À l’occasion de la journée d’études La carte et les territoires qu’elle organisait, dans le cadre de son 50ème congrès, l’association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) a réalisé une enquête auprès de ses membres, et à la question « qu’est-ce qui a le plus marqué l’évolution des bibliothèques et services documentaires depuis vos débuts ? » fut répondu « de façon beaucoup plus minoritaire1 : développement des réseaux, fonte du rôle de l’État central, dégradation du service public ». Cette réponse avait, et a toujours, de quoi interroger l’auteur, qui parmi ses quelques activités professionnelles fut le dernier directeur du CN CCN2, chef de la mission et directeur du projet « catalogue collectif de France » et adjoint au directeur des services et des réseaux (BnF), et chef du département de la tutelle et du réseau (DGMIC-SLL).
Le temps des pionniers (ou l’âge d’or des réseaux de bibliothèques)
Comment interpréter la minoration de la part du développement des réseaux dans la perception des répondants à cette enquête ? La raison principale est qu’il s’agit maintenant de l’« histoire ancienne ». La « période 1968-1985 a été appelée l'âge d'or des réseaux coopératifs »3. Le mouvement démarre en Amérique du Nord, au moment du développement du Contrôle bibliographique universel, notamment par le partage de l’utilisation des gros systèmes informatiques centralisés parallèlement. Cette utilisation de l’informatique a alors pour objectif l’amélioration de la diffusion de notices en format ISBD : en France, de 1976 à 1984, les bibliothèques peuvent s’abonner aux notices de la bibliographie nationale des livres et périodiques, produites par le système CANAC (catalogue national centralisé) … pour les intercaler dans les tiroirs de leurs catalogues locaux4.
En France, le ministère chargé de la culture met en œuvre en 1982 un logiciel intégré de bibliothèque en réseau automatisé (LIBRA), destiné principalement aux bibliothèques centrales de prêt. C’est avant tout un catalogue partagé, qui souffre de la faiblesse des capacités de Transpac (capacité 1200 bauds, soit 2000 fois moins rapide que la fibre domestique actuelle !), peu compatible avec le travail en temps réel. Le système est arrêté à la fin de 1990.
Côté BU, à partir de 1983, le catalogue collectif national des publications en série (CCN-PS) est développé, en accord avec le ministère de la Culture pour permettre le signalement et la localisation des collections de périodiques. Le CCN-PS est organisé de façon décentralisée pour l'alimentation des états de collection, et centralisée pour le contrôle bibliographique. Chaque établissement peut localiser ses collections, après avoir signé une convention par laquelle il s'engage à les communiquer. En revanche, le catalogage de nouvelles notices bibliographiques est réalisé sur bordereau transmis, avec une photocopie de la page de titre à l'un des trente-quatre centres régionaux, rattachés à une bibliothèque universitaire.
La même année, la base Téléthèses est mise en œuvre pour consolider et donner un accès ouvert aux données de signalement des thèses, à partir des bordereaux transmis aux trois pôles de signalement, qui se chargent de la relecture, du formatage et de la saisie de ces informations : BMIU de Clermont-Ferrand, pour les disciplines de santé, Fichier central des thèses (Nanterre) pour les thèses de lettres, sciences humaines et sociales, et l’InIST pour les thèses de sciences.
En ce qui concerne les monographies, le projet Pancatalogue (PK), ouvert aux bibliothèques universitaires depuis octobre 1991, localise les collections d’ouvrages catalogués dans l’une des trois sources retenues par le ministère : réseau SIbil France, BN-Opale et OCLC. Le PK est alimenté périodiquement à partir des sources dans lesquelles les établissements ont réalisé leur catalogage.
Ces trois systèmes ont pour vocation première la localisation des documents en vue du prêt entre bibliothèques, une application étant développée en parallèle. Il ne s’agit donc pas de réservoir de données bibliographiques pouvant alimenter les catalogues locaux, le déploiement des SIGB n’étant encore qu’à ses débuts, en particulier pour les BU.
