Pertinence renouvelée de la ressource continue

DOI : 10.35562/arabesques.1190

p. 4-5

Plan

Texte

Si les volumétries de collections imprimées conservées en bibliothèques décroissent, la notion de « ressource continue », en englobant l’univers mouvant – « liquide » comme l’est la modernité – des formes électroniques des publications en série, oblige à repenser les données et leur manipulation et les frontières entre contenu et signalement.

Le constat est à la fois étonnant et rassurant : la pertinence de la « ressource continue », de la revue, du journal, perdure dans le monde d’Internet, en tout cas dans le monde de la documentation scientifique et de recherche qui est le nôtre. Le cadencement régulier de parution n’a pas disparu à l’ère du « tout tout de suite » et, pour les chercheurs comme pour les éditeurs, le rassemblement, dans un même numéro, une sorte de « lieu virtuel » qui pourrait paraître aujourd’hui incongru1, de contributions hétérogènes de différents auteurs, sur différents sujets, même si liées par des forces thématiques, a toujours lieu d’être. Mieux, il y a, pour ce qui est des revues, un désir toujours aussi fort de création, qu’on demande, parfois, aux bibliothèques et aux organismes documentaires d’accompagner.

Il y a toujours eu beaucoup de revues à gérer en bibliothèque. Mais, indéniablement, l’avènement numérique, s’il a allégé certaines tâches – aux fichiers de bulletinage propres à chaque établissement peut se substituer une sorte de « bulletinage instantané et partagé » – en a complexifié d’autres, obligeant les professionnels à des externalisations de plus en plus délicates : pour acquérir bien sûr (consortia), pour gérer (ERMS), et même pour chercher (outils de découverte)… et pour trouver (résolveurs de liens).

À cette complexité propre aux revues en ligne s’ajoute, pour les bibliothèques, la nécessité de gérer une double transition : d’une part, celle qui voit les revues courantes délaisser, dans des proportions de plus en plus importantes, le support papier pour le tout-numérique ; et, d’autre part, celle qui engage les établissements ou les éditeurs dans des campagnes de numérisation massives des collections papier accumulées au fil des siècles. Il faut accompagner le déclin du papier et maîtriser la croissance du « en ligne ».

Éloge de la rareté raisonnée

On ne saurait contester que, au moins depuis le début du XXIe siècle, la production et l’usage des revues papier sont indéniablement engagés dans une phase de repli qui, dans un souci de bonne gestion, amène les établissements à faire des choix drastiques, prenant en compte les coûts de stockage et de communication de collections complexes, linéairement imposantes et malheureusement souvent lacunaires. Les plans de conservation partagée (PCP), en plein développement, prennent acte de ces évolutions, pour proposer une gestion dynamique de cette conservation. À cette aune, il faut bien accepter le fait que les PCP sont aussi des plans de désherbage partagé, et en peser les bénéfices, au-delà des pulsions conservatoires qui peuvent ici ou là être à l’œuvre. Less is more : la concentration de la responsabilité de conservation et de diffusion de titres devenus, par une action concertée, des unicas, sur un ou plusieurs établissements, oblige ceux-ci à une attention encore plus rigoureuse aux collections conservées.

Si les volumétries de collections conservées décroissent, cela rend plus important encore la précision de leur description (tant pour ce qui est de leur histoire bibliographique que de la fiabilité des états de collection effectivement conservés) et le comblement des lacunes par dons et échanges. On peut même penser que l’activité de prêt entre bibliothèques (PEB), en net repli pour ce qui est des ressources continues2, pourrait bénéficier de cette rareté. Les établissements, désormais dépositaires de collections papier en moindre quantité, passant du just in case au just in time, auraient plus souvent recours au PEB pour des demandes de titres localisés dans un nombre plus restreint d’établissements. À l’uniformisation parfois imposée de l’offre en ligne répondrait celle de la conservation de collections papier, fragmentée mais optimisée, avec la souplesse d’usage permise par les services numériques de transmission des demandes3.

Pulsion de granularité à l’ère numérique

La consultation de ressources continues par les usagers en bibliothèque s’est toujours faite, pour grossir le trait, autour du « malentendu de la granularité ». Pour l’essentiel, l’usager recherche un article, qui se trouve inclus dans le fascicule d’une revue que conserve, et gère, la bibliothèque. Dans le monde papier, l’identification précise de la référence est fondamentale, puisqu’elle contrôle la localisation physique de l’objet recherché. Elle se traduit aussi par une dichotomie assumée entre la recherche du contenu et celle de son support, gérée comme telle par les bibliothèques. Le passage du papier au numérique a forcément brouillé cette frontière, en amplifiant la pulsion de granularité. Si tout va bien, l’usager cherche, et trouve, son article, sans plus avoir à franchir de barrière matérielle, et en s’affranchissant, dans un système correctement géré, des barrières techniques, financières, qui peuvent exister entre l’objet de sa recherche et son assouvissement. Cette facilité apparente est bien évidemment trompeuse, et présenterait comme seconds les soucis de gestion bibliographique dans l’univers en ligne.

