Concevoir et promouvoir une sobriété attentionnelle : le rôle des bibliothèques

DOI : 10.35562/arabesques.3414

p. 22-23

Plan

Texte

Loin de se résumer à la question de l’empreinte environnementale, la soutenabilité numérique est directement liée à la sobriété attentionnelle, que les bibliothèques peuvent contribuer à promouvoir1.

La soutenabilité numérique ne se limite pas à la question de l’empreinte environnementale directe des infrastructures. Elle englobe l’effet des modes de vie et d’organisation liés à la digitalisation de la société : transformation des chaines de valeur, plateformisation, mais aussi pratiques quotidiennes2. Dans ce vaste maquis, le problème de l’attention occupe une place éminente. L’attention peut en effet se penser comme une ressource cognitive critique, c’est-à-dire limitée. Elle est aussi un phénomène éminemment social et partagé, condition de possibilité d’un espace commun digne de ce nom3.

Or, l’attention est actuellement l’objet d’une captation par des entreprises numériques dont les modèles économiques reposent en grande partie sur « l’engagement » de leurs utilisateurs. De quelle façon ? Par des signaux qui nous mettent en alerte (messages publicitaires, notifications), par des processus maintenant l’engagement (fils sans fin des plateformes, lente barre de progression sur les jeux vidéo persistants), par la création de véritables environnements qui conditionnent de nombreuses pratiques et activités (applis sur un smartphone), ou encore en nous exposant systématiquement à des contenus qui sollicitent nos affects, que ce soit en confortant nos opinions ou en nous exaspérant, de façon à nous donner l’envie irrépressible de réagir4. D’où le terme bien connu d’économie de l’attention.

On prend de plus en plus la mesure des effets pervers de cette situation, et de la façon dont elle compromet la possibilité même de la démocratie. Tout d’abord, par la façon dont elle fragilise notre autonomie, du fait des architectures de choix5 qui masquent nos réelles possibilités d’agir ou orientent nos décisions. En termes de liberté et de santé, quand des processus addictifs sont en jeu, rendant plus difficile de nous déconnecter même lorsque nous le souhaitons. Enfin, en termes de sape de l’apprentissage du débat contradictoire au profit du clash et de la violence verbale sur Internet. Ou, plus subtilement et plus insidieusement peut-être, en atrophiant notre capacité à partager des idées, des objets d’intérêt, à échanger, bref, en appauvrissant notre expérience du monde.

Passer d’une économie de l’attention à une écologie de l’attention

Dans certaines situations clairement identifiées de pratiques frauduleuses ou de pratiques à risque, des restrictions sont sans doute nécessaires : en particulier, l’interdiction des dark patterns c’est-à-dire les designs explicitement manipulateurs entravant la liberté de choix des utilisateurs. Mais se contenter de cela serait oublier que les écosystèmes techniques utilisés pour mettre en œuvre la captation de l’attention ne sont pas univoquement nocifs : ils sont même indispensables au partage de l’attention, qui participe à toutes nos interactions. Il s’agit donc plutôt de permettre une transformation écosystémique de façon à passer, pour reprendre les termes d’Yves Citton, d’une « économie de l’attention » à une « écologie de l’attention »6. Mais cela implique de resituer le problème dans une perspective plus vaste en considérant les interfaces numériques comme une partie de l’espace commun.

Un premier objectif serait alors de rééquilibrer le rapport de force des utilisateurs aux plateformes. D’une part en leur garantissant des droits, en particulier au paramétrage des interfaces, à l’interopérabilité, à l’action et aux recours collectifs. D’autre part en assurant autant que possible l’effectivité de ceux-ci, en faisant évoluer le design des interfaces, en développant des outils individuels permettant une plus grande réflexivité, garantissant un meilleur accès à l’information, en substituant au principe du « nudge » (techniques et dispositifs mis en place pour influencer de façon inconsciente et automatique nos comportements) celui du « boost » (interventions et outils cognitifs visant à favoriser les compétences cognitives et motivationnelles des utilisateurs, en préservant leur autonomie décisionnelle)7.

Un second objectif sera de faire évoluer globalement le modèle économique et technologique des plateformes. Cela implique d’une part une meilleure compréhension de celui-ci, et de son inscription dans les algorithmes. Mais cela implique aussi de soutenir le développement de technologies alternatives dans le cadre d’une véritable politique culturelle de l’attention visant à mieux définir et orienter les formes et objets de l’attention individuelle et collective. Ceci passe en particulier par l’appui et l’expérimentation d’initiatives qui visent à développer des espaces numériques collaboratifs et qui conçoivent leurs systèmes pour soutenir l’attention conjointe entre usagers.

