul de raton laveur ») placerait les Cadiens tout en bas de l’échelle sociale, avec un statut inférieur à celui des Afro-américains, péjorativement qualifiés de raccoons (ibid., 92). Dans tous les cas, Bernard (ibid.) parvient à prouver que le terme existait avant l’arrivée des soldats cadiens en France. En effet, la première utilisation documentée du terme remonte à avril 1943, avec la photographie d’un avion de transport militaire surnommé le Cajun Coonass.
Même si ce terme est interdit dans le groupe Facebook, d’autres sont le sujet de débats entre les utilisateurs. Cette négociation linguistique, que l’on trouve dans la plupart des échanges, peut provenir des auteurs des messages qui demandent des conseils ou qui s’interrogent quant à la correction d’un mot, voire à l’utilisation d’une expression. Ainsi, pour une liste d’équivalents de shut up (« tais-toi »), un utilisateur évalue et conseille la formulation à utiliser : « Bouche ta gueule, however, is less polite [...] Tais-toi would be the best term32 ».
La négociation est également centrale pour un mot comme lagniappe (« un petit plus donné dans un magasin à un client »), utilisé en en français louisianais et en anglais cadien. D’après Wikipédia33, le terme lagniappe serait dérivé de l’expression espagnole d’Amérique du Sud la yapa ou ñapa (qui fait référence à un article supplémentaire gratuit, généralement très bon marché). Dans le mot cadien, l’article défini la a fusionné avec le nom. Le terme remonte au mot quechua yapay (« augmenter », « ajouter »). La question posée dans la publication d’origine était la suivante : « How do you use “Lagniappe” in a sentence? I understand the meaning, but not quite how to use it34. »
Les réponses fournies par les membres du groupe sont très diverses, mais elles ont un rapport avec le sens attesté ou sont proches du sens, comme ces trois exemples : « Donnez toujours un petit lagniappe quand quelqu’un vous achète quelque chose. » ; « She is so nice. She is beautiful and likes me. The fact that she can cook is just lagniappe35. » ; « just like this. Any time something is above and beyond what’s expected. Similar: “I fixed your gumbo and I put some potato salad on the side for a little lagniappe.”36 » Ces réponses mettent le mot en contexte, ce qui permet de lui donner un sens dynamique (Huseynova, 2019). Chacun y va de son ajout, qui ne fait que réaffirmer le sens de ce mot, dans des contextes du quotidien (séduire, cuisiner, acheter des objets dans un magasin).
D’autres utilisations dans le groupe Facebook peuvent montrer un sens différent, voire pas de sens du tout ; comme si le fait qu’il s’agissait de français cadien était suffisant. Utiliser la langue montre ainsi son pouvoir évocateur, comme si toutes les expressions cadiennes étaient équivalentes et ne voulaient donc plus dire grand-chose. Par exemple, dans les discussions sur ce qu’est le français cadien, on peut lire « Or often we say lagniappe the good times roll oh yes37 » ou « Instead of saying “aye yeee !” real Cajuns say “lagniappe!”38 ». Ici, comme le fil traite de ce qu’est le français cadien, il n’est pas étonnant de voir l’adjectif real (« authentique »), employé dans le sens de ce qui fait communauté, et non dans une opposition binaire de « vrai·e·s Cadien·nes » et de membres faux ou non authentiques du groupe. L’utilisation de termes comme lagniappe dénote l’appartenance à la communauté cadienne en tant que communauté de pratique. Les communautés de pratique sont des formes de collectivités qui naissent en réponse à des préoccupations communes et dont les membres développent des pratiques communes, y compris des pratiques langagières (Eckert, 1989). La dénomination en tant que locuteurs « vrais » ou « authentiques » cantonne toutefois le problème de l’appartenance à l’intragroupe, comme vu plus haut. C’est une question également soulevée par le fait qu’il y ait des néo-locuteurs, ce qui repousse les frontières qui délimiteraient les « vrais » et les « faux » (O’Rourke et al., 2015). Dans le cas de lagniappe, l’indexicalité du terme le rend incontournable lors de la création de listes de mots de français cadien : il permet immédiatement d’identifier la variété linguistique à laquelle on le rattache (Johnstone et al, 2006). Il revient également dans plusieurs fils (quatre-vingt-cinq fils entre avril 2022 et mars 2023), surtout lors de questions sur les mots les plus propres au français cadien ou lorsque les utilisateurs recherchent un nom (par exemple pour donner un nom à un animal de compagnie). De la même façon, Lagniappe est le nom d’un magazine régional consacré au sud-ouest de la Louisiane39.
