Sainte-Geneviève et le Nord

DOI : 10.35562/arabesques.1943

p. 16-17

Plan

Texte

Parmi les petits plaisirs de notre métier, le rêve reste ce qui, quelles que soient les politiques mises en œuvre, anime et invite les bibliothécaires à agir sans contrepartie. Lieu propice s’il en est aux rêves éveillés, la bibliothèque Sainte-Geneviève compte parmi ses « figures tutélaires » une kyrielle de noms évocateurs des contrées nordiques. De l’archevêque de Lund Absalon (xiie siècle) à la reine Christine de Suède (xviie siècle), généalogie fantasmée par les bibliothécaires d’avant-guerre1 de la BSG, les noms prestigieux ne font guère que contribuer à enluminer une histoire d’amitié entre français et scandinaves autour d’une même passion : le livre.

Le passé revisité

Le rêve s’ancre dans une première apparence de réalité avec le frère de Louvois, Charles Maurice Le Tellier, qui lègue par testament sa riche bibliothèque à l’abbaye Sainte-Geneviève en 1710. Évidence des temps, il s’y trouve quelques centaines d’ouvrages des xvie et xviie siècles traitant de l’histoire des « pays septentrionaux2 » et des langues nordiques, des relations de voyages et des recueils de droit scandinave. À ce moment-là, ces 500 volumes ne font pas particulièrement sens parmi les 16 000 cédés à l’Abbaye. Eux aussi, ils participent à l’histoire mythologique de la rencontre entre Sainte-Geneviève et la Scandinavie.

Ce n’est qu’un siècle et demi plus tard qu’ils prennent un sens inattendu : Alexandre Dezos de La Roquette, consul de France au Danemark et en Norvège de 1831 à 1840, puis vice-président de la Société de Géographie de Paris, est lié à Ferdinand Denis, administrateur de la BSG, par « une vieille et étroite amitié »3. Son goût pour les pays du Nord l’a poussé à rassembler une collection d’environ 1 500 livres en langue scandinave, en islandais et en norrois, de 37 portefeuilles de notes manuscrites, d’une centaine de cartes géographiques et de plans.

Outre sa taille qui en fait dès cette époque un ensemble documentaire unique en France4, sa particularité est d’être un fonds encyclopédique principalement en langue danoise… L’idée de rapprocher ainsi « l’ancien fonds » (entendu les 500 volumes du don Le Tellier) du « nouveau » (la fille d’Alexandre Dezos de la Roquette en fait don à la bibliothèque de Ferdinand Denis en 1868, presque une vingtaine d’années après l’emménagement de la BSG dans le prestigieux et novateur bâtiment rêvé par Henri Labrouste) est à l’origine de la collection scandinave de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Que cette origine date finalement de la moitié du xixe siècle n’est pas étonnant et, bien loin de lui en retirer quelque prestige – l’appel aux racines qui s’enfoncent profondément dans l’histoire est une constante des constitutions de collections de tous ordres –, cela lui procure un sens fort qu’elle conservera tout au long du xxe siècle.

Une coopération franco-scandinave fructueuse

Initiée sous le signe de l’amitié entre deux voyageurs cultivés, attentifs à réunir des sources documentaires utiles aux chercheurs, la collection scandinave de la BSG traduit, en dehors de son ambition intellectuelle et bibliothéconomique, la volonté de marquer, de manière officielle5, la place prépondérante occupée alors par la Scandinavie dans la vie littéraire et scientifique européenne. C’est ainsi qu’en 1885 Henri Lavoix, alors administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, est chargé d’une mission officielle par le ministre de l’Instruction publique : « resserrer les anciennes relations d’échanges et en nouer de nouvelles » avec la Suède, le Danemark et la Norvège, ce qu’il réalise en leur rendant visite…

Cette démarche, prospective et efficace, est à l’origine d’une autre particularité de la collection scandinave de la BSG : son enrichissement par le biais de dons nordiques massifs, réguliers et officiels. Par ailleurs, elle oriente nettement la collection qui, bien qu’encyclopédique, présentait des lacunes dans le domaine des sciences, de l’art et la littérature contemporaine ; elle devient alors le reflet de l’édition universitaire nordique et surtout de l’actualité éditoriale des pays scandinaves. De généreux donateurs privés se joignent à ce mouvement général, tant du côté scandinave (à noter le directeur de l’Imprimerie royale de Stockholm) que du côté français (comme le baron de Watteville).

