« Il faut travailler à partir de l’hétérogénéité »

Entretien avec Jean-François Bert

p. 4-5

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interview

Texte

Sociologue et historien des sciences sociales, Jean-François Bert est chercheur à l’université de Lausanne. Ses travaux portent sur l’histoire des sciences et sur l'anthropologie des pratiques culturelles1. Pour Arabesques, il revient sur l’histoire des pratiques d’archivage, sur le rôle spécifique des bibliothèques, et sur l’intérêt nouveau suscité par l’étude de la « recherche en train de se faire ».

Jean-François Bert

Jean-François Bert

Photo Félix Imhof © UNIL

On constate, particulièrement dans nos bibliothèques, un regain d’intérêt pour les « archives scientifiques », qui se manifeste par des chiffres de consultation en hausse. Comment expliquer cette nouvelle appétence de la part des chercheurs ?

Cet intérêt tient à un nouveau positionnement de l’archive dans la recherche historique. On est passé d’une réflexion sur l’archive documentant l’histoire d’une institution de recherche, à une étude de la pratique scientifique. Ce basculement tient à deux choses : on se rend compte qu’il ne faut plus prendre l’archive comme allant de soi mais l’envisager comme le résultat d’une série de constructions, le fait de réorganisations successives, de classements, de tris, de transmissions.

De quand date cette prise de conscience de l’intérêt des « archives scientifiques » en France ?

C’est une succession de nouveaux questionnements historiographiques. À la fin des années 1990-début 2000, on interroge à nouveau frais le grand récit classique de la révolution scientifique moderne. On se demande alors s’il ne tient pas aux archives à notre disposition. S’ajoute, du côté des sciences sociales et de la sociologie des sciences, portée par les travaux de Bruno Latour, la focalisation sur l’idée que désormais il faut comprendre comment fonctionne « la recherche en train de se faire », comment travaille un scientifique et s’il travaille de la même façon aux xviiie, xixe et xxe siècles. On s’interroge donc sur les fonds et l’évolution des pratiques savantes. C’est ce qui nous oblige à faire évoluer les questionnements que l’on faisait porter jusque-là, au croisement d’un effort critique et réflexif. Puis au détour des années 2000-2010 apparaissent encore de nouveaux questionnements cette fois-ci sur les compétences savantes : éducation de l’œil, rôle de la main, techniques de mémorisation. La question des pratiques de l’écrit émerge, comme celle du rôle joué par les instruments graphiques. C’est un autre regard sur les archives qui est posée.

Le constat est fait que l’on a d’abord et avant tout des archives institutionnelles, et qu’il nous manque des matériaux, des documents qui permettent de mener à bien ces questionnements sur les pratiques. On regarde si ces documents existent ailleurs, et c’est dans les fonds d’auteurs, les fonds d’érudits qu’on trouve de la matière. On sort de la correspondance et des manuscrits pour engager une réflexion sur d’autres catégories d’archives comme les brouillons, les notes, les dessins, les fiches.

Les bibliothèques sont un lieu d’archivage comme les autres ?

Il est clair qu’il y a des différences institutionnelles entre bibliothèques et archives ; mais pour les historiens c’est aussi très clair qu’il y a et qu’il y a toujours eu des archives en bibliothèque, surtout pour les auteurs. Il existe une certaine circularité, dans les mondes savants, entre les papiers et les livres. Faire arriver des archives dans les bibliothèques est une chose normale.

Si les chercheurs ont assimilé cette séparation, parfois un peu déroutante, des fonds, que vient-on chercher dans les archives scientifiques des bibliothèques ?

Du point de vue de l’anthropologie des pratiques savantes, le lieu « bibliothèque » permet de mieux saisir la proximité qui existe entre l’écrit et le livre. Par ailleurs, certaines catégories de « papiers » sont plus présentes en bibliothèque : les livres annotés, les archives littéraires, les « papiers de savants », les brouillons, les fichiers, etc.

Le lieu, son organisation, son fonctionnement, a nécessairement des effets sur ce qu’on conçoit des documents qui y sont présents. Qu’est-ce que ça change ?