Un autre type de négociation a lieu pour le terme poo”yie (« pouilleux »), retranscrit ainsi dans le premier message d’un fil de discussion. Nous reproduisons ci-dessous une partie de la conversation afin de montrer spatialement l’échange et la façon dont les commentaires construisent le sens du mot.
Publication d’origine40
Does anybody know the origins or the etymology of « poo"yie »?
It is a common phrase in the Cajun language, however it doesn’t appear in anyway formal. Just a slang or figure of speech41.
Commentaire 2
Don’t know the origin, but it says it all. Lol. My favorite saying!42
Commentaire 3
Sometimes that is what I feel when I get up in the morning. It’s going to be a poo-yie day43.
Commentaire 4
You might be on to something. Tr. “Lousy”44
Commentaire 6
Pouilleux?Like « Je ne voudrais pas qu’elle sorte avec ce pouilleux » (in the DLF).45
Commentaire 9
because pouilleux means infested with lice. Pou-yaille is an exclamation of surprise, pleasure or disgust.
Could pou-yaille have come from pouilleaux I guess it is possible.46
Commentaire 10
Yes pouilleux means infected with lice in standard French (français international). But it is in the DLF in another meaning (gave an example).Also used in Québec in that same meaning.You could also be right with pou-yaille;it is also in the DLF(ma bible). Merci.47
Commentaire 13
Pe-yon means stink or stinky You wrinkle your nose,exclaim peyou of the smell or pe-yon of the persons odor or character.48
Commentaire 14
like the scent of a skunk, une ‘bete puyante’ ?49
Commentaire 15
I have always heard it referring to a behind. « Go wash your pe-yon, it stinks »50
Commentaire 16
well said, I think we got that word down How do I say behind ,tail (cheau ?)sorta like chew but not.51
Commentaire 17
« Tue pues » is a French insult. Not very common today.52
La négociation passe par des propositions d’extension métaphorique en passant par pouilleux, puer ainsi que par l’association à des parties du corps comme « le derrière » et « la queue ». Seul le sens négatif est mis en avant pour parler de ce qui est dégoûtant ou proposer une utilisation en tant qu’interjection. Le sens passe également par des traductions exactes (si poo yie est le mot pouilleux, alors lousy est un vrai ami morphologique, louse signifiant pou), des contextualisations (« a poo-yie day ») et les sentiments mis en avant par ce que ce mot implique, ce qui glisse rapidement vers le sens négatif des parties du corps « sales » comme le derrière (puant), l’odeur « puyante » ou « tue [sic] pues », avant de passer à d’autres mots proches comme le montre le commentaire 16. Les associations sont donc faites en contexte d’utilisation du mot, en synonymes et en proches lexicaux, ainsi que par association émotionnelle, ce qui permet à divers membres qui ont des aptitudes en français cadien, comme en français en général, de participer (y compris par l’utilisation du dictionnaire). Le flou de cette discussion vient également du fait que les graphies sont des adaptations grapho-phonémiques de ce que les locuteurs disent. On devine en effet /puːji~pujø/ dans la graphie <poo yie>, en raison des graphie-phonie de la langue anglaise.