Car à la granularité de l’objet de recherche (l’article) répond la segmentation des outils de sa gestion, des liens ménagés entre l’article et le fascicule4, entre le fascicule et l’entité bibliographique, entre différentes entités bibliographiques, relations que recouvre en partie la notion de « généalogie ». La précision de cette gestion généalogique est d’autant plus cruciale qu’elle est, d’une manière de plus en plus assumée, elle-même numérique.

En effet, les volumétries induites par le numérique, si on veut préserver la souplesse d’usage évoquée plus haut, ne permettent plus de travailler autrement que dans le souci d’une automatisation maximale. Il faut penser autrement les données et leur manipulation, substituer à l’expertise humaine des algorithmes de plus en plus complexes. Dans cet élan, les frontières traditionnelles entre le contenu et son signalement s’estompent, et sont sans doute amenées à disparaître. Entre l’article et le fascicule, la limite, notamment pour ce qui est des métadonnées, devient floue, voire non appropriée.

Généalogie instable des états de collection

Dans le monde numérique, aux nécessités de la gestion généalogique de la ressource bibliographique s’ajoute désormais celle de sa disponibilité – qu’il faut gérer dans le temps court comme dans le temps long. Là où la revue papier, une fois acquise, était immédiatement et définitivement utilisable, là où les premières revues sous forme numérique étaient immédiatement – mais pas forcément définitivement – accessibles, les modèles économiques du numérique au XXIe siècle imposent des temporalités de disponibilité complexes et enchevêtrées : embargo total ou partiel sur plusieurs années ou plusieurs numéros, modèles hybrides de disponibilité (modèle Freemium), contraintes de disponibilité en ligne liées à la disponibilité sous forme papier, libre accès plus ou moins étendu, archivage après désabonnement, etc. Or, là où la généalogie bibliographique est stable une fois actée, la généalogie de disponibilité est mouvante, à la merci de choix politiques, économiques, documentaires, intellectuels, que les établissements ne maîtrisent pas, mais qu’ils doivent prendre en compte pour préserver la continuité de service. Cette disponibilité a une vie propre et contingente, largement indépendante du « récit bibliographique » de la revue elle-même.

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Source : gallica.bnf.fr/BnF

Avènement des collections liquides  ?

Le sociologue récemment disparu Zygmunt Bauman a popularisé, à la fin du XXe siècle, le concept de « société liquide ». Dans ce type de société, les situations dans lesquelles les hommes et les femmes se trouvent et agissent se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. Autrement dit, les composantes de la société évoluent plus vite que l’apprentissage et la maîtrise de ces composantes par ceux et celles qui (pourtant) la forment.

Le risque existe d’une « documentation liquide », surtout pour ce qui est des ressources continues. Les rythmes d’accélération de la production éditoriale, des techniques qui conditionnent son existence, des économies qui l’ordonnent, mais aussi l’accélération des exigences des usagers obligent les bibliothèques à des accommodements de plus en plus rapides à des évolutions sur lesquelles elles ont rarement une emprise.

Mais c’est, aussi, ce qui rend plus stimulant les travaux engagés sur les ressources continues. Se trouver à la confluence d’intérêts contradictoires, de stratégies parfois concurrentes, suscite une attention renouvelée à l’évolution des modèles bibliographiques et d’accès, de la nature et de la consistance des données et des métadonnées, dans le but finalement trivial et essentiel qui est l’ontologie de nos missions : que celui ou celle qui cherche, trouve.

1 Même si cet historique est parfois contesté, rappelons que la première publication périodique française, La Gazette de Renaudot, est créée en 1631.

2 Sur les quatre dernières années la baisse est d’environ 65 %, incluant il est vrai le retrait de l’Inist à partir de 2014.

3 Sans faire abstraction hélas des contraintes juridiques et financières qui pèsent sur ces services.

4 Terme d’usage, dont la pertinence dans le monde numérique pourrait faire débat.

Notes

1 Même si cet historique est parfois contesté, rappelons que la première publication périodique française, La Gazette de Renaudot, est créée en 1631.

2 Sur les quatre dernières années la baisse est d’environ 65 %, incluant il est vrai le retrait de l’Inist à partir de 2014.

3 Sans faire abstraction hélas des contraintes juridiques et financières qui pèsent sur ces services.

4 Terme d’usage, dont la pertinence dans le monde numérique pourrait faire débat.

Illustrations

Source : gallica.bnf.fr/BnF

Citer cet article

Référence papier

Yves Desrichard, « Pertinence renouvelée de la ressource continue », Arabesques, 88 | 2018, 4-5.

Référence électronique

Yves Desrichard, « Pertinence renouvelée de la ressource continue », Arabesques [En ligne], 88 | 2018, mis en ligne le 03 septembre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1190

Auteur

Yves Desrichard

Responsable du service Ressources continues, Abes

desrichard@abes.fr

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