Comment les bibliothèques transforment les savoirs ? Les effets de classement, les proximités inattendues, les découvertes fortuites… c’est à mon sens, le grand intérêt des fonds conservés en bibliothèque. Les archives avec les livres, parfois dans les livres comme les inserts ou les marginalia sont des occasions de documenter les activités de recherche concrètes. Les historiens vont aux archives pour retrouver les contextes, trouver les inédits, transcrire, etc. mais on peut aussi aller dans ces lieux pour documenter des gestes, voir des styles à l’œuvre. Et ça s’est peut-être essentiel : comprendre l’invention d’un concept, mesurer l’implication du savant dans sa découverte, prendre conscience des chemins pris, des impasses, des routines, des opérations de manipulation, d’accumulation, de tri… C’est ainsi que l’on devrait considérer ces fonds et les archives en bibliothèque nous y aident.

Les bibliothèques offriraient ainsi des fonds plus riches dans ce domaine ?

Pour mettre en œuvre ce type de recherche, il faut accepter d’avoir affaire à énormément de fatras. Or, les services d’archives ont peut-être été plus réticents à accepter ce fatras, car leurs pratiques de catégorisation sont plus strictes. Il y a une plus grande liberté en bibliothèque à accueillir des massifs hétérogènes : cartes, contrats, factures, notes… Toute une vie savante !

La question pour les établissements de conservation serait donc à déplacer : comment passer d’une réflexion sur l’archivage des institutions de recherche à l’archivage d’une pratique de recherche. Finalement qu’est-ce qu’on archive ?

Cette autre question permet en effet de dépasser le problème de la nature des documents conservés, en mettant plutôt l’accent sur les pratiques qui peuvent être documentées. C’est de toute façon un enrichissement qui permet de se saisir de ces documents de manière transversale. C’est l’avenir. Les jeunes chercheurs sont beaucoup moins complexés par rapport à un environnement historien classique, ils vont beaucoup plus loin dans cette transversalité. C’est un horizon important.

Il faut par contre savoir se méfier du fantasme, encore largement présent, d’exhaustivité, que l’on trouve chez beaucoup de chercheurs qui ne pensent pas pouvoir travailler sans avoir tout trouvé ou tout lu. Bien sûr, la numérisation, l’interopérabilité entre institutions de recherche a beaucoup apporté de ce point de vue : on a pu par exemple avoir les deux pans d’une correspondance, ce qui est formidable. Mais beaucoup de choses ne sont jamais mises en archive : il suffit de penser à tout ce qui est de l’ordre de l’oralité. Il faut donc bien comprendre ce qu’on peut trouver dans ces documents conservés et comment les interroger.

Mais alors comment on décrit ces collections ?

Pour ce qui me concerne, je cherche souvent à penser contre les inventaires en essayant de faire sauter les catégorisations existantes. On doit certes mettre en contexte, mais on doit aussi pouvoir sauter d’un fonds à l’autre, mettre le document en rapport avec d’autres massifs archivistiques, d’autres périodes historiques.

Il faut profiter de toutes les potentialités offertes par le numérique. On peut prendre l’exemple de plusieurs projets menés actuellement en France ou en Allemagne, autour des fiches de Michel Foucault, de Roland Barthes ou du sociologue Niklas Luhmann. Les fiches, après numérisation, sont mises en relation afin de montrer comment elles forment un véritable écosystème2. Là, l’archive n’est plus seulement traitée comme un objet patrimonial, mais comme de la donnée. On réfléchit à la manière d’interpréter, annoter et enrichir le contenu des fiches mais aussi on cherche à anticiper des formes de compréhension nouvelles du fichier.

Dans le domaine de la collecte, y a-t-il une différence entre SHS et sciences « dures » ?

Sans doute existe-t-il une affaire de sensibilité. Les sciences humaines sont peut-être et depuis plus longtemps intéressées par leur propre passé : elles ont donc une pratique de l’archive plus explicite. Mais en même temps, les SHS sont plus sélectives car elles sont marquées par le prestige des auteurs : on dépose les archives des grandes figures, pas des « seconds couteaux ». Dans les SHS, il y a aussi un phénomène plus fort de monétisation des fonds, il suffit de penser à Derrida ou encore Foucault, qui s’explique par le marché des autographes scientifiques ou savants : ça fait peser un risque sur l’enrichissement des fonds des bibliothèques. Dans les sciences dures, en revanche, et parce qu’il s’agit de territoires où l’innovation et le progrès priment sur le recours aux formes anciennes de connaissance, on est davantage sensible aux objets scientifiques : c’est vers les musées qu’il faut se tourner pour compléter sa documentation. Mais là encore se pose une question qui traverse les institutions de conservation : comment présenter une « science en marche » sans trahir sa mémoire.

On parlait de monétisation : si les archives voient leur valeur reconnue, existe-t-il un risque de concurrence pour leur collecte ?

