En 2022, le mémoire d’étude Enssib d’Elise Leclère sur la programmation informatique en BU dressait un état des lieux des compétences existantes en informatique documentaire, identifiait des points de vigilance concernant la « reconnaissance de ces compétences » et ouvrait quelques pistes de réflexion stratégiques pour les SCD.
La France
En plus d’alimenter une littérature plutôt maigre sur le sujet, ce travail1 eut la vertu d’apporter un contrepoint volontairement empirique au discours « officiel » selon lequel les bibliothèques ont d’évidence besoin de compétences techniques relevant de l’ingénierie documentaire, besoin qui s’accompagne d’une nécessaire reconnaissance et valorisation des compétences informatiques dans les SCD. Car oui, même dans le modèle français de coopération documentaire où une tête de réseau prend à sa charge les développements utiles à tous, un ensemble de facteurs (complexification des outils métiers souvent de conception « API first », diversification des sources de données potentielles à exploiter2, élargissement du spectre des applications à développer/déployer/maintenir/administrer localement3, nécessité de se conformer à des bonnes pratiques de développement et de déploiement) plaide en faveur d’une maîtrise par les établissements de leurs propres SID grâce à des personnels alliant connaissances métiers et compétences en développement-traitement de données, ne serait-ce que pour pouvoir disposer d’applications locales de curation ou de pilotage.
Mais l’analyse plus qualitative portée par ce mémoire, à base de questionnaires et d’entretiens, met en lumière la persistance de problématiques de terrain qui n’évoluent pas, malgré les années : problématiques d’ordre « identitaire » autour de la place du bibliothécaire sortant de son champ de compétences purement documentaires, épineuse question de l’évolution de carrière des profils spécialisés en ingénierie documentaire, stratégies des SCD quant à la gestion RH des compétences en développement…
En les résumant, voici quelques-unes des caractéristiques des postes d’info-doc décrites par les personnels qui les occupent :
- tâches et projets stimulants permettant d’apprendre et progresser dans la maîtrise de langages ou d’outils ;
- transversalité de la fonction support permettant d’étendre ses connaissances métiers bien au-delà de son socle de base ;
- satisfaction à fournir aux équipes des outils ou process ou méthodes leur permettant d’être plus efficaces ;
- processus de veille et d’apprentissage principalement en mode autoformation, et temps effectif de travail entraînant un fort investissement personnel ;
- positionnement inconfortable, par rapport à des développeurs ou data scientists de formation ;
- sensation d’isolement par rapport aux équipes du fait de compétences techniques en partie non partageables ;
- frustration liée à une culture bien ancrée de la technicité mobilisée uniquement comme une prestation de service et non comme une expertise à solliciter dans des réflexions plus stratégiques ;
- manque de reconnaissance quand, au-delà de la formalisation des compétences dans une fiche de poste, le bien connu vocable de “profil atypique” signifie impossibilité d’évolution de carrière par la voie des promotions.
Nous sommes donc toujours sur des questions structurelles de positionnement, visibilité, reconnaissance et valorisation de l’expertise technique dans l’organisation. Et pendant ce temps émergent dans les services d’appui à la recherche (depuis 2019-2020 en France) de nouveaux profils labellisés « data librarian » dont les missions visent à accompagner les chercheurs pour la gestion des données collectées et produites dans le cadre de projets de recherche. Ce n’est que de la sémantique, mais le préfixe « data » accolé au métier de bibliothécaire introduit un biais dans la perception de la nature des tâches du « data librarian » en créant une analogie inconsciente et factice avec des profils de « data scientist » ou de « data engineer » : rappelons que, si l’expertise sur les processus de gestion, diffusion, évaluation, conservation des outputs de la recherche est indéniable et les connaissances requises multiples (documentaire, juridique, administrative,...), cette expertise ne mobilise pas forcément une technicité de type ingénierie de la donnée au sens de traitement et manipulation programmatique de données, voire revendique de ne pas la mobiliser sur des typologies de données de recherche que seuls les chercheurs sont à même de comprendre.
