Les Trente Glorieuses de la connaissance ?

DOI : 10.35562/arabesques.2290

p. 4-5

Plan

Texte

L’organisation actuelle des connaissances, devenues valeurs économiques autant que productions intellectuelles, a conduit les bibliothèques à élargir leur territoire, rassemblant flux, données, services.

« Le livre, cette marchandise » : ainsi Henri-Jean Martin intitulait-il, en 1958, le quatrième chapitre de son Apparition du livre1, juste avant d’aborder l’évocation d’un « petit monde du livre » aux confins de l’artisanat, du négoce et des lettres. Au regard des 25 années qui viennent de s’écouler, nous sommes aujourd’hui tentés d’écrire : la connaissance, cette économie… Et ce d’autant plus que la société de l’information dans laquelle nous vivons est tributaire des modèles économiques dominants qui, de fait, la gouvernent.

D’abord exclusivement constituée de biens matériels, la bibliothèque, lieu de savoir et donc de pouvoir, s’est pour ainsi dire dilatée, étendant son territoire à des biens immatériels où gravitent des flux, des données, des services, des plateformes, des outils dans un contexte où les objets si divers du numérique demandent toujours davantage à être fédérés et, partant, maîtrisés. Autrefois vigoureusement dénoncée par un Edgar Morin2, l’hyperspécialisation disciplinaire, qui s’est affirmée dès la fin des années quatre-vingts, est venue doper de façon décisive la croissance du nombre des publications scientifiques. Qu’on en juge : 800 000 articles scientifiques publiés dans le monde en 2000, 1 800 000 en 2015, plus de deux millions en 2020. Dans le début de ces transformations si considérables, nous avions cru, un peu naïvement, avoir affaire à une simple révolution technique. C’est en fait à une révolution épistémologique que nous étions conviés. Désormais au cœur d’enjeux concurrentiels, la connaissance est devenue une valeur économique autant qu’une production intellectuelle.

La documentation au sein d’une économie de services

Ce changement de décor aura eu d’importantes répercussions sur l’organisation et les missions des établissements d’enseignement supérieur et sur celles de leurs services documentaires. De façon progressive, il est apparu plus clairement que les bibliothèques universitaires ne sauraient être cantonnées à un rôle de services support mais que leur action s’inscrivait pleinement dans la politique globale des universités. De cette inflexion témoignent notamment la place nouvelle qui leur est donnée au sein des universités fusionnées, y compris dans les organigrammes, ou encore la floraison des learning centres, dont l’ambition est de situer la bibliothèque à la croisée de la pédagogie, de la recherche et de l’apprentissage. Autre conséquence – et non des moindres – : dans un contexte dominé par la question du développement de l’accès libre, de l’ouverture des données et de l’émergence d’une « science ouverte », les professionnels des bibliothèques et de la documentation ont été naturellement conduits à constater que les ressources documentaires ne se suffisaient plus à elles-mêmes mais qu’elles demandaient à être déployées dans une économie de services, notamment dans le domaine des données de la recherche, des archives scientifiques voire, plus largement, de la formation. Un rôle nouveau leur a ainsi été assigné : celui d’être des facilitateurs de projets. C’est bien dans cet esprit, du reste, qu’a travaillé l’équipe de préfiguration du Grand équipement documentaire (GED) qui constitue le cœur du campus Condorcet. Par ailleurs, de manière aussi imprévue que paradoxale, ces mutations auront aussi contribué à la relégitimation des bibliothèques comme lieux – qu’une vision simpliste de la démocratisation numérique avait cru pouvoir condamner - : un peu comme si l’on avait pris conscience, qu’au milieu de la vague, on ne saurait jeter le bébé avec l’eau du bain…

Champs d’ATP (adenosine triphosphate) synthase

Champs d’ATP (adenosine triphosphate)
            synthase

© Odra Noel

Un mouvement d’ouverture irréversible

Convenons néanmoins que toutes ces évolutions – conséquences lointaines d’une révolution – se font pas à pas et à un rythme propre à chaque établissement d’enseignement supérieur. Consacré par les dispositions des lois du 10 août 2007 et du 22 juillet 2013, le renforcement de l’autonomie des universités a inévitablement conduit à une appropriation différenciée des usages, des pratiques et des environnements. Toutefois, du belvédère qu’offre le regard de 25 années panoramiques, on voit bien que se sont affirmées quelques tendances probablement irréversibles. Au cloisonnement qui caractérisait encore si bien la situation des bibliothèques universitaires du début des années quatre-vingt-dix (cloisonnement disciplinaire mais aussi institutionnel et parfois corporatiste) a succédé une politique d’ouverture dans de multiples directions : remise en cause du système des anciennes sections au profit d’organigrammes faisant la part belle à la transversalité et aux départements thématiques, politique d’élargissement des horaires d’ouverture soutenue par le ministère de l’Enseignement supérieur, ouverture des bibliothèques sur la cité et développement de leur contribution à la politique culturelle des universités, aujourd’hui participation à la gageure de l’ouverture des données (pour ne citer que quelques exemples). En somme, ouverture à la connaissance. Cette extension du périmètre de compétences des bibliothèques, qui exige de leurs personnels des savoirs neufs étendus à la gestion des données de la recherche, au droit, devenu complexe, de la propriété intellectuelle, au défi de la science ouverte ou encore à la maîtrise des enjeux de la fouille des textes, doit nécessairement inviter à s’interroger à nouveau sur la structuration des emplois dans les bibliothèques universitaires. Le pilotage stratégique dévolu à l’encadrement supérieur doit pouvoir s’appuyer sur des compétences spécialisées. Nous ne faisons ici qu’effleurer cette question, si sensible et si complexe que la teneur d’un long article ne suffirait pas à l’épuiser.

