Le lien de génération, constitutif de l’homme

DOI : 10.35562/canalpsy.2418

p. 4-5

Text

La question de la génération s’impose à chacun de nous pour quatre raisons essentielles :

  1. Il est impossible de s’auto-engendrer.
  2. Dans notre espèce, qui se caractérise d’être parlante, la transmission de la vie ne peut jamais se réduire à la production de la chair. Elle est l’objet d’une re-production toujours sous l’égide de la loi régissant la filiation.
  3. Le lien du sang ne suffit pas à lui seul à garantir le lien de la génération ni à fonder quoi que ce soit de la subjectivité !
  4. Les traces signifiantes de l’histoire des hommes se transmettent inconsciemment d’une génération à l’autre, ce que l’expérience de la psychanalyse met en évidence.

De tout temps, les grands récits mythologiques ou littéraires ont mis en scène ces questions, nous montrant à quel point elles touchent à l’intime de l’homme en étant universelles. La Bible est remplie d’histoires trans-générationnelles dont certaines bien connues de tous comme celle d’Abraham, Isaac et Jacob ont une valeur exemplaire. Le nom est si intimement lié à la génération que dans beaucoup de cultures l’individu est appelé en référence à sa filiation : Ben Ali, fils de David… Certains psychanalystes ont tenté de tirer la quintessence de ces textes (cf. G. Rosolato, M. Balmary, etc.) et les travaux de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss ont ouvert tout un champ de recherches sur le rôle fondamental des structures élémentaires de la parenté. De nos jours, l’œuvre de Pierre Legendre développe les nécessaires articulations de toute dimension subjective avec ce qu’il appelle « les montages juridico-institutionnels de la filiation ».

Il n’y a donc pas de génération spontanée : nous recevons vie et identité d’autres humains, en général appelés « parents », qui les ont eux-mêmes reçues d’autres humains. La vie est transmise : elle n’appartient pas plus à celui qui la transmet qu’à celui qui la reçoit, même si la tentation est grande – pour un certain nombre de mères – de se mettre à l’origine de la vie sous prétexte qu’elle s’est inaugurée en elles.

À moins de confondre l’origine et le commencement, rappelons cette évidence que nul ne peut s’originer de lui-même, s’auto-engendrer, ce qui n’empêche pas les tentatives folles de vouloir être un homme sans être « fils de », c’est-à-dire de s’auto-fonder dans un langage délirant ou dans la répétition mortifère de sensations orales, digestives, anales ou génitales donnant l’impression d’exister (de « s’éclater » comme on dit aujourd’hui). La « castration symbolique » consiste justement à passer du fantasme de l’être unique et tout-puissant à prendre sa place parmi d’autres dans la génération : l’individu est relativisé, le désir limité, la parole n’est pas magique. L’impératif généalogique, c’est donc transmettre la vie, non pas tant sur le plan de la chair que sur le plan symbolique, en nouant pour chacun le biologique, le social et l’inconscient.

L’identité, en tant que conquête subjective, nécessite l’indication d’une place, ce qui suppose un minimum vital de vérité, car il n’y a pas d’identité sans différenciation et pas de différenciation sans limite, autrement dit sans référence tierce. C’est la condition sine qua non pour ne pas reproduire de l’identique et sortir le petit d’homme des figures du dédoublement.

La généalogie fonde la normativité de la reproduction (être comme tout le monde tout en étant unique) en assignant chacun à une place et une seule. Pour cela, elle s’appuie sur l’interdit fondateur (avec sa double face inceste/meurtre) qui maintient la référence à la vérité en distinguant les places : l’instance tierce, ou la fonction paternelle, garantit l’ordre intangible des places : place du père, de la mère, du fils, de l’oncle, etc., tout ne se vaut pas, contrairement à ce que laisse entendre le discours de la perversion.

La différenciation par la parole et le soutien de l’interdit mis en scène par les figures juridico-institutionnelles des filiations instaurées dans toute société, s’oppose au fonctionnement du désir inconscient qui télescope les places, renverse les générations, substitue des équivalences aux rapports différenciés. Les rêves en témoignent, la clinique de l’enfant et de l’adulte aussi bien. Il y aurait ici à développer comment la limite symbolique permet pour chacun l’organisation de l’espace (la répartition des places) et du temps (l’ordre de succession des générations). Les enjeux de différenciation sont à l’œuvre bien sûr dans la problématique œdipienne mais aussi plus précocement et plus subtilement dans ce que j’appelle les situations incestueuses sous toutes les formes pré-génitales.

Entendre l’œdipe ici, dans sa fonction universelle et structurante, c’est repérer la mise en jeu pour chacun de la différence des sexes, de la délimitation et de l’articulation de sa génération par rapport à la génération précédente et à la suivante : l’œdipe opère sur trois générations, pas sur deux seulement, dans la mesure où il met en jeu « la permutation symbolique des places » (P. Legendre) à l’intérieur du système de l’alliance et de la filiation : à la naissance d’un enfant, le fils devient père, fils de son père et père de son fils, et ceci implique qu’il soit en même temps l’homme d’une femme qui ne soit ni sa mère ni sa sœur. De même pour la fille devenant mère. Rien de pire me semble-t-il, qu’un père-copain, frère de son fils ou premier enfant de sa femme ! La traversée de l’œdipe, c’est la confrontation pour chacun à la double division qui nous structure : division sexuelle et séparation des étages de la génération.

