De Monocle au SGBm, coup d’œil dans le rétro

DOI : 10.35562/arabesques.175

p. 4-5

Plan

Texte

D’aucuns pensent encore que le monde numérique a une toute jeune histoire et (hélas !) agissent en conséquence. La présence du numérique en bibliothèque nous renvoie, en réalité, un demi-siècle plus tôt, et dans un précédent millénaire…

Le projet de système de gestion de bibliothèque mutualisé (SGBm) porté par l’Abes s’inscrit dans une série d’évolutions informatiques, fonctionnelles, mais aussi politiques, qui remontent aux années 1970. C’est en effet alors que fut élaboré, par Marc Chauveinc (1929-2014) et son équipe, à la bibliothèque interuniversitaire de Grenoble, le premier format français de données bibliographiques, Monocle (Mise en ordinateur d’une notice catalographique de livre).

Le catalogue d’abord !

Cette première tentative est significative de la préoccupation majeure des bibliothèques universitaires tout au long des années 1970 et 1980 : l’informatisation de leur catalogue (tandis qu’à la même époque, pour le dire schématiquement, les bibliothèques publiques se souciaient avant tout d’automatiser les fonctions de prêt). En découlent un certain nombre d’initiatives nationales, aujourd’hui largement oubliées, comme l’automatisation de l’Inventaire permanent des périodiques étrangers en cours (IPPEC), l’un des ancêtres du Sudoc-PS, ou le Catalogage national centralisé (Canac), première expérience de catalogage partagé, qui fournissait aux bibliothèques non des données informatisées, mais des fiches papier issues de données informatisées. Dans les années 1980, les progrès informatiques permettent d’envisager en local, avec des miniordinateurs, et non de manière déportée comme c’était jusqu’alors l’habitude1, la gestion informatisée de données et de fonctions propres aux établissements documentaires. Se développent en parallèle des catalogues collectifs encore centralisés et des sources de catalogage qui permettent aux établissements de récupérer dans leurs systèmes locaux les données qui les concernent. Pour les premiers, on peut citer le Pancatalogue, précurseur du Sudoc, qui voit le jour en 1987 ; pour les secondes et pour s’en tenir aux outils encore vivants, OCLC, créé dès 1967, mais qui connaît dans ces années-là une expansion considérable.

PC contre SIGB

En bibliothèque universitaire, c’est à la fin des années 1980 que l’informatisation locale commence à se professionnaliser, après nombre de tentatives autour de « produits maison » conçus et mis en place souvent en dehors de toute préoccupation normative. Politiquement, le ministère en charge de l’enseignement supérieur concentre ses efforts autour de deux tentations contradictoires. D’un côté, des logiciels monofonction (les noms de Mobibop et Mobicat rappelleront des souvenirs aux professionnels à présent proches de la retraite !), installés sur les tout nouveaux2 « ordinateurs personnels » ou PC ; de l’autre, des produits élaborés à partir d’une autre idée : le système intégré de gestion de bibliothèque, ou SIGB. Ils vont très vite supplanter les premiers.

Le concept est, en effet, simple et pertinent : saisir une seule fois des données qui pourront ensuite être partagées pour différents usages. Par exemple, les données bibliographiques, utiles aussi bien pour la gestion des acquisitions, la consultation du catalogue, la gestion des prêts, les lettres de réclamation, etc.

L’avancée des SIGB n’aurait pas été possible sans les systèmes de gestion de base de données, ou SGBD. Apparus dans les années 1960, ils ont été largement perfectionnés durant les deux décennies suivantes, notamment avec les bases de données relationnelles. Autour d’une base de données unique3 s’agrègent différents modules pour les fonctions essentielles : acquisitions, gestion bibliographique, circulation des documents, bulletinage des périodiques, accès en ligne au catalogue, statistiques... La première bibliothèque française à voir ses fonctions internes entièrement informatisées avec un SIGB est probablement la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, dès son ouverture, le 13 mars 1986. Encore cette première n’est-elle rendue possible que par la cohabitation de Medicis, élaboré (presque) par un seul homme4 avec Geac (General Accounting and Computing), commercialisé à partir de 19775. À Geac le prêt et le catalogue en ligne, à Medicis les fonctions internes.

Medicis est cependant rapidement abandonné par le ministère en charge de l’enseignement supérieur, et le marché des SIGB laissé aux fournisseurs privés, qui vont, jusqu’au début du XXIe siècle, s’efforcer de faire évoluer leurs produits à l’aune de la révolution informatique en marche : interfaces plus conviviales, utilisant les acquis du système d’exploitation Windows, de Microsoft (plus rarement, des outils développés par Apple), gestion en temps réel des données (au lieu de mises à jour en différé), interrogation à distance du catalogue, etc. Dans les années 1990, deux changements de paradigme vont amener les SIGB à des évolutions si profondes qu’elles vont, peut-être, précipiter leur disparition dans un proche avenir.