Néanmoins, rien ne doit faire oublier dans la présence nordique à Paris une volonté commune d’afficher une coopération forte et réciproque dans le domaine culturel et scientifique. Le bureau français des échanges internationaux participe pour une part non négligeable à l’enrichissement de la collection scandinave de la BSG, aidé en cela par l’intérêt éclairé des bibliothécaires, des universitaires et des sociétés savantes scandinaves pour la vie intellectuelle française et par l’action persistante de l’administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Des signes de succès

Presque vingt ans plus tard, la collection, trop à l’étroit, change de lieu tout en restant dans le giron de la bibliothèque Sainte-Geneviève : sa nouvelle salle de lecture est inaugurée en grande pompe en présence des ministres plénipotentiaires des pays du Nord le 5 novembre 1903.

À plusieurs reprises, la bibliothèque Sainte-Geneviève sera amenée à prendre en compte l’enrichissement régulier de cette collection si particulière dans son histoire. Elle lui accordera au fil du temps un espace de lecture de plus en plus vaste pour aboutir, en 1961, à une salle spécifique de 20 places dans sa toute nouvelle extension rue Valette. En 2009, cette salle de lecture est réaménagée de manière à proposer aux lecteurs un espace de travail adapté à la documentation en ligne et aux pratiques informatiques actuelles.

Contrairement aux autres ouvrages de la bibliothèque Sainte-Geneviève, ceux de la collection scandinave font, dès cette époque, l’objet de prêt aux lecteurs ; les fonds sont signalés par la publication de catalogues, au rythme de leur accroissement, par un bibliothécaire de la BSG, aidé d’un bibliothécaire nordique (c’est tout d’abord, en 1896, un bibliothécaire norvégien, fils du célèbre écrivain Jonas Lie, qui participe à cette tâche, subventionné à partir de 1903 par le gouvernement suédois). Cette tradition se perpétuera jusqu’en 2005 et les pays nordiques prendront à leur charge et à tour de rôle les émoluments d’un bibliothécaire issu de leur bibliothèque nationale au titre de la coopération bibliographique entre la France et les pays du Nord.

Presque en même temps, un cours sur les langues et littératures du Nord s’ouvre en Sorbonne6.

De la collection scandinave à la bibliothèque nordique

En 1921, la place de la Finlande, indépendante de fraîche date, dans les orientations documentaires de la collection scandinave est officiellement reconnue : elle prend alors le nom de section finno-scandinave de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elle est alors soutenue par un comité de patronage officiel réunissant des représentants des gouvernements danois, suédois, norvégiens et finlandais, dont la mission générale est « de développer en France les études scandinaves par l’enseignement et le livre ».7

Appelée bibliothèque Nordique à partir de 1950, la collection s’étend officiellement aux publications islandaises.

En 1986 un don d’environ 500 volumes, publiés pour la plupart en Suède, est à l’origine d’un fonds estonien enrichi, conservé et communiqué à la bibliothèque Nordique de Sainte-Geneviève…

À partir de 2005, la bibliothèque Nordique n’est plus la bibliothèque du Nord à Paris telle que décrite au début du xxe siècle : elle est une bibliothèque spécialisée sur les pays nordiques, en langue française8 et autres langues européennes courantes. Les ouvrages en langue nordique y demeurent de fait majoritaires grâce à l’implication des pays du Nord qui perpétuent depuis plus d’un siècle la tradition du don à son intention9.

Une bibliothèque patrimoniale, universitaire et publique sur les pays du Nord

L’accueil ces deux dernières années à la bibliothèque Nordique du séminaire de traduction mis sur pied par Elena Balzamo, en partenariat avec l’Institut suédois à Paris et le Swedish Arts Council, assorti de la publication par la bibliothèque Sainte-Geneviève d’un recueil de contes jusqu’alors peu ou non traduit en français, reflète à merveille la coopération amicale qui lie Sainte-Geneviève aux pays du Nord10.

Plus récemment encore, la numérisation de 270 volumes de récits de voyages nordiques par la bibliothèque sera visible à partir du premier semestre 2011 sur la plateforme numérique archive.org. Sous forme de « regards croisés », on y retrouve à la fois des récits de scientifiques et d’érudits français évoquant les régions septentrionales et leurs mœurs (ex. : le Voyage en Laponie de Regnard au xviie siècle) et des récits de scandinaves célèbres ayant sillonné le monde (ex. : le voyage de Norden en Égypte au xviiie siècle). La moitié des ouvrages numérisés date du xixe siècle et se fait l’écho de l’engouement français pour les pays du Nord. Cette fascination apparaît plus vivante que jamais. Le Salon du Livre de Paris met à l’honneur cette année les littératures scandinaves. Ce sera l’occasion pour la bibliothèque Sainte-Geneviève de souligner à travers une exposition de ses collections les plus précieuses, anciennes et contemporaines, le lien qui l’unit depuis si longtemps aux pays du Nord.

