Adopter la sobriété dans les usages du numérique, à la fois source de pollutions et de solutions pour la transition écologique, est devenu indispensable. Une démarche dans laquelle les bibliothèques ont un rôle essentiel à jouer.
Bien avant l’émergence de la société du numérique et des rapports du GIEC, l’ouvrage de Fairfield Osborn publié en 1949 « La planète pillage » nous alertait sur les risques d’épuisement des ressources naturelles. En 1972, le rapport Meadows sur les limites à la croissance dans un monde fini nous a interpellé sur les conséquences écologiques de la croissance économique, compte tenu des ressources limitées et de l’évolution démographique. Le concept de développement durable est alors évoqué, pour concilier les aspects économiques, sociaux et environnementaux. Les constats actuels du GIEC confirment régulièrement la nécessité d’agir sur la cause du changement climatique, en réduisant notamment les émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiales. Plus récemment en 2022, le groupe de travail conduit par Jean Jouzel a élaboré un rapport intitulé « Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur1 », qui a conduit en 2023 au « Plan d’action Climat- Biodiversité pour l’ESR au service de la transition écologique »2
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Le numérique, à la fois problème et solution
Parmi ces enjeux, l’évolution des pollutions liées au secteur du numérique devient préoccupante : sa réalité physique a un impact environnemental, sociétal et énergétique croissant au vu de nos usages articulés autour des milliards d’objets numériques qui ont été construits. La complexité du monde numérique pose donc aujourd’hui de nouveaux défis comme la protection des données, la souveraineté, la cybersécurité, l’éthique ainsi que les impacts environnementaux sur le cycle de vie des équipements : émissions de gaz à effet de serre, consommation électrique, ressources en eau et en matériaux, responsabilité sociétale (santé, exploitation humaine…), pollutions diverses, etc. Les transitions numériques et énergétiques sont par ailleurs indissociables, et s’inscrivent dans des dimensions locales et globales : des objets connectés aux centres de données, l’énergie et l’utilisation des ressources sont des points essentiels à un déploiement raisonné du numérique.
Paradoxalement, le numérique apporte des solutions pertinentes pour accompagner la transition écologique : observation, capteurs et analyses en temps réel, gestion, modélisation, optimisation… notamment pour les territoires, le secteur économique et industriel et des domaines d’application comme la santé ou l’agriculture. Sans le numérique, l’observation de notre environnement n’aurait pas atteint le niveau actuel. Est-ce que l’on comprendrait les phénomènes physiques qui nous entourent, comme les enjeux autour du vivant et de la santé ? Remède et poison, l’écosystème numérique est donc source de menaces et d’opportunités.
Les impacts croissants du monde numérique3 sont principalement liés à la progression de la production du nombre d’objets depuis une quarantaine d’années dans le monde, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards. Les objets connectés se multiplient à une vitesse vertigineuse : caméras, assistants vocaux, montres connectées, drones, capteurs… Les nouvelles applications et services développés sans réglementation limitant les dérives ont conduit à des approches utiles pour la société (santé, éducation, vie courante) mais aussi futiles avec des applications comme le métavers ou le véhicule automobile autonome qui seront des gouffres à données et énergie. Comme pour la gestion de l’énergie ou de l’eau, les flux de données doivent être régulés par exemple avec des quotas conduisant à une réduction du débit ou un prix plus élevé en cas de dépassement.
Il faut extraire d’énormes quantités de minerais pour fabriquer un équipement avec des impacts environnementaux et sociaux majeurs, avec des ressources en métaux et en énergies fossiles limitées qui se raréfient. Par exemple le cobalt, que l’on retrouve dans les objets numériques connectés ou les batteries, est un composé toxique, avec des mines à ciel ouverts et une extraction non ou mal contrôlée qui est à l’origine de risques sanitaires importants pour les populations situées dans les zones concernées. Le recyclage reste à ce stade pas suffisamment efficace. De plus, pour des questions de dégradation des propriétés, il n’est pas possible de recycler indéfiniment certains matériaux. Dans l’attente de progrès significatifs sur le recyclage industriel, il faut donc maintenir nos équipements le plus longtemps possible et se soucier, lors d’un achat, de l’indice de réparabilité. Il est par ailleurs indispensable de repenser les modes de conception et de fabrication des objets numériques. Ainsi, l’écoconception consiste à ajouter aux cahiers des charges techniques et fonctionnels, un cahier des charges environnemental, c’est-à-dire - à performance équivalente - minimiser les impacts environnementaux. La méthodologie de quantification des impacts s’appelle l’analyse de cycle de vie (ACV). La limitation de l’utilisation des ressources et des déchets conduit ainsi au passage d’une économie linéaire (extraire, fabriquer, consommer, jeter) à une économie circulaire (réduire, réutiliser, reconcevoir, recycler) pour produire des objets et des services de manière durable. Devant cette prise de conscience, la législation évolue, comme le traduit la loi n° 2021-1485 du 15 novembre 20214 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France.
Agir pour un monde numérique responsable en limitant la frénésie numérique
Le domaine numérique, pas plus que les autres technologies avant lui, ne va créer un nouveau monde parfait. Compte tenu de ses impacts, il nous revient d’identifier les régulations nécessaires pour le rendre soutenable et durable. Nos comportements personnels et professionnels doivent s’adapter en considérant dorénavant la compréhension et la mesure des phénomènes que nous avons décrits. Si la mesure des consommations d’énergie ou d’eau est précise, il est plus difficile d’apprécier les impacts GES de nos activités. Néanmoins, un certain nombre d’applications existent et vont se développer pour pouvoir mesurer ces impacts. La sobriété dans les usages numériques passe par une limitation de la quantité de données stockées, échangées et nettoyées régulièrement (boîtes mail, données inutiles ou redondantes…).
Il est indispensable de raisonner nos usages de l’utile à l’inutile : limiter nos achats à des besoins réels et non pas des envies conditionnées par le marketing des produits. L’information des citoyens doit par ailleurs être plus claire et plus transparente, avec de nouvelles grilles de lecture et de comparaison des équipements. L’étiquetage de tout produit industriel devrait informer les consommateurs sur les matériaux critiques constitutifs et leurs origines, la fabrication et son impact carbone, l’indice de réparabilité, tout en proposant une maintenance efficace et des périodes de garantie plus longues, sans oublier la nécessaire adéquation pérenne entre le matériel et le logiciel.
Dans ce contexte, les bibliothèques universitaires ont un rôle important à jouer au vu de la croissance des usages numériques : actions de sensibilisation auprès des étudiants, actions de sobriété numérique et énergétique, mesures et bilans des usages (GES, énergie…), mutualisations, expérimentations et partages de retours d’expériences, coordination autour des enjeux liés aux données, et à l’archivage pérenne. Le suivi d’indicateurs partagés par les bibliothèques universitaires, du local (mesures de consommation électrique) au national (intégration dans l’ESGBU de données liées aux actions de sobriété) permettrait par exemple de suivre l’évolution des usages dans le temps et de fixer ainsi des objectifs réalistes répondant aux enjeux de la transition écologique et du développement durable.