À la différence des grands réseaux nord-américains - OCLC, qui a fini par les absorber, mais surtout Research Libraries Group (RLG) ou Western Libraries Network (WLN) - qui offrent des services très variés : « acquisitions, contrôle d'autorité, fonds par lots, bibliographie/catalogage, catalogues sur CD-ROM, bases de données de citations et de textes intégraux, services d'évaluation des collections, préparation de bases de données, prêt entre bibliothèques et services Internet »5, les ambitions des applications nationales concernent davantage l’échange de documents par le biais du PEB. Pourtant, en 1990, l’hypothèse est évoquée d’utiliser PK comme « l'outil nécessaire d'une évaluation nationale et locale des collections et l'instrument indispensable d'une politique concertée en matière d'acquisition et de conservation »6, à l’image de Conspectus développé par RLG, même si cette dimension disparaît 4 ans plus tard7.
Crédit photo Adobe Stock – Olena, généré à l’aide de l’IA
La belle époque (ou les grands chantiers)
Le (re-)démarrage de la politique « réseau » pour les bibliothèques est lié d’une part à la publication du rapport Beck8, qui met en évidence le développement simultané de 3 systèmes informatiques de bibliothèques, aboutissant à la rédaction d’un schéma directeur de l’information bibliographique, et à l’annonce par le président de la République le 14 juillet 1988 de la construction et l’aménagement de l’une des bibliothèques les plus modernes du monde, qui sera « d’un genre entièrement nouveau », et pour lequel des crédits d’un ordre de grandeur jusqu’ici inconnu des bibliothécaires, ne manqueraient pas d’être mobilisés.
Dans cette dynamique, était lancé au tout début des années 1990 le schéma directeur informatique des réseaux de bibliothèques universitaires, avec la double perspective de la « participation à l'informatisation des établissements et … la mise en place de catalogues collectifs et outils informatiques »9 modernisés et interconnectés. Chacun de ces projets a associé des représentants de l’ensemble des parties, assurant un niveau d’information réciproque évitant les interactions négatives.
Les moyens ont été au rendez-vous, l’État (la tutelle) y a pourvu. En valeur 2024, de manière assez approximative, mais les ordres de grandeur sont significatifs, entre 35 et 40 M€10 ont été consacrés aux applications « réseau » : Sudoc, CCFr, et surtout les chantiers de conversion rétrospective, sans doute pour près de la moitié de l’investissement.
Faire réseau, faire métier (ou la coopération comme valeur centrale)
Alors, les applications du réseau – des réseaux – existent depuis une vingtaine d’années. Il n’est aujourd’hui plus question de les développer, mais de les moderniser et de les compléter. L’État central continue d’y prendre sa part, désormais par le biais de ses opérateurs, établissements placés sous sa tutelle.
Mais à ce stade, ce court papier n’a traité qu’un des aspects du réseau : au-delà des infrastructures techniques supportant la circulation d’informations et de données, le réseau, même hiérarchisé, est un outil de coopération : « en contrepartie de l'indispensable discipline, les utilisateurs bénéficient des avantages d'un réseau, et en premier lieu de l'économie de temps »11 et de moyens. C’est dans la coopération que doivent et ne peuvent que prospérer les réseaux. C’est le sens de la table ronde organisée par la BnF lors des 18è journées des pôles associés et de la coopération (18 octobre 2022) si bien sous-titrées les valeurs de la coopération, qui se proposait « à travers divers projets locaux régionaux ou nationaux d’explorer des parcours, depuis les formations jusqu’au partage d’expériences, de bonnes pratiques, sans oublier la pérennisation et l’accessibilité de l’expertise acquise, des données collectées ». Faire réseau n’est pas qu’une question de tuyauterie, c’est aussi faire métier. Le dynamisme et le succès constants des Journées Abes en sont la preuve.
Que nos plus jeunes collègues soient rassurés : l’action de l’État est toujours présente, et pour des montants récurrents bien plus élevés, dans la négociation des licences nationales de la documentation électronique. Les temps ont changé, la priorité s’est désormais tournée vers le contenu primaire (et ses métadonnées) et plus seulement vers le signalement.