La bibliothèque-musée Inguimbertine

DOI : 10.35562/arabesques.749

p. 16-17

Plan

Texte

Loin des schémas traditionnels tendant à dissocier les collections, la bibliothèque-musée de Carpentras renforce la proximité historique de ses collections muséographiques et bibliographiques : le transfert de L’Inguimbertine dans l’ancien hôtel‑Dieu de la ville participe de la valorisation d’un concept ancien revisité au service de la démocratisation culturelle. Décryptage par Jean-François Delmas, directeur de l’établissement.

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L’Inguimbertine – nom donné à la bibliothèque musée de Carpentras en l’honneur de son fondateur – est une institution atypique. Sur le plan juridique, il s’agit d’un service municipal unique comprenant un fonds patrimonial écrit et graphique, des archives anciennes, une bibliothèque de lecture publique et quatre collections muséales (beaux‑arts, ethnologie, archéologie, arts décoratifs)1. Afin de renouveler son offre culturelle, la municipalité a décidé de transférer l’Inguimbertine dans l’ancien hôtel‑Dieu, édifice classé en 1862.

Qu’est-ce qu’une bibliothèque-musée ?

L’Inguimbertine n’est pas la bibliothèque d’un musée. Cet établissement n’est pas, non plus, un musée dans une bibliothèque. L’origine des collections bibliographiques et muséographiques est la même : elles ont été constituées en Italie par Dom Malachie d’Inguimbert (1683‑1757) puis installées à Carpentras en 1745. Sous l’Ancien Régime, deux conceptions bibliothéconomiques s’opposaient. Gabriel Naudé (1600‑1653) n’admettait les objets et peintures qu’à titre d’ornements des lieux. Le jésuite Claude Clément (1594‑1612) affirmait que la bibliothèque devait être pensée comme un « temple des muses ». Selon de tels préceptes, les espaces tenaient autant du musée que de la bibliothèque2. Conçue selon ce second modèle, la « bibliothèque-musée publique » de Carpentras mit à contribution les œuvres du peintre, du graveur et du sculpteur, considérées comme les adjuvants de la lecture. À la suite de d’Inguimbert, des donateurs l’imitèrent : tous les goûts et toutes les options religieuses et philosophiques sont ainsi représentés. Ces philanthropes eurent également à cœur de préserver les conceptions du fondateur sur l’appropriation des collections découlant de l’apprentissage du savoir sous toutes ses formes, par la lecture, la vue, l’ouïe3. En perdurant à Carpentras, cette organisation matérielle et intellectuelle renvoie au particularisme de l’ancien Comtat Venaissin, signalant ses attaches avec Rome.

Pourquoi valoriser aujourd’hui un tel concept ?

Depuis dix ans, la Ville de Carpentras (30 000 habitants) porte un projet symbolique d’envergure : la réhabilitation de l’ancien hôtel‑Dieu, conçu également par d’Inguimbert, en vue d’y transférer l’Inguimbertine. Ces deux institutions sont ancrées dans l’identité locale, leur fondateur recherchant simultanément à secourir l’indigence intellectuelle et physique en créant une bibliothèque-musée et en bâtissant un hôtel‑Dieu.

Jusqu’à une époque récente, le statut hybride de l’Inguimbertine était jugé comme rétrograde. Partout en France, les institutions ont été dissociées au nom d’une schématisation administrative, d’une prétendue efficacité et d’une idéologie dominante4. En l’adaptant aux nouvelles conditions d’accueil du public, le particularisme local apparut très vite comme un levier extraordinaire pour le projet municipal. Les résonances très modernes du dessein de Mgr d’Inguimbert se révélèrent pertinentes dans le contexte du XXIe siècle. Cette approche répond à l’esprit actuel de démocratisation de la culture et de l’excellence du service public. Le projet de l’Inguimbertine à l’hôtel‑Dieu se décline selon les axes suivants :

  • fusionner les deux éléments phares du patrimoine en créant une dynamique territoriale dans un contexte urbain en évolution grâce à la requalification du centre‑ville ;
  • déceler la forte dimension identitaire du patrimoine commun dans la continuité de son passé culturel ;
  • valoriser les collections protéiformes de l’Inguimbertine et le cadre exceptionnel de l’hôtel‑Dieu5 en offrant au public la possibilité de découvrir un univers insolite par sa richesse et sa diversité ;
  • proposer une scénographie donnant corps au « mythe de la bibliothèque idéale » en mettant en lumière ce qui est rarement visible : des réserves de livres anciens associés à des objets ainsi que des salles de lecture high tech, scandées de tableaux et d’œuvres d’art porteurs de sens.

Cette proximité entre bibliothèque et musée sera placée en exergue à travers un parcours explicite entre les types de collections. Elle associera tradition et modernité, soulignant la continuité entre le musée et le développement de la lecture grâce à l’agencement des espaces et la polyvalence des agents. L’équilibre entre ces entités permettra l’intégration de cette nouvelle institution culturelle au projet de la ville.