Je compare volontiers l’ordre généalogique aux plis d’un accordéon, la distance entre chaque pli (l’écart d’âge entre deux générations) pouvant varier et parfois se réduire au point d’entrainer une confusion dans les plis : un neveu peut-être plus âgé que son oncle, ma belle-mère du même âge que ma sœur ainée, etc. On sait que Freud lui-même a été confronté à ce genre de problème dans son histoire familiale. Or nous appuyons notre identité d’être sexué et généré en référence à deux axes, tels l’abscisse et l’ordonnée :

  • L’axe de lalliance (horizontal) ou ce qui se passe symboliquement entre un homme et une femme qui se rencontrent. Pour la descendance, cette première différence noue deux lignées différentes, maternelle et paternelle.
  • L’axe de la filiation (vertical) qui suppose la division intergénérationnelle où se jouent à chaque fois l’adoption et la transmission du nom. On peut dire alors que l’interdit de l’inceste constitue à la fois le pivot subjectif et le nœud structural de l’articulation de la place occupée par chacun pour un autre par rapport à un troisième, faute de quoi s’introduisent l’embrouille dans la génération, la confusion dans le corps et ses fonctions, le jargon dans le langage oral ou écrit. Dans ces cas, un axe se rabat sur l’autre. Cela veut dire qu’il ny a pas de filiation sans alliance et que ce qui se passe dans lalliance a toujours des effets dans la filiation.

La plupart des mythes, les tragédies classiques, certains opéras (Wagner, Debussy…) mettent en scène les désastres sur les fils d’actes commis à la génération précédente : inceste, meurtre ou crapuleries diverses. Voyez aussi La reine Margot, le dernier film de Chéreau. Pour les fils confus, pris en tenaille entre la culpabilité suicidaire et la jalousie meurtrière, ne restent que la répétition du même acte ou la bascule dans la folie, à moins que le rétablissement d’un rapport vrai à la loi n’ouvre à la dimension de ce qu’il faut bien appeler le pardon, mais là ce ne serait plus une tragédie. L’œuvre de Shakespeare suit souvent une ligne de crête entre les deux voies.

La clinique jusque dans les pathologies les plus graves nous confronte aux ravages subjectifs d’une filiation falsifiée, déniée ou absente : perdition d’un fils sans père qui cherche père désespérément (voyez les mémoires de l’acteur Richard Borhinger parues cet été dans Télérama), que ce père brille par son absence, ou que se prenant pour Le père, sa toute-puissance l’empêche d’être un père pour un fils (voyez le président Schreber).

« Il faut trois générations pour faire un psychotique ». Cette formule de Françoise Dolto, malheureusement trop souvent reprise ici ou là comme un slogan, est d’une pertinence clinique dont témoignent tous les psychanalystes qui entendent leurs patients (enfants ou adultes) comme sujets dans leur lien de génération. S’il est vrai que l’inconscient ne connait ni la durée ni la contradiction, qu’est-ce qui nous empêche d’entendre un vieillard comme un enfant de, un frère, un conjoint… et pas seulement comme un grand-père ou une grand-mère ?

Si l’œdipe se déroule sur au moins trois générations, c’est que des signifiants circulent de père en fils, de mère en fille. Exemple : sur l’identité féminine dans telle famille. Ou encore l’on constate que les non-dits d’une génération sont mis en acte à la génération suivante. Il s’agit d’une transmission inconsciente intergénérationnelle des représentations de l’histoire individuelle et familiale pas tant des évènements que de leur signification profonde.

Comme principe de vérité de la filiation, l’institution généalogique touche au plus fondamental de l’enjeu de la reproduction de l’espèce humaine dans sa radicale différence avec l’animale : la différenciation par la parole. Cela veut dire qu’en matière de génération il n’y a que des fils (des deux sexes), certains occupant provisoirement pour d’autres la place parentale, le seul père, unique et originaire devant se poser comme mort nécessairement (cf. Totem et tabou de Freud). Cela entraîne comme conséquence que c’est « le fils de » qui est à entendre et non l’enfant ou l’adulte comme tels. Le sujet de l’inconscient n’a pas d’âge !

Entrer dans la génération, c’est admettre que la vie nous est donnée dans un processus de transmission sous l’égide de la loi, qu’elle n’est donc pas un dû, ce qui laisse ouverte la question de la dette tout autant que celle de l’origine.

On le voit, la question de la génération est tellement au cœur de ce qui constitue notre humanité qu’elle touche à tous les points fondamentaux, seulement esquissés ici. Je ne peux qu’inviter le lecteur à poursuivre sa propre réflexion ; la transmission nécessite justement que chacun refasse le chemin pour son propre compte.

Bibliography

Balmary Marie, Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Grasset, 1986.

Dolto Françoise, Inconscient et destins, Seuil, 1988.

Fédida Pierre et Guyotat Pierre (sous la direction de), Généalogie et transmission, Écho-centurion, 1986.

Freud Sigmund, Totem et tabou, Payot.

Héritier-Augé Françoise, Linceste du deuxième type, Seuil, 1994.

Legendre Pierre, Linestimable objet de la transmission, étude sur le principe généalogique en occident, Fayard, 1985.

Lévi-Strauss Claude, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949, 2e éd. Mouton, 1967.

Rosolato Guy, « Trois générations », in Essais sur le symbolique, Seuil, 1988.

Virgile, LÉnéide.

References

Bibliographical reference

Jean-Pierre Durif-Varembont, « Le lien de génération, constitutif de l’homme », Canal Psy, 15 | 1994, 4-5.

Electronic reference

Jean-Pierre Durif-Varembont, « Le lien de génération, constitutif de l’homme », Canal Psy [Online], 15 | 1994, Online since 25 janvier 2021, connection on 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2418

Author

Jean-Pierre Durif-Varembont

Psychologue, psychanalyste, chargé d’enseignement à l’Université Lumière Lyon 2

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

By this author

Copyright

CC BY 4.0