Circulations des savoirs, de la recherche à l’enseignement : une approche genevoise

DOI : 10.35562/arabesques.2847

p. 12-13

Plan

Texte

À l’université de Genève, les projets en humanités numériques suivent trois axes principaux : l’étude numérique des circulations, une expertise sur le traitement des images, et l’accent sur la dimension multiscalaire de toute recherche.

Si les humanités numériques sont parvenues à se constituer en discipline, leur futur reste à écrire : après une première phase qui a vu le texte placé au centre des préoccupations, vient le temps de diversifier les objets d’étude en s’ouvrant davantage à l’image, statique comme mouvante, ou au son. Il est temps aussi de démocratiser l’accès à la machine, donc de réfléchir sur la place de la technique dans les humanités numériques elles-mêmes. L’approche genevoise répond à ces défis. Elle s’inscrit dans une stratégie systématique en faveur du numérique à l’université de Genève, concrétisée, entre autres, par la création d’une chaire en humanités numériques en 2019. S’il s’agit d’ouvrir de nouveaux horizons de recherche et de développer des solutions techniques innovantes, un tel processus s’incarne dans des projets concrets, qui suivent à Genève trois axes principaux : l’étude numérique des circulations, une expertise sur le traitement des images, et l’accent sur la dimension multiscalaire de toute recherche.

Une approche du fait culturel par les circulations

L’ampleur de la littérature scientifique sur les circulations culturelles témoigne d’un intérêt ancien pour les questions de réemploi, d’allusion et citation, de transmission culturelle ou de culture partagée. Les ordinateurs, par leur capacité à gérer le temps long et l’espace, ont rapidement été mobilisés pour analyser et visualiser les informations indispensables qui permettent d’identifier les origines de certaines circulations culturelles, leurs acteurs, leurs mutations, leurs routes et leurs impasses, leurs logiques structurelles. Les textes, les idées, les objets, les images, les musiques, les personnes, les motifs circulant abondamment, la question des circulations est un objet d’étude transversal parfait pour construire une communauté de travail. Le projet Artl@s1, fondé en 2009 à l’École normale supérieure de Paris et désormais localisé à Genève, cartographie la circulation mondiale des œuvres d’art à partir de traces textuelles, en particulier celles des catalogues d’expositions. Quoique rarement reproduites, les œuvres y sont amplement décrites (noms des auteurs présumés, titres, dates, lieux de naissance et adresses, médium, propriétaire ou prix). Autant d’informations qui ont permis de montrer l’absence de centres uniques dans la circulation internationale de l’art, donc le côté mythique (géopolitiquement efficace) du récit moderniste selon lequel Paris aurait été le centre mondial de l’innovation artistique jusqu’en 1945, puis New York après la guerre. Des méthodes comparables sont appliquées pour le projet Katabase2 sur l’histoire des manuscrits. Katabase et Artl@s, dont les bases de données sont le fruit d’un crowdsourcing de grande ampleur, partagent une réflexion et des méthodes communes pour semi-automatiser la récupération du contenu textuel de catalogues (de vente ou d’expositions), en s’appuyant sur la mise en page très codifiée de ces derniers. L’intérêt d’une approche numérique des circulations n’est pas seulement de gérer de grands corpus dans l’espace et le temps ; il est aussi de dénationaliser le propos, de déhiérarchiser les objets d’étude, donc de faciliter la sortie de réflexes nationalisateurs et de jugements de valeurs fréquents dans l’étude des circulations culturelles.

Projet Artlas, capture de la page d’accueil du site https://artlas.huma-num.fr/fr/

Projet Artlas, capture de la page
            d’accueil du site https://artlas.huma-num.fr/fr/

Une place nouvelle pour les images

La fameuse vision artificielle a ouvert de nouvelles opportunités à la recherche, de même que la disponibilité de machines et de techniques plus puissantes pour le traitement de données. Ainsi peut-on travailler désormais sur les images en grande quantités, en deux ou trois dimensions, illustrées ou représentant des textes, qu’elles relèvent des beaux-arts, de la culture visuelle d’une époque (illustrations), mais aussi des belles-lettres (figures de style). Le projet Visual Contagions3 utilise ainsi les images à grande échelle pour mieux comprendre la mondialisation. Ce projet s’inspire des méthodologies précédemment exposées sur les circulations pour étudier la circulation des images imprimées, sur la longue période et à l’échelle mondiale. Il tire parti de la disponibilité épochale d’imprimés illustrés du passé accessibles gratuitement en version numérisée. Grâce à un outil ad hoc, les illustrations de chaque page sont extraites puis comparées entre elles et regroupées par proximités visuelles. Les métadonnées de la source originelle de chaque image (titres, dates, lieux de publication), permettent ensuite de mettre en évidence certaines circulations, avant des approfondissements selon d’autres échelles et méthodes. L’image contient encore souvent du texte, un état de fait que le projet FONDUE4 a pour ambition d’aborder techniquement comme historiquement. Il s’agit de déployer une infrastructure capable d’aider les chercheurs à transcrire, mais aussi à enrichir la transcription pour comprendre, par exemple, ce qui peut relier sémantiquement les contenus textuel et pictural, dans le temps et dans l’espace. Un tel outil, et les méthodes qu’il rend possibles, doivent permettre notamment de mieux comprendre l’histoire et l’esthétique visuelle des documents, partant d’une étude longitudinale d’éléments de mise en page des textes, un legs du passé relativement peu étudié à grande échelle.