Des difficultés à faire prévaloir cette spécificité

Pour mener à bien cette entreprise, la rédaction d’un projet scientifique et culturel (PSC) – document obligatoire dans le cadre de la loi sur les musées de France – a prévalu. Rédigé selon une prescription commune au monde des musées, un PSC est propre à chaque institution. C’est un document contractuel s’appuyant sur une analyse de la vocation et de l’environnement de l’établissement, sur l’identification des attentes de ses destinataires. Un PSC est un document stratégique pour mener à bien une politique donnée. Grâce à ce travail sur eux-mêmes, les musées ont gagné en visibilité, rénovant « leur image et les conceptions que l’on pouvait se faire du patrimoine en établissant un lien perceptible entre l’art du passé et l’art vivant »6. Se faisant, ils ont intégré les impératifs économiques et sociétaux, contrairement aux bibliothèques qui peinent encore à renouveler les fondements de leur légitimité et leur mode de gestion. Le PSC de Carpentras a donc réfuté la vision normative de la lecture publique7, dénonçant la dissociation systématique des collections. En morcelant les fonds par typologie, en opposant le patrimoine et la lecture publique, on a, tout à la fois, scindé les publics, cloisonné et appauvri les filières professionnelles de la culture ainsi que les modes d’initiation aux connaissances et de compréhension des collections. Pour les bibliothèques, les recommandations en matière d’aménagement, émises par l’ancienne direction du livre et de la lecture, dans un désir de maillage du territoire, supposent des prérequis remontant aux Trente Glorieuses. Elles se révèlent aujourd’hui inadaptées à des usages dont l’évolution n’était guère prévisible alors. En outre, au nom de l’égalité de l’accès de tous les citoyens à la culture – principe intangible dans ses fondements –, ces préconisations ont produit des établissements uniformes, dépourvus de personnalités propres.

En affirmant l’indissolubilité des collections de l’Inguimbertine, en bâtissant son projet sur son caractère hybride et pluriséculaire, en intégrant une approche marketing assumée, la Ville de Carpentras a remis en cause un schéma dominant. L’accès à la culture sur l’ensemble du territoire national est trop souvent conçu selon des critères quantitatifs et standardisés. Il repose sur une dissociation des activités (livres/musées/archives/monuments historiques), reflet des tutelles administratives. Dans le cadre d’aménagement, chacune d’elles énonce ses préconisations, fondées déontologiquement mais, parfois, exclusives8. Chaque point du programme de l’Inguimbertine à l’hôtel-Dieu a donc fait l’objet de compromis. Ce partenariat a nécessité, chez tous les représentants de l’État, une volonté de participer à un projet transversal et de s’associer sur les plans budgétaire et organisationnel.

Conclusion

La mise en place de ce programme bibliothèque musée contribuera à conférer une nouvelle image à la Ville. Loin de tout stéréotype, c’est précisément cette originalité qui permettra à l’institution de se démarquer des autres établissements de la région et de s’inscrire dans une politique d’ensemble, conférant à l’Inguimbertine une vocation culturelle à la fois touristique, économique et locale ainsi qu’une dimension éminemment sociale.

1 Chaque collection a reçu, en vertu de la loi du 4 janvier 2002, l’appellation de « Musée de France ». En outre, en raison de la qualité

2 Jean-François Delmas, « Les collections bibliographiques et muséographiques de dom Malachie d’Inguimbert : installation, organisation matérielle et

3 Jean-François Delmas, L’Inguimbertine : maison des muses, Paris : Éditions Nicolas Chaudun, 2008.

4 Par idéologie, il faut entendre, notamment, la prépondérance des thèses de Bourdieu à l’exclusion de celles d’autres sociologues. Les approches de

5 L’hôtel-Dieu est le deuxième plus vaste édifice du département après le palais des Papes.

6 Guy Saez, « Les musées et les bibliothèques : entre légitimité sociale et projet culturel », Bulletin des bibliothèques de France, n° 5, 1994.

7 La lecture publique ne peut être qu’un volet parmi tant d’autres de la médiation, insérée dans une programmation culturelle globale.

8 Ce projet a contribué, depuis, à renouveler les cadres administratifs d’élaboration des bibliothèques.

Notes

1 Chaque collection a reçu, en vertu de la loi du 4 janvier 2002, l’appellation de « Musée de France ». En outre, en raison de la qualité exceptionnelle de ses fonds, la bibliothèque a été classée le 5 juillet 1897.

2 Jean-François Delmas, « Les collections bibliographiques et muséographiques de dom Malachie d’Inguimbert : installation, organisation matérielle et décor du premier bâtiment de l’Inguimbertine 1745-1847 », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, à paraître en 2015.

3 Jean-François Delmas, L’Inguimbertine : maison des muses, Paris : Éditions Nicolas Chaudun, 2008.

4 Par idéologie, il faut entendre, notamment, la prépondérance des thèses de Bourdieu à l’exclusion de celles d’autres sociologues. Les approches de Merton et de Parsons semblent, par exemple, plus appropriées à l’évolution actuelle de la société.

5 L’hôtel-Dieu est le deuxième plus vaste édifice du département après le palais des Papes.

6 Guy Saez, « Les musées et les bibliothèques : entre légitimité sociale et projet culturel », Bulletin des bibliothèques de France, n° 5, 1994.

7 La lecture publique ne peut être qu’un volet parmi tant d’autres de la médiation, insérée dans une programmation culturelle globale.

8 Ce projet a contribué, depuis, à renouveler les cadres administratifs d’élaboration des bibliothèques.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Jean-François Delmas, « La bibliothèque-musée Inguimbertine », Arabesques, 80 | 2015, 16-17.

Référence électronique

Jean-François Delmas, « La bibliothèque-musée Inguimbertine », Arabesques [En ligne], 80 | 2015, mis en ligne le 31 juillet 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=749

Auteur

Jean-François Delmas

Directeur de la bibliothèque-musée Inguimbertine

jean-francois.delmas@carpentras.fr

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