Dans tous ces exemples, on peut constater que les échanges s’appuient bien souvent sur ce que l’on pourrait qualifier de représentations linguistiques, terme dont la définition proposée par Cécile Petitjean semble parfaitement correspondre à la communauté cadienne :
Un ensemble de connaissances non scientifiques, socialement élaborées et partagées […] permettant au(x) locuteur(s) d’élaborer une construction commune de la réalité linguistique, c’est-à-dire de la ou des langues de la communauté ou de la ou des langues des communautés exogènes, et de gérer leurs activités langagières au sein de cette interprétation commune de la réalité linguistique. (Petitjean, 2008, 33)
Plutôt que représentations, les anglophones utilisent souvent le terme idéologies linguistiques. D’après Paul Kroskrity (1999), les idéologies linguistiques reflètent les intérêts de collectivités et de groupes particuliers ; elles sont considérées comme naturelles et sont par conséquent rarement contestées. De plus, elles jouent le rôle de médiateurs entre les structures sociales et les façons de parler. Ces éléments coïncident avec la perception linguistique de la communauté étudiée. D’après Kathryn Campbell-Kibler (2009, 136), les marqueurs linguistiques peuvent être des ressources permettant au locuteur de construire son identité par rapport à une idéologie linguistique partagée avec d’autres. Dès lors, il ne semble pas déraisonnable d’affirmer que les utilisateurs du groupe Facebook forment une véritable communauté idéologique.
Conclusion
Dans cet article, nous avons rappelé le contexte du développement et de l’évolution du français en Louisiane, puis nous nous sommes concentrés sur la façon dont les utilisateurs du groupe Facebook « Cajun French Virtual Table Française » créent une communauté en ligne autour de leur utilisation et de leurs représentations du français cadien. Dans les échanges entre membres du groupe, l’important n’est pas tant de répondre aux questions posées que de participer pour partager avec les autres sa culture et ses connaissances. Le français paraît souvent distant et fantasmé et les digressions ne manquent pas. Cependant, les associations intimes et émotionnelles permettent toujours de faire communauté, y compris en utilisant l’anglais. C’est probablement la raison du succès des petites vidéos proposées par the Southern Cajun French woman53, dans lesquelles la protagoniste donne, chaque jour ou presque, une phrase en français cadien et sa traduction en anglais.
Nous avons en partie opposé les descriptions objectives du français louisianais aux représentations subjectives des membres du groupe Facebook. Si l’expression du français cadien et les commentaires métalinguistiques paraissent souvent arbitraires aux linguistes que nous sommes, elles n’en dénotent pas moins une forme de réalité communautaire qui relève de ce que l’on pourrait qualifier de linguistique perceptuelle. Les réseaux sociaux de type Facebook sont de très bons lieux pour étudier la linguistique perceptuelle, car ils permettent de conserver la trace des débats autour de l’acception d’un mot, non seulement parmi les locuteurs de français cadien, mais aussi entre francophones dans le sens plus large, tout en laissant plus de latitude à l’observation d’autres pratiques de terrain, puisque les membres échangent librement sans se sentir brimés par une autorité quelconque. Les questions historiques sont palpables dans la façon dont le français cadien censure les mots les plus problématiques, comme coonass. Les mots les plus représentatifs comme lagniappe, ou les expressions comme lâche pas la patate sont utilisés comme des outils de reconnaissance rapides. Le fait même de lancer des hypothèses pour coconstruire le sens d’expressions entre locuteurs crée la communauté, entre membres aux connaissances diverses et complémentaires.
Le discours des utilisateurs du groupe est situé, s’inscrivant dans l’autodéfense contre l’anglais et le français de France. Toutefois, notre propre discours est certainement également situé. En tant que tandem francophone de France, nos points de vue linguistiques sont probablement un peu biaisés, même si notre connaissance du français nous place dans la position de comprendre les locuteurs d’autres variétés du français, et notamment les locuteurs du français cadien.