Une indispensable pluridimensionnalité

Le développement des études de corpus, textuels ou visuels, a entraîné une inflation de la quantité de données disponibles, elle-même alimentée par l’amélioration des techniques d’extraction. Si cette inflation justifie le tournant des humanités vers une science data driven, la réarticulation des méthodes quantitatives et computationnelles avec d’autres niveaux d’analyses devient plus cruciale que jamais. Les chiffres sont un mode d’accès au texte ou à l’image parmi d’autres - mode nouveau mais dont il s’agit de se détourner ensuite pour relire les textes et les images à nouveau frais selon des échelles et des méthodes plus traditionnelles. Cette lecture multiscalaire, du fait de sa complexité, se fait volontiers interdisciplinaire, d’abord par son recours à l’informatique, mais aussi aux concepts et méthodes d’analyses de disciplines connexes comme la stylistique ou la sociologie. Pour le texte, si des analyses par « sac de mots » ont montré leur pertinence (notamment pour l’attribution d’auteur), la lecture distante ne suffit pas toujours et doit permettre une redescente vers un niveau de lecture plus proche de l’œuvre. Dans ces grands ensembles textuels analysés, certains mots comptent plus que d’autres, que la machine peut repérer. Elle nous aide donc aussi dans la lecture proche du texte, sans la médiation des visualisations. La « lecture » est ainsi au cœur de l’approche genevoise des humanités numériques. Une lecture outillée, pour laquelle l’informatique n’est pas une fin mais un moyen, et qui s’attache à donner sens aux artefacts du passé qui nous sont parvenus (tableaux, romans, archives, images). Cette lecture, prenant un sens différent chez les philologues, les historiens, les historiens de l’art, les linguistes, requiert des compétences disciplinaires qu’il s’agit de numériser, sans faire du degré de maestria informatique un critère de qualité : seule compte notre capacité à répondre de manière pertinente à une question de recherche pertinente. Analystes des circulations artistiques au niveau scientifique, il nous paraît important de devenir acteurs enfin d’une autre circulation : celle, pédagogique, de la maîtrise de la machine par le plus grand nombre. Une large offre de cours est donc accessible à nos étudiants mais aussi aux chercheurs, jeunes et moins jeunes, via un certificat de spécialisation en humanités numériques d’un an, totalement intégré aux projets de recherche des participants. Cette autre circulation, entre recherche et enseignement, a depuis toujours été au cœur du projet de l’université : nous nous attachons à perpétuer cette tradition.

1 https://artlas.huma-num.fr/fr

2 https://katabase.huma-num.fr

3 https://www.unige.ch/visualcontagions

4 https://www.unige.ch/lettres/humanites-numeriques/recherche/projets-de-la-chaire

Notes

1 https://artlas.huma-num.fr/fr

2 https://katabase.huma-num.fr

3 https://www.unige.ch/visualcontagions

4 https://www.unige.ch/lettres/humanites-numeriques/recherche/projets-de-la-chaire

Illustrations

Projet Artlas, capture de la page             d’accueil du site https://artlas.huma-num.fr/fr/

Projet Artlas, capture de la page d’accueil du site https://artlas.huma-num.fr/fr/

Citer cet article

Référence papier

Béatrice Joyeux-Prunel et Simon Gabay, « Circulations des savoirs, de la recherche à l’enseignement : une approche genevoise », Arabesques, 105 | 2022, 12-13.

Référence électronique

Béatrice Joyeux-Prunel et Simon Gabay, « Circulations des savoirs, de la recherche à l’enseignement : une approche genevoise », Arabesques [En ligne], 105 | 2022, mis en ligne le 08 avril 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=2847

Auteurs

Béatrice Joyeux-Prunel

Professeur en humanités numériques à l’université de Genève

beatrice.joyeux-prunel@unige.ch

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Simon Gabay

Chargé d’enseignement à l’université de Genève

simon.gabay@unige.fr

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Droits d'auteur

CC BY-ND 2.0