L’IST est-elle soluble dans la LRU ?

DOI : 10.35562/arabesques.947

p. 18-19

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Texte

L’information scientifique et technique (IST) doit faire face à des défis nationaux et internationaux que les réseaux existants ne peuvent ignorer. Décryptage par Christophe Péralès, président de l’ADBU.

Il semble que les défis auxquels est aujourd’hui confrontée l’IST soient au nombre de trois : l’inflation des publications scientifiques et son corolaire l’évaluation de la recherche ; l’évolution actuelle du web ; l’évolution du droit de l’information et de la propriété intellectuelle.

Inflation des publications scientifiques / évaluation de la recherche

Ces deux questions sont intimement liées1. La production de publications scientifiques connaît une véritable inflation depuis des décennies. Cependant la qualité est-elle systématiquement au rendez-vous ? Il y a probablement autant de bons articles qu’avant, voire – soyons optimistes –même un peu plus, mais, les chercheurs le disent eux‑mêmes, ces articles d’intérêt sont noyés au milieu de productions plus médiocres ou délibérément redondantes, ou encore ce qui hier aurait donné lieu à un seul article consistant est saucissonné en plusieurs publications plus courtes et moins denses, etc. Cette inflation pose plusieurs questions : celle des débouchés du doctorat, tout d’abord, et il y a des réflexions en cours sur ce point. Nous produisons trop de doctorants par rapport au nombre de postes de chercheurs disponibles. Il faut donc multiplier les débouchés possibles à l’issue d’une thèse, ce qui implique de réfléchir à la professionnalisation des docteurs.

L’autre question posée par l’inflation des publications scientifiques est évidemment celle de la question de l’évaluation de la recherche. Ce n’est pas une question nouvelle : c’était déjà celle d’Eugene Garfield lorsqu’il a créé en 1958 l’Institute for Scientific Information (ISI) et le Science Citation Index. Ce système portait en lui-même sa propre déviance et la financiarisation du secteur de l’IST, qui exploite les caractéristiques très particulières de ce marché singulier, a fait le reste à partir des années 1970, entraînant l’inflation du coût des publications que nous connaissons et qui soulève à juste titre l’indignation. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’avant d’engendrer des problèmes d’accès à l’IST, le système actuel soulève la question de l’évaluation de la production scientifique. De ce point de vue, le web constitue une formidable opportunité de refondation de l’existant, à travers le mouvement de l’open access et à travers les réflexions en cours sur des modèles alternatifs d’évaluation de la production scientifique (qu’ils soient quantitatifs, comme les altmetrics2, ou qualitatifs, comme par exemple Faculty of 10003). Si l’histoire ne détricote jamais ce qui a été fait, elle peut ou, pour parler sans hypostase, nous pouvons toujours le retricoter autrement. Le changement de paradigme introduit par le web ouvre cette voie.

Évolution du web

Le web, outil qui au départ reliait entre elles des machines, puis, avec la création du HTML, des documents, est aujourd’hui, avec le web de données et le formalisme RDF, en mesure de relier entre elles les unités d’information les plus discrètes qui soient.

Or, parallèlement, le numérique a démultiplié la quantité d’informations brutes disponible : l’instrumentation scientifique produit dorénavant des myriades de données primaires, la numérisation des contenus analogiques augmente dans des proportions inconnues jusqu’alors le niveau de granularité possible de l’analyse, et le chercheur se retrouve ainsi face à des corpus considérables de données, de textes, de contenus à fouiller et à explorer. De même, dans le domaine de l’information secondaire, les possibilités ouvertes par le web de données sont immenses, on le voit bien avec les projets de l’Abes (Système de gestion de bibliothèque mutualisé, Bacon, Hub des métadonnées de la recherche). Ces perspectives impliquent d’ores et déjà de renforcer les collaborations entre chercheurs, informaticiens et professionnels de l’IST, dans une claire partition entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, là où aujourd’hui l’obsession très française des outils a tendance à brouiller les rôles de chacun.

Évolution du droit de l’information et de la propriété intellectuelle

Le champ de l’évolution du droit de l’information et de la propriété intellectuelle est probablement celui à investir le plus vigoureusement et le plus vite. On le voit avec l’arrêt rendu par la Cour de cassation en défaveur de l’Inist et du Centre français d’exploitation du droit de copie dans l’affaire Refdoc, les débats récents, au niveau européen, autour du text and data mining (TDM) ou, encore, à travers la politique contractuelle qu’Elsevier tente d’imposer quant à l’exploration des données contenues dans les bases auxquelles il donne accès moyennant force finances. Le langage utilisé est symptomatique d’une dérive qu’il convient de combattre absolument : toute disposition permettant un usage libre d’un contenu ou d’une information est qualifiée d’exception au droit de la propriété intellectuelle. Or, il faut rappeler avec force que, pour ses concepteurs, c’est le droit de la propriété intellectuelle qui constituait une dérogation, bornée dans le temps, vis-à-vis du principe général de libre circulation des idées, des inventions, des opinions, impliquant notamment que les données brutes, faits et informations appartiennent au domaine public et sont de libre parcours. Tout comme il n’est pas inutile de pointer qu’il a fallu des circonstances historiques bien précises, et des caractéristiques bien singulières au marché de l’IST, pour qu’il devienne la source de profit que nous connaissons : une structure biface, une demande inélastique, l’externalisation auprès de la puissance publique de l’essentiel des coûts de production et, last but not least, la captation de tous les droits de propriété intellectuelle des producteurs de contenus. C’est ce qui a permis aux grands éditeurs scientifiques mondiaux de faire d’un marché de niche hyperspécialisé un centre de profits colossaux pour leurs actionnaires.