Cet intérêt peut entraîner des effets de rétention. Mais je crois que le problème est ailleurs. Certains chercheurs se voient en effet sollicités par des acteurs divers pour verser leurs archives, avec des discours très différents, ce qui suscite de la suspicion. Il y a aussi, surtout pour les chercheurs plus âgés, une inquiétude liée au numérique et à l’usage de leur document : ils craignent bien souvent qu’on ne jette leurs papiers après les avoir numérisés. Enfin, et c’est un point central qui explique de nombreuses crispations, il y a des tensions sur le statut de ces archives, entre public et privé. Les archivistes disent que c’est public, les chercheurs disent que c’est privé, le flou l’emporte et les décisions concernant certains fonds se bricolent.

Mais à contrario, il y a aussi des exemples très réussis : quand la collecte et le dépôt ont été fait de manière collaborative, avec une incitation institutionnelle qui ne vise pas seulement à être une réaction tardive a un départ en retraite ou à la fin d’un laboratoire de recherche.

Ces collaborations peuvent-elles aussi marcher pour ce qui se passe après le dépôt ?

On voit maintenant, dans le cadre de programmes financés autour de fonds d’archives de chercheurs, des formes de travail collectif entre chercheurs, archivistes et bibliothécaires : une sorte d’interopérabilité professionnelle où les gens ne sont plus en silo. C’est une très bonne chose.

Ce qui change aussi, aujourd'hui, c’est que les chercheurs sont davantage associés à ce que l’on veut conserver, ils peuvent pointer ce qui est en prise avec l’actualité de la recherche. On a réduit le fossé entre ce qui intéresse les chercheurs et ce qui est conservé par les institutions patrimoniales – ça permet aussi aux chercheurs de comprendre comment celles-ci fonctionnent. Étant membre du conseil scientifique de la BNU de Strasbourg, je peux ainsi constater que règne un principe d’efficacité : on ne peut pas tout faire, et il faut se concentrer sur tel ou tel sujet de recherche. Fixer des priorités permet de mettre des moyens plus importants – mais à condition d’obtenir des résultats.

Aujourd'hui, les pratiques de recherche sont essentiellement immatérielles. Comment patrimonialiser ces pratiques ?

C’est une question intéressante, qui croise les interrogations portées par les humanités numériques. Je vais prendre l’exemple des travaux menés par Simon Dumas Primbault qui étudie comment les chercheurs utilisent les plateformes mises à leur disposition. Le plus intéressant, c’est quand il montre comment ces derniers essaient d’échapper aux modes de recherche contraints qui leur sont proposés3.

Pour conclure, revenons sur les questions terminologiques : au regard de votre expérience, quel est le meilleur terme pour désigner ces « archives » ?

Archives scientifiques, archives de la recherche, archives savantes, peu importe le terme : il faut réussir à questionner ces massifs au-delà de ce que l’on fait maintenant. Ce n’est pas la nature de l’archive qui m’intéresse, c’est ce que je peux en faire : les inventaires qui segmentent un fonds en types de documents ne m’apportent rien. Il faut travailler à partir de l’hétérogénéité.

Mais d’un autre côté, ne soyons pas dupe. Il faut aussi avoir conscience que ces expressions sont historiquement connotées. Le terme de chercheur n’existe pas avant le 19e siècle ; et on ne peut plus parler d’archives de savants à partir du moment où la science devient un métier. Le terme employé renvoie donc aussi à des périodes et à des représentations singulières du savoir et de sa production. En outre, le terme utilisé permet bien souvent aussi de cadrer ce qui doit être collecté ou non. C’est un questionnement légitime pour les bibliothèques détenant des archives, mais elle renvoie à la définition même de la science – et ce n’est donc pas une question simple !

Propos recueillis par Julie Lauvernier et Clément Oury

Notes

1 Voir Qu'est-ce qu'une archive de chercheur ? (OpenEdition Press, 2014) et Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science (avec Jérôme Lamy, Anamosa, 2021). Retour au texte

2 http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/ pour Foucault ; https://niklas-luhmann-archiv.de/ pour Luhmann. Retour au texte

3 C’est le projet « Naviguer le savoir à l’ère numérique. Une étude des pratiques de navigation sur Gallica et OpenEdition ». voir https://leo.hypotheses.org/19766 Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

« « Il faut travailler à partir de l’hétérogénéité » », Arabesques, 110 | 2023, 4-5.

Référence électronique

« « Il faut travailler à partir de l’hétérogénéité » », Arabesques [En ligne], 110 | 2023, mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=3524

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