 

 

Crédit photo Adobe Stock – lumerb

Les bibliothèques au service de la sobriété informationnelle

Par leur expertise dans le traitement et l’organisation de l’information, dans la médiation, dans la réflexion autour de leur statut de tiers voire de quart lieu, les bibliothèques ont un rôle évident à y jouer. D’une part en facilitant l’accès aux nombreux dispositifs qui existent déjà : citons cookieviz, une application développée par les experts de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) pour mesurer l’impact des cookies et autres traqueurs lors de notre navigation, ou Twitter Demetricator, qui permet de masquer toutes les données chiffrées du réseau - nombre de likes, de retweet, etc.)8. En effet, leur usage est actuellement limité. Bruno Patino souligne l’intérêt de mettre en place un « supermarché applicatif, qui permett [rait] à chacun de classer les algorithmes en fonction de ce qu’il veut voir. »9 afin de « susciter une dynamique de concurrence entre algorithmes10 », ce qui permettrait de rétablir « le pluralisme à l’intérieur des plateformes ». Un supermarché ou… des bibliothèques publiques.

Les bibliothèques peuvent, d’autre part, organiser des ateliers d’usagers, en s’inspirant par exemple d’une expérience récemment conduite par la Direction interministérielle de la transformation publique11. Celle-ci consistait à tromper différents groupes d’utilisateurs par une simulation de faux site Internet commercial mobilisant des « dark patterns » (qui proposait à la vente un bien de consommation courante - une machine à café), de façon à ce que ceux-ci soient plus réceptifs aux messages de prévention délivrés ensuite lors d’une formation.

Enfin, le cas échéant, les bibliothèques peuvent participer directement à la conception de dispositifs numériques d’attention partagée. De tels projets répondraient très bien à la volonté de nombreuses bibliothèques de développer le codesign des outils et des services (biblioremix, hackhatons). Ils s’inscriraient, qui plus est, parfaitement dans l’activité et les missions de certains Learning center, à même de mettre en œuvre des méthodes de conception intégrant des techniques pluridisciplinaires allant de la science de l’information et de la gestion à la visualisation de données et à la conception d’interactions.

Notes

1 Le présent texte synthétise les propositions d’un livre à paraitre ; cf. S. Broadbent, F. Forestier, M. Khamassi, C. Zolynski, Pour une nouvelle culture de l’attention, Paris, Odile Jacob, 2023. Retour au texte

2 Cf. à ce sujet F. Forestier (dir), Désubériser, Paris, Éditions du Faubourg, 2020 Retour au texte

3 CNNum (2022) Votre attention s’il vous plaît ! LINK CNIL (2018) La forme des choix. Retour au texte

4 Tim Wu, The attention Merchants, Atlantic Books, 2017. Retour au texte

5 Thaler, R. H., Sunstein, C. R., & Balz, J. P. (2013). Choice architecture. Princeton, NJ: Princeton University Press. Retour au texte

6 Yves Citton (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris, Editions du Seuil. Retour au texte

7 Hertwig, R., & Grüne-Yanoff, T. (2017). Nudging and boosting: Steering or empowering good decisions. Perspectives on Psychological Science, 12(6), 973-986 ; Reijula, S., & Hertwig, R. (2020). Self-nudging and the citizen choice architect. Behavioural Public Policy, 1-31. Retour au texte

8 Cf. les travaux du LINC, le laboratoire de la CNIL. Retour au texte

9 Bruno Patino (2022). Tempête dans le bocal. La nouvelle civilisation du poisson rouge. Grasset. p. 120. Retour au texte

10 Jean-Louis Missika et Henri Verdier (2022), Le Business de la Haine. éditions Calmann Levy. Retour au texte

11 https://www.modernisation.gouv.fr/publications/comment-mieux-proteger-le-consommateur-des-fraudes-lachat-en-ligne-la-ditp-mobilise Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Florian Forestier, « Concevoir et promouvoir une sobriété attentionnelle : le rôle des bibliothèques », Arabesques, 109 | 2023, 22-23.

Référence électronique

Florian Forestier, « Concevoir et promouvoir une sobriété attentionnelle : le rôle des bibliothèques », Arabesques [En ligne], 109 | 2023, mis en ligne le 12 mai 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=3414

Auteur

Florian Forestier

Chef de mission Diversité et innovation sociale à la Bibliothèque nationale de France

florian.forestier@bnf.fr

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