Accès à… tout

Le premier changement de paradigme est la généralisation, à partir de 1990-1991 et de la mise en place de Renater (Réseau national de télécommunications pour la technologie, l’enseignement et la recherche), de l’accès, via Internet, à… tout, ou presque : les données, les documents, le courriel, des services. Les fournisseurs de SIGB, comme tous les autres prestataires informatiques, vont s’efforcer de rendre leurs produits « compatibles Internet », tout à la fois en termes d’accès, d’interfaces et de technologies. Au-delà du protocole TCP-IP, qui fonde, stricto sensu, Internet, ce sont les apports du WWW, le World Wide Web, qui vont être, dans le meilleur des cas, véritablement exploités, plus fréquemment détournés ou usurpés, dans les nouvelles versions des SIGB. On verra beaucoup d’« interfaces Web » pour l’interrogation du catalogue ou le catalogage qui n’auront de Web que le nom. Vingt-cinq ans plus tard, il n’est pas sûr que les standards du Web se soient vraiment imposés dans la conception des SIGB. L’autre changement de paradigme majeur concerne la généralisation des ressources électroniques, désormais couplées avec leur accès distance. Il n’est pas besoin, ici, de souligner qu’il s’agit là d’une « disruption », pour employer un vocabulaire à la mode, dont les effets sur les bibliothèques et leur fonctionnement sont déjà et seront plus encore décisifs dans les années qui viennent, notamment en termes d’usage.

Et la pérennité ?

Pour ce qui est des SIGB, l’évolution est là aussi majeure. On passe d’un système qui, schématiquement, gérait des métadonnées de documents matériels à un système qui doit gérer en plus des documents numériques qui se décrivent eux-mêmes. Cela entraîne la nécessaire prise en compte de problématiques auparavant absentes, comme la gestion personnalisée des accès de tel ou tel type de public à tel ou tel corpus de documents. Sans oublier la gestion du stockage de ce type de document – et de sa pérennité souvent hasardeuse, gestion qui, dans un monde de documents matériels, se limitait aux données d’exemplarisation – et non de documents proprement dits.

At last, le SGB mutualisé

Dans une lointaine réminiscence du fonctionnement hybride de la médiathèque de la Cité des sciences, on a tenté de déporter les problèmes spécifiques posés par la gestion des documents numériques et de leur accès sur des outils spécialisés, tels les ERMS (electronic resource management system), et d’assurer un lien, souvent bien improbable, avec les SIGB. Mais l’intrication toujours plus grande, pour les usagers, entre l’exploitation de la documentation en ligne et de la documentation matérielle, tout comme les soucis de cohérence documentaire (par exemple, pour ce qui est de la gestion complémentaire des abonnements, papier ou en ligne) obligent à repenser cette dichotomie, de toute façon peu satisfaisante aux plans fonctionnel, financier et technique. Cette nécessaire refondation explique la montée en puissance des SGB, qui se proposent d’englober cette hybridité dans un tout-informatique, qui se doit, en outre, d’être responsive webdesign (RWD) pour s’adapter aux smartphones et, bien entendu, stocké dans le cloud – l’informatique dans les nuages, autrement dit le stockage (dé)centralisé des données et des applications.

Il n’est pas sûr que la langue française sorte intacte de ces métamorphoses. C’est pourquoi on ne peut que souhaiter la réussite d’un SGB mutualisé, là où celle d’un shared SGB aurait pu laisser plus circonspect.

Figure extraite de Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air... par le Sr Archange Tuccaro, 1599.

Figure extraite de Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air... par le Sr Archange Tuccaro, 1599.

Source : Gallica - BnF

Pour en savoir plus :

Yves Desrichard, en poste à l’Abes, est l’auteur de Cinquante ans de numérique en bibliothèque, paru en novembre 2017 aux éditions du Cercle de la Librairie (Collection Bibliothèques).

1 Notamment par le biais des mal nommés « centres de calcul », comme le CINES (Centre informatique national de l’enseignement supérieur), qui gère

2 Le premier microordinateur grand public est commercialisé par IBM en 1981.

3 La réalité informatique est souvent plus contrastée.

4 Michel Boisset (1933-2013), qui a été, entre autres, le directeur du Bureau pour l’informatisation des bibliothèques.

5 Logiciel d’origine canadienne, GEAC a notamment été utilisé par la Bibliothèque nationale pour ses premières tentatives d’informatisation.

Notes

1 Notamment par le biais des mal nommés « centres de calcul », comme le CINES (Centre informatique national de l’enseignement supérieur), qui gère une partie des applications de l’Abes.

2 Le premier microordinateur grand public est commercialisé par IBM en 1981.

3 La réalité informatique est souvent plus contrastée.

4 Michel Boisset (1933-2013), qui a été, entre autres, le directeur du Bureau pour l’informatisation des bibliothèques.

5 Logiciel d’origine canadienne, GEAC a notamment été utilisé par la Bibliothèque nationale pour ses premières tentatives d’informatisation.

Illustrations

Figure extraite de Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air... par le Sr Archange Tuccaro, 1599.

Figure extraite de Trois dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air... par le Sr Archange Tuccaro, 1599.

Source : Gallica - BnF

Citer cet article

Référence papier

Yves Desrichard, « De Monocle au SGBm, coup d’œil dans le rétro », Arabesques, 89 | 2018, 4-5.

Référence électronique

Yves Desrichard, « De Monocle au SGBm, coup d’œil dans le rétro », Arabesques [En ligne], 89 | 2018, mis en ligne le 14 juin 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=175

Auteur

Yves Desrichard

Responsable du service Ressources continues, Abes

desrichard@abes.fr

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