1 Clin d’œil à Mme Lucie Thomas, bibliothécaire de la section finno-scandinave de la BSG en 1939…

2 Historia de gentibus septentrionalibus […], d’Olaus Magnus (Rome, 1555) – FOL SC 1759 NOR

3 Selon les termes mêmes employés par M. Mongin, sous-bibliothécaire de la BSG, dans son rapport daté de 1873 sur les collections scandinaves de la

4 Le fonds légué par Ampère à la bibliothèque Mazarine est constitué de quelques centaines de volumes ; sa rareté est soulignée par Mongin dans son

5 Le travail minutieux du sous-bibliothécaire Mongin, aidé du conservateur et académicien Xavier Marmier, ne se borne pas à l’établissement des

6 Il est à l’origine de l’actuel département des études nordiques de l’UFR d’études germaniques de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV).

7 Arrêté du 5 novembre 1920, modifie le 9 août 1921 pour y intégrer la Finlande.

8 La BSG est officiellement affectataire par convention datée de 2006 avec la BNF d’un exemplaire du dépôt légal, à des fins de conservation partagée

9 En 2009, la Bibliothèque royale de Suède a envoyé 272 volumes, la Bibliothèque royale du Danemark 153, le bureau des bibliothèques de Norvège 416

10 La raison de toute chose et autres contes du Nord est signalé à l’adresse suivante : http://www-bsg.univ-paris1.fr/nordique/Bon-de-commande.pdf

Notes

1 Clin d’œil à Mme Lucie Thomas, bibliothécaire de la section finno-scandinave de la BSG en 1939…

2 Historia de gentibus septentrionalibus […], d’Olaus Magnus (Rome, 1555) – FOL SC 1759 NOR

3 Selon les termes mêmes employés par M. Mongin, sous-bibliothécaire de la BSG, dans son rapport daté de 1873 sur les collections scandinaves de la BSG auprès du Ministre de l’Instruction publique.

4 Le fonds légué par Ampère à la bibliothèque Mazarine est constitué de quelques centaines de volumes ; sa rareté est soulignée par Mongin dans son rapport sur le « don Dezos de La Roquette ».

5 Le travail minutieux du sous-bibliothécaire Mongin, aidé du conservateur et académicien Xavier Marmier, ne se borne pas à l’établissement des catalogues auteur et matière de ce fonds ; il fait surtout l’objet d’un rapport adressé par Ferdinand Denis au ministre de l’Instruction publique.

6 Il est à l’origine de l’actuel département des études nordiques de l’UFR d’études germaniques de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV).

7 Arrêté du 5 novembre 1920, modifie le 9 août 1921 pour y intégrer la Finlande.

8 La BSG est officiellement affectataire par convention datée de 2006 avec la BNF d’un exemplaire du dépôt légal, à des fins de conservation partagée, dans le domaine des langues, littérature et civilisations scandinaves.

9 En 2009, la Bibliothèque royale de Suède a envoyé 272 volumes, la Bibliothèque royale du Danemark 153, le bureau des bibliothèques de Norvège 416 et la bibliothèque universitaire d’Helsinki et le centre d’échanges de publications scientifiques de Finlande 163, soit plus de 1 000 volumes en langues nordiques…

10 La raison de toute chose et autres contes du Nord est signalé à l’adresse suivante : http://www-bsg.univ-paris1.fr/nordique/Bon-de-commande.pdf

Citer cet article

Référence papier

Florence Leleu, « Sainte-Geneviève et le Nord », Arabesques, 61 | 2011, 16-17.

Référence électronique

Florence Leleu, « Sainte-Geneviève et le Nord », Arabesques [En ligne], 61 | 2011, mis en ligne le 07 juillet 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1943

Auteur

Florence Leleu

Bibliothèque Sainte-Geneviève, adjointe au directeur, Bibliothèque Nordique - fonds finno-scandinave de la BSG 6 rue Valette 75005 PARIS www-bsg.univ-paris1.fr

leleu@univ-paris1.fr

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