Or, si publier est intimement lié au travail de recherche, éditer n’est pas, au moins dans le domaine des sciences, des techniques et de la médecine, une nécessité.

Où l’on revient au défi évoqué en ouverture : celui de l’économie des publications scientifiques et de l’évaluation de la recherche.

Agir au bon niveau

Pour les acteurs de l’IST, les défis actuels sont donc clairs, la stratégie à adopter aussi. Reste à la mettre en œuvre tactiquement, sans trop s’écharper. Et l’une des questions tactiques parmi les plus récurrentes porte sur le niveau auquel il convient d’agir, qui conditionne largement la structuration à donner aux réseaux de l’IST. L’ADBU et Eprist (association des professionnels des organismes de recherche) ont travaillé ces derniers mois ensemble à un certain nombre de propositions en la matière. Matière où il faudra bien dépasser l’une des limites de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), à savoir sa difficulté – idéologique pourrait-on presque dire – à penser et mettre en œuvre tout ce qui ne peut relever du niveau d’un établissement, fût-il autonome, ou même d’une communauté d’universités ou d’établissements (Comue).

L’IST, par nature, en fait partie : comment trouver une réponse adaptée aux questions soulevées précédemment sans intervenir à un niveau au minimum national, voire européen, quand on a affaire à un marché mondial des publications et à des multinationales de l’édition ? Le financement de la recherche est national et européen. Les pays qui ont opté pour une politique volontariste et efficace de l’open access, par exemple les États‑Unis, l’ont fait au plus haut niveau fédéral. L’harmonisation du droit de la propriété intellectuelle est européenne.

On voit bien que la réflexion en cours à l’Abes autour de la refondation de la production bibliographique de son réseau explore, par nécessité et non par choix, des scénarios où le niveau local est désormais bien peu.

On voit bien que l’achat pérenne en licences nationales de corpus entiers d’archives scientifiques, dans le cadre du projet Istex, permet de peser davantage dans les négociations portant sur les abonnements courants aux revues académiques. On voit bien aussi la nécessité, pour la production imprimée, pour la conservation analogique ou numérique, pour la formation, de penser la restructuration des réseaux existants dans le cadre d’une carte nationale.

Image

Ownipics/Flickr (CC BY-NC 2.0)

Que l’on ne se méprenne pas : pour que ces projets connaissent le succès, il est impératif qu’ils s’adossent à des réseaux fortement structurés, au plus près des besoins des usagers et des établissements, d’enseignement supérieur comme de recherche, sans prééminence d’aucun.

Mais il est non moins impératif, sans idéologie et de manière parfaitement pragmatique, de reconnaître que l’IST est aujourd’hui un domaine où les établissements seuls ne peuvent rien, les Comue très peu et que le niveau national, s’il adosse son action aux réseaux existants, est la plupart du temps le niveau minimal à partir duquel les évolutions nécessaires pourront commencer à voir le jour. Nous attendons une obligation nationale de dépôt en open access des publications de la recherche financée sur fonds publics ; nous attendons un lieu institutionnel de débat sur la question de l’évaluation de la recherche ; nous attendons la mise en place pour l’enseignement supérieur et la recherche d’une « exception » au droit d’auteur la plus large possible. Mais il ne faudrait pas trop attendre.

1 http://blog.educpros.fr/christophe-perales/2014/02/14/un-train-peut-en-cacher-un-autre/#comments

2 https://crln.acrl.org/index.php/crlnews/issue/archive

3 http://f1000.com

Notes

1 http://blog.educpros.fr/christophe-perales/2014/02/14/un-train-peut-en-cacher-un-autre/#comments

2 https://crln.acrl.org/index.php/crlnews/issue/archive

3 http://f1000.com

Illustrations

Ownipics/Flickr (CC BY-NC 2.0)

Citer cet article

Référence papier

Christophe Péralès, « L’IST est-elle soluble dans la LRU ? », Arabesques, 74 | 2014, 18-19.

Référence électronique

Christophe Péralès, « L’IST est-elle soluble dans la LRU ? », Arabesques [En ligne], 74 | 2014, mis en ligne le 20 août 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=947

Auteur

Christophe Péralès

Président de l’ADBU

president@adbu.fr

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