La Suisse
Quittons l’écosystème français et transportons-nous en Suisse à la bibliothèque de l’EPFL4 où j’ai eu la chance de travailler comme spécialiste d’ingénierie documentaire après une quinzaine d’années sur le même type de poste au SCD d’université Côte d’Azur.
Le contexte institutionnel national suisse est bien différent de l’environnement français, même si on retrouve au niveau des bibliothèques des besoins similaires de mutualisation en réseau, comme par exemple le réseau Swisscovery5 organisé autour d’une instance Alma consortiale pour 500 bibliothèques et dont l’administration est déléguée à un prestataire6. Néanmoins l’organisation politique fédérale du pays, doublée d’une culture nationale plutôt libérale, produit une logique globale plus horizontale que verticale qui confère une très large autonomie aux établissements. Pas de structure de type Abes ou de plateforme commune comme HAL en Suisse : les bibliothèques hébergent, administrent et pilotent localement tous leurs applicatifs (archives ouvertes institutionnelles, plateforme de stockage/archivage de données de la recherche…), et développent à façon tous leurs workflows d’intégration ou d’enrichissement de données. Conséquence logique : les compétences d’informatique documentaire, qui ne sont pas déportées sur des agences nationales, sont pourvues localement, entraînant de facto à la fois un socle commun d’un niveau très élevé et une dissémination plus large dans les équipes. Non seulement les applications documentaires et les données qui y transitent sont complètement maîtrisées en local et mieux distribuées parmi le personnel, créant ainsi émulation et enrichissement collectifs, mais le regard porté sur les tâches d’ingénierie s’en trouve naturellement valorisé de sorte que celles-ci ne sont plus vécues comme (au mieux) périphériques ou (au pire) excluantes mais bien comme étant positionnées au cœur du SI, en tant que conditions sine qua non de l’amélioration continue des applications et services de la bibliothèque.
Ajoutons à cela :
- une culture de l’innovation beaucoup plus ancrée qui encourage le fait d’être force de proposition, accepte la démarche de prototypage et son corollaire du droit à l’erreur ;
- une organisation évidemment hiérarchique mais débarrassée des plafonds de verre statutaires, où l’implication dans les processus de réflexion dépend non de son corps ou son grade mais de son degré d’expertise ;
- des dispositifs de management que l’on qualifierait de « corporate » vus de France mais qui, en s’assurant que les missions et objectifs de chaque collaborateur soient bien alignés sur ceux de la bibliothèque et que celle-ci soit bien en phase avec les objectifs stratégiques et valeurs de l’école, ont le mérite de donner du sens aux activités de chacun ;
- last but not least : une légitimation réussie du bibliothécaire comme interlocuteur des chercheurs, grâce à ses fortes compétences informatiques et à sa connaissance approfondie de l’environnement de la recherche et de la vie des laboratoires (beaucoup sont titulaires d’un doctorat).
L’avenir
Ce comparatif subjectif et partiel peut paraître sévère vis-à-vis du système documentaire français de l’ESR dont les avantages sont par ailleurs nombreux.
Mais observons conjoncturellement les stratégies d’adaptation mises en place face à la vague de l’IA générative qui nous percute tous : pendant qu’en Suisse les prototypes (chatbot, système de RAG…) sont déjà en développement en interne et l’intégration de l’IA sous toutes ses dimensions au cœur des plans stratégiques des bibliothèques, les BU françaises semblent bien en peine d’entamer pareilles mises en œuvre. Certes l’Abes, le CCSD, la BNF s’emparent du sujet, mais n’est-il pas temps de réaliser que le décrochage local en compétences d’ingénierie (pour toutes les raisons évoquées) a un prix en termes d’adaptabilité et de capacité quasi existentielle à se projeter dans un avenir qui sera éminemment technologique ?