Repenser le pilotage national de la politique documentaire

L’extension du domaine des bibliothèques, dans un univers informationnel traversé de contradictions (économiques mais aussi déontologiques), invite naturellement à s’interroger aussi sur la place, le poids et les modalités d’un pilotage national de la politique documentaire. Longtemps assuré par une administration centrale forte, nourrie de moyens humains et financiers, ce pilotage s’est progressivement déconcentré, d’abord en confiant à des opérateurs des missions d’intérêt national. De ce point de vue, il n’est pas inutile de rappeler que le Centre technique du livre de l’Enseignement supérieur (CTLes) et l’Agence bibliographique de l’Enseignement supérieur (Abes) ont été créés la même année, en 1994. Initialement conçue pour mettre en œuvre un système universitaire de documentation unifié (le Sudoc) – entreprise qui exigea aussi un savoir-faire diplomatique à une époque où les services documentaires s’estimaient parfois propriétaires de solutions locales -, l’Abes s’est vu confier, au fil des années, un nombre croissant de missions nationales, que l’on peine à énumérer : production d’outils de mutualisation, portage de groupements de commande et de licences nationales, mise à disposition d’un corpus d’archives scientifiques (Istex), participation aux instances de normalisation, contribution décisive, en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France à ce que l’on nomme la « Transition bibliographique », veille sur toutes les questions liées au signalement documentaire, structuration des métadonnées (les métadonnées, cet autre nom des notices bibliographiques…), etc. Ainsi, d’abord accompagnatrice, l’Abes est devenue moteur. Et il nous faut lui pardonner le barbarisme des termes qu’elle aura contribué à vulgariser dans le petit monde des bibliothèques : la « FRBérisation » des catalogues, le code RDA, la « Transition bibliographique » ne sont, au fond, que les transpositions techniques, à vocation normée, d’une évolution de la pensée et de l’organisation des connaissances.

Vers un accroissement du périmètre de compétences de l’Abes ?

Il nous semble qu’aujourd’hui le périmètre des compétences de l’Abes demanderait à être étendu et clarifié en sorte de fédérer aussi bien les établissements publics dédiés aux services documentaires (parmi lesquels l’Inist) que la gerbe de services et d’initiatives portées par des organisations aux statuts les plus divers - et parfois fragiles - : le consortium Couperin, le Centre pour la communication scientifique directe (CCSD), le GIS CollEx-Persée, le Comité pour la science ouverte (CoSO), etc.

De ce survol, on retiendra que les services documentaires des établissements d’enseignement supérieur auront appris, soutenus en cela par des opérateurs et parfois de simples associations (Couperin, dont le rôle continue d’être si déterminant), à se soumettre autant qu’à s’affranchir : être au service d’une politique de site, bien entendu ; s’ouvrir aussi à une émancipation qui passe par le chemin d’une science ouverte.

La connaissance, ce ferment ? Ou bien, plutôt : la connaissance, cette insoumise ?

1 Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, XXIX – 558 p. (Bibliothèque de synthèse

2 Voir passim : Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990, 315 p.

Notes

1 Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, XXIX – 558 p. (Bibliothèque de synthèse historique. L’Évolution de l’humanité, n° 49).

2 Voir passim : Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990, 315 p.

Illustrations

Champs d’ATP (adenosine triphosphate)             synthase

Champs d’ATP (adenosine triphosphate) synthase

© Odra Noel

Citer cet article

Référence papier

Benoît Lecoq, « Les Trente Glorieuses de la connaissance ? », Arabesques, 100 | 2021, 4-5.

Référence électronique

Benoît Lecoq, « Les Trente Glorieuses de la connaissance ? », Arabesques [En ligne], 100 | 2021, mis en ligne le 13 janvier 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=2290

Auteur

Benoît Lecoq

Inspecteur général de l’Éducation, du Sport et de la Recherche (IGÉSR), responsable du collège Bibliothèques, documentation, livre et lecture